A l’instar de mouvements chrétiens comme les Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens, des entrepreneurs musulmans commencent à s’organiser en associations pour aider les dirigeants à réfléchir à leurs pratiques à l’aune de leur foi et pour participer aux débats de société. En effet, pour les EDC, l’entreprise est le lieu de respect et de promotion de la dignité humaine.
Ainsi, il semble intéressant de se poser la question de ce qui anime l’action du leader, d’autant plus que la mondialisation, les restructurations et la gestion d’une entreprise peuvent mettre en tension certaines valeurs chez le leader et le mettre dans des situations difficiles voire impossibles. Ce qui anime le leader peut s’analyser en réfléchissant au sens qu’il donne à ce qu’il fait, et notamment par l’aspect spirituel de son action. En effet, les valeurs spirituelles sont chez l’être humain de véritables leviers d’action et de changement.
La recherche autour du spirituel en sciences de gestion dans le contexte académique français n’en est qu’à ses débuts, comme le montre l’apparition récente de conférences et de colloques académiques sur ce sujet. Alors qu’au Québec, la Chaire Management et Spiritualité au sein de HEC et le Forum international sur le management, l’éthique et la spiritualité (FIMES) s’est intéressé au sujet. Dans le monde anglo-saxon il existe depuis les années 1990 un courant de recherche qui s’intéresse à la “workplace spirituality”. C’est Mary Follet qui la première a jeté les fondations de ce courant. Dans son livre “Creative experience”, elle estime qu’un “bon” climat humain dans les organisations exige de préserver l’intégrité de l’individu en même temps que de renforcer le sentiment communautaire autour de valeurs spirituelles partagées. Des auteurs comme Conger (1994), Fairholm (1997), Mitroff et Denton (1999), Fry (2005) , Giacalone et Jurkiewicz (2010) ont fait des recherches sur ce thème, qui a été institutionnalisé avec la création d’un groupe Management, spirituality and religion au sein de l’Academy of Management. Cependant, comme le remarque D. Bessire et H. Mesure (2009), la plupart de ces études renvoient plus au religieux qu’au spirituel à proprement parlé.
Dans ce champ anglo-saxon de la workplace spirituality, il a en fait deux types d’études : celles qui travaillent sur la manière dont une personne peut exprimer sa spiritualité au travail et celles qui montrent comment l’expression de la spiritualité dans l’entreprise peut favoriser la performance. Et même si le spirituel et le religieux ont de plus en plus leur place dans le champ de la recherche et dans les organisations, ils sont encore largement tabous, voir même combattus, notamment en France. Ce refoulement est dû à des caractéristiques de l’entreprise contemporaine.
La dimension spirituelle peut se définir de manière plus large que la dimension religieuse. En effet, quatre éléments sont communs à l’ensemble des nombreuses définitions que propose la littérature académique sur ce sujet. Ce sont : la recherche de sens de la vie et de l’activité des hommes, le rapport à la transcendance, le rapport aux autres et la quête du bonheur. Les recherches sur la spiritualité dominent largement la littérature académique. La spiritualité est plus englobante que la religion et permet d’avoir une vision intégratrice. Ce courant de recherche met l’accent sur la transcendance et voient les dirigeants et cadres comme des guides spirituels qui peuvent permettre aux employés d’avoir une démarche de croissance personnelle.
Certaines études ont tenté d’expliciter l’apport de la religion au fonctionnement des entreprises et notamment l’influence de l’islam sur le management (Yousfi, 2007). En effet, elle affirme que différents travaux de recherche se sont inspirés de Max Weber (1905) et de son œuvre “L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme” en affirmant que l’islam serait une entrave au progrès économique (Lewis, 2002), ce qui semble difficile à recevoir. Mais quel peut en effet être le lien entre la religion musulmane et les pratiques managériales ? Héla Yousfi essaie de comprendre la manière dont les référents religieux se combinent à d’autres références pour faire sens pour le manager et inspirer sa pratique en entreprise.
