Religions et entreprises privées : ce que dit le droit

IslamTravail

Dans l’état actuel du droit, une entreprise privée ne peut pas imposer la neutralité confessionnelle à ses employés. Elle n’a pas pour autant le devoir de répondre à toutes les demandes.

Depuis quelques années, les directions des ressources humaines (DRH) constatent que la liberté religieuse ne s’arrête pas aux portes des entreprises privées, d’autant que ces sociétés ne peuvent se prévaloir de la neutralité confessionnelle en vigueur dans la fonction publique. Les entreprises doivent-elles pour autant « s’accommoder » de ces manifestations des croyances ? Pas vraiment.

Au cours d’une conférence sur le fait religieux dans les entreprises privées, organisée par le cabinet d’avocats d’affaires Fidal début juin, des spécialistes du domaine ont analysé l’état du droit français et les réponses que les DRH peuvent apporter lorsqu’elles rencontrent des difficultés.

Quelles sont les règles de droit ?

Contrairement aux fonctionnaires et assimilés, les salariés d’une entreprise privée peuvent exprimer leur appartenance religieuse en vertu de l’article 9 de la Convention des droits de l’Homme qui garantit la liberté de croire et de le manifester en public comme en privé. L’entreprise, si elle restreint ce droit fondamental, doit être motivée par des impératifs comme la sécurité ou l’hygiène. Par exemple, un couvre-chef peut représenter un danger pour des ouvriers travaillant sur des machines, mais tel n’est pas le cas concernant un employé administratif travaillant dans un bureau. Les restrictions doivent prendre en compte les fonctions exercées, « la nature de la tâche », et être « proportionnées au but recherché », comme indiqué dans l’article L. 1121-1 du Code du travail. En 2014, l’entreprise de recyclage Paprec a pourtant adopté une charte de la laïcité et de la diversité qui impose aux employés une neutralité vestimentaire au sein de la société. Celle-ci est le fruit d’une consultation interne et sa validité n’a pas été remise en cause par la Justice, aucun salarié n’ayant porté plainte.

Bien que le principe de liberté religieuse prime, Gilles Auzero, professeur à la faculté de droit de Bordeaux, indique que « l’employeur n’est pas légalement tenu de répondre à certaines revendications religieuses », comme la mise en place de salles de prières, les demandes d’absences systématiques pour prier ou lors d’une fête religieuse. Les DRH doivent donc jongler entre le respect des libertés fondamentales et les impératifs liés au bon fonctionnement de l’entreprise. Ce qui n’est pas toujours facile, d’autant que les employeurs doivent veiller à respecter les principes d’égalité de traitement et de non-discrimination au travail inscrits dans le droit européen (directive 2000/78 du 27 novembre 2000) et transposés dans le droit français. Certaines sociétés, à l’instar du groupe de pièces automobiles Valeo, mettent donc en place des guides pratiques à disposition des chefs d’entreprise, leur rappelant ces éléments de droit et leur présentant quelques cas concrets.

Les statuts de la société peuvent complexifier ces règles. La directive européenne 2000/78 prévoit des exceptions pour les « entreprises de tendance », c’est-à-dire les sociétés engagées et défendant des principes religieux ou philosophiques. Elles ne figurent pas dans la transposition de la directive vers la loi française. En revanche, les entreprises auxquelles est déléguée une «mission de service public », par un contrat passé avec une mairie par exemple, peuvent inclure des clauses de neutralité vestimentaire pour certains des agents. Le règlement intérieur doit être assez précis.

Quels sont les problèmes rencontrés ?

Les cas de conflits ouverts sont peu nombreux, mais ils peuvent devenir particulièrement sensibles, comme l’indique un rapport de l’Association française du droit du travail (AFDT) sur le sujet. L’association relève trois thématiques récurrentes qui peuvent être anticipées : les congés pour fête religieuse, la nourriture et les tenues vestimentaires.

Dans les trois cas, la décision peut être prise quasi-indépendamment de l’origine religieuse de la demande formulée : par exemple, dans le cas des congés, on se demandera si l’absence de l’employé met le bon fonctionnement du service en péril. Si tous les salariés souhaitent s’absenter à une même date, il est possible d’accepter un nombre limité d’absences, par exemple en sélectionnant les premières demandes reçues ou en les tirant au sort. Concernant la nourriture, la plupart des cantines d’entreprises proposent des choix de menus diversifiés, afin que les salariés qui observent un régime alimentaire particulier, religieux ou non (végétarisme, allergies alimentaires), puissent manger.

La question du jeûne peut s’avérer plus problématique, notamment dans les métiers physiques, comme ceux du bâtiment, où une vigilance particulière est nécessaire à l’accomplissement de certaines tâches. L’entreprise peut intervenir préventivement dans un cadre limité à certaines professions.

La tenue religieuse est un sujet plus épineux. A priori, seules les raisons d’hygiène et de sécurité ou le port d’un uniforme devant la clientèle, peuvent restreindre l’usage de certains vêtements.

Cependant, la Cour de justice européenne examine actuellement une affaire belge : une employée priée de retirer son foulard islamique après la plainte d’un client chez qui elle effectuait des installations. L’employeur lui-même ne voyait pas d’inconvénient au port de ce signe religieux avant le signalement du client. La décision, qui devrait être rendue mi-juillet, pourrait faire basculer la jurisprudence en vigueur.

Comment répondre ?

L’AFDT a imaginé six fils conducteurs pour réfléchir aux diverses situations rencontrées par les chefs d’entreprise :

– les règles d’hygiène et de sécurité ;

– l’exécution normale du contrat de travail ;

– l’interdiction des discriminations ;

– l’absence de prosélytisme ;

– la mise en œuvre de l’objet social de l’entreprise par l’employeur ;

– le fonctionnement normal du service.

« Il s’agit de regarder si la situation heurte l’un de ces fils directeur, mais aussi pourquoi et en quoi elle le heurte », indique la magistrate-inspectrice générale adjointe des services judiciaires Laurence Pécaut-Rivolier, qui a participé à la rédaction du rapport de l’AFDT.

Parfois, un signe religieux mettra mal à l’aise les collègues de la personne qui le porte, mais pas les clients, d’où l’importance d’ouvrir un dialogue dépassionné au sein de l’entreprise. Le caractère discret d’un signe religieux peut également être remis en question. La kippa peut-elle être considérée comme discrète ? Aucune cour de Justice n’a tranché ce sujet. Le droit n’encadre pas toutes les situations. Celles-ci demandent à être analysées en contexte, d’où l’impression, parfois, que la justice rend des avis contradictoires.

Par Louise Gamichon – publié le 29/06/2016

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/