« L’entreprise est une communauté et, à côté de la famille, une des cellules de base de notre société, un de ses indispensables corps intermédiaires. Comme telle, elle est un espace de liberté, de créativité, d’accomplissement de soi, de fraternité. » Ancien Professeur de droit à l’Université de Toulouse I
Ph. Le Tourneau (1993, p. 101)
Dans un premier temps, nous expliquerons les raisons qui nous ont conduits à mobiliser le concept de communauté pour penser l’entreprise autrement et nous produirons quelques arguments à l’appui de cette thèse. Dans un second temps, nous nous risquerons à proposer une définition de l’entreprise comme communauté et mettrons en évidence les implications éthiques et épistémologiques de cette proposition. Nous mettrons enfin en lumière la dimension irréductiblement politique de l’entreprise-communauté et nous en tirerons des conséquences sur la façon de traiter la gouvernance d’entreprise.
1 – Penser l’entreprise comme communauté : pourquoi ?
1.1 – L’entreprise en question
L’entreprise a aujourd’hui perdu sa légitimité aux yeux de la Cité. Les théories qui cherchent à appréhender cet objet singulier se sont multipliées et ont enrichi notre compréhension, sans toutefois être à même d’offrir un cadre intégrateur d’analyse.
1.1.1 – L’entreprise, un objet à la légitimité érodée
Il n’est que d’ouvrir le journal tous les jours pour se rendre compte de l’ampleur de la crise qui affecte l’entreprise et sape sa légitimité. Ici, ce sont des salariés qui se suicident sur leur lieu de travail parce qu’ils subissent une pression intenable, des travailleurs qui perdent la santé, parce que la recherche du profit et son cortège d’économies (dispositifs de sécurité insuffisants, recrutement d’intérimaires, sous-traitance…) l’ont emporté sur toute autre considération. Là, ce sont des employés qui, face à une annonce brutale de délocalisation, séquestrent un dirigeant ou menacent de déverser des produits toxiques. Ailleurs, ce sont les rémunérations extravagantes de certains et la misère des salaires du plus grand nombre qui provoquent la colère. Ailleurs encore ce sont des actionnaires cupides qui démantèlent une entreprise pour « extraire » une plus-value à court terme, amputant de manière irréversible son potentiel de croissance futur. En un mot, l’entreprise est discréditée.
1.1.2 – L’entreprise, un objet théorique en débat
Sur le plan théorique, l’entreprise est plus que jamais objet théorique en débat, que ce soit dans le champ du droit, de l’économie ou de la sociologie.
L’entreprise est un « trou noir » du droit. Paillusseau, juriste réputé pour ses travaux sur l’entreprise, relève un paradoxe (2003, p. 322) : depuis la seconde moitié du XXe siècle, si le législateur ne cesse de faire constamment référence à l’entreprise dans tous les champs du droit, il ne l’a jamais définie. Dans la même veine, Robe (1999, p. 11) souligne que l’entreprise n’a pas « d’existence juridique propre ». En économie, la conception de la firme néoclassique a été renouvelée par ce qu’il est convenu d’appeler les nouvelles théories économiques de la firme : théorie de l’agence, des coûts de transaction, des droits de propriété, théories évolutionnistes…
La sociologie contemporaine, de son côté, s’est attachée à dépasser le modèle classique de l’entreprise comme organisation et s’est scindée en plusieurs courants : sociologie de la traduction, sociologie de l’innovation organisationnelle, théorie de la régulation… dont chacun offre sa vision spécifique de l’entreprise. Ces renouvellements et enrichissements théoriques posent la question des formes contemporaines de l’action collective (marchande et non-marchande) organisée (Friedberg, 1993). Ils montrent que les entreprises ne fonctionnent pas sur la seule base d’une rationalité technico-économique, mais que d’autres rationalités (politique, identitaire, conventionnelle, communautaire…) peuvent être à l’œuvre.
Si les travaux menés dans les différents champs disciplinaires offrent incontestablement de nouvelles pistes de réflexion, force est cependant de reconnaître qu’ils ne proposent que des vues fragmentées de l’entreprise. En mobilisant le concept de communauté, il nous paraît possible de proposer une nouvelle vision, plus englobante. Avant de s’interroger sur la pertinence de l’utilisation du concept de communauté, il convient toutefois d’explorer ce concept dans ses différentes dimensions, notamment étymologique, politique et sociologique.
1.2 – Communauté : un concept transdisciplinaire
Le concept de communauté a incontestablement des dimensions sociologique et politique. Mais avant de les évoquer, il nous semble opportun de faire un détour par quelques définitions.
1.2.1 – Communauté : quelques définitions
Dans son Dictionnaire des racines des langues européennes, Grandsaignes d’Hauterive (1994) nous indique que le mot communauté est formé à partir de deux racines indo-européennes : kom qui a donné en latin cum, décliné enfrançais sous forme de com-, con- et co-, qui signifie être ensemble, et mei qui suggère une idée d’échange, de fonction à accomplir, de charge à assumer et qui a donné en latin munis : qui accomplit sa charge, immunis : exempt de charge, communis : qui partage les charges et finalement communio : communauté.
Le dictionnaire Le Robert (1980) repère deux sens principaux au mot communauté : 1) « état, caractère de ce qui est commun » (exemples : communauté d’intérêts, d’idées, de devoirs, d’espérance) ; 2) « groupe social caractérisé par le fait de vivre ensemble, de posséder des biens communs, d’avoir des intérêts, un but commun »(exemples : communauté de travail, communauté conjugale), et mentionne pour finir les communautés religieuses.
En philosophie politique, la communauté est définie comme « un ensemble de sujets qui sont liés par un ou plusieurs facteurs de différente nature (ethnique, territoriale, linguistique, religieuse, économique, politique, etc.) qui les amènent à avoir plus de relations entre eux » (Vattimo, 2002) qu’avec les autres membres de la Cité ou de la société. Les membres d’une communauté partagent une histoire, des valeurs, des modes de vie ou des intérêts communs.
Sur Google, le mot est prioritairement associé (en termes de fréquence) à des communautés politiques (communauté de communes, communauté d’agglomération, communauté urbaine, communauté de pays…) et, dans une moindre mesure, à des communautés religieuses (communauté de l’Emmanuel, communauté de Taizé…), à des communautés Internet (communautés d’@ lecteurs par exemple) ou bien à des communautés culturelles (communauté juive, communauté française de Belgique …).