L’héritage religieux et le contexte culturel dans lequel évolue un leader en entreprise pourra ou non peser sur les décisions et les actions de celui-ci. Il n’existe en fait aucune étude académique française qui ne se soit penchée sur les valeurs spirituelles des leaders en entreprise sous l’angle des religions chrétiennes et musulmanes. C’est ce que nous nous proposons de faire dans ce travail. La question est de savoir si le fait d’être catholique ou musulman pour un leader change ou non la pratique des affaires ? Et si oui, quelle pourrait être l’influence de valeurs spirituelles chrétiennes et musulmanes dans le leadership d’une entreprise ?
1. Construction du cadre théorique : leadership et spiritualité
- Qu’est-ce qu’un leader et qu’est-ce que le leadership ?
Le terme vient de l’anglais leader, qui est apparu au 13ème siècle en Angleterre. Il vient du verbe anglais to lead, qui veut dire mener, guider. En France, Alfred Binet l’emploie dès 1900 sans réserve et sans retenue dans son ouvrage « Suggestibilité ». Le terme leader est admis avec réticence par l’Académie Française dans les 8ème et 9ème éditions de son Dictionnaire (1935 et 1990). Le leadership est une notion qui fait l’objet d’études récentes nous dit Jean-Michel Plane (2015) qui fait une description des grandes théories du leadership depuis Warren G. Bennis jusqu’au leadership partagé. Il définit quant à lui le leadership comme “un processus d’orientation et influence décisifs d’une personne sur l’action d’un groupe humain en vue de mettre en place une politique et d’atteindre un certain nombre d’objectifs plus ou moins précis”. Pour lui, le leadership s’incarne dans une personne qui a une capacité de vision et d’animation qui sont fondamentales. Selon Meyer et al. (2004), “le leader entraîne les autres par sa capacité d’attractivité et conduit une équipe vers la performance durable.” House et al. (2004) définissent eux le leadership comme “la capacité d’un individu à influencer, à motiver et à rendre les autres capables de contribuer à l’efficacité et au succès des organisations dont ils sont membres.”
- Le leadership spirituel
L’approche que nous choisissons de prendre comme cadre de référence est le « leadership spirituel ». En effet, nous voyons poindre depuis une quinzaine d’année, parmi les approches du leadership, celle du leadership spirituel, notamment chez Fry (2003), Wilber (2008) et Voynnet-Fourboul (2012). Le leadership spirituel s’appuie sur le leadership fondé sur les valeurs et par le maintien d’une culture de confiance. Cette perspective suppose que les gens n’ont qu’un seul esprit, qui se manifeste tant dans leur vie professionnelle que dans leur vie personnelle, et que l’activité de leadership engage les individus à ce niveau de spirituel. Le leadership spirituel développe des sensibilités éthiques supérieures. Il considère les questions telles que la transcendance, les pratiques spirituelles, la sagesse contemplative, l’humilité et d’autres qualités intemporelles. Plus que d’autres approches du leadership, elle met l’accent sur l’importance de l’équilibre, de l’harmonie et de l’unité. Le leadership spirituel intègre les composantes de la vie au travail et de la vie personnelle dans un système global qui favorise la croissance continue, l’amélioration et la conscience de soi de telle manière que les leaders voient les autres comme des personnes entières avec une variété d’émotions, de compétences, de connaissances et de talents qui vont au-delà des limites étroites des besoins d’emplois.
Plusieurs outils existent pour analyser le leadership spirituel, dont celui développé par Richard Barrett, le « Cultural Transformation Tools ». Les coachs et consultants en entreprise utilisent régulièrement une approche par les valeurs et notamment le « Cultural Transformation Tools ». Cette approche permet d’articuler valeurs et leadership au moyen d’un questionnaire, d’une analyse et d’un échange pour faire le point sur la situation de leadership et les développements possibles.
