L’entreprise, un territoire que la religion est en train de gagner ?

Flyer Colloque Entreprises UCLy

Dans le cadre du colloque organisé par l’Université Catholique de Lyon “Entreprises, territoires et Inter-culturalité – Quelle gestion de la diverstié culturelle et religieuse ?”, Marie DAVIENNE – KANNI et Marc Tincry ont animé un Workshop intitulé “L’entreprise, un territoire que la religion est en train de gagner ?” Elle a proposé pour réflexion un état des lieux chiffrés et des analyses des différentes postures des grandes entreprises françaises concernant le fait religieux en entreprise. Voici son exposé.

Etat des lieux : chiffres et analyses

Fréquences du fait religieux au travail

C’est la cinquième étude menée en entreprise par l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise-Randstad 2017.  Depuis 2013, les enquêtes avaient révélé la progression puis la banalisation du fait religieux au travail, en 2017, pour la première fois, la part des salariés interrogés qui observent de façon régulière ou occasionnelle des faits religieux dans leur situation de travail est identique à l’année passée, soit 65 % des salariés. En 2016, ce chiffre avait fortement augmenté. On constate en 2017 une stabilisation.

Depuis 2014, les salariés qui rencontrent régulièrement (une fois par jour, semaine ou mois) le fait religieux au travail sont passés de 12% à 34 % en 2017. Environ 2/3 des managers sont touchés d’une manière ou d’une autre par le fait religieux.
Au niveau de la Loi, il y a eu récemment des clarifications : la loi Travail en 2016 qui a attribué un rôle particulier au règlement intérieur avec la possibilité de limiter l’ostentation de signes religieux chez les salariés, en imposant que ces restrictions soient dûment justifiées et proportionnées au but recherché. Deux arrêts de la Cour de Justice de l’Union Européenne ont également légitimé sous conditions une restriction de l’exercice de la liberté religieuse au travail. Ces deux textes de loi donnent la possibilité aux entreprises d’imposer une neutralité religieuse, aux conditions que le bon fonctionnement de l’entreprise soit en jeu et que le règlement intérieur définisse précisément ce qui est attendu des salariés.

Mais ces derniers ajustements légaux n’ont pas permis, selon l’étude de faire diminuer le phénomène religieux en entreprise.

Les formes du fait religieux en entreprise :

On distingue deux formes de manifestations du fait religieux :

  • Les demandes et pratiques personnelles, comme les demandes d’absences pour fête religieuse ou aménagement du temps de travail, port ostentatoire de signes, prières pendant les pauses.
  • Les demandes qui perturbent et/ou remettent en cause l’organisation du travail et/ou transgresse les règles légales, comme les refus de travailler avec une femme ou sous ses ordres, de faire équipe avec des personnes qui ne sont pas de la même religion que vous, les refus de réaliser certaines tâches, le prosélytisme excessif, les prières pendant le temps de travail, …

Les demandes qui viennent en premier sont le port visible d’un signe religieux, puis les demandes d’absences et les demandes d’aménagement du temps de travail des demandes. Les demandes personnelles sont les plus courantes. Mais elles peuvent parfois impacter la relation client, la sécurité et l’hygiène. Les manifestations du fait religieux qui peuvent perturber l’entreprise et/ou transgresser les règles sont en très légère baisse.

Les cas nécessitant une intervention managériale. Le nombre de situations complexes et délicates qui nécessite l’intervention d’un manager se stabilise en 2017. En effet, la majorité des situations rencontrées, soit 53 % des cas peut prendre la forme d’une recherche de compromis ou d’une décision, acceptée par le salarié. Il peut s’agir d’une clarification du cadre légal, d’actions de formation et d’information, pour les salariés comme pour les managers. Ceci explique une meilleure prise en charge des situations par le management.

Les cas bloquants ou conflictuels. Parmi les cas qui nécessitent une intervention du management, ceux qui bloquent ou deviennent conflictuels continuent de progresser : 16 % en 2017, contre 14 % en 2016 et 12 % en 2015. Ces cas ne représentent sur le total que 7,5 % des cas, mais ils peuvent remettre en question le bon fonctionnement des équipes et le lien social. Au total, un manager sur cinq reste débordé par le fait religieux.

Quelle prise en compte du fait religieux dans l’entreprise ? De moins en moins de managers attendent que l’entreprise s’adapte à la pratique religieuse des salariés, par rapport aux années passées (28 % pour cette année et 40 % en 2016). Cependant, les personnes interrogées continuent de faire la différence entre les situations et sont plus ouvertes au fait de prendre le critère religieux pour faire les plannings de vacances par exemple, que pour constituer les équipes.

Les salariés favorables à l’évolution des règles régissant le fait religieux dans l’entreprise. L’enquête montre que les personnes interrogées souhaitent une approche au cas par cas et ne veulent ni une laïcisation des entreprise sur le modèle public, ni une absence de règles pour encadrer l’expression du fait religieux. Le rôle du règlement intérieur dans ce débat semble être une bonne chose pour trois personnes interrogées sur quatre, alors qu’en 2016, 65 % des personnes s’y opposaient. Pour le moment, peu d’entreprises ont utilisé cette possibilité d’inclure la neutralité dans le règlement, alors que 41 % des personnes aimeraient que cela soit fait dans de leur entreprise.

Les salariés ne ferment pas la porte à la pratique religieuse dans l’entreprise. Discuter de sujets religieux avec ses collègues continue d’être accepté en entreprise, autant que prier pendant les pauses, à condition que la prière soit individuelle, ne perturbe pas le travail et se fasse dans un lieu discret. La plupart des personnes pensent que l’on n’est pas obligé de demander à son manager de prier, si cela est fait pendant les pauses.