1.2.2 – Communauté : une dimension politique intrinsèque
En sciences politiques, la communauté apparaît avec Aristote. La communauté (famille, clan…) est le cadre de vie naturel dans lequel chacun peut s’accomplir. La Cité, espace où se déploient les citoyens, est censée être une méta-communauté puisqu’elle englobe toutes les communautés.
C’est le XVIIIe siècle qui introduira la distinction devenue canonique entre communauté et société. Les théories du contrat social fondent une société qui est une association d’individus définie hors de toute référence communautaire. L’individu n’est plus un père, un Parisien, un protestant ou un juge, mais un citoyen (le pendant politique de l’homo œconomicus). La politique se pense alors à l’aide du triptyque individus – société – Etat. C’est dans ce contexte intellectuel qu’il faut replacer l’œuvre de Tönnies dont s’inspirent aussi bien philosophes que sociologues. Pour Tönnies (1977), une communauté est un ensemble de personnes qui vivent au sein de mêmes unités sociales (famille, village, petites cités), qui partagent un même mode de vie, se répartissent sur un territoire restreint, qui adhèrent aux même valeurs et qui se coordonnent à partir de règles traditionnelles. Les relations entre individus sont personnelles et personnalisées ; par contraste, les relations qui caractérisent la société sont impersonnelles et superficielles, fondées sur l’intérêt individuel, l’opportunisme, le profit et le calcul égoïste. C’est donc la nature des liens interpersonnels, la manière dont ils sont régulés, qui est fondamentale pour départager ce qui fait « communauté » de ce qui fait « société ». Parker (2001) évoque l’intensité morale qui caractérise la communauté par contraste avec la société.
Les discussions sur la nature et surtout la place à accorder à la communauté dans le fonctionnement de la démocratie sont aujourd’hui animées par les penseurs communautariens [1] Taylor (1987 et 1997), Sandel (1982), Walzer (1997… qui voient dans le citoyen une conception par trop abstraite ou « universelle » de l’homme, ignorante de ses enracinements communautaires. Pour ces théoriciens, chaque personne est singulière et ses communautés d’appartenance contribuent à sa singularité. Les théoriciens communautariens estiment que la libre appropriation par chacun de ses multiples spécificités communautaires est indispensable à la réalisation de projets de vie authentiques et que la démocratie doit faire une place à certaines spécificités culturelles, dès lors qu’elles sont compatibles avec les principes politiques et constitutionnels des sociétés démocratiques.
La notion de communauté renvoie aussi aux mouvements de l’action communautaire, apparus dans les années cinquante. C’est une démarche d’intervention sociale qui vise à mobiliser et à faire participer des citoyens afin de promouvoir l’autonomie d’une communauté empirique donnée. Elle prend forme notamment dans la community organization que Bosquet (2006) définit comme un « processus grâce auquel une communauté identifie ses besoins ou ses objectifs, leur donne un ordre de priorité, accroît sa confiance en elle et sa volonté à satisfaire ses besoins et objectifs, trouve des ressources internes et/ou externes nécessaires à leur accomplissement ou à leur satisfaction, agit en fonction de ces besoins ou objectifs, manifeste des attitudes et des pratiques de coopération et de collaboration dans la communauté ».
1.3 – Entreprise et communauté : une association légitime
L’exploration du mot communauté dans différents champs, étymologique, politique et sociologique, fait apparaître des parentés avec les caractères traditionnellement attachés à l’entreprise. L’histoire du mot entreprise tout comme le droit des sociétés semblent eux aussi autoriser une réflexion sur l’entreprise en termes de communauté.
1.3.1 – Entreprise et communauté : proximité des concepts
De l’exploration du mot communauté, nous retenons trois éléments qui manifestent une proximité entre entreprise et communauté. Tout d’abord, la communauté apparaît comme une des formes possibles de groupements humains, plus large que la famille, plus petite que la nation ou la société, différente du clan ou de la bande. Ce groupement est fondamentalement « intermédiaire » puisqu’il englobe des groupements plus petits et s’insère dans d’autres plus larges. L’entreprise fait à l’évidence partie de ces groupements intermédiaires structurés. En second lieu, le mot communauté connote le fait d’être ensemble, ou pour reprendre l’expression de Zarifian (1996), il renvoie à une « mise en commun » d’individus. Une communauté est faite des interactions entre ses membres. Ces interactions génèrent un « nous » qui est plus que la somme des individus. Utiliser le mot communauté, c’est chercher ce qui est « commun » entre les membres de la communauté, quelle que soit sa nature, en sachant que l’intérêt économique stricto sensu n’est pas généralement considéré comme l’élément commun le plus significatif. Une communauté est plus que l’agrégation d’intérêts communs ; elle a des dimensions identitaires qui se manifestent notamment dans le but, la mission, qui l’anime de manière explicite ou implicite. L’entreprise, là aussi, apparaît comme un lieu d’interactions qui donne naissance à une nouvelle identité, mais aussi comme un projet au service d’une mission. Le sociologue Norbert Alter (1996, p. 93) de son côté souligne que « la réalisation des objectifs fixés par les dirigeants ne devient effective qu’à partir du moment où elle parvient à intégrer à sa cause un collectif humain, défini par son intérêt, son identité ou par ses normes de comportement » ce qui renvoie à la question de ce qui est « commun » dans le contexte de l’entreprise et nécessaire à sa bonne marche. En troisième lieu, la littérature, sociologique, théologique ou philosophique, souligne l’immense diversité des formes de communauté, en insistant sur leur absolue singularité. Même si nous nous épuisons à construire des typologies d’entreprise permettant de les classer en groupes homogènes, il nous faut reconnaître là aussi que chaque entreprise tout comme chaque communauté est éminemment singulière.