Voynnet-Fourboul (2016) propose une grille de lecture de cette théorie et de sa mise en application dans les entreprises par l’accompagnement des cadres et dirigeants sous la forme d’un coaching. Les différents types de leadership évoqués ci-dessous posent des défis et ne sont pas sans limites. « A l’heure où les collaborateurs ont des conceptions, des priorités, des expériences, une vision du monde différente, est-ce toujours facile et souhaitable d’être alignés dans une seule direction qui n’est peut-être pas la bonne ? », nous dit-elle.
Selon elle, l’apport du leadership spirituel se situe sur une « sorte de modération par rapport aux effets de la transformation sur les autres. » En effet, vouloir transformer les autres peut être justifié si et seulement si cette transformation respect la dignité des personnes que l’on souhaite transformer. Le leadership spirituel propose ainsi un cadre vertueux aux leaders d’entreprise. Ce courant cherche à « valoriser les personnes en les écoutant et en mettant en avant les besoins des autres avant les siens ». Il s’agit d’équilibrer les intérêts de toutes les parties prenantes en essayant de les guider du mieux possible. Ce type de leadership demande un haut niveau de confiance du leader dans la capacité des membres de son entreprise à résoudre des problèmes de manière collective et à prendre des décisions qui vont dans le sens du bien-être commun. Le partage de l’information est également quelque chose de crucial car il aide les membres à faire sens par rapport à ce qui se passe ; « l’information circule librement et les décisions sont prises en équipe ».
Toute personne a des valeurs qui sont stables et qui peuvent évoluer. « Le leadership spirituel s’efforce à la vertu et donc a des valeurs qui transcendent l’égo et intéressent la communauté au sens large », selon C. Voynnet-Fourboul (2016). Les valeurs peuvent se définir comme des « qualités et des standards importants qui ont un certain poids dans l’action. » (Van Der Wal et Al., 2008). Les valeurs sont ce qui fonde le comportement d’une personne ou d’une organisation et participent ainsi de la culture (Edouard T. Hall, 1976).
Richard Barrett et un auteur britannique, conférencier et leader d’opinion internationalement reconnu qui a écrit sur le leadership, le développement du leadership, les valeurs, la conscience et l’évolution culturelle dans les affaires et dans la société. Il a développé une théorie des étapes universelles de l’évolution, les concepts d’entropie personnelle et culturelle et a créé des instruments d’évaluation basés sur la hiérarchie des besoins humains et des modèles de conscience supérieur de Maslow, pour cartographier les valeurs des individus, des organisations, des communautés et des nations qui s’appelle les Culturel Transformation Tools (CTT). Il s’appuie sur les travaux de Maslow (1943), de Dilts (2006) et de Wilber (2008) et propose une catégorisation des valeurs en 4 domaines : le domaine physique, émotionnel, mental et spirituel :
- Le physique : Survie
- L’émotionnel : Relations et Estime de soi
- Le mental : Transformation
- Le spirituel : Cohésion interne, Inclusion et Unité
Richard Barrett essaie également de mesurer les valeurs des personnes qui travaillent dans différentes organisations et fait des comparaisons. Il fait choisir aux membres de l’organisation dix valeurs dans une liste d’une centaine de mots, en faisant tout d’abord référence aux valeurs personnelles, puis aux valeurs actuelles de l’organisation et enfin aux valeurs désirées pour l’organisation, toujours du point de vue de chaque personne. Il associe toutes les valeurs à sept niveaux de conscience présenté ci-dessous.
La réponse au questionnaire des valeurs ne se limite pas à une analyse mécanique, mais peut entraîner un échange sur la signification du choix des valeurs et ce qu’elles recouvrent pour la personne. On peut se poser des questions concernant la distribution des valeurs par niveau (niveau vide, autres valeurs présentes ?,…), sur le poids des valeurs (quelle est la valeur la plus importante ?), sur les valeurs potentiellement limitantes, sur l’orientation des valeurs (individuelle, relationnelle, organisationnelle, sociétale), sur la comparaison entre les valeur pour chaque liste (personnelles, organisationnelles actuelles et désirables), et en déduire les actions ou changements à mettre en place.
