Pourquoi la France a un vrai problème avec l’islam (mais pourquoi les Français, eux, n’en ont pas)

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Alors que les Républicains se réunissent ce jeudi pour débattre sur l’islam, une étude montre que les Français sont les plus tolérants d’Europe à l’égard de leurs compatriotes de confession musulmane. Le réflexe qui consiste à brandir l’islamophobie s’agissant des défis de l’intégration de l’islam prouve combien l’approche collective du sujet est déficiente.

Selon une étude réalisée par le think tank américain Pew research Center, les Français ont l’opinion la plus favorable (76%) à l’égard des musulmans résidant en France. Les Britanniques (72%) et les Allemands (69%) arrivent aussi dans le trio de tête des pays partageant cet avis. Les Italiens et les Polonais sont les deux populations majoritairement défavorables aux musulmans de leur pays avec respectivement 61 et 56% d’opinion hostile. Les Espagnols, quant à eux, sont 52% à se manifester en faveur des musulmans situés en Espagne.

Atlantico : Un sondage réalisé par Pew Research Center, révèle que, parmi les Européens, c’est la population française qui a l’opinion la plus favorable des musulmans – à 76%, devant les Britanniques qui sont 72% à partager cet avis  Pourtant, les Français sont aisément soupçonnés d’islamophobie, en témoigne les innombrables campagnes lancées sur le sujet et la focalisation sur le décompte des actes islamophobes. Pourquoi un tel biais ?

Rémi Brague : J’espère que l’inventeur du mot « stigmatisation » l’a fait breveter, car, si oui, il a dû faire fortune. On fait passer sous ce pavillon les marchandises les plus variées. J’aimerais que l’on mette à la place le mot de « critique ». Et pour deux raisons : d’une part, il implique que l’on distingue (c’est le sens du verbe grec qui en constitue l’étymologie) ce qui est bon de ce qui est mauvais. Et d’autre part, il suppose que l’on a des arguments à faire valoir, et pas simplement des affects. Or, parler de stigmatisation, ou de phobie, c’est suggérer que l’on est en présence de réactions purement épidermiques, et en tout cas injustifiées.

L’emploi du mot « racisme » est aussi un de ces mots qui empêchent de penser. Une religion n’est pas une race. Si la notion de race est vraiment solide (pour ma part, je la trouve molle…), elle désigne une qualité innée que l’on ne peut pas perdre : un Saint-Bernard ne devient pas un chihuahua. Or, une religion, en revanche, est quelque chose dont on peut changer. Sauf peut-être, justement, pour l’islam, qui se considère comme étant la religion « naturelle » de l’humanité. Une déclaration attribuée à Mahomet dit que tout homme naît selon le « naturel » (fitra) et que ce sont ses parents qui en font un juif ou un chrétien. Mais ils n’ont pas besoin de le faire musulman, car il est supposé l’être déjà.

Guylain Chevrier : Tout d’abord, la France ne l’oublions pas est une terre d’accueil et d’intégration, de tolérance des différences, mais sur le modèle du pacte républicain, à savoir, sous la condition de respecter ce qui nous est commun, la loi, les libertés, le politique, la démocratie, la Nation. La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour L’égalité (HALDE) lorsqu’elle était en fonction, avait rendu une étude où parmi les critères de discrimination la religion ne représentait que 2% de l’ensemble, ce qui est encore vrai dans les récentes études du Défenseur des droits. On sait combien cet argument de l’islamophobie est avancé par certains à bon escient, avec l’exagération qu’il porte, pour parer à toute exigence critique constructive dans les rapports que l’islam entretien avec notre société, alors que les choses ici ne vont pas de soi. Dans la plupart des pays dits musulmans, l’islam est religion d’Etat contrairement à la France, dont la loi de séparation des Eglises et de l’Etat est le pilier de sa République. Il y a pour toute nouvelle religion un chemin à accomplir pour embrasser les institutions républicaines et trouver sa place, c’est là l’enjeu qui a été brouillé derrière l’entretient du fantasme d’une société rejetant massivement l’islam, bien que refusant certains excès du religieux (loi interdisant de se dissimuler le visage dans l’espace public, dite par certains, anti-burqa).