1.3.2 – Les enseignements de l’histoire du mot entreprise
Le mot « entreprise », selon Le Littré (édition de poche, 1990), apparaît au début du XVIIe siècle. Il signifie alors « un dessein formé que l’on met à exécution ». Les usages du mot (entreprise militaire, travaux d’entreprise, entreprise de sédition) montrent qu’il s’agit alors surtout de desseins collectifs : une « entreprise » est un ensemble restreint d’individus rassemblés par un but commun. Les connotations sont essentiellement politiques et militaires. Le mot inclut aussi une notion de risque (on peut y perdre la vie). Au XVIIIe siècle, la signification évolue de deux façons. D’abord, les desseins prennent de plus en plus un caractère économique. Ensuite, à cette époque, le mot est de plus en plus fréquemment associé au terme « société » mais au sens d’alors, c’est-à-dire un groupe limité de personnes qui partagent une même façon de vivre, des références communes, une civilité, plus que des intérêts au sens où nous l’entendons aujourd’hui. A l’époque l’archétype de la société n’est pas en effet la société au sens juridique ou sociologique, mais le « salon ». L’entreprise d’alors – qui s’appelle parfois « compagnie » – rassemble des personnes « civiles », soucieuses au moins autant de « civilité » que de richesse. Entre personnes du « même monde », l’enrichissement est une dérivée, non une fin première. Il importe d’abord d’être de « bon commerce » avant que d’être commerçant. Cette entreprise se joue donc autant sur une logique de « sociabilité » que sur une logique d’intérêts économiques [2] Il suffit de lire la manière dont Casanova (Histoire…, autant d’éléments qui renvoient aux traits habituellement associées à la communauté.
1.3.3 – La vision du droit
Le droit peut aussi appuyer la thèse de l’entreprise comme communauté de personnes engagées dans un projet. Dans le cadre du droit français des sociétés, les associés font « société » parce qu’ils sont réunis autour d’un but commun qui les dépasse individuellement et qui fonde la notion d’intérêt social opposable à toutes les parties prenantes, y compris les actionnaires. Or l’existence d’un but commun rassembleur est un des traits qui peut caractériser la communauté. Au-delà de ce but commun, une communauté peut aussi être définie par ce qu’ont en commun (mode de vie, patrimoine, culture, valeurs, territoire, etc.) un ensemble, limité, d’hommes et de femmes. Le droit des sociétés, du moins dans la forme archétypale de la SA, parle d’ailleurs explicitement d’affectio societatis, c’est-à-dire d’un sentiment moral qui est censé vivifier la société. Le droit des sociétés apporte donc au moins deux éléments : un but commun et des « affinités électives », caractéristiques habituellement associées à la notion de communauté. Le droit du travail est encore plus suggestif puisque l’entreprise est prise en compte comme une collectivité d’hommes et de moyens qu’il revient à l’employeur de diriger.
1.3.4 – L’utilisation du concept de communauté en sciences de gestion : un hiatus à combler
Le concept de communauté, longtemps méconnu des sciences de gestion, y rencontre aujourd’hui un intérêt de plus en plus marqué. Une revue succincte des champs de recherche où il est mobilisé permet de relever les caractéristiques attribuées à un type particulier de communauté, la communauté de pratique, mais met aussi en évidence la difficulté qu’il y a concevoir l’entreprise elle-même comme communauté per se.
Les recherches menées dans le domaine de l’apprentissage organisationnel et de l’économie de la connaissance ont fait émerger dans les années quatre-vingt dix le concept de « communautés de pratique ». Wenger et al. (2002) définissent celles-ci comme « des groupes de personnes qui partagent une préoccupation, un ensemble de problèmes, ou une passion à propos d’un sujet, et qui approfondissent leurs connaissances et expertise dans ce domaine en interagissant de manière régulière ». D’un bref survol de travaux mobilisant ce concept, nous tirons quelques idées qui nous paraissent centrales et nous paraissent susceptibles, à la fois, de justifier et de nourrir nos développements ultérieurs. La communauté de pratique est régulièrement associée à un projet (Wenger, 1998) : elle est liée « à l’accomplissement d’un but précis, l’entreprise commune, prédéfinie par les premiers membres à l’initiative de la communauté » (Loilier, 2002, p.144). Elle suppose une collaboration active de ses membres, un engagement mutuel (Wenger, 1998), source d’intégration des acteurs ; elle « constitue un lieu de confiance, dans le sens fort, pour chacun de ses membres » (Cohendet et Diani, 2003, p. 706) de telle sorte que le problème du risque d’opportunisme est relégué au second plan (id., p. 700). La communauté de pratique apparaît en outre comme le lieu privilégié de la créativité, d’émergence des innovations, à condition toutefois qu’elle se voit conférer une « saine autonomie » (Brown et Duguid, 1991). La question de la formation d’un sens commun paraît cruciale : Cohendet et Diani (id., p. 699) soulignent que les « modes d’apprentissage entre communautés étant fortement hétérogènes, la cohérence de la firme suppose la formation d’un sens commun et d’une vision commune qui guident les acteurs hétérogènes et concilient leurs intérêts antinomiques ». Nous retrouvons ici des éléments que l’exploration du mot communauté dans des domaines autres nous a permis d’entrevoir.
Dans une moindre mesure, le mot communauté est mobilisé dans le champ de la responsabilité sociale de l’entreprise. La « communauté » prend alors place aux côtés des autres parties prenantes, au même titre que les clients, les actionnaires, les fournisseurs et clients, les actionnaires… Elle forme le milieu au sein duquel l’entreprise déploie ses activités opérationnelles, sur lequel elle doit minimiser son impact et auquel elle doit éventuellement rendre des comptes. A noter que le concept de communauté dans ce cadre reste relativement flou, voire confiné à un usage incantatoire, aucun chercheur ne s’étant, à notre connaissance, aventuré à définir les contours de cette ou de ces communauté(s).
La confrontation de ces deux usages du mot communauté fait ressortir un hiatus : l’entreprise est aujourd’hui pensée, à une extrémité comme une communauté de communautés, à l’autre comme une entité immergée dans une ou plusieurs communautés plus ou moins larges, mais est rarement théorisée comme communauté per se. Les travaux d’Etzioni (1998) et de Parker (1998) constituent, à notre connaissance, deux exceptions dans cette perspective. Etzioni (1998) affirme que « tous ceux qui sont impliqués dans une entreprise (corporation) sont les membres d’une communauté ; même s’ils ont de toute évidence des intérêts, des besoins et des valeurs significativement différentes, ils partagent de manière tout aussi significative des buts et des obligations » (notre traduction). Parker (1998) examine quant à lui les implications théoriques, éthiques et politiques des réflexions qui considèrent ou les organisations comme des communautés ou la communauté comme un phénomène organisé. En opposant communauté et société d’une part et organisation et Etat d’autre part, il en conclut que les deux conceptualisations mentionnées plus haut représentent deux idéaux types le long d’un continuum qui oppose identification subjective et appartenance légale. Nous soutenons que pour poursuivre dans la voie dans laquelle Etzioni et Parker se sont déjà engagés, il est indispensable de rompre avec le paradigme utilitariste, qui voit les êtres humains comme aliénés à la recherche de leur seul intérêt, de réinscrire la pensée sur l’entreprise dans le paradigme humaniste et de pleinement reconnaître sa dimension intrinsèquement politique. La section suivante tire les implications de cette posture épistémologique.