Peu de chercheurs ont utilisé cet outil appelé Cultural Transformation Tool (CTT) de Richard Barrett, qui est bien gardé par les consultants. Selon Catherine Voynnet-Fourboul (2016, page 129), « c’est un outil pertinent qui permet de voir apparaître un ordre dans le développement du leadership des personnes : du leadership facilitateur au leader intégrateur pour aboutir au leader partenaire/ visionnaire. Les valeurs suivent un développement de l’égo à l’âme tout au long de la vie. » C. Voynnet-Fourboul (2026, page 129) affirme que “le leadership spirituel interroge l’équilibre avec les autres formes de leadership : en effet, le but pour un leader est d’atteindre un large spectre.” Il faudrait, selon elle que le leader soit “capable de gérer les situations d’urgence, se savoir se lier avec tout un chacun, de construire des systèmes de processus efficaces, de responsabiliser les personnes, d’être digne de confiance, de susciter une vision qui inspire, de coopérer avec les autres, d’avoir de la compassion et de cultiver la sagesse”.
L’intérêt de l’outil de Richard Barrett est qu’il fait un lien entre les valeurs et le leadership. La réponse au questionnaire des valeurs ne suffit pas à analyser le leadership et il est nécessaire d’échanger avec la personne sur la signification du choix des valeurs et ce qu’elles recouvrent pour la personne. Parmi toutes les approches du leadership, celle du leadership spirituel et plus spécifiquement l’outil de Cultural Transformation Tools paraît pertinent pour analyser le lien entre les valeurs spirituelles et la pratique en entreprise. En effet cet outil est utilisé par nombres de coach et consultants en entreprise qui souhaitent travailler sur la culture de l’entreprise et son organisation. On peut présupposer que les valeurs d’un leader soutiennent son action et qu’elles influencent leur manière d’être et de faire. Il est également possible de faire un lien entre le dirigeant et la culture de l’entreprise ou pour le moins des équipes qu’il gère.
Cette approche du leadership spirituel de Richard Barrett permet de pouvoir reformuler la problématique à savoir : Dans quelles mesures les valeurs chrétiennes et musulmanes ont-elles une influence sur une ou plusieurs dimensions du leadership pensé par Richard Barrett ?
Une première proposition pourrait être que l’adhésion à des valeurs religieuses chrétiennes ou musulmanes soutient les dimensions 1 à 4 du modèle de Richard Barrett. Une deuxième proposition serait que l’appartenance à la religion chrétienne ou musulmane alimente les dimensions 5, 6 et 7 du modèle de Richard Barrett. En effet, on peut penser qu’être croyant, chrétien ou musulman participe d’une volonté de prendre en considération les différents niveaux de conscience évoqués par Barrett.
2. Modèle d’analyse : déroulement de la recherche et présentation de l’échantillon
Pour avoir matière à réflexion, nous avons ainsi interviewé 19 dirigeants et managers d’entreprise en leur déroulant un questionnaire. Nous avons travaillé en lecture continue sur les entretiens, en essayant de regrouper les items par thématiques, en fonction de ce qui ressortait de manière récurrente dans les discours des personnes. Le questionnaire étant séparé en deux parties, l’une plutôt sur la vie professionnelle, la vision du rôle de dirigeant et des relations idéales dans l’entreprise, et l’autre sur le versant spirituel et religieux. L’analyse des entretiens a été recoupée avec les résultats des diagnostics du Cultural Transformation Tools de Richard Barrett que nous avons également analysé et regroupé pour faire une synthèse, enrichir l’étude des entretiens et pour faire le lien avec le cadre théorique choisi. Il a été proposé à toutes les personnes interrogées une restitution finale au mois de septembre. Huit dirigeants à ce jour ont répondu présents.
