Alger, un jour de mai 1993.
Il est neuf heures du matin. Tahar vient de quitter son domicile, situé dans la banlieue ouest de la capitale. Il monte dans sa voiture, garée au pied de l’immeuble. Tahar est écrivain ; Tahar est poète ; Tahar est journaliste. Il porte des lunettes à monture épaisse et une moustache qui ne l’est pas moins. Il a trente-neuf ans et le dernier numéro de sa revue, Ruptures, vient tout juste de paraître. Un homme s’approche de son véhicule ; il abaisse la vitre. Un canon de revolver. Deux coups de feu. Son corps, un projectile enfoncé dans la tête, est jeté au sol. Il ne se réveillera jamais de son coma et décèdera quelques jours plus tard. Le Front islamique du salut revendiquera son assassinat.
Paris, un jour de novembre 2015.
Il est neuf heures du soir. Asta, une pharmacienne du quartier de Château Rouge, s’apprête à rejoindre sa famille. Elle se trouve en voiture, rue Bichat, avec des proches. Des coups de feu – des rafales d’AK-47 – retentissent ; ils se baissent aussitôt. Son neveu, âgé d’un an, est assis à l’arrière du véhicule. Asta se redresse puis se tourne vers lui dans l’intention de le protéger. Une balle traverse la vitre et se loge dans sa cage thoracique. Elle est ensuite extraite de l’habitacle avant qu’un médecin ne l’examine – en vain. Daech revendiquera les cinq attaques commises ce soir-là, qui firent 130 morts, de dix-sept nationalités différentes.
Sans aveu et sans feu
Tahar Djaout avait, il y a vingt ans déjà, dénoncé le « fascisme théocratique » (l’expression lui revient) qui ôta la vie à Asta, et de tant d’autres avec elle. Il était un intellectuel, un homme public, une cible choisie avec soin et précision ; elle et ils étaient des gens dont le nom n’était, pour la plupart, connu que de leurs proches ou de leurs collègues, des anonymes dans l’ombre d’un quotidien simple, le leur, que trois commandos probablement formés en Syrie brisèrent au nom même de cet anonymat. Nous connaissions Tahar de loin, par ses écrits seulement, sa prose ou ses poèmes, l’auteur des Chercheurs d’os ; nous connaissions Asta de plus près, sans toutefois compter au nombre de ses amis – nous la croisions dans le quartier ; elle avait soigné l’un de nous, il y a quelques mois de cela, et nos enfants, comme ceux des écoles alentour, aimaient la voir. Le FIS avait frappé Djaout en vertu, dirent-ils alors, de « son communisme et sa haine viscérale de l’islam » ; Daech a frappé Paris, « capitale des abominations et de la perversion », et la France « pour avoir pris la tête de la croisade, avoir osé insulter notre Prophète, s’être vantés de combattre l’Islam et frapper les musulmans en terre du Califat ».
Dimanche soir ou lundi, nous ne savons plus. Nous passons voir la famille d’Asta dans le 19e arrondissement. Une vingtaine de personnes, toutes originaires du Mali, s’enlacent et échangent, serrées dans ce petit logement. Nous présentons nos condoléances à la mère de la défunte, vêtue d’un bazin coloré. Des bouteilles de jus d’orange et de Coca-Cola sur la table basse du salon, près d’un bébé qui dort, allongé de tout son ventre sur le canapé ; au mur, brodée sur un tissu sombre, une inscription coranique. Et, dans le deuil, le sourire des femmes qui saluent ceux qui vont et viennent. La nièce d’Asta, sept ans, s’assied sur nos genoux.

