Quand le pape reproche à la France d’”exagérer la laïcité”

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Dans une interview accordée à La Croix, le pape François a pointé l’usage abusif que l’on fait de la laïcité en France. Certains commentateurs s’en sont étrangement offusqués, alors même que ce principe républicain est très régulièrement dévoyé et utilisé à des fins idéologiques dans notre pays.

Atlantico : Le pape François a accordé ce 16 mai une interview exclusive au journal La Croix, dans laquelle il affirme sans ambiguïté qu'”un Etat doit être laïc”.

 Au passage, il reproche tout de même à la France d'”exagérer la laïcité” en considérant “les religions comme une sous-culture et non comme une culture à part entière”. La réaction ne s’est pas fait attendre dans les médias, dont certains dénoncent déjà le “retour de l’ordre moral”. Pour autant, le pape n’a-t-il pas été relativement sobre, au regard de certains usages pervers que la France fait de la laïcité ? 

Olivier Roy : Le Pape, sans le dire explicitement, se réclame de la lettre et de l’esprit de la loi de 1905 (même s’il a fallu vingt ans de plus pour que l’Eglise l’accepte). La loi de 1905 est une loi de séparation entre l’Eglise et l’Etat, principe que l’Eglise aujourd’hui défend, mais c’est aussi une loi sur la liberté religieuse, laquelle fixe les conditions dans lesquelles les citoyens peuvent pratiquer leur culte dans l’espace public (cloches, processions, vêtements sacerdotaux). L’abbé Pierre est entré au Parlement français avec sa soutane, et, quand j’étais à la fac, je me suis trouvé toute une année assis à côté d’une bonne sœur en cornette (et Dieu sait si l’anti-cléricalisme était fort à l’époque !). Oraujourd’hui la laïcité est conçue comme l’expulsion du religieux de l’espace public et son confinement dans le privé, ce qui est une grave altération de la loi de 1905 (la preuve étant qu’il faut faire de nouvelles lois pour bannir le voile de certains espaces publics). C’est ça que le Pape qualifie de laïcité “exagérée”, car non seulement elle ne fait pas partie du contrat laïc, mais elle va à l’encontre de la liberté religieuse, et de la liberté de toutes les religions.

Vincent Petit : Le chef de l’Eglise catholique, qui est aussi un chef d’Etat, a fait preuve d’une certaine diplomatie. Certains papes ont été plus directs. Benoit XVI, sous des dehors policés, était autrement plus critique et on se rappelle de la harangue de Jean-Paul II lors de son voyage officiel en 1980 : “France fille aînée de l’Eglise, qu’as-tu fait de ton baptême ?”. Il faut dire aussi qu’aux yeux du chef de l’Eglise universelle, la France n’a plus le même poids numérique et surtout le même rayonnement intellectuel qu’elle pouvait avoir encore dans les années 1950. Peut-être pense-t-il aussi que les paroles trop brutales ne feraient qu’aggraver les choses. Quoi qu’il en soit, d’une manière générale, les prises de position pontificales ont toujours été mal reçues en France et ce pape, malgré sa popularité ou plutôt en raison de sa popularité, ne fait pas exception.

Dans quelle mesure la laïcité est-elle employée depuis longtemps dans notre pays par la frange la plus anticléricale de la population, pour dissuader les chrétiens d’intervenir de quelque manière que ce soit dans le champ du politique ? En quoi est-ce une interprétation exagérée, voire “intégriste”, de l’idée originelle de laïcité ?

Olivier Roy : La laïcité a été, disons de 1881 à 1989, le seul élément qui pouvait rassembler une gauche par ailleurs très divisée, d’autant que la droite, sans être forcément cléricale, défendait l’école privée (alors catholique). La gauche était donc anti-cléricale, plus qu’anti religieuse, son ennemi n’était pas tant la religion (Juifs et Protestants ont soutenu la laïcité dès le début) que l’Eglise catholique. C’était un conflit avant tout politique, car la morale de Jules Ferry n’était guère différente de celle des chrétiens comme il le rappelle dans sa lettre aux instituteurs. En ce sens on peut dire que c’est l’Eglise catholique qui a été expulsée de l’espace public (et parfois très violemment, par exemple avec l’expulsion des congrégations en 1904) mais pas le religieux. Or aujourd’hui on a une nouvelle laïcité, qui elle est anti-religieuse.

Vincent Petit : La religion, et en l’occurrence le christianisme, a été de longue date instrumentalisée par le pouvoir politique. L’Ancien Régime avait inventé la théorie du roi de droit divin (tenant son pouvoir de Dieu sans médiation, ecclésiale ou sociale) et l’idéologie qui la sous-tendait, le gallicanisme. La Révolution, puis Napoléon, tenteront vainement d’établir en quelque sorte une Eglise nationale, mais se heurteront à l’institution pontificale, par définition supranationale. La laïcité de l’Etat n’a pas été pensée, par exemple comme aux Etats-Unis, comme la nécessaire neutralité de l’autorité publique face à la multitude des confessions en présence, mais par la volonté, parfois violente, de se substituer matériellement (à l’école, à l’hôpital) voire spirituellement à une Eglise catholique ultra-dominante (98 % des Français étaient baptisés dans le dernier recensement qui le précise en 1872). La laïcité à la française, ou du moins une de ses interprétations possibles, est de définir la figure d’un citoyen détaché de toute croyance religieuse (d’où l’absence de la statistique officielle et de financement étatique) et de promouvoir un espace public dénué de toutes références confessionnelles. La politique est en quelque sorte devenue notre religion et l’Etat, unitaire et hiérarchique, notre Eglise. Or la privatisation totale de l’activité religieuse est un leurre, surtout dans un régime démocratique fondé sur le respect des libertés individuelles. A moins de proclamer un athéisme d’Etat, à la sauce soviétique, dont on sait ce que cela donne.

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