Voici un tableau récapitulatif en fonction du sexe et de la religion de l’échantillon étudié :
Femmes | Hommes | Total | |
Chrétiens | 3 | 8 | 11 |
Musulmans | 2 | 5 | 7 |
Non croyant | 0 | 1 | 1 |
Total | 5 | 14 | 19 |
Nous avons interrogé 19 leaders d’entreprise au total que nous présenterons par âge, sexe, les femmes chefs d’entreprise, par religions en fonction des pourcentages de la population française, puis par origine géographique et par profil. Nous parlerons également du climat des entretiens.
L’âge des 19 personnes interrogées va de 35 à 77 ans. 4 sont à la retraite et les 15 autres en activités de dirigeants d’entreprise, manager d’équipe ou l’ont été à un moment donné dans leur carrière. La moyenne des personnes interrogées est de 51 ans. En comparaison de la population active française, l’échantillon interrogé est globalement plus âgé. Nous n’avons pas interviewé de dirigeant de moins de 24 ans. De plus, les dirigeants entre 50 et 64 ans sont sur représentés. Cela est dû à l’expérience induite pour être dirigeant. Les femmes représentent un peu moins de la moitié de la population active en France. Cet échantillon est à ce titre peu représentatif de la population active française.
Si l’on prend le nombre de femmes dirigeantes d’entreprises, il varie entre 10 et 15 % des dirigeants en France. Notre échantillon comporte 5 femmes sur 19 personnes interrogées, les femmes y sont donc largement représentées. Les statistiques religieuses ne sont pas autorisées en France. Les chiffres ci-dessous s’appuient sur différents sondages d’opinion réalisés entre 2010 et 2015. Ils ne rendent pas compte de la pratique plus ou moins régulière, ni de la foi individuelle des personnes qui se déclarent chrétiens ou musulmans, mais leur attachement au christianisme ou à l’islam en tant que composante culturelle et historique de leur identité. Le nombre de chrétiens en France est donné pour être un peu plus que la moitié des français. Pour nos entretiens, le nombre est légèrement plus élevé que celui des chrétiens en France. Les dirigeants interviewés chrétiens sont tous catholiques. Un des dirigeants est issu d’un couple mixte protestant-catholique et a vécu en Suisse. Par contre, la part de musulmans interrogés dans mon échantillon est plus importante que la part des musulmans répertoriés en France.
3. Les résultats de l’analyse
- Rôle de leader et climat de l’entreprise
Les réponses aux questions autour du leadership a permis de cerner pour chacun quel est le rôle de leader. Pour les leaders interrogés, le leader étant celui qui est le chef d’orchestre, gardien de la vision, une aide pour grandir, un responsable, promoteurs de l’intraprenariat et du droit à l’erreur, au service des équipes et qui laisse la porte ouverte. Pour les personnes interrogées, les relations idéales dans l’entreprise, apparaissent basées sur la confiance, le plaisir, les rituels, la proximité avec les collaborateurs, la solidarité, l’espace d’expression libre, la bienveillance et l’amitié.
Une question interroge les dirigeants sur les situations où leurs valeurs ont été mises à mal et où cela a été difficile pour eux. Les situations qui ont été compliquées pour eux sont celles notamment des licenciements qui semblent être pour eux un point de crispation et de questionnements intense. En effet, ce n’est jamais simple de se séparer d’une personne surtout quand ils ne maîtrisent pas le contexte économique. Un autre exemple de situations compliquées au regard des valeurs est évoqué par trois leaders est l’honnêteté notamment au niveau financier. En effet, quand certaines propositions pourraient être faites à des clients, et que les dirigeants sentent que ce n’est pas la meilleure des solutions, ils préfèrent dirent clairement les choses à leurs clients, quitte à les perdre.