Capture écran d’une vidéo de Daech
« Comment une jeunesse qui avait pour emblèmes Che Guevara, Angela Davis, Kateb Yacine, Frantz Fanon, les peuples luttant pour leur liberté et pour un surcroît de beauté et de lumière, a-t-elle pu avoir pour héritière une jeunesse prenant pour idoles des prêcheurs illuminés éructant la vindicte et la haine, des idéologues de l’exclusion et de la mort ? », avait demandé Djaout en 1993, dans son article « La haine devant soi ». Les tueurs de Daech sont, pour ceux qui ont pu être identifiés, de jeunes Français : Bilal, 20 ans ; Ismaël, 29 ans ; Samy, 28 ans ; Brahim, 31 ans ; Salah, 26 ans. Délinquants et petites frappes, pour nombre d’entre eux : vols, trafics de stupéfiants, conduites sans permis, outrages – l’ex-compagne de Brahim Abdelsam confie à la presse britannique : « Ses activités favorites étaient de fumer du cannabis et de dormir ». La jeune femme qui se trouvait aux côtés des terroristes, mercredi 18 novembre à Saint-Denis, était, selon les témoignages recueillis, « addict à la drogue dure et à l’alcool » ; le « cerveau » présumé de l’attaque, Abdelhamid Abaaoud, avait jadis été condamné pour vols et coups et blessures. Des profils très proches de ceux des terroristes Mohammed Merah (agressions, vols, recels), Amedy Coulibaly (vols, braquages), Ayoub El Khazzani (trafic de drogue) ou encore Mehdi Nemmouche (agressions, vols, recel, braquage). Nous sommes loin, bien loin, de la spiritualité ou de l’ascèse, parfois rigoriste, qu’induit le monothéisme – nous sommes plus près de l’imaginaire mental et culturel de Tony Montana ou de Pablo Escobar que de celui de la confrérie Qalandariya ou du juriste Abou Hanîfa (l’essayiste britannique Jason Burke évoque « la sous-culture » urbaine du « gangster djihad »). Des profils que Marx et Engels purent en partie décrire, en leur temps, sous la catégorie de « lumpenprolétariat » : « pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce, vivant des déchets de la société, individus sans métier avoué, rôdeurs, gens sans aveu et sans feu » ; groupe incarnant le « pourrissement passif des couches les plus basses de la vieille société » ; « rebuts et laissés pour compte de toutes les classes sociales, vagabonds, soldats renvoyés de l’armée, échappés des casernes et des bagnes, escrocs, voleurs à la roulotte » – une population souvent prête à « se vendre à la réaction ».
« Des anonymes dans l’ombre d’un quotidien simple, le leur, que trois commandos probablement formés en Syrie brisèrent au nom même de cet anonymat. »
Dans son essai Comment fabrique-t-on un kamikaze ?, Brahim Marrakchi avait minutieusement analysé les parcours des « bombes humaines » qui avaient frappé Casablanca en 2003 : les terroristes étaient, pour la grande majorité, des hommes âgés d’une vingtaine d’années originaires de bidonvilles. Familles nombreuses, échec scolaire, chômage, rupture des liens sociaux, marginalité spatiale – l’auteur note : « La pauvreté, l’exclusion socio-économique et le sentiment de déchéance sociale comptent parmi les principales causes de l’extrémisme et du terrorisme. » Une analyse proche de celle que le sociologue Raphaël Lioger fournit, au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo : « Des jeunes qui n’ont pas réussi leur processus d’individuation, qui ne trouvent pas de place, sont complètement désocialisés ».L’économique et le social, seulement ? Sous-estimer ce facteur empêche de pleinement mesurer ces enjeux et ne voir que lui ne permet pas de les appréhender dans toutes leurs textures (Abdelhamid Abaaoud était de « bonne famille » et Oussama Ben Laden, nul ne l’ignore, un enfant de la haute). L’islamologue Olivier Roy rapporte, dansL’Islam mondialisé, que l’explication « strictement sociologique reste assez pauvre » : l’islam, qu’ils ont rencontré tard dans leur néanmoins jeune vie (et qu’ils ne connaissent que très superficiellement, comme bien des études l’indiquent), est une « occasion de recomposition identitaire et protestataire ». L’entrée dans « la cour des grands » (en combattant les grands de ce bas monde), la fin d’un sentiment diasporique pour des citoyens exposés au racisme. Nicolas Hénin fut l’un des otages de Daech ; il raconte : « Ils se présentent comme des super héros. Cependant, hors caméra, ils sont pathétiques à bien des égards. Ce sont des enfants des rues ivres d’idéologie et de pouvoir. »
L’impératif de complexité
« Quand un notable me parle de “terrorisme”,
et non de frappe, résistance ou représailles, il ne m’apprend
pas grand-chose sur le fait, sinon que c’est lui le patron19. » R. Debray
Une idée tend vers une certaine vérité lorsqu’elle embrasse tout et son contraire. Lorsqu’elle décèle dans le noir la part de blanc et dans ce dernier son pan de noir. Lorsqu’elle rassemble A et Z pour prendre la mesure des 24 strates qui les séparent. Ceux qui – et nous les avons lus, entendus et vus nombreux, cette semaine – détiennent la clé ne méritent pas une seconde de peine. Ceux qui pensent contenir pareils enjeux dans une seule réponse (au choix : « la haine de la liberté et de la civilisation », « le vide spirituel et le matérialisme », « la pauvreté et le désespoir », « le capitalisme mondialisé », « l’impérialisme occidental », « le sionisme », « l’islam », « le système racial », « l’islamophobie d’État ») n’élucident rien : ils ne révèlent que l’obsession qui les habite. L’embarras nous emporte et nous manquons d’éloquence ; esquissons seulement, ici, quelques lignes de raison sensible. Nous ne proposerons rien (stratégie partidaire, alliances immédiates, manœuvres militaires), sinon une parole oblique, entrelacée – que nous ne sommes pas, c’est fort heureux !, les seuls à partager –, en ces jours cul par-dessus tête.

