Emmanuel Todd et le catholicisme français

ClaudeDagens

Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, le sous-titre de ce livre est important, car Emmanuel Todd sait qu’entre les bouleversements politiques et les phénomènes religieux existent souvent des imbrications et même des interactions. Le sociologue, avec des cartes à l’appui de ses analyses, veut faire œuvre de révélation. Il cherche à démasquer ce qui se cacherait derrière la grande revendication républicaine du 11 janvier 2015. Son diagnostic est rude : les motifs nobles de défense de la laïcité et de liberté d’expression ne seraient qu’une façade, alors qu’en profondeur, les manifestants s’inspireraient d’une idéologie à base d’autoritarisme et de refus de l’égalité, qui serait dans la société française la trace tenace d’une culture catholique en état de survie. J’ai pensé d’abord qu’il fallait refuser cette vision très partielle de ce que l’on appelle le catholicisme considéré comme un système autant qu’une religion.

Mais j’ai compris que l’intention de l’auteur est beaucoup plus large. Il sait montrer les dépendances réciproques qui relient crises politiques et évolutions religieuses : la Révolution française, de 1789 à 1795, est inséparable de la crise intellectuelle et spirituelle du catholicisme, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sans oublier l’influence janséniste, liée à une conception d’un Dieu désincarné, qui laisse la place libre aux rêves de transformation sociale. La dévitalisation du catholicisme provoque toujours des vides qu’Emmanuel Todd qualifie de métaphysiques.

Il n’est pas interdit d’analyser ainsi les temps actuels, marqués par des incertitudes économiques évidentes, surtout quand des logiques financières déliées du réel dictent leurs lois aux marchés, et marqués tout autant par un athéisme diffus, beaucoup plus inquiet que conquérant ou même humaniste. Emmanuel Todd a raison de penser que l’athéisme est devenu difficile, surtout si, pour faire bonne figure, il s’accompagne de transgressions aussi bien sexuelles que financières, qui donnent à ses adeptes l’impression non pas de se mettre à la place de Dieu, mais de jouer avec la vie et de défier la mort. Mais certains athées d’aujourd’hui ont le sens du tragique et de l’absurde. Ils se battent, ils luttent, ils ne rêvent pas de « réenchanter le monde », ils sont très différents des promoteurs de la première laïcité, si ardente dans ses projets d’émancipation des hommes par la raison, et encore plus des communistes du XXe siècle, qui se présentaient comme les prophètes d’un monde régénéré par la lutte des classes. Les temps actuels sont dominés par un désenchantement sournois et par une désacralisation assez générale de toutes les idoles d’antan, y compris de la République laïque, ce qui peut justifier un réveil laïciste parallèle à la résurgence de certaines formes de catholicisme intransigeant.

Reste la question lancinante, qui n’est pas le centre de la démonstration d’Emmanuel Todd, mais un de ses éléments latéraux : le catholicisme serait-il la religion du passé ?, condamné à survivre et à défendre sa place dans notre société sécularisée, en diabolisant les musulmans supposés tous dangereux et en consentant à ce nouvel antisémitisme que véhicule l’Islam international. Je crains qu’Emmanuel Todd n’ait partiellement raison, pas seulement à cause de ce positionnement plus ou moins caché d’un catholicisme traditionnel qui se servirait des autres religions pour assurer sa survie, mais en fonction d’une autre dérive : des catholiques, se sentant menacés ou concurrencés, peuvent être tentés de n’évaluer leur présence dans la société française qu’en termes d’influence politique, tout en adoptant des attitudes défensives et agressives face à l’État laïque.

D’autant plus qu’un réveil du laïcisme, inspiré par la phobie du « religieux », aussi bien musulman que catholique, cherche à combler le vide de la pensée politique, qui se contente d’observer la préparation des prochaines courses présidentielles. Face à ces durcissements réciproques, Emmanuel Todd a raison de penser et de dire qu’il faut prendre la religion au sérieux, en comprenant ce qu’elle apporte à notre société incertaine.

Nous voilà alors obligés, nous, catholiques en France, à renoncer à nos rêves d’antan, en reconnaissant que ce qui nous détermine le plus profondément, ce n’est pas notre influence politique, c’est notre expérience intérieure, spirituelle et même mystique, en exprimant par ce terme le désir de connaître et de rencontrer celui que nous appelons Dieu. Car l’intériorité et la mystique font aussi partie de la religion. Je le vérifie en exerçant ma mission d’évêque. On peut s’enfermer dans des pastorales de survie, en cherchant à faire revivre ce qui a disparu. On peut aussi – et c’est un long travail d’éducation – comprendre les temps actuels comme des temps de métamorphoses. Que les formes d’un catholicisme pensé comme un système d’ordre politique et moral subsistent, cela est certain ! Mais ce qui est passionnant, c’est de voir surgir aussi des formes nouvelles qui allient l’expérience intérieure et la pratique de la fraternité.

Avec ce qui demeure une « note » catholique : la conscience d’une responsabilité universelle, qui passe par l’Hexagone, mais qui nous interdit d’avoir des visions étroites du monde, d’autant plus que le pape François est là pour nous encourager à cet universalisme concret qui nous ouvre aux réalités de l’environnement autant qu’à l’accueil des étrangers parmi nous. Et qui nous rend aussi impatients de ce qui est au-delà de l’histoire et qui commence au-dedans de nous et de notre monde, en nous empêchant d’être esclaves des médiocrités et des ruses de l’actualité immédiate ! Je souhaite que les réflexions passionnées et quelquefois partiales d’Emmanuel Todd nous obligent à affronter, avec toutes nos ressources spirituelles, cette crise qui nous est commune et qui concerne notre avenir commun.

Le Monde.fr | 01.06.2015 à 10h53 • Mis à jour le 01.06.2015 à 10h55 Par Claude Dagens, évêque d’Angoulême de l’Académie française

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