- Synthèse des questionnaires de valeurs de Richard Barrett
Regardons maintenant de plus près les réponses au questionnaire envoyé par internet qui comportait une liste de cent valeurs dans lesquels il fallait choisir dix valeurs de manière préférentielle. Quinze leaders sur les dix-neuf ont répondu au questionnaire du diagnostic “Cultural Transformation Tools”. Ils ont été analysés et regroupés en fonction du nombre de réponses dans chaque niveau qui ont été répartis en pourcentage.
Voici ce qui en est ressortis : Le niveau 5 est celui qui est le plus important sur tous les entretiens, au niveau du nombre d’occurrences des réponses. Il est intitulé : “Donner du sens à son existence”. Ensuite vient le niveau 4, puis le niveau 7, qui est celui du service désintéressé. Le niveau 2, avec le sentiment d’être aimé et protégé, puis le 3, le 6 et le niveau 1. Voici niveau par niveau les valeurs qui ont été choisies par les quinze dirigeants qui ont répondu au questionnaire.
Niveau 1 : Satisfaire nos besoins physiques et de survie – Manager de crise. Les quatre réponses ayant attrait au niveau 1 sont le contrôle, la prudence et la santé. Le contrôle est un élément qui peut potentiellement être limitant et peut inhiber les relations et la créativité. La prudence quant à elle peut entraver la capacité à explorer de nouvelles idées et à s’ouvrir à des opportunités.
Niveau 2 : Avoir le sentiment d’être protégé et aimé – Manager paternaliste. Les termes qui ont attiré notre attention sont « l’attention, la bienveillance, prendre soin ». Ils reviennent le plus souvent dans cette catégorie, suivis par le respect et la reconnaissance.
Niveau 3 : Avoir le sentiment de sa propre valeur – Manager/organisateur.
Niveau 4 : Se libérer des peurs, avoir le courage de se développer et grandir – Leader/ facilitateur. Le travail en équipe et l’équilibre de vie entre vie professionnelle et vie personnelle arrive en premier dans les réponses, suivi de l’adaptabilité et du courage, qui est revenue également à plusieurs reprises dans les entretiens. L’esprit entreprenarial est aussi évoqué.
Niveau 5 : Donner du sens à son existence – Leader intégrateurs. C’est la catégorie la plus importante des sept niveaux. Les termes qui sont les plus utilisés dans les réponses des leaders sont l’enthousiasme et l’attitude positive, l’humour et le plaisir en deuxième position, la justice et l’équité et l’ouverture d’esprit.
Niveau 6 : Faire une différence positive dans le monde – Mentors/partenaires. Ce niveau ne représente que 7% des réponses choisies par les leaders. La valeur leadership et bien-être physique, émotionnelle, mental et spirituel, le coaching/mentoring, faire la différence et la valeur dialogue ont été mentionnées.
Niveau 7 – Service désintéressé – Sages/ visionnaires. L’éthique est la valeur qui arrive en premier, suivi de l’humilité et de la vision. Il est à noter que les trois jeunes dirigeants interrogées ne parlent n’évoquent pas de valeurs dans cette catégorie. Serait-ce l’apanage de l’âge ?
D’après les valeurs qu’ils ont sélectionnées et les résultats de l’analyse du questionnaire, les résultats du diagnostic permettent de dire que huit des leaders sur les quinze qui ont répondu sont des personnes pour lesquelles il est important de donner du sens. Ces leaders possèdent “un ensemble de principes moraux” qui sont importants pour eux dans la “façon dont ils traitent les autres et la façon dont ils souhaitent être traités.”
