Théodore Chassériau, « Le Khalife de Constantine Ali Ben Hamet, chef des Karachas, suivi de son escorte », 1845.
Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’organisation de l’État islamique, s’est proclamé calife le 29 juin et a réclamé l’allégeance de tous les musulmans. Au centre de la cité islamique de l’âge classique, cette forme de gouvernement ancien est souvent associée à l’idée d’un âge d’or de l’islam, le paradis perdu de l’unité et de la puissance de la communauté des croyants dont l’organisation annoncerait ainsi le retour. Un messianisme emblématique de la crise qui traverse le monde arabo-musulman pour Nabil Mouline.
Il est historien et politiste, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique à l’École des hautes études en sciences sociales (CNRS-EHESS) et à l’université de Stanford.
Spécialiste du Maroc et de l’Arabie saoudite, il propose un éclairage sur l’élaboration historique de l’institution califale, qui travaille toujours une partie de l’imaginaire arabo-musulman, ainsi que sur sa fonction, au croisement du politique et du religieux.
Cédric Baylocq. — La notion de califat se trouve-t-elle explicitée dans le Coran ou dans d’autres sources de la tradition islamique ?
Nabil Mouline. — Le texte coranique ne parle jamais d’une institution politique. Le terme khalifa au singulier n’apparaît que deux fois dans le Coran, à propos d’Adam et de David. Des prophètes donc ! Au pluriel, il apparaît cinq fois pour désigner des groupes (communautés, peuples, tribus, etc.) élus de Dieu. Et c’est dans le même sens qu’est utilisée la forme verbale istakhlafa (quatre fois). Si les passages coraniques où figurent les schèmes dérivés de la racine arabe khlf (18 occurrences seulement) sont laconiques et obscurs, ils renvoient pour la plupart à la notion de « lieutenance » de Dieu sur terre. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle les premiers successeurs du Prophète de l’islam ont choisi d’adopter le titre de calife (khalifa), c’est-à-dire lieutenant. Pour charger de sens et de puissance le terme calife et légitimer la fonction qui en découle, les souverains musulmans des premiers siècles — autant que leurs opposants — se sont efforcés de faire circuler un certain nombre de traditions attribuées au Prophète (hadiths), à ses compagnons (athars) et à des personnages bibliques (isra’iliyyat). Ces traditions, généralement contradictoires, explicitent, justifient ou viennent au contraire critiquer l’essence de la fonction califale, ses prérogatives et ses attributs. Par la suite, des juristes, des théologiens et des lettrés — officiels ou pas — ont essayé tant bien que mal de mettre en forme, de codifier et d’interpréter ces traditions pour créer un système rationnel cohérent. Ce travail, qui va dans plusieurs directions et qui s’étale sur cinq siècles environ, montre bien que l’institution califale est le résultat d’une élaboration humaine cherchant la meilleure manière de gérer les affaires spirituelles et temporelles de la communauté après la disparition, sans successeur, de son fondateur en 632.
C. B. — Pourquoi est-elle toujours relativement attractive dans l’imaginaire islamique ?
N. M.. — Au moins deux raisons principales peuvent être évoquées ici. Premièrement, une partie non négligeable des musulmans associe le califat à une période archétypale, une sorte d’âge d’or de l’islam. En effet, l’institution califale était au centre de la cité islamique classique. Cette image, qui n’est sans doute pas sans fondement, a été véhiculée, amplifiée, exagérée par des générations de théologiens et de lettrés et ce jusqu’à nos jours. Retrouver ce « paradis perdu » passerait donc nécessairement par la revivification de l’organe suprême de gouvernement de la communauté et symbole de son unité originelle : le califat. Deuxièmement, et en miroir de ce phénomène d’idéalisation, il y a dans le monde arabe une difficulté intellectuelle et politique à imaginer ou adapter des modèles alternatifs, notamment à l’époque contemporaine. Ce qui laisse le champ libre à des mouvements que l’on peut qualifier de « messianiques », qu’ils soient religieux ou sécularistes.
C. B. — Quelle est la différence entre un calife et un sultan ?
N. M.. — Le terme sultan désigne l’autorité et la souveraineté. De ce fait, il était un attribut et un titre officieux du calife durant les premiers siècles de l’islam. Avec le démembrement du califat à partir du IXe siècle, plusieurs entités politiques se partagent sa dépouille. Les chefs de ces nouvelles entités adoptent plusieurs titres. Celui de sultan finit par s’imposer. Le sultan jouit sur son territoire des mêmes prérogatives que le calife. Pour légitimer leur pouvoir, certains sultans (seldjoukides, ayyoubides, mamelouks, etc.), reconnaissent la prééminence symbolique du calife qui n’est désormais qu’une institution honoris causa. Ainsi, entre le IXe et le XVIe siècle, deux institutions supérieures de gouvernement coexistent. D’un côté, le califat sans pouvoir, à Bagdad puis au Caire, symbolise l’unité et la continuité de la communauté des croyants ; de l’autre, le sultanat qui dispose de l’essentiel du pouvoir. Après la disparition du califat au XVIe siècle, plusieurs sultans essaient de se parer du titre pour asseoir leur pouvoir et satisfaire leurs ambitions. Les deux exemples les plus éloquents sont ceux des sultans ottomans et ceux du Maroc.
C. B. —L’organisation de l’État islamique vous paraît-elle en mesure de mettre en place un tel type de califat ?
N. M.. — À l’instar de plusieurs mouvements politico-religieux comparables qui ont émergé tout au long de l’histoire arabo-musulmane, l’organisation de l’État islamique prétend restaurer l’unité originelle de la communauté des croyants, vaincre tous les ennemis de l’islam (essentiellement d’autres musulmans) avant de conquérir le monde. Réaliser cette utopie passe nécessairement pour eux par la proclamation du califat : c’est ce que l’État islamique a fait le 29 juin 2014. Mais force est de constater le décalage profond entre la volonté de cette organisation et sa capacité à réaliser son projet de califat. Malgré sa « réussite » temporaire due au chaos qui règne dans la région, elle ne parviendra pas, selon toute vraisemblance, à ses fins, à cause de son essence messianique qui ne tient pas compte de contradictions structurelles endogènes et exogènes et encore moins du contexte régional et international. Cependant, par-delà la question de l’avenir de l’organisation de l’État islamique, ce genre de phénomène nous rappelle la crise de conscience profonde qui gangrène une grande partie du monde arabo-musulman.
Cédric Baylocq est l’auteur d’une Histoire de l’Arabie saoudite, à paraître chez Flammarion, qui a été précédée de Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (XVIIIe-XXIe siècles), PUF, 2011, et, sur le Maroc, de Le califat imaginaire d’Ahmad al-Mansûr. Pouvoir et diplomatie au Maroc au XVIe siècle, PUF, 2009.