Ghaleb Bencheikh : En toute rigueur et dans l’absolu, dans les nations démocratiques, les sondages qui sollicitent l’opinion d’une frange de la nation sur une autre frange sont plus que problématiques. Toutefois, le résultat de ce  sondage remet les choses à plat. Il permet d’engager des ressources afin de gagner cette bataille pour construire une nation commune, fière de son Histoire commune, le général de Gaulle a raison de dire « cette France qui vient du fond des âges ». Et tous les citoyens doivent aussi être solidaires de ce patrimoine.

En tant que citoyen de confession islamique, il est nécessaire de refonder notre pensée théologique. Nous pouvons le faire en France, et nous devons le faire en France. Les musulmans, les théologiens, doivent s’atteler à cette vaste entreprise qui ne pourra se passer de la désacralisation de la violence, de revoir le discours classique, voire rétrograde, de sortir de l’obscurantisme qui prévaut dans les banlieues ou dans certaines mosquées. Il faut également former les imams à l’esprit intelligent ; insuffler l’amour de la France dans le cœur des imams et des musulmans, prier pour la République comme le font nos compatriotes juifs. Se sentir corps dans la nation, répondre par le fameux aphorisme prophétique « aimer sa patrie d’une marque de foi ». Cela correspond à participer au récit national. Cela permettrait de passer outre une vision archaïque de la religion, et surtout entreprendre ce travail de refondation de la pensée théologique.

En quoi cette dénonciation largement exagérée de l’islamophobie a-t-elle pu parasiter l’image que l’on se fait de l’islam ?

Guylain Chevrier : L’exagération vient déjà du terme lui-même, que l’on traduit par « délit de blasphème », interdiction de la critique d’une religion. Ce qui implicitement signifie que tout ce qui touche à l’islam ne pourrait être dit que par les musulmans eux-mêmes. Le caractère de victimisation qu’il porte dans cet état d’esprit a aussi eu tendance à exaspérer, en présentant en quelque sorte l’islam comme la seule chose qui ne pourrait supporter le débat démocratique au pays des idées. Ce terme a donc une forte connotation politique qui a eu pour effet de faire écran à l’ouverture d’un véritable dialogue avec nos concitoyens de confession musulmane.

Il y a une autre responsabilité. Celle des grands médias, a avoir repris ce terme sans nuance. Mais aussi parallèlement, du fait de parler systématiquement de « communauté musulmane » lorsque sont évoqués les musulmans (France info peut dire « 4 millions de musulmans commencent aujourd’hui le ramadan » au début du jeune), donnant l’impression d’un tout homogène, où la pensée démocratique ne circule pas, figé sur des préjugés religieux. Une situation alimentée par une partie des musulmans qui se sont affirmés à travers une visibilité propre à des manifestations vestimentaires qui ont rompu avec la neutralité de notre société sécularisée. Le port du voile est ainsi perçu comme la volonté de faire passer des valeurs religieuses avant celles de la société, et comme le refus du mélange au-delà de la communauté de croyance. Tout le contraire de la mixité sociale et culturelle qui est une valeur capitale de notre république égalitaire, qui ne survivrait pas à une séparation selon les différences.

La progression des communautarismes, des inégalités sociales et territoriales, au détriment du vivre ensemble, qui a contribué au développement de tensions et du repli sur soi, constitue une situation qui a encouragé le recours à l’argument de la lutte contre l’islamophobie.

Quels sont les défis l’islam pose à la société française ? Quelles sont les failles dans nos modes de pensées traditionnels qu’il révèle ?

Guylain Chevrier : Face à une minorité agissante qui a fait un usage outrancier de la lutte contre l’islamophobie, on a cédé sur la nécessité de tenir bon sur la laïcité. Ainsi, la laïcité qui assure la liberté de conscience de tous les citoyens s’est trouvée réduite aux yeux des différentes majorités à la seule « liberté religieuse » ou au dialogue inter-religieux. Au lieu de traiter les musulmans d’abord comme des citoyens, on a créé de toute pièce un organisme qui était censé les représenter, le Conseil Français du Culte Musulman, tendant à figer les possibilités d’une intégration républicaine par l’effet d’identification communautaire ainsi créé, dont certains ont su s’emparer pour jouer de cette logique. Les élus, peu ou prou, participent trop souvent au financement public des lieux de culte, croyant acheter ainsi la paix sociale. Des pratiques qu’a entérinées le Conseil d’Etat à travers toute une série de dérogations qui aménagent le principe de laïcité pour le vider de son sens. A l’école, sous couvert de laïcité, c’est l’obsession du renforcement de l’enseignement du fait religieux auquel on fait appel, pour organiser l’intégration des élèves par leurs différences. On a cru par là voir une solution au mal être qui règne, appuyant dans le sens de ce qui sépare alors qu’il s’agirait de redonner au contraire, au principe de laïcité, toute sa portée d’intérêt général. D’autant qu’elle culmine dans la protection des différences, à porter au-dessus de toutes le bien commun, assurant ainsi qu’aucune d’entre elles ne prenne le pouvoir sur les autres.