4. Résultats
En guise de synthèse, voici ce qui ressorti des entretiens (items revenant régulièrement) et des diagnostiques de valeurs sur l’ensemble des éléments à notre disposition. Il en ressort que sur notre échantillon de 19 personnes interrogées, les valeurs spirituelles inspirées de la foi chrétienne et musulmane ont un certain impact dans la manière dont les dirigeants agissent au quotidien dans leur travail. D’après l’analyse des entretiens et des résultats du diagnostic du questionnaire de Richard Barrett, et pour répondre à la première proposition énoncée plus haut, il semblerait que l’adhésion à des valeurs chrétiennes et musulmanes pourrait soutenir les leaders en entreprise et notamment sur la conscience qu’ont les dirigeants de la survie, des relations, de l’estime de soi et de la transformation (niveau 1 à 4). Selon le graphique, 40 % des réponses au questionnaire de Richard Barrett et des items rencontrés dans les entretiens apparaissent dans les niveaux 1 à 4, qui sont les niveaux physiques, émotionnel et mental.
Les deux niveaux qui sont les plus représentés sont le niveau 2 (importance des relations : vivre des relations harmonieuses et loyales, communication ouverte, satisfaction des clients amitié) et le niveau 4 (renouvellement et apprentissage continu : se sentir responsable vis-à-vis d’autrui, adaptabilité, responsabilisation, travail en équipe, orientation par les objectifs, développement personnel). Les niveaux 1 et 3 ont été évoqués par l’un ou l’autre, mais cela reste très marginal par rapport aux autres dimensions.
En effet, nous retrouvons également dans les entretiens cette volonté de développer des relations de confiance, de bienveillance et d’amitié qui reviennent dans les discours des dirigeants, et également ces notions de responsabilité et d’équilibre entre le collectif et l’individu. Il semblerait également que les valeurs chrétiennes et musulmanes orientent les leaders dans leur quotidien en entreprise sur le plan spirituel (niveau 5 à 7), puisque 60 % des réponses au diagnostic de Richard Barrett se situent dans ces dimensions de conscience. Le domaine spirituel regroupe les niveaux 7 (sagesse et pardon), 6, (faire une différence dans le travail ou dans la société) et le 5 (se centrer sur les valeurs ou la vision). Une large part est donnée au niveau 5 qui implique valeurs partagées, vision, engagement, intégrité, confiance, créativité, ouverture, transparence, intelligence collective. Il représente à lui seul 40 % des items choisis par les leaders.
Les leaders mettent en avant le lien qu’ils font entre leur foi, les valeurs qui, pour eux, viennent de la religion qu’ils pratiquent et la manière dont ils conçoivent la relation à autrui, la relation au travail, et leur propre rôle dans leur organisation. Ces leaders s’ils ne parlent pas religion au travail sont souvent pressentis par leur entourage professionnel comme croyants. Les personnes de leur entreprise savent plus ou moins qu’ils sont croyants. Pour d’autres, les valeurs issues de leur religion sont importantes, et elles cohabitent avec d’autres sources d’inspiration. Leur valeurs sont en partie inspirées de leur foi, de leur pratique, et de leur appartenance à une ou plusieurs communautés de croyants, mais ils n’en parlent pas comme l’inspiration principale. Aux vues de ces réponses, on peut émettre l’idée que la croyance religieuse des dirigeants interrogés participe d’une spiritualité qui leur permet au quotidien dans leurs missions en entreprise d’être plus centré sur une vision large de leur travail et de leur participation au monde.
On peut aussi s’étonner que l’impact des valeurs religieuses des leaders rencontrés ne les conduise pas à déclarer principalement des valeurs spirituelles et de services désintéressés. La question qui se pose est de savoir si l’orientation économique peut être plus présente que leur orientation personnelle.
5. Discussion
La nouveauté de cette étude réside dans le fait d’avoir travaillé avec un outil peu utilisé par la recherche universitaire, à savoir le Cultural Transformation Tools de Richard Barrett. Catherine Voynnet-Fourboul (2016, page 129) le dit fort bien : « Peu de chercheurs ont validé ou utilisé ce type d’outil précieusement gardé par les consultants. Bien d’autres outils existent également, on peut penser à l’inventaire des vertus de Seligman (2005), qui n’est pas si éloigné quoi que ne faisant pas de lien aussi explicite avec le développement du leadership ».