2 – L’entreprise-communauté : une rupture avec le paradigme utilitariste
Au terme de cette brève exploration, qui justifie selon nous de concevoir l’entreprise comme une communauté, nous nous risquons à proposer notre définition de l’entreprise : une communauté de sujets libres et responsables, parties prenantes à un projet qui a pour finalité la création d’un mieux. La première partie de la définition fait référence à la racine étymologique du premier élément du mot communauté, le kom- qui évoque le fait d’être ensemble, la seconde partie mobilise la racine du deuxième élément, le mei- qui évoque la mission.
2.1 – Une communauté de sujets libres et responsables…
L’entreprise est d’abord une communauté de personnes. L’affirmer, c’est d’emblée s’inscrire dans le paradigme humaniste qui conçoit l’homme comme un être libre et responsable. Ce paradigme s’ancre dans une longue tradition qui remonte au moins jusqu’à la doctrine sociale de l’Eglise et est présente dans les travaux d’une théorie de philosophes et/ou théologiens : Kant (pour une introduction, voir Deleuze, 2004), Mounier (2001), Ricœur (2002), Simon (1993), pour n’en citer que quelques uns. S’il s’exprime au travers d’une grande diversité de courants et de sensibilités, il nous semble que deux idées centrales au moins peuvent le caractériser. En premier lieu, l’homme « est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions » (Gaudium et spes, 1965, 1, 2). En second lieu, éthique, liberté (la sienne et celle d’autrui) et responsabilité humaine sont indissolublement liées, ainsi que le souligne Ricœur (2002) : « sans la reconnaissance de la liberté de l’autre, la question de la responsabilité est invalidée. (…). La position par soimême de la liberté n’a pu être appelée le point de départ de l’éthique, mais elle ne constitue pas encore l’éthique elle-même. (…) On entre véritablement en éthique, quand à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre (souligné par Ricœur) soit ». L’homme n’est donc pas un être aliéné à ses seuls intérêts qui recherche en priorité la maximisation du solde entre ses plaisirs et déplaisirs ; il apparaît capable de s’arracher au cours des choses.
Cette pensée humaniste n’est pas restée cantonnée à un cercle étroit de philosophes et/ou de théologiens ; elle irradie la pensée de théoriciens du management de premier plan. L’hypothèse opportuniste, fondatrice du paradigme utilitariste, n’a pas toujours régné triomphante sur les sciences de gestion, loin s’en faut. Une longue lignée d’auteurs, qui va de Schumpeter (1989) à des auteurs canadiens comme Pauchant et al. (1996 et 2000), Chanlat et al.(1990), en passant par Maslow (2004), McGregor (1971), Argyris (1964, 1973 a et b), a mis au premier rang des motivations humaines le besoin d’accomplissement personnel. Les tenants de la théorie de l’intendance mettent aujourd’hui en exergue les effets dévastateurs de l’hypothèse opportuniste : « le contrôle (que cette hypothèse implique) peut être potentiellement contre-productif, parce qu’il sape le comportement coopératif de l’intendant en affaiblissant sa motivation » et « lorsque les êtres humains sont mis dans des organisations qui sont conçues dans une perspective purement économique, ils ont tendance à rabattre leur niveau d’aspiration, générant ainsi une prophétie auto-réalisatrice. Ceux qui ne se résolvent pas à diminuer leur niveau d’aspiration développent un sentiment de frustration à l’égard des structures organisationnelles, qui lui-même entraînera des comportements de retrait et d’agressivité » (Davis et al., 1997, p. 25, notre traduction). Elle est aussi extrêmement présente dans l’œuvre de Follett (1942).
2.2 – … Parties prenantes à un projet qui a pour finalité de créer du mieux
L’étymologie (mei : la mission à remplir) nous le suggère, l’étude des communautés de pratique le confirme : la communauté est fondée sur un projet, implicite ou explicite. Définir l’entreprise comme communauté revient donc à mettre l’accent sur sa dimension téléologique. Cette dimension est par contraste largement absente des approches contractualistes ou conventionnalistes des organisations, qui occultent la dynamique inhérente à toute entreprise Notre approche rejoint ici celle de Bréchet (1994, 1997) et Bréchet et Desreumaux (1999) pour qui le projet est une dimension consubstantielle à toute entreprise. L’entreprise naît de l’initiative d’une ou de plusieurs personnes porteuses d’un projet de création d’entreprise ; elle se transforme, se développe au fil de projets successifs qui jalonnent son histoire.
Mais de quel projet s’agit-il ? Au service de qui ou de quoi ? Là où les approches contractualistes veulent mettre l’entreprise au service d’intérêts particuliers, nous soutenons que la finalité de l’entreprise est de contribuer au bien commun, c’est à-dire un bien qui ne soit pas l’agrégation d’intérêts particuliers (agrégation que nous savons impossible depuis Condorcet), imputés à des catégories abstraites (actionnaires dans leur ensemble, actionnaires minoritaires, parties prenantes…), mais un bien qui soit défini par référence à une communauté inscrite dans un espace culturel à définir et une échelle de valeurs. Reste à penser cette articulation entre entreprise et bien commun.