A l’affirmation de l’islam, on a répondu par le traitement égal des religions, ce qui a été une erreur. On a ainsi donné une réponse à un tout qui est en réalité hétérogène, avec des musulmans divers qui entendent pouvoir choisir leur façon d’exercer leur religion sans que l’on encourage à ce qu’on leur impose une seule façon de voir, par voie d’assignation. D’autant que nous avons affaire à une religion en mouvement.

Ghaleb Bencheikh : Interdire toute critique de l’islam, y compris de l’islamisme ou du fondamentalisme sous prétexte de l’islamophobie n’est pas sain. En revanche, ce que j’appelle la misislamie, c’est-à-dire, la haine de l’islam assumée et l’hostilité déclarée et revendiquée à l’encontre des musulmans est totalement inacceptable. Et elle doit tomber sous le coup de la loi.  Pour le reste, on ne peut pas avancer sans une critique constructive. Nous devons même en être demandeurs. Toute doctrine ou philosophie, toute théologie qui ne s’affirme pas dans  le débat, et qui fuit le choc des idées finit par s’atrophier et se vulnérabiliser. Il ne reste plus que le fanatisme pour essayer de survivre quelques instants.

Notre démocratie, fût-elle évolutive et perfectible, nous permet de vivre sous un ciel plus clément à Paris qu’à Riyad ou à Khartoum ou à Alger, et il incombe à nos compatriotes de confession islamique de poser un débat académique, intellectuel, porteur et émancipateur. Je suis atterré de voir que beaucoup parmi les musulmans sont plutôt dans une logique de religiosité sauvage, comme l’aurait dit le Cardinal Danielou, une religiosité crétinisante, davantage opérée de manière comptable sur le licite ou l’illicite pour rentrer au paradis et éviter de périr par le feu de l’enfer. Ceci n’est pas bon : les idioties sur les effets alimentaires ou vestimentaires reflètent l’idée que nous n’avons pas su sortir des basses-eaux d’une religiosité archaïque.

Comment cette dimension politique de l’islam se traduit-elle concrètement ?

Rémi Brague : En principe, l’islam considère les nationalités et les origines sociales comme secondaires par rapport à l’appartenance à la « nation » (umma) islamique. Dans l’histoire, telle que les musulmans se la racontent, on attribue toute sorte de maux à l’attachement exclusif à une nation particulière. Quant à savoir comment « les » musulmans de France ressentent leur appartenance à la France, comment ils la situent par rapport à d’autres appartenances, cela varie selon les individus.

C’est aussi nous qui rabattons certaines personnes sur leur identité musulmane, alors que nous pourrions les considérer, comme ils se considèrent eux-mêmes, comme pouvant être certes musulmans en matière de religion, mais aussi comme originaires de tel pays du Maghreb, du Levant ou d’Afrique noire, comme parlant tel langage (« les Arabes », quelle insulte pour les Berbères !), comme exerçant tel métier, etc.

Cette nature politique de l’islam est-elle compatible avec la conception française de la laïcité et de la liberté de conscience qui reposent sur l’idée que la religion relève de la sphère privée ? En quoi l’islam fait-il exploser nos catégories de pensée traditionnelles ?