Les résultats de cette étude qui utilise cet outil est la réalisation pratique invoquée par Catherine Voynnet-Fourboul. Ce travail met à jour un lien direct entre les valeurs venant des religions chrétiennes et musulmanes et la pratique des affaires, ce qui n’avait pas été fait avant dans les travaux de recherche universitaire. Un dirigeant peut donc prendre conscience des niveaux qu’il aurait besoin ou envie de travailler pour élargir sa palette de réflexion et d’action, et travailler sur la culture de son entreprise en même temps que sur lui-même.
Ce travail apporte également un éclairage sur la communauté musulmane dirigeante en France, un aspect qui a peu été étudié par la recherche universitaire française. Il est intéressant d’analyser comment les valeurs issues de l’islam chez les dirigeants musulmans français peuvent influencer les pratiques en entreprise. En effet, de nombreuses études cherchent à étudier le marketing et la finance dans l’islam, mais les valeurs musulmanes qui pourraient être un support à l’action des dirigeants musulmans n’ont pas encore fait l’objet de recherche dans le contexte particulier de la France.
Comme toute recherche, cette étude présente des limites certaines et il serait intéressant de pouvoir préciser la notion d’appartenance communautaire et la pratique, d’étudier l’apport nécessaire à la croyance religieuse intégrée au valeurs spirituelles des CTT de Richard Barrett, d’analyser les corpus religieux en ce qui concerne les rapports au travail de manière plus fine, d’élargir la base des leaders interrogées à d’autres religions, spiritualité, à l’athéisme et à l’agnosticisme et enfin d’interroger les salariés des entreprises dont les leaders ont été questionnés dans cette étude. Il serait intéressant dès lors de mener une recherche exploratoire pour tester le modèle de Richard Barrett sur ces problématiques.
En conclusion, ce travail a cherché à analyser les valeurs spirituelles des leaders catholiques et musulmans et les liens avec leurs pratiques en entreprise. En effet, la recherche universitaire étudie le marketing et la finance islamique, notamment, mais n’a pas encore étudié le lien qu’il pourrait y avoir entre les valeurs religieuses et l’action des dirigeants qui se réclament du christianisme ou de l’islam. Ce travail a pu se faire en trouvant un ancrage dans l’approche du leadership spirituel étayé par les Cultural Transformation Tools de Richard Barrett. C’est un outil qui permet de faire le lien entre les valeurs d’une personne et son niveau de conscience personnelle. Cette étude s’appuie aussi sur une série d’entretien de leaders en entreprise.
Les résultats de cette recherche ont pu mettre à jour certains liens entre l’influence de valeurs issues du christianisme et de l’islam comme facteurs de développement des leaders dans certains des niveaux de conscience, et notamment le niveau spirituel. Ce travail présente bien des limites, dues notamment à l’échantillon qui aurait plus être plus large, et au temps qui nous était compté.
Il serait intéressant d’élargir cette recherche à différents niveaux :
- Quelle pourrait être l’importance de l’appartenance communautaire au sein d’une religion des dirigeants ?
- Quels sont les discours des corpus religieux catholiques et musulmans, notamment, sur ces dimensions spirituelles ?
- Comment enrichir les CTT de Richard Barrett de ces dimensions religieuses ?
- Pourrait-on interroger des dirigeants de différentes religions ou spiritualités, et des athées et agnostiques ?
- Les salariés des entreprises dont les leaders ont été interrogés corroborent-ils le discours de leur dirigeant ?
Pour cela, il serait utile de mener à bien un travail de thèse en creusant tout d’abord la théorie du leadership spirituelle de Richard Barrett.
Marie DAVIENNE – KANNI
21 Janvier 2019