Guerre d’Irak, par Lynsey Addario
Passons sur les propos a priori audacieux mais lapidaires (« Vos guerres, nos morts » ; comme si l’attaque contre les dessinateurs de Charlie Hebdo, de nouveau mentionnée dans le communiqué de Daech, n’avait pour seul motif que les opérations armées de « nos » gouvernements au Moyen-Orient) et les sentences aussi grandiloquentes que tragi-comiques (« Opposer aux assassins notre mépris de civilisés », lance Pascal Bruckner ; « C’est en effet une guerre de civilisations », assure Onfray). Passons sur les explications monocausales et binaires — pensée sans couleurs, par masses, tas, blocs. Psalmodier que tout cela n’a-rien-à-voir-avec-l’islam est aussi sot que de jurer que l’État islamique serait l’incarnation de l’idéal musulman : Daech s’inscrit dans le vaste monde musulman tout en ne représentant en rien la totalité de ce dernier (comme les expéditions impérialistes de Bush à la gloire de Dieu n’impliquent pas l’entièreté des chrétiens ; comme les massacres israéliens au phosphore blanc sur les civils gazaouis n’engagent pas le judaïsme sur l’ensemble de la planète – des évidences…). Opposer le « monde libre » (nous) à l’obscurité (eux) est un coloriage pour enfant de quatre ans ; il en va de même pour le binôme, par trop usé, par trop ancien, de Civilisation et de Barbarie. Grands mots pour pense-petit. Jouets épais pour courtes vues. Daech tue bien plus de musulmans que de « mécréants » : le « conflit de civilisations » rentre au vestiaire.
Nous serions alors « en guerre contre l’islamisme », claironneJoseph Macé-Scaron, de Marianne. Si l’islamisme est « l’islam politique », alors le Hamas, le Jihad islamique, l’Iran et le Hezbollah en sont ; ils ont pourtant tous condamné, avec force, les dernières attaques. Le ministre Laurent Fabius n’avait-il pas déclaré que le Front al-Nosra, directement lié à Al-Qaïda, faisait « un bon boulot » en Syrie contre Bachar el-Assad ? Ce même Front qui, au lendemain des attentats du 13 novembre, a salué la mort des « infidèles » français. Une « guerre contre le terrorisme » ? Le terrorisme est une modalité de lutte, un modus operandi, une stratégie, pas une cible délimitée ni un ennemi stable, net, identifié. On sait l’échec nord-américain de cette « guerre » : prenons-en note.
Les attentats : un geste politique
« Il existe des gens qui s’efforcent désespérément de créer
un choc des civilisations. Deux des principaux s’appellent
Oussama Ben Laden et George Bush. » N. Chomsky
De « l’antre du diable » (dernier numéro papier du Point) aux « barbares » et aux « sauvages » tant décrits, de la presse au discours de François Hollande, il faut, semble-t-il, forcer la note dans l’immatériel et le phraseur. Comme si les enjeux étaient irrationnels. Comme s’il fallait recourir à quelque vocable extra-humain pour cerner l’instant. En frappant Paris, les soldats du Califat – puisqu’ils se nomment ainsi, nonobstant leur amateurisme – nous rappellent ce que trop d’entre nous eurent tendance à oublier : tout est politique. Notre quotidien, dans ses plis les plus ordinaires, s’insère dans une dynamique nationale et internationale. Le hasard des balles réveille les angles morts : il n’est nulle place pour les tours d’ivoire, la désinvolture, le dandysme et le « je vis ma vie ». Chacun est fragment d’un collectif politique, chacun – parce que citoyen, parce que animal social – est portion, plus ou moins responsable, d’agencements économiques, militaires, historiques, sociaux et culturels. On peut le nier, le refuser, en rire ou s’en laver les mains ; on peut, mais le « hasard » sait se rappeler à notre bon souvenir – cette fois, ce fut dans l’abjection d’un grand carnage, attestant que « la guerre » n’est pas qu’une donnée lointaine, vague information, images en boucle sur nos chaînes de télévision qui ne nous concerneraient guère, et que « la paix » demeure une construction politique toujours fragile et provisoire. Des lieux de fête furent visés (cafés, sport, musique) ; c’est l’innocence d’une génération protégée qui tombe avec les corps.

