Mohed Altrad : les 7 règles du succès

Bilan de l’année 2015 par Mohed Altrad

Entré dans le classement Forbes des milliardaires, ce Français d’origine syrienne, grand entrepreneur et humaniste, ne croit plus à l’efficacité des politiques mais au dynamisme de la société civile. Il tire la leçon d’une année 2015 chaotique.

L’horreur à « Charlie »

Début d’année ordinaire, assoupi, engourdi. C’est ce moment, entre chien et loup, que des individus choisissent pour s’introduire dans les locaux du journal satirique « Charlie Hebdo » et assassiner 12 personnes. Je suis stupéfait en entendant la nouvelle. En dépit de sa triste récurrence, l’horreur, il faut insister sur ce point, reste inintelligible. Elle déchire la trame des jours sans raison. Il faut attendre les commentaires, les explications pour commencer à lui donner un sens. Cette fois, l’objet en creux de ces attentats est la caricature du Prophète. Je pressens que ce n’est qu’une excuse. Au mieux, une mise en scène de l’horreur. Mais je me dis que la question, qui couvre de son voile le néant amer de ces actes ignobles, pourrait au moins initier le dialogue. Malheureusement, je m’aperçois qu’il est immédiatement question, d’un côté, de blasphème, de l’autre, de droit imprescriptible. Comme souvent ces derniers temps ! Pourtant, un peu de recul, de connaissance de l’Histoire, permettrait de raisonner autrement. Il suffirait que les musulmans se rappellent que leur civilisation, l’Islam, a su accueillir des images du Prophète (cf. les miniatures persanes, les chroniques illustrées) et que les tenants de la laïcité sans faille se remémorent que la France, pays laïque par excellence, a su trouver une place pour les institutions religieuses. Mais cela suffrait-il ? Ne manque-t-il pas le principal, la volonté de dialoguer ? Un peu de cette générosité qui me faisait autrefois rêver ?

Une tragédie grecque

Les événements qui ont secoué la France en janvier, mobilisé les opinions, conduit à une manifestation d’unité nationale, sont déjà oubliés au printemps. Du moins ne font-ils plus l’objet d’attention. A présent, c’est la dette grecque qui occupe les esprits. Et, sous son aspect abstrait, comptable, il y a une réalité humaine. Car les Grecs souffrent au quotidien de cette situation. Mais, de nouveau, de façon certes plus feutrée, les passions, ou devrais-je dire les idéologies, opèrent sous les explications, les rendant presque inaudibles. Qui a tort ? Qui a raison ? Est-ce en ces termes qu’il faut poser la question ? Pour ce qui en transparaît, nous voyons que nous avons affaire à une crise dont les tenants sont financiers et économiques, mais dont la teneur est politique. Des idées qui s’affrontent et s’opposent, à coups de montages financiers, de dénonciations, de déclarations et de jeu médiatique. L’essentiel, toutefois, le peuple, grec en l’occurrence, l’économie réelle, demeure en marge. Or, l’économie n’est pas une réalité autonome distincte de la réalité sociale, de l’histoire et de la culture de ceux qui la font. Les deux sont mêlées. Elles sont incorporées. Elles évoluent et se configurent ensemble. On ne peut gérer le peuple grec comme l’on gère le peuple allemand, parce qu’ils n’ont pas la même histoire. A nouveau, sur un autre plan, cette crise révèle l’incapacité chez nombre de responsables d’envisager la diversité culturelle, même au sein d’une entité aussi cohérente que l’Europe. Il n’y a pas d’idéal que l’on pourrait imposer. Il n’y a pas de différences qui seraient indépassables.

Un nouvel exode

Une crise, ce n’était probablement pas suffisant pour cette année sombre. Voilà que l’été nous révèle un drame qui court depuis des mois : ce que l’on va finir par appeler la crise des migrants. Mais le terme n’est pas bien choisi. Il y a, au sein de ces migrants, une population fuyant la guerre. Dans ce cas, on ne peut parler de migration. Il s’agit d’un exode. Ces populations fuient. Ces hommes, ces femmes, ces enfants ne nourrissent pas le projet de venir s’installer en Europe. Ils ne désirent profondément qu’une chose : vivre normalement dans leur village, sur leur terre. Aucun plan d’aide ou d’accueil, aucun camp, a fortiori, ne pourra résoudre la question qu’ils posent aux Européens. C’est leur territoire qu’il faut libérer.

