L’anniversaire des 60 ans du début de la guerre d’Algérie n’a, il faut le dire, pas été l’occasion de beaucoup de commentaires de notre côté de la méditerranée. Ce n’est bien entendu pas le cas en Algérie et c’est bien normal: leurs commémorations mettent l’accent sur 1954, et le début de la guerre contre la présence coloniale française, tandis que la France célèbre surtout la fin de la guerre, près de huit ans plus tard. C’est loin d’être un détail: cela prouve le malentendu historique qui perdure entre ces deux nations. Pour les Algériens, le 1er novembre explique la guerre par l’histoire longue de la colonisation, tandis que pour les Français, il s’agit d’insister sur le départ des harkis et l’exil des Européens, ceux que l’on appellera plus tard les « pieds-noirs ». Cette distorsion temporelle (le début ou la fin de la guerre comme commémoration essentielle) entre l’un et l’autre pays au sujet des manifestations du souvenir donne à réfléchir.
Ces dernières années, nous sommes passés d’une période d’amnésie française envers cette séquence de notre histoire, à une hypermnésie traduite par une inflation de toute sorte de documentaires, films, romans, autobiographies, etc. Mais cela ne traduit pas pour autant une réelle connaissance de l’histoire !
C’est cette hypermnésie nouvelle qui nous fait assister à une sorte d’éclatement, de fragmentation de la mémoire. Nos mémoires s’opposent et ont chacune une conception ainsi qu’une vision différente de l’histoire, ce qui se concrétise par exemple par la divergence au niveau des dates de commémoration. Fondamentalement, les conflits de mémoire se portent sur la date de fin de la guerre. En France, toute une partie symbolisée par les anciens combattants, les appelés, retient les accords d’Evian du 18 mars 1962. En revanche, les immigrés algériens qui vivent en France voient la tragédie de la manifestation du FLN à Paris le 17 octobre 1961 comme symbole tragique de la fin du conflit. Les pieds-noirs, eux, vont focaliser leur attention sur le massacre du 5 juillet de l’année suivante, avec le massacre et l’enlèvement à Oran de civils européens. Les Algériens d’Algérie, eux, célèbrent la fête de l’indépendance du 5 juillet 1962. On voit donc bien qu’il y a une séparation des mémoires, d’une rive à l’autre de la méditerranée, mais également d’un même côté, avec des différences entre les mémoires. Cette fragmentation des mémoires est due à un déficit des récits d’histoire. Il n’y pas de consensus mémoriel. Au contraire, on assiste à une séparation mémorielle: d’un côté des groupes veulent renoncer à toute forme de culpabilité vis à vis de la colonisation, qu’ils jugent positive. En Algérie, on est au contraire dans l’attente d’excuses pour la longue période coloniale. C’est là toute la difficulté.
Gardons toutefois le cap sur l’optimisme. Il faut, dans le fond, poursuivre le travail d’écriture de l’histoire, accorder une plus grande place aux historiens de tous bords, sans céder au tyrannisme de certains groupes de mémoire qui veulent imposer leur histoire en toute méconnaissance des faits. C’est pour ça qu’il est important de restituer l’ensemble des points de vues autour de cette histoire longue, des harkis aux indépendantistes, en passant par les pieds-noirs. Pour y parvenir, il faut respecter cette multiplicité des points de vue, les restituer, et non avoir une mémoire exclusive, univoque qui refuse la reconnaissance de la souffrance de l’autre, comme certains, tournée uniquement vers les immigrés de manière obsessionnelle. Il nous faut traiter l’histoire de la nation dans toute sa complexité.
Benjamin Stora, historien
Publication:
Dernier ouvrage: La guerre d’Algérie expliquée en images, publié au Seuil. Septembre 2014. 29€.
Pour en savoir plus : http://www.huffingtonpost.fr