Rémi Brague : Notre notion de « religion » est calquée sur le christianisme. Nous distinguons ainsi des activités que nous considérons comme religieuses, par exemple la prière, le jeûne, le pèlerinage, et d’autres qui, pour nous, ne relèvent pas du religieux, comme certaines règles de vie : interdictions alimentaires, vestimentaires, rapports entre sexes, etc. Or, pour l’islam, ce sont là des parties intégrantes de la religion. Ce qu’ils appellent « religion », c’est avant tout un code de comportement, une démarche à suivre (c’est le sens du mot sharia). Il en est ainsi parce que le Dieu de l’islam n’entre pas dans l’histoire, soit par alliance (judaïsme), soit en poussant l’alliance jusqu’à l’incarnation (christianisme), mais y fait entrer la manifestation de Sa volonté, sous la forme de commandements et d’interdictions. Le message divin est soit une répétition des messages précédents (un seul Dieu, qui récompense et punit), soit une législation la plus précise possible. Le judaïsme connaît lui aussi un code de conduite très précis, mais ce code ne vaut que pour les Juifs. L’islam, lui, dit que tout homme doit s’y conformer.

Nous avons du mal à le comprendre, mais l’islam est avant tout un système de règles qui doivent avoir force de loi dans une communauté. Ces règles peuvent être appuyées par l’Etat si celui-ci est musulman, auquel cas on aura une police spéciale pour assurer, par exemple, le respect du jeûne du ramadan ou la vêture des femmes. Mais si la pression sociale (parents, grands frères, etc.) ou la force de la coutume y suffisent, tant mieux. L’islam distingue une invocation de Dieu qui peut se faire en privé, et une prière publique, avec des formules et des gestes déterminés. C’est elle qui constitue l’un des cinq « piliers » de l’islam.

La laïcité, notre vache sacrée, n’est pas elle-même une idée très claire.

C’est une cote mal taillée, produit d’un compromis entre deux instances localisées et historiquement datées : l’Etat français du XIXe siècle et l’Eglise catholique. L’appliquer telle quelle à l’islam, à la mesure duquel elle n’a pas été taillée, entraîne des mécomptes. Le christianisme a l’habitude de séparer la religion et les règles juridiques ; pour l’islam, le seul législateur légitime est Dieu.

Pourquoi est-il important aujourd’hui de sortir de la confusion entretenue autour de l’islam ? Quels sont les faux débats qui ont pu émerger ?

Guylain Chevrier : Le temps est à une clarification vitale pour pouvoir avancer. Il s’agit d’inverser le sens des choses pour mettre en valeur l’apport d’une laïcité bien comprise par tous, s’exprimant à travers l’égalité de traitement devant la loi indépendamment de la religion, de la couleur ou de l’origine, donc un humanisme qui permet l’accès de chacun aux mêmes biens, économiques et sociaux par exemple, qui ne peut se négocier dans ses principes essentiels. Il n’y a pas de religion à exclure par principe de cette convergence, de la compréhension de cette communauté de biens, mais faut-il encore lever les confusions que comprend par essence le terme islamophobie.

Dans un contexte d’’agitation autour de la lutte contre l’islamophobie, on a vu monter les revendications religieuses à caractère communautaire d’une minorité de musulmans parfois très militants : jours fériés musulmans en remplacement de jours chrétiens en réalité laïcisés, revendications de salles de prières dans les entreprises qui ne sauraient être des lieux de culte, de piscines ouvertes à des horaires spécifiques uniquement pour des femmes ce qui est discriminatoire… L’affaire Baby Loup, qui a donné lieu aux pires procès en islamophobie, a été finalement un marqueur de la période pour montrer toute l’importance que tous se retrouvent sur les mêmes valeurs, et qu’au nom d’une religion ou d’une autre, on ne puisse imposer la reconnaissance juridique des particularismes qui conduisent inévitablement à la différence des droits.

Pour autant, ce n’est pas la première fois que cette crainte de l’islamophobie est factuellement déboutée. Entre islam et nation française, comment sortir de l’émotion pour revenir à la raison ?

Guylain Chevrier : A force d’utiliser l’argument de l’islamophobie pour empêcher le débat public sur les rapports qu’entretient la République avec l’islam, ses grands enjeux ramenés à la simple question de l’accepter ou de le rejeter, non seulement de la part du CFCM ou de l’UOIF, mais des grandes formations politiques, on a nuit à une nécessaire réflexion au regard des rapports entre cette religion et notre société. On a laissé se développer l’idée que la laïcité serait un instrument ne visant qu’à la stigmatiser et à la restreindre. Il faut montrer que c’est un outil de libération et que les règles qui s’appliquent à tous de manière universelle ne sont en aucune façon hostiles aux musulmans, mais au contraire, à ne pas leur faire un sort particulier et visent à ce qu’ils prennent toute leur place dans l’espace commun citoyen. Cela ne peut aller sans pointer c’est vrai, certains problèmes, telle l’égalité hommes-femmes contestée par les textes (Coran – Sourate 4), une des clés de voûte aujourd’hui de notre société.

Cela passe aussi par une réforme indispensable plus large de l’islam, comme le rappel l’anthropologue des religions Malek Chebel1, entre autres, en ce qui concerne la séparation du politique et du religieux, qui n’est pas encore acquise et est indissociable de la modernité démocratique. Les politiques ne devraient pas s’immiscer dans l’univers religieux en croyant pouvoir y influer en faveur de l’enseignement d’une religion apaisée, mais garantir le cadre qui place la religion en situation de devoir s’adapter à un ensemble dans lequel elle peut parfaitement trouver sa place en en comprenant le sens, et ce, sans toucher à la citoyenneté, première dans l’ordre de l’identité et de la reconnaissance de chacun au regard de tous.

Pour en savoir plus :  http://www.atlantico.fr

L’urgence d’un islam de France structuré, apaisé, crédible

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Prière à la Grande mosquée de Strasbourg en 2013. REUTERS/Vincent Kessler

 

Sans renier l’héritage laïque, une voie de cogestion de l’islam peut être imaginée en France, garantissant l’égalité de traitement des musulmans avec les autres religions, excluant l’assimilation autant que l’insertion communautaire à l’anglaise.

Depuis près d’un demi-siècle, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, échouent dans la gestion d’un islam divisé, soumis aux influences étrangères, rétif à toute hiérarchie cléricale ou laïque. Il est devenu urgent de relancer la question obsédante de la place de l’islam dans la République laïque, de sa capacité à s’organiser, à s’unifier, à désigner des représentants compétents et incontestés, à se mobiliser contre ses tendances radicales, à condamner et évincer ses extrémistes.

Toutes les équivoques ne sont pas levées, mais l’une des leçons des derniers événements en France est la libération de la parole, chez les musulmans, à propos de l’islam radical dans leurs rangs.

 

Sans doute a-t-on eu tort de confondre leurs silences d’hier avec de la complicité. Leur peur, leur division, leur stupeur devant la montée du terrorisme islamiste, devant l’injonction de condamnation qui pesait sur elle, venant de tous les milieux, étaient les premiers responsables de cette paralysie. Une page semble aujourd’hui se tourner. Le désaveu est plus net et certainement majoritaire.

Faut-il y voir la promesse d’avancées, enfin sérieuses, sur la question obsédante de la place de l’islam, deuxième religion de France, dans la République laïque, de sa capacité à s’organiser, à s’unifier, à désigner des représentants compétents et incontestés, à se mobiliser contre ses tendances radicales, à condamner et évincer ses intégristes?

Depuis près d’un demi-siècle, c’est-à-dire depuis la sédentarisation d’une communauté musulmane qui a quintuplé (5 millions) depuis 1960 –notamment harkis, rapatriés, migrants économiques, regroupement familial–, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont échoué à faire émerger une représentation unique, structurée, respectée de l’islam de France, à l’image de ce qui existe dans les consistoires juif, protestant ou dans les institutions de l’Eglise catholique de France.

Tous les ministres de l’Intérieur (chargés des cultes), qu’ils jouent la carte de la fermeté (Charles Pasqua) ou de la concertation (Pierre Joxe, Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Sarkozy), se sont cassés les dents. On a isolé et arrêté des réseaux extrémistes, traqué et expulsé des imams politisés, remis de l’ordre dans certaines mosquées, tari des sources suspectes de financement et de fourniture d’armements. Mais la gestion sécuritaire de l’islam de France, pour ne pas dire policière, n’a pas endigué la montée de la radicalisation.

Tableau issu de l’enquête Ined-Insee «Trajectoires et origines 2010». Il en ressort qu’il y aurait 8% de musulmans en France, soit environ 5 millions. L’enquête du Pew Research Center aboutit environ au même nombre (4,7 millions).

 

Favorisée par la droite au pouvoir, la gestion dite «consulaire» avec un partenaire privilégié –la Mosquée de Paris, «vitrine» de l’islam de France, construite en 1926 à la mémoire des soldats musulmans tués lors de la Première Guerre mondiale– n’a pas davantage abouti.

Trop dépendante de ses liens statutaires et financiers avec l’Algérie, coupée de toute base associative, de jeunes, de femmes, d’intellectuels, la Mosquée de Paris n’a jamais été capable d’assurer le leadership musulman. Les polémiques incessantes sur la fixation des dates du Ramadan, sur le marché juteux de la viande halal, sur la formation et le recrutement des imams ont largement contribué à son discrédit.

Enfin, la gestion collégiale de l’islam, qui avait la préférence de la gauche, n’a pas donné de résultats plus probants. L’instance représentative à présidence tournante (le Corif, Conseil de réflexion sur l’avenir de l’islam en France), qu’avait mise en place le ministre Pierre Joxe (PS) au début des années 1990, a vite succombé à ses divisions.

Dans la même ligne, une décennie plus tard, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, a failli réussir. Avec habileté et énergie, il avait trouvé un compromis et obtenu un accord entre les principales obédiences rivales, la Mosquée de Paris fidèle à l’Algérie, la Fédération des musulmans de France liée à la Ligue islamique et au Maroc, l’Union des organisations islamiques de France, proche des Frères musulmans.

Et en avril 2003, pour la première fois, un organisme central –le Conseil français du culte musulman (CFCM)– était élu avec un mandat clair: organiser l’islam de France, en devenir le porte-parole, gérer les affaires du culte qui suscitent tant de convoitises et aiguisent tant de querelles recuites.

Un programme qui a globalement échoué. Depuis plus de dix ans, sur fond de rivalité entre musulmans d’origines algérienne et marocaine, le CFCM s’est montré incapable de travailler de manière collégiale. Il s’est partagé les majorités et les postes, mais, manquant de moyens, de charisme et d’agenda, il est devenu inaudible, jusque dans la tempête actuelle.

La contrainte des lois laïques

Le projet fédérateur d’un islam de France représentatif, structuré, inscrit dans la réalité laïque du pays, capable de contrôler ses dérives intégristes, fait donc partie des serpents de mer de la politique française. C’est un vœu pieux qui se dérobe toujours à la réalité, se résume à une longue série d’occasions gâchées. C’est la conséquence lancinante de ces maux congénitaux que sont l’absence de hiérarchie cléricale dans l’islam sunnite, majoritaire en France, et la fragmentation d’une communauté divisée par ses origines nationales, ses sensibilités, l’ego de ses représentants, ses clivages de générations et ses filières de financement.

Il n’y a pas un islam de France, mais presque autant d’islams que de musulmans! Eclatés en une quinzaine de nationalités d’origine (Maghreb, Turquie, Afrique noire, etc) et une multitude de chapelles associatives, placés sous la coupe d’ambassades et de bailleurs de fonds étrangers, réclamant sans cesse le soutien des pouvoirs publics, mais criant à l’ingérence dès la moindre intervention de l’Etat, la responsabilité des musulmans en France dans cet échec est écrasante.

Mais cela ne doit pas disculper les responsables politiques. Au lieu de tout entreprendre pour désolidariser l’islam de ses influences étrangères, ils ont fermé les yeux, au nom d’une laïcité non interventionniste, sur les subventions des pays arabes au culte musulman français. C’est l’Arabie saoudite qui a payé la construction de la grande mosquée de Lyon et le Maroc qui a financé, en partie, celle d’Evry. C’est l’Algérie qui subventionne le fonctionnement de la Grande mosquée de Paris. Ce sont les pays du Golfe qui ont servi de bailleurs de fonds à la première «université» islamique, créée à l’initiative de l’UOIF (Union des organisations islamiques) dans la Nièvre. Ce sont l’Egypte, l’Algérie, la Turquie qui envoient encore leurs imams en France prêcher dans les mosquées, chaque année, durant le mois de ramadan.

Les questions de fond, posées par l’intégration de cette nombreuse communauté, n’ont pas été traitées, encore moins réglées. Aucune des propositions allant dans le sens d’une plus grande transparence, d’un financement public de la formation des imams et des cadres religieux, n’a été suivie d’effet.

Dès les années 1970, le grand orientaliste Jacques Berque proposait de créer des lycées mixtes franco-arabes. Plus tard, des personnalités comme Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, comme les professeurs Mohamed Arkoun et Jacques Trocmé, prenaient position en faveur de l’ouverture d’une faculté islamique financée par l’Etat à Strasbourg, en pays