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Mohed Altrad devant le stade de Montpellier qui porte son nom. © Philippe Petit

Raqqa,

ville morte Je n’ignore pas les difficultés stratégiques et géopolitiques que cela représente. Mais cette situation m’est particulièrement sensible. La région de mon enfance, les villes qui m’ont vu grandir, Raqqa et Deir ez-Zor, sont au coeur du conflit. Absurdement. Je suis effaré de la chape de déshumanisation qui s’est abattue sur ces terres. Elles ont pratiquement cessé d’exister comme territoire humain. Elles sont devenues un vaste no man’s land dans lequel des milliers de jeunes gens venus des quatre coins du monde se précipitent pour donner libre cours à leur déchaînement, sans égard pour les populations locales, comme si elles n’existaient pas, se confondaient avec le décor que l’on peut molester et ravager impunément. Cela va au-delà de la guerre, et même des exactions de la guerre civile. Que sait-on de Raqqa, au coeur du califat ? Avant les événements, c’était tout juste un point sur une carte. Les touristes n’y allaient pas. Les Syriens non plus, d’ailleurs. Un point sur une carte, un centre régional, une ville bédouine, pour tout dire. En sait-on plus aujourd’hui ? Les images qui circulent ne montrent que des ruines, des immeubles effondrés, des voitures brûlées, des bandes armées exultant dans le ciel vide, et des exécutions atroces, à foison. Pas de larmes. Il n’y a pas de place, il n’y a plus de place pour les larmes.

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14 personnes ont perdu la vie sur la terrasse du restaurant Le Petit Cambodge. © CITIZENSIDE/MICHEL STOUPAK

Massacres à Paris

Et voilà que la fin de l’année renoue avec son commencement. Une nouvelle explosion de massacres aveugles. Cette fois, il n’y a même plus le prétexte de la caricature. Cette fois, il est assez clair qu’il ne s’agit pas de construire mais de détruire. Pour les meurtriers à Paris, pour le califat en Syrie. Nul n’attend des lendemains qui chantent. Il s’agit simplement d’instaurer la terreur, d’étendre le désespoir, de propager le vide qui s’est créé dans ces âmes. De tuer son voisin, non de sauver son prochain. Je ne crois pas que l’islam, comme religion ou comme culture, soit le vrai moteur de ces actes. C’est une défroque. Il y a derrière tout cela un ressentiment diffus, une haine sans objet que diverses circonstances ont conduite, aujourd’hui, à s’incarner dans un islam fondamentaliste. C’est un problème de civilisation dont l’islam contemporain est non moins que le reste issu. Ce n’est pas un problème que l’on pourra résoudre en votant FN, dont le score aux dernières élections a pu inquiéter. La réponse ne peut pas être identitaire. Le repli identitaire est la négation de la culture, qu’il émonde pour n’en retenir qu’un noyau caricatural et mensonger. Les solutions, de toute façon, ne semblent plus pouvoir passer par le discours politique. On a assez dit que la politique était discréditée. Qu’elle était coupée de la société, que ses représentants n’avaient plus de projet à offrir. Je me demande si cela ne vient pas tout simplement du fait que la politique est en train de s’effacer au profit de la société civile. Je sais que ce concept est mal définissable. Moi, j’y mets le monde associatif aussi bien que celui de l’entreprise ou des institutions, le monde de tous ceux qui s’engagent, qui prennent leurs responsabilités, qui édifient des projets. C’est l’espace où la diversité s’exprime, se confronte et négocie. Ne pourrait-elle prendre le relais de la politique, non en vue d’exercer le pouvoir mais afin de créer les conditions de la communauté, celle du vivre ensemble, les bases d’une culture dans laquelle on pourra se reconnaître homme au-delà de ses appartenances ? Je le crois possible. Ce qui manque, ce ne sont pas les énergies. On passe trop de temps à déplorer ce qui est perdu comme si rien d’autre ne pouvait se construire. Mais je sais d’expérience qu’il n’y a pas de fatalité, qu’il n’y a rien d’irrémédiable.

Retour aux Lumières

Je voudrais, pour finir, revenir sur cette dimension de générosité que j’évoquais à l’occasion des événements de janvier. Sur la générosité, tout le monde devrait s’accorder. Or il se trouve qu’elle est aujourd’hui remise en cause, traitée comme un particularisme, un vice, pratiquement, parce qu’elle est compromise par son lien avec les Lumières dont plus personne ne veut. Alors, oui, les idéaux des Lumières ont pu être galvaudés au cours de l’Histoire ; il y a eu bien des erreurs et des abus, dont la colonisation n’est pas le moindre. Mais, qu’on le veuille ou non, nous sommes tous, quelle que soit notre provenance, des enfants des Lumières. Même ceux qui les refusent. Il faut reconnaître ce fait très simple. Et c’est en s’appuyant sur cette matrice, qui nous rassemble, que l’on pourra habiter et partager le même monde. Sur ces Lumières qui ne sont pas, comme on veut nous le faire croire, une apologie de la raison, mais un pari sur la bonté humaine, et en premier lieu sur la générosité.

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