Mohammed Emwazi dans une vidéo de Daech
Pléthore furent les réactions déconnectées de tout cadre temporel (et économique : qui achète le pétrole que Daech exporte ? qui sont nos clients en matière d’armement ? quels sont nos partenariats financiers avec ceux qui ravitaillent, idéologiquement et matériellement, les formations extrémistes armées ?). « Ils » en veulent à « nos » libertés et à « notre » laïcité ; « ils » n’aiment pas « notre mode de vie » (ce fameux « french way of life » dont il convient de ne pas oublier les fondations de classe : il n’est pas une identité collective neutre mais une projection minoritaire et privilégiée) ; « ils » veulent détruire la joie de vivre française – du naïf, compréhensible sous l’émotion du drame, au plus grotesque : « Nous, nos bombes sont sexuelles », clame un dessin circulant sur les réseaux sociaux ; « C’est eux qui font de nous un peuple. En nous agressant, ils nous rappellent ce que nous sommes. […] C’est ça qui nous rassemble : c’est les filles en mini-jupes, les terrasses des bistrots, les filles et les garçons », certifia sans rire la journaliste Élisabeth Lévy. L’analyse à hauteur de tissu et la résistance, dès lors, sur le terrain du symbole (« Et un mojito qu’ils n’auront pas ! »). Plus fécond, sans doute, serait d’entendre qu’il ne s’agit pas de la France en tant que telle (même si Daech a fait savoir à de multiples reprises que l’Hexagone était une cible de prédilection) mais d’un espace autrement plus vaste : les fascistes théocratiques de l’EI ont ébranlé la Tunisie, l’Égypte, la Russie, la Belgique, le Canada, l’Australie, le Liban, l’Afghanistan, le Danemark, la Turquie ou encore le Nigeria. L’émoi national est légitime, à l’évidence, mais n’ayons pas la larme plus orgueilleuse que nécessaire : la France n’est pas une exception ; elle est un objectif militaire parmi d’autres.
« N’ayons pas la larme plus orgueilleuse que nécessaire : la France n’est pas une exception ; elle est un objectif militaire parmi d’autres. »
Plus fécond, sans doute, serait d’entrevoir les longues durées : guerre du Golfe (1990-1991), guerre d’Irak (2003-2011), guerre d’Afghanistan (2001-2014) – à quoi il faut ajouter les interventions occidentales en Libye (2011), au Mali (2013), en Irak et en Syrie (2014-2015). Sans même parler de l’occupation de la Palestine, depuis 1948, à la suite des décisions occidentales que l’on sait. Oussama Ben Laden avait d’ailleurs justifié les attentats du 11 septembre 2001 ainsi : « Après qu’il fut devenu insupportable de voir l’oppression et la tyrannie de la coalition américano-israélienne contre notre peuple de Palestine et du Liban, j’ai alors eu cette idée. »Trois ans auparavant, les leaders d’Al-Qaïda avaient signé une fatwa afin de faire savoir qu’il convenait de tuer les Américains et leurs alliés (civils ou militaires) car ils étaient responsables de l’occupation de la mosquée al-Aqsa, à Jérusalem, et de Masjid al-Haram, la mosquée sacrée de la Mecque. Cela ne justifie rien (est-il besoin de le préciser ?) mais souligne qu’il n’y a nulle « irrationalité diabolique » dans les attaques orchestrées, depuis quelques années, par les forces fascistes théocratiques – de Ben Laden à Abou Bakr al-Baghdadi. Cette guerre, contrairement à ce que nous lisons partout (« Une grande guerre a commencé, car on nous l’a déclarée27 », Étienne Gernelle, journaliste), cette guerre qui opposerait l’Occident à l’Orient terroriste, ce sont bien les oligarchies successives du premier monde qui en sont le terreau.
L’État islamique d’Irak a vu le jour en 2006. Comme nombre d’analystes et d’acteurs de premier plan l’ont indiqué – à commencer par Tony Blair et Dominique de Villepin –, ce dernier est, pour partie, le fruit de la doctrine atlantiste appliquée sur le sol irakien – pour partie car il serait insensé, en plus d’être raciste, de nier ses capacités autonomes et ses desseins propres. Et c’est bien au nom de la politique française menée en Syrie et des « innocents » tombés sous les bombes hexagonales que les terroristes jurent avoir tiré, ce vendredi 13 novembre (motif réitéré dans la vidéo adressée, samedi 21, au président de la République). Cela s’appelle, par des moyens immondes, faire de la politique. La réponse doit donc être de même nature, et non symbolique ou moralisante (« nos valeurs » – encore faudrait-il, du reste, savoir ce que l’on entend par celles-ci au regard de ce que l’Europe a su sécréter en son sein, de Sobibór aux crimes coloniaux en terres malgaches ou algériennes ; restons modestes, ne bombons pas le torse plus qu’il ne faut).
