Il y a un an, le père Jacques Hamel était assassiné par deux terroristes islamistes dans l’Eglise Saint-Etienne du Rouvray. Ce drame, loin de semer la haine, a au contraire renforcé de nombreuses personnes dans leurs relations d’amitiés, bien au-delà des appartenances confessionnelles. Pour rappeler l’importance de la fraternité entre les croyants, nous republions cet entretien avec le prêtre Christian Delorme et l’islamologue Rachid Benzine, auteurs de La République, l’Eglise et l’islam*.
Vous décrivez, dans La République, l’Eglise et l’islam*, une société française fracturé par des questions religieuses et ethniques sur fond de laïcité mal comprise. Ne vivons-nous pas, de fait, dans un pays communautariste à l’anglo-saxonne ?
Christian Delorme : La grande différence entre les pays anglo-saxons et la France, c’est que l’Etat, chez nous, se refuse à reconnaître et à organiser des communautarismes. Cela ne signifie pas que ces derniers n’existent pas ici, mais ils ne sont pas encouragés. L’existence de communautés n’est pas un mal en soi – l’Eglise catholique est une communauté ! -, mais l’idéal républicain français refuse une juxtaposition de communautés qui tenteraient de négocier toujours plus, chacune, des avantages particuliers. Chacun doit pouvoir vivre sa vie indépendamment de ses origines.
Rachid Benzine : Le communautarisme que l’on voit se développer dans les quartiers généralement les plus défavorisés de nos villes, est souvent d’abord un « communautarisme de secours », une manière pour les gens de se regrouper pour faire face à tout ce qui les pousse dans la précarité. Tout un discours, et toute une série de comportements politiques, tendent à construire ce type de communautarisme. Les islamophobes – avec toutes les nuances que l’on peut constater chez ceux pour qui l’islam est devenu insupportable – sont les meilleurs alliés des musulmans ultra !
Vous observez que le dialogue interreligieux est parfois tombé dans des écueils qui expliquent en partie certaines dérives identitaires. Quels sont-ils ?
C. D. : Il y a, en effet, une manière de vivre ce que l’on appelle « le dialogue interreligieux » qui, au nom d’un respect pas toujours bien réfléchi, constitue une abdication de ce que l’on croit, et ne favorise pas le développement et le triomphe des intelligences. Ainsi, des chrétiens qui demandent plus de place faite aux femmes dans l’Eglise, vont accepter, au nom du « pluralisme culturel », la pratique de discriminations sexistes chez d’autres croyants. Ou encore, des chrétiens habitués à aborder les textes bibliques en utilisant les méthodes modernes de l’analyse littéraire ou de l’histoire critique vont faire preuve d’un silence plein de lâcheté quand des musulmans ou des juifs reprennent devant eux, sans distance aucune, des récits mythiques, voire des légendes pieuses. De nos jours, un nouveau danger guette celles et ceux qui s’investissent dans le dialogue dit « interreligieux » : celui de vouloir créer une sorte de « front des religions » en opposition à une République considérée non seulement comme inégalitaire et élitiste, mais aussi hostile aux religions et amorale.
R. B. : Au sein des milieux qui sont impliqués depuis parfois de nombreuses années dans « l’interreligieux », on constate beaucoup de naïveté et, pire sans doute, des comportements qui confinent à la condescendance. Des chrétiens qui s’affichent progressistes, par exemple, acceptent de la part de musulmans ou de juifs des discours et des comportements qu’ils ne tolèreraient pas à l’intérieur de leur propre communauté, que ce soit dans le domaine des relations entre hommes et femmes, ou pour ce qui concerne l’approche des textes religieux. Au nom d’un soi-disant respect des différences culturelles, ou en considérant qu’il faut laisser du temps aux sociétés pour évoluer, l’intégrisme autoritaire musulman serait acceptable, excusable, davantage que l’intégrisme autoritaire catholique ? N’est-ce pas là une forme de mépris des musulmans ? J’ai pu constater, Ã mes propres dépens, combien des responsables chrétiens en charge de ce dialogue pouvaient faire preuve d’un silence coupable quand des hommes comme Ghaleb Bencheikh, Tareq Oubrou et moi-même avons pu être ouvertement attaqués par des coreligionnaires au sein même de réseaux dits « de dialogue » !
Vous décrivez une situation assez sombre, tant sur le plan des crispations religieuses que des questions économiques et sociales. Voyez-vous quelques signes d’espoir ? Quelle mesure symbolique forte en faveur du vivre-ensemble pourrait prendre le prochain président de la République ?
R. B. : Le premier des défis à relever, c’est celui de l’emploi des jeunes, car rien n’est pire pour un pays que de désespérer sa jeunesse. Si tant de jeunes (et de moins jeunes !) décrochent de notre société, se mettent en marge et ne croient plus dans le fonctionnement des institutions démocratiques, c’est parce qu’on leur laisse penser qu’ils sont inutiles. Si les fondamentalismes religieux attirent, si Daech séduit, c’est d’abord parce que toute une partie de nos jeunes a besoin de se sentir exister, de se sentir respectés. J’attends donc du nouveau président qu’il lance très vite des sortes à « d’états généraux » de l’emploi des jeunes, afin que toutes les forces dynamiques de la France se conjuguent pour trouver et offrir des solutions nouvelles, pragmatiques et non idéologiques. La France a les moyens de s’en sortir, mais il lui faut, pour cela, accepter d’en finir avec un certain nombre de blocages, accepter de changer, même si cela suppose quelques sacrifices de la part des plus favorisés.
C. D. : La majorité des gens, quelles que soient leurs convictions, aspirent à vivre en paix. Cultivons ce désir et gardons-nous de tout risque d’être dressés les uns contre les autres. Le prochain président de la République française aura pour lourde mission d’assurer tous les habitants de leur égale appartenance à la France, quelles que soient leurs origines et leur religion ou “non-religion”. Il lui incombera de proposer à tous un nouveau récit national que chacun pourra croire qu’il a sa place et qu’il est indispensable à l’avenir de notre pays.
Christian Delorme et Rachid Benzine
Ils dialoguent et publient à quatre mains depuis près de vingt ans : d’un côté, Christian Delorme, 66 ans, le « curé des Minguettes » (du nom d’un quartier de la banlieue lyonnaise), co-initiateur de la Marche des Beurs en 1983 ; de l’autre, Rachid Benzine, 45 ans, musulman, champion de kickboxing devenu islamologue. Dans leur dernier livre, La République, l’Eglise et l’islam (Bayard), ils dressent le constat sans fards d’une société gangrénée par les replis identitaires. Et s’ils pointent les dérives complaisantes ou extrémistes de certains discours religieux, ils en appellent à un sursaut citoyen et politique pour écrire un nouveau récit national où¹ chacun puisse trouver sa place.
Pr
– publié le 27/10/2016A lire
(*) La République, l’Eglise et l’islam Bayard, 2016, 190 p., 16,90 EUR
Nous avons tant de choses à nous dire Albin Michel poche, 1998, 258 p., 8,50 EUR