C’est de De Woot [3] Les années 1965-1975 furent aussi celle d’une réflexion… (1968), dans son ouvrage « Pour une doctrine de l’entreprise », qui fournira le raisonnement le plus utile à notre propos. Pour cet auteur, il n’est pas possible de définir la fonction de l’entreprise en se fondant uniquement sur les fins individuelles de ses membres, ni en termes de soumission à l’intérêt général. L’entreprise a « une fin propre, distincte à la fois de celle des individus qui la composent et celle de l’intérêt général qui la dépasse » (p. 185), et ce n’est qu’en accomplissant sa fonction spécifique qu’elle contribuera au bien commun et permettra aux individus de réaliser leurs fins propres. Pour De Woot, c’est la créativité économique qui constitue la fonction spécifique de l’entreprise. Par créativité, il faut entendre ici une création de richesse économique qui n’est pas seulement quantitative et statique, mais aussi qualitative et dynamique. L’entreprise existe « pour créer, pour progresser, pour produire un mieux » (p. 189). C’est dans cette fonction de création que peut se réaliser l’intégration des intérêts individuels et sociaux qui se trouvent respectivement en amont et en aval de l’acte d’entreprendre (p. 186). C’est (…) en créant que l’entreprise contribue au bien commun, car la créativité « constitue le ressort du progrès social et (en) fournit les moyens » (p. 192). C’est en créant que « l’homme peut satisfaire ses grandes aspirations et notamment le désir de réalisation de soi et qu’il peut trouver un sens à son travail » (p.191). Nous retrouvons ici trois éléments que les chercheurs attribuent aux communautés de pratique : une finalité qui transcende les intérêts de ses membres, un lieu de créativité, l’exigence de sens.
Pour conclure nous voudrions souligner que notre conception de l’entreprise comme communauté de sujets libres et responsables, parties prenantes à un projet qui a pour finalité la création d’un mieux se distingue du modèle « communautaire traditionnel » repéré par l’équipe de Sainsaulieu (cf. Francfort et al., 1995). Ce modèle allie attachement à l’entreprise et identité professionnelle fondée sur une triple appartenance (métier ou une industrie, territoire et syndicat). Cette identité se forge largement par le conflit social. En revanche, notre conception recoupe partiellement celle de « l’entreprise communauté », un des cinq modèles d’entreprises (ou mondes sociaux) dégagés empiriquement par Osty et Uhalde (2007). Ce modèle se caractérise par un fort développement économique, la cohésion sociale et une forte culture entrepreneuriale, un souci de l’innovation, une organisation structurée mais peu formalisée et un lien que les auteurs qualifient de « communautaire » (Osty et Uhalde, 2007, p. 188). Outre ces dimensions culturelles, « la configuration des relations de pouvoir de l’entreprise de communauté s’avère (…) équilibrée » et se manifeste par des « mécanismes constants de négociation entre salariés et hiérarchie qui interrogent les conditions d’une action commune » (Osty et Uhalde, 2007, p. 207).
3 – L’irréductible dimension politique de l’entreprisecommunauté : implications pour la gouvernance
A partir du moment où les parties prenantes, salariés, clients, fournisseurs, riverains… mais aussi dirigeants et actionnaires, se voient considérées comme des sujets libres et responsables qui tous investissent à des degrés divers des ressources dans l’entreprise, il n’est plus possible de faire l’impasse sur la dimension politique de l’entreprise. L’analyse menée dans la 1ère section de cet article l’a également mis en évidence, le concept de communauté a partie liée avec le politique au sens le plus large. Il ne s’agit pas d’une découverte mais d’une redécouverte : à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, Crozier et Friedberg (1981) mettaient en évidence le jeu politique des acteurs dans l’entreprise tandis que Jarniou (1981) proclamait dans le titre même de son livre que l’entreprise était un « système politique » [4] A la fin des années 1980, les manuels de politique…. Reconnaître cette réalité amène à envisager la gouvernance des entreprises sous une tout autre perspective que celle qui règne en maître dans les différents codes dits de « bonnes pratiques » et a pour objectif unique la maximisation de la richesse de l’actionnaire [5] Les théories orthodoxes de la gouvernance, fondées….
Les effets pervers d’une gouvernance des organisations fondée sur cette vision utilitariste apparaissent chaque jour plus manifestes, tant du point de vue des pratiques que de la théorie. La multiplication des scandales financiers (faillites frauduleuses, manipulations comptables, envolée des rémunérations des dirigeants, délits d’initiés, crise financière dite des subprimes…) démontre le caractère de prophétie auto-réalisatrice de l’hypothèse d’opportunisme ; la prolifération des tentatives de dépassement théorique (perspective partenariale contre perspective actionnariale, approche sociocognitive contre approche disciplinaire, théorie de l’intendance contre théorie de l’agence, attention portée à la responsabilité sociale des entreprises, raisonnement en termes de conventions) ne fait que souligner la faillite du paradigme dominant. Penser l’entreprise comme communauté permet selon nous de sortir de ces impasses, d’articuler universalité et singularité, gouvernance et responsabilité sociale de l’entreprise et de repenser le concept de propriété.
3.1 – La conjugaison de l’universalité et de la singularité
La communauté a, à la fois, une dimension universelle (son humanité), mais aussi une dimension qui lui est propre : elle rassemble autour de valeurs, d’un sens commun qui lui sont spécifiques ; la communauté a une histoire, elle est enracinée dans le temps, dans l’espace, dans une culture. Comme nous l’avons vu plus haut toutes les références au mot communauté insistent sur cette dimension culturelle. Par ailleurs, prendre en compte la dimension projet inhérente à l’entreprise-communauté, c’est aussi affirmer l’irréductible singularité de chaque entreprise et de sa gestion à une époque où la standardisation s’empare chaque jour davantage de l’entreprise et de ses modes de gestion (gouvernance, comptabilité, responsabilité sociale, qualité…), au travers de la prolifération de normes, de codes et de principes à la légitimité fragile. Cette singularité concerne notamment la manière dont travaillent ensemble les membres de l’entreprise et dans le projet qui les « met en commun ». Ils nous paraissent être les fondements « d’un partage de sens » (Zarifian, 1996, p. 163).
Tout dispositif de gouvernance devrait en tirer les conséquences : il ne s’agit pas d’appliquer des principes uniformes, mais des principes universels dont les communautés visées par ces principes puissent se saisir pleinement (et non dans la seule optique répressive du comply or explain). La gouvernance est nécessairement contextualisée : une entreprise familiale est différente d’une entreprise managériale ou d’une coopérative, une entreprise française d’une entreprise égyptienne ou américaine, une grande entreprise d’une PME, une entreprise minière d’une entreprise de haute technologie.