La place de la religion entre collègues. Lorsqu’une personne est croyante et pratiquante, les collègues le savent généralement. Les résultats de l’enquête de 2017 montre que 33 % des personnes interrogées pensent que la religion peut avoir des effets négatifs au travail, 43 % que cela ne change rien et 24 % que cela peut être bénéfique.

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Analyse des réponses apportées par les grandes entreprises françaises au fait religieux

Les questions religieuses en entreprise ne datent pas d’aujourd’hui, puisque depuis les années 70, il en était question, notamment dans le secteur automobile, avec l’arrivée massive de travailleurs du Maghreb. Auparavant, on pouvait s’arranger localement. Depuis 5/6 ans notamment, les petits arrangements locaux ne suffisent plus quand les salariés mobilisent cet aspect de leur vie privée pour questionner l’identité au travail. Le fait religieux ne peut plus rester comme avant à la porte des entreprises.

Se positionner face à des demandes religieuses est devenu un acte de management complexe que les grandes entreprises essaient de rationaliser en créant des guides du manager sur ces sujets. Ces guides révèlent différents types de posture et soulèvent des questions à plusieurs niveaux : le religieux a-t-il le droit de cité en entreprise ou doit-il être relégué à la sphère privé ? Est-il plutôt source de craintes, de tensions, ou plutôt de dialogue et de performance organisationnelle ? Menace-t-il le travailler ensemble ou l’enrichit-il ?

Tous les guides s’appuient sur les critères de la HALDE, aujourd’hui Défenseur des Droits, à savoir la protection des individus (liberté, sécurité, hygiène) et bonne marche de l’entreprise (aptitudes du salarié à remplir sa mission, organisation des équipes et intérêts commerciaux). Mais les réponses proposées diffèrent considérablement d’un guide à l’autre.

Les trois niveaux d’analyse de la religion en entreprise

La religion est une affaire individuelle et peut être analysée à travers l’identité, c’est-à-dire la relation de chaque personne avec le sacré que l’individu en entreprise peut dévoiler ou non. Elle peut être analysée également par l’appartenance à un collectif. La religion peut être vécue comme un moyen d’appartenir à un groupe partageant les mêmes convictions. La religion en entreprise peut aussi être regardée sous son aspect organisationnel : elle peut faire écho à d’autres préoccupations comme la conciliation vie privée/ vie professionnelle, les politiques de gestion de la diversité. La religion peut aussi rentrer en concurrence avec des pratiques managériales déjà existantes.

La religion en entreprise renvoie enfin à un dernier niveau d’analyse : l’héritage sociétal du pays en question, à travers les représentations du profane et du sacré et les relations avec la Loi, très liées en France à l’interprétation du principe de laïcité, depuis 1905.

Les trois postures identifiées sur la religion en entreprise

Les trois postures principales analysées dans les guides managériaux des grandes entreprises françaises comme La Poste, Casino, Orange, la RATP, EDF, IBM, Véolia, Areva, Air France,) sont : le refus, la tolérance et l’accommodement.

Le premier type d’entreprise refuse catégoriquement de prendre en compte la diversité religieuse dans leur entreprise pour deux raisons : l’impératif de neutralité (quand elles abritent des fonctionnaires, entre autres, mais pas que) et le risque de prosélytisme ou de surenchère. Les responsables diversité de ses entreprises tiennent le religieux à distance, en ayant parfois même des pratiques discriminatoires. Cette attitude peut être aussi du déni, ou de la diabolisation, en particulier par rapport à l’islam. La RATP est emblématique de cette posture.

La deuxième posture est celle de la tolérance, apparentée parfois à du laxisme. Certaines entreprises accèdent sans hésiter à toutes les demandes religieuses de leurs salariés par peur d’être considérées comme racistes ou discriminantes et à la recherche de performance économique. Elles méconnaissent parfois la loi et ou la religion et peuvent valider des formes de prosélytisme en fermant les yeux sur certains comportements. Elles peuvent aussi justifier cette posture pour retenir ou attirer des salariés grâce à leur réputation de tolérance ou gagner de nouveaux marchés. Le groupe Casino correspond à cette posture de tolérance, au niveau organisationnel.

La troisième posture est celle de l’accommodement, des aménagements. On n’accepte pas tout, on ne refuse pas tout, on essaye de répondre au mieux sur la base de critères précis pour concilier intérêts particuliers sans sacrifier l’intérêt général. Ces entreprises sont assez avant-gardistes en termes de diversité et essayent d’intégrer la religion dans le cadre de la culture d’entreprise. Le but de ces entreprises est de refléter la société dans laquelle se trouve l’entreprise dans une logique de RSE et de dialogue social.

Elles reconnaissent l’islam comme la deuxième religion en France. Elles pensent qu’il est important de jouer un rôle dans l’émancipation de certaines personnes qui surinvestissent le religieux : c’est une logique de parties prenantes à satisfaire, parmi lesquelles la partie prenante invisible, la spiritualité, Dieu, au même titre que l’attention aux générations futures. Une autre motivation est de proposer aux salariés un cadre de travail épanouissant. Il s’agit de concilier le « je » de l’autonomie de la personne et le « nous » du projet d’entreprise. EDF, Orange et La Poste reflètent cette posture des accommodements. Il serait intéressant de voir comment cela fonctionne dans les plus petites entreprises et en fonction du statut et du métier des entreprises.

Synthèse de Marie DAVIENNE – KANNI

Colloque Entreprises, Territoires et Inter-Culturalité – Université Catholique de Lyon

31 mai 2018