Éloge de la zone grise
« La montée de l’islamisme radical n’est-elle
pas l’exact corrélé de la disparition de la gauche laïque
dans les pays musulmans ?» S. Žižek
Tahar Djaout écrivit dans les colonnes de Ruptures : « Je ne cautionnerai jamais vos cieux incléments et rétrécis où l’anathème tient lieu de credo, je ne cautionnerai jamais la peur mitonnée par vos prêtres bandits de grands chemins qui ont usurpé des auréoles d’anges. Je me tiendrai hors de portée de votre bénédiction qui tue, vous pour qui l’horizon est une porte clouée, vous dont les regards éteignent les foyers d’espoir, transforment chaque arbre en cercueil. »Ceux qui clouent les portes de l’horizon ont frappé, une fois de plus. S’il faut, pour approcher le siècle qui vient, user de lignes franches et claires, s’il faut couper le monde en deux et n’avoir pas la main qui tremble, soit, tranchons : entre les disciples de l’Identité pure (despotes religieux ou nationalistes de toutes obédiences) et les autres (les entre-deux, les bigarrés, les ici et là, les mal fichus, les hésitants, les disparates, les zébrés, les c’est-à-voir, les pétris, les bâtards, les composites, les mâtinés, les hétérogènes). Les fascistes théocratiques rêvent du même monde que nombre de leurs ennemis : le Bien contre le Mal, le Passé – idéalisé – contre le Présent – décadent – (« une identité en forme de mirage et un idéal qui prend l’histoire à reculons », disait Djaout), les nôtres contre les autres, les conformes contre les déviants. Les ratonneurs et les identitaires nourrissent les mêmes songes épurateurs que leurs « ennemis complémentaires » du Levant. Dans les colonnes de sa revue Dabiq, Daech s’en prenait aux amateurs de la zone grise : continuons d’occuper cet espace universel, poings serrés, contre les simplificateurs de noir ou de blanc vêtus.

Tony Blair et George W. Bush, Maison Blanche, 17 mai 2007 | BLOOMBERG
Ces attaques s’inscrivent dans un engrenage prévisible et il y en aura d’autres. Le choc et l’effroi ne doivent pas nous empêcher de garder la tête froide – l’Histoire, cruelle majuscule, a le secret des désastres et des rebonds. Refusons les faux dilemmes (comme si la réponse au fanatisme serait un quelconque ordre républicain libéral-capitaliste renforcé – « Ceux qui ne sont pas prêts à critiquer la démocratie libérale devraient aussi se taire sur le fondamentalisme religieux », avança le philosophe Slavoj Žižek, tant la première, entendue comme garante du maintien capitaliste, avive par ses manquements l’élan du second) et les vrais pièges : cette Union sacrée que Rosa Luxemburg décrivit durant la Première Guerre mondiale, non sans sarcasme, comme « une fête de réconciliation attendrissante» ; ces marches officielles, main dans la main avec les élites corrompues et autres Netanyahou. Daech aspire à la guerre civile entre Français ; nous avons passé près d’une année à chercher qui était Charlie ou qui ne l’était pas, une année à opposer les victimes entre elles : les attaques ont cette fois frappé sans distinction, du 93 au Paris bohème – les tranchées ne sont pas celles que trop tendent à tracer.
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Aux abords du Bataclan. Des moines bouddhistes prient à quelques pas des monceaux de fleurs et des bougies éteintes par le froid. Les journalistes saisissent, ici ou là, les traits tirés. Une jeune femme accroche la photographie d’une proche disparue. Scotchés aux grillages, des mots de Kurdes et d’Iraniens. « Te querremos siempre – Tu familia, Mama », agrafé à un bouquet ; la devise républicaine, non loin. Une femme voilée tient une fleur à la main. Nous déposons des roses rouges et quelques vers de Desnos : « Ceux qui ont mis le feu aux maisons / Ceux qui ont tué nos frères, nos sœurs / Jamais ne nous vaincront ».
Pour en savoir plus : http://www.revue-ballast.fr/paris/