Par ailleurs, communauté humaine, l’entreprise accueille en son sein de multiples communautés, dirigeants et actionnaires, mais aussi hommes et femmes, jeunes et vieux, financiers et commerciaux, chrétiens et musulmans, joueurs d’échecs et basketteurs. A l’opposé d’une vision totalitaire qui s’efforce de gommer tout particularisme, ou d’une vision « communautariste » (au pire sens du terme) qui ne considère les personnes que sous l’angle de leur appartenance à une communauté unique, une vision communautaire s’attache à prendre en compte les spécificités d’une personne dans son appartenance à de multiples communautés. L’enjeu de la gouvernance devient alors de faire émerger le sens commun, au sens premier du terme, le con-Sensus, qui permettra de rassembler l’ensemble de ces personnes.
3.2 – L’articulation entre gouvernance et responsabilité sociale de l’entreprise
Communauté humaine, l’entreprise s’inscrit dans des communautés plus larges, locales, régionales, nationales, mondiales et interagit avec d’autres communautés (les riverains, les ONG, les institutions politiques…). La régulation de la gouvernance doit donc être simultanément pensée à ces différents niveaux et intégrer l’articulation avec les différentes communautés, qui constituent autant de parties prenantes. La gouvernance trouve ici une articulation logique avec le concept de responsabilité sociale de l’entreprise, à condition toutefois de sortir de la vision unilatérale de la responsabilité qui préside aux discours dominants : dans le champ de la gouvernance des organisations, les dirigeants doivent rendre des comptes aux actionnaires (gouvernance actionnariale) ou aux parties prenantes (gouvernance partenariale) ; dans celui de la responsabilité sociale de l’entreprise, c’est l’entreprise qui est responsable devant les parties prenantes.
Dans la vision que nous défendons, la responsabilité est partagée (Ricœur, 2002), chaque personne ou groupe de personnes étant appelée à l’assumer à la mesure des prérogatives qui sont les siennes. La responsabilité des actionnaires (Pérez, 2002) doit donc être pleinement intégrée dans l’approche que nous proposons, si nous voulons sortir de la schizophrénie qui règne au sein des sciences de gestion lorsqu’il s’agit de penser responsabilité sociale d’un côté et gouvernance des organisations de l’autre. Davis et al. (1997, p. 29) défendent le même point de vue lorsqu’ils indiquent que dans la perspective dessinée par la théorie de l’intendance, le mandant doit tout autant que l’intendant répondre de ses décisions. Il importe que les institutions politiques prennent également leurs responsabilités. Le développement d’un droit « flexible » (Carbonnier, 2001), d’un droit « souple » (Thibierge, 2004), n’est pas nécessairement néfaste, mais la généralisation d’un droit «mou », a-démocratique, comme celui qui a donné naissance à la plupart des codes de bonne gouvernance, nous semble devoir être fermement combattue. Nous rejoignons pleinement Pesqueux (2006) lorsqu’il s’élève contre la désinstitutionalisation des institutions.
3.3 – Une autre appréhension du concept de propriété
Notre conceptualisation de l’entreprise nous conduit à envisager la relation entre propriété, décision et risque sous un tout autre angle. Là encore, De Woot (1968) nous fournit d’utiles indications. Si les dirigeants exercent une fonction privilégiée – donner une direction à l’entreprise – au sens premier du terme, c’est-à-dire une indication sur le sens dans lequel elle doit s’engager, tous les autres membres de l’entreprise sont également appelés « à un titre ou l’autre, à assumer une parcelle de rôle de l’entrepreneur » (De Woot, 1968, p. 112). Le risque n’est plus localisé dans un groupe spécifique, car l’accomplissement par l’entreprise de sa fonction dépend d’une grande variété de ressources. Les « propriétaires » (le mot est utilisé par de Woot lui-même) de ces ressources (actionnaires, dirigeants, salariés, fournisseurs, clients, collectivités publiques…) courent un risque en choisissant de coopérer avec l’entreprise, car ils décident de les utiliser « d’une manière déterminée par rapport à un certain nombre d’alternatives possibles. C’est ce choix qui les expose à une perte dans la mesure où l’alternative choisie s’avère moins rentable que celles auxquelles ils ont renoncé » (id., p. 111). L’enjeu, dans cette perspective, n’est plus alors le simple alignement des intérêts des uns sur les autres, mais le concours que chacun apporte à l’œuvre commune.
Etzioni (1998) développe une argumentation similaire. Il fait d’abord remarquer que si le concept de propriété privée est au principe du modèle dominant en matière de gouvernance d’entreprise, ce concept est un construit social et qu’il reflète « les valeurs, intérêts et besoins spécifiques d’une société (…) dans un moment historique déterminé » et que « toutes (souligné par Etzioni) les sociétésposent des limites au contrôle et aux profits que les propriétaires peuvent tirer de « leur » propriété et à l’usage qu’ils peuvent en faire » (p. 680). Il en va de même pour le droit de constituer une société (incorporation) dans laquelle la responsabilité des associés est limitée à leur apport : ces structures juridiques « sont une création sociale et la société accorde à leurs actionnaires un privilège de prix en échange de en échange de quoi elle peut exiger des contreparties » (p. 681). Pour Etzioni, « les sociétés sont la propriété de TOUS (souligné par Etzioni) ceux qui y investissent » (ibid.). En effet, « toutes les parties prenantes investissent d’une manière ou d’une autre des ressources dans la société ; toutes le font dans un espoir de profit ; ce profit n’est pas garanti ; par conséquent elles peuvent légitimement nouer des liens avec ceux qui utilisent leurs ressources afin de s’assurer que ces dernières sont utilisées conformément à leurs intérêts et à leurs valeurs » (p. 683). Davis et al. (1997) montrent eux aussi que le risque, loin d’être concentré sur les seuls propriétaires au sens traditionnel du terme, pèse aussi sur toutes les autres parties prenantes.
3.4 – Participation politique, accomplissement de soi et confiance
Sans possibilité de participation, les hommes ne se conduisent qu’en agents passifs et sont incapables d’assumer leur fonction de créateurs et d’entrepreneurs. Seule une participation authentique [6] Participation : le fait de prendre part à quelque chose ;… peut engager les acteurs organisationnels à mettre leurs capacités au service de l’entreprise commune, car elle leur permet de se réaliser eux-mêmes à travers le succès de l’entreprise (De Woot, 1968, p. 208). Cette participation revêt plusieurs dimensions : objective (l’acteur met à la disposition de l’entreprise les ressources qu’il détient : capitaux, compétence managériale, force de travail …), fonctionnelle (il intériorise son travail et s’identifie à l’œuvre) et finalement politique. La participation politique exige « une participation au pouvoir ou au contrôle de celui-ci » (id., p. 211) La confiance se trouve à l’articulation de ces deux dimensions de la participation, car « la réussite de la participation fonctionnelle repose sur la confiance de ceux à qui elle s’adresse et cette confiance dépend principalement de la participation politique » (id., p. 215). Accepter la confiance comme principe premier conduit par ailleurs à une perception plus positive, mais aussi plus réaliste [7] Si nous devions nous cantonner à une approche purement… de l’enracinement du dirigeant. Le dirigeant est celui auquel les actionnaires, mais aussi les autres parties prenantes confient la gestion de l’entreprise. Pour s’acquitter au mieux de sa mission (piloter le projet de l’entreprise), ce dirigeant doit retrouver une certaine latitude. Il paraît en effet paradoxal d’encourager l’empowerment des salariés d’un côté et de chercher à limiter le possible l’autonomie des dirigeants de l’autre.
Notons que la confiance joue également un rôle important dans la théorie de l’intendance. Bien loin de la considérer, à l’instar de Williamson (1993), comme lerésidu d’un calcul, Davis et al. (1997) la définissent comme l’acquiescement à une certaine vulnérabilité dans le jeu des relations, à l’opposé des préconisations de la théorie de l’agence : en effet, « les systèmes qui mettent l’accent sur le contrôle sont conçus pour éviter la vulnérabilité et donc éviter le besoin de confiance » (p. 33). Cette prise de position n’implique pas un déni de possibles comportements opportunistes, mais établit plutôt un principe de hiérarchie : ce qui rend la vie possible en communauté, c’est d’abord le sentiment de confiance.
Zarifian (1996, pp. 168-169) exprime une vision assez proche en soulignant lui aussi l’importance de la participation. Pour lui, la forme, le fonctionnement, la performance et le développement d’une entreprise dépendent de l’activité de « sujets singuliers et autonomes, centres d’initiative, auteurs et responsables, et, en tant que tels, capables d’assurer le développement des formes modernes de production. (…) Ces sujets ne peuvent agir qu’au sein d’un travail coopératif, en assurant une participation à une activité commune, évaluée en tant que telle quant à ses performances. (…) Cette participation s’appuie sur une communication transversale authentique, c’est-à-dire orientée vers la réalisation d’accords partiels quant à la définition des problèmes, l’élucidation des objectifs, le choix des moyens, la menée des plans d’action. (… Elle) appelle un principe d’engagement et de respect mutuel entre chaque personne et le collectif de travail. (…Elle) suppose que chaque individu puisse, à égalité avec les autres, se former, s’informer, s’exprimer, argumenter, proposer. (…) Le travail, à la fois individuel et collectif) se valide, in fine, dans la manière dont un client ou un usager accueillera les fonctionnalités qui lui sont offertes (…) (ce qui fait) de l’usager un partenaire de l’organisation. (…) Toute personne doit pouvoir accéder à l’intelligence des conditions économiques de son activité, juger par elle-même des contraintes et possibilités d’action, pouvoir en discuter et les négocier. »
3.5 – Le conflit constructif, au fondement d’une démocratie plurielle
L’acceptation de la participation politique de tous remet inévitablement en cause le modèle dominant de la gouvernance d’essence autocratique : dans le discours habituel sur la gouvernance, au sens étroit du terme, les actionnaires rois (version actionnariale) ou les parties prenantes (version partenariale) dictent leur volonté aux dirigeants ; dans le discours sur la responsabilité sociale de l’entreprise, cette dernière, à la façon d’un monarque éclairé, mais monarque tout de même, octroie ses faveurs à des parties prenantes désignées de façon discrétionnaire. L’acceptation de la participation politique appelle à un mode de gouvernance démocratique.
Guidés par le souci d’articuler éthique et démocratie [8] Bréchet associe lui aussi très étroitement ces deux…, nous nous sommes tournés vers les théoriciens de la démocratie délibérative que sont Habermas et Apel (pour une présentation rapide, voir Jaffro, 2001) pour chercher les possibles fondements d’une intégration opérationnelle des multiples subjectivités qui s’expriment au sein de la communauté entreprise. Leurs analyses, pour utiles qu’elles soient, ont cependant suscité des critiques et notamment celles de Mouffe (1994). La politologue retient certes, comme les deux philosophes allemands, la nécessité d’espaces de discussion ; elle trouve également justifiée la critique de l’individualisme libéral. Elle estime cependant qu’ « à trop privilégier l’aspect du vivre ensemble, de la polis, en laissant de côté l’aspect du polemos, de l’antagonisme et du conflit, on n’est pas en mesure d’appréhender la spécificité de la politique démocratique » (id., p. 5). Elle propose donc le concept de démocratie plurielle dont le l’objectif n’est pas d’éradiquer le pouvoir, « mais de multiplier les espaces où les rapports de pouvoir sont ouverts à la contestation démocratique » (id., p. 19) et ainsi « de mettre en scène le conflit selon des dispositifs agnostiques qui favorisent le respect du pluralisme » (ibid.).
Le lecteur pourra trouver ces discussions bien abstraites et pourtant, elles font écho aux idées audacieuses développées – et mises en pratique dans ses multiples activités – par Mary Parker Follet. Follet veut mettre le conflit à notre service. Elle estime en effet que « lorsque les gens disent vouloir en finir avec un conflit, ils veulent en réalité en finir avec la diversité » (Follet, 1942, p. 31, notre traduction) qui est cependant un des traits les plus caractéristiques de la vie. Elle affirme qu’il est pourtant possible de « concevoir le conflit non pas comme une regrettable manifestation d’incompatibilités, mais comme un processus normal qui permet à des différences qui ont une valeur sociale de s’exprimer pour l’enrichissement de tous ceux qui sont concernés » (id.) Elle identifie trois principales façons de traiter un conflit : la domination, le compromis et l’intégration (le conflit constructif). « La domination, à l’évidence, est la victoire d’une partie sur une autre ; c’est la façon la plus facile de traiter un conflit, la plus facile sur le moment, mais en règle générale pas sur le long terme. (…) La seconde façon de traiter un conflit est le compromis ; celle-là, nous la connaissons bien parce que c’est la façon dont nous réglons la plupart de nos controverses, chacun abandonnant un petit morceau afin d’avoir la paix, ou, pour parler de manière plus précise, afin que l’activité qui a été interrompue par le conflit puisse reprendre » (ibid., p. 31). Cependant « personne ne veut réellement le compromis, parce qu’il signifie renoncer à quelque chose » (ibid., p. 32). Follet nous dit qu’il faut considérer le conflit comme « un moment d’intégration des désirs (…) sans connotation en bien ou en mal. Nous ne devrions pas avoir peur des conflits, mais reconnaître qu’il est possible de considérer ces moments de manière destructive ou de manière constructive. Le conflit, comme moment de cristallisation des différences peut être un signe de bonne santé, une annonce de progrès » (ibid., p. 34). Le compromis « ne crée rien, il fait avec ce qui existe déjà ; l’intégration crée quelque chose de nouveau. (…) Si nous nous contentons du compromis, nous abandonnons une part de nos désirs et tôt ou tard nous voudrons les satisfaire pleinement. (…) Seule l’intégration permet une véritable stabilisation. Par stabilisation (Follet) ne veut pas dire immobilisme. Rien ne reste jamais inchangé. (Elle veut) simplement dire qu’un conflit particulier et réglé et que le suivant surviendra à un niveau plus élevé. (…) Il est souvent possible de mesurer nos progrès à la nature de nos conflits. Le progrès social est sous cet angle similaire au progrès individuel : notre développement spirituel va de pair avec l’élévation de nos conflits » (ibid., p. 35). L’intégration n’est donc pas « un résultat ponctuel à atteindre, mais un apprentissage à cultiver et à entretenir, celui de la capacité à sortir du cadre étroit du compromis entre deux points de vue pour rechercher un nouveau point de vue intégrateur » (Fiol, 2005, p. 260). Nous sommes ici à l’opposé de la vision traditionnelle de la gouvernance des organisations qui cherche à aligner les intérêts du dirigeant sur celui des actionnaires ou des parties prenantes et tente donc de résoudre le conflit, jugé néfaste, au mieux par un compromis, au pire par la domination.
Conclusion
Notre réflexion sur la conception de l’entreprise comme communauté n’en est qu’à ses prémisses. Au stade actuel de notre enquête, elle nous paraît cependant ouvrir de nouvelles pistes pour réinterroger la nature, l’organisation, les fonctionnements et la place dans notre société des entreprises d’aujourd’hui. Dans l’immédiat, notre approche de l’entreprise en termes de communauté interpelle la gouvernance « canonique » en ce qu’elle réintroduit la vieille question de la démocratie dans les organisations. Comme l’ont défendu Sainsaulieu et al. (1983), cette question va au-delà de l’organisation de la direction de l’entreprise. Dans le contexte sociétal actuel, elle nous paraît conditionner, dans un premier temps, la performance et l’acceptabilité sociale des entreprises, dans un second temps, leur capacité d’adaptation puisque la « démocratie (en organisation) est fondamentalement une affaire d’expression au double sens du terme : celui de la parole et celui de la créativité » (id., p. 11).
Notre conception de l’entreprise comme communauté de sujets ouvre également la question d’une lecture spirituelle [9] Précisons que nous faisons une différence entre religion… de l’entreprise (la prise en compte de sa dimension verticale) en complément des lectures scientifiques habituelles. Cette approche peut paraître surprenante dans un contexte français. Pourtant elle est déjà très présente chez des auteurs comme Follett (1942), Maslow (2004), Etzioni (1998) et aussi dans les travaux d’autres chercheurs francophones, notamment canadiens (par exemple Pauchant et al., 2000). Il faut aussi rappeler que dans la plupart des pays occidentaux, notamment aux Etats-Unis, les facultés de business côtoient celles de théologie, d’humanités ou de philosophie, et surtout que l’éthique du protestantisme sous-tend de manière implicite et rarement questionnée une grande partie du corpus théorique relatif à l’économie des organisations.
Dominique Bessire et Hervé Mesure
Management et Avenir 2009/10 n°30
Pour en savoir plus :
https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2009-10-page-30.htm#pa1
Notes
Taylor (1987 et 1997), Sandel (1982), Walzer (1997 a et b), mais aussi en France Mesure et Renault (2002), Wievorka (2001), Wuhl (2002).
Il suffit de lire la manière dont Casanova (Histoire de ma vie, 1983) parle de son entreprise « d’indiennes » pour s’en convaincre.
Les années 1965-1975 furent aussi celle d’une réflexion de fond, de nature politique et sociale, sur les entreprises, voir par exemple le Rapport Sudreau sur la réforme de l’entreprise (1975).
A la fin des années 1980, les manuels de politique d’entreprise se sont curieusement transformés en manuels de stratégie ou de management stratégique.
Les théories orthodoxes de la gouvernance, fondées sur la théorie de l’agence, réalisent le tour de force de mobiliser un terme issu de la tradition politique, tout en évacuant le politique, voire la politique, de la direction et de la gestion de l’entreprise.
Participation : le fait de prendre part à quelque chose ; nous retrouvons les parties prenantes.
Si nous devions nous cantonner à une approche purement négative de l’enracinement, nous serions amenés à en conclure que le dirigeant idéal serait un dirigeant « parachuté ».
Bréchet associe lui aussi très étroitement ces deux dimensions : il évoque systématiquement la « dimension éthico politique » du projet d’entreprendre.
Précisons que nous faisons une différence entre religion et spiritualité même si ces deux notions ont évidement partie liée. La spiritualité postule que l’homme est un être vivant doté d’un « esprit » (ou d’une âme) qui est distinct de ses caractéristiques strictement matérielles, esprit auquel il faut accorder une place dans la recherche d’une vie bonne. La religion renvoie à des croyances et des pratiques que l’adepte est censé mettre en acte. Sur ces bases toute religion inclut une spiritualité, mais toutes les spiritualités ne sont pas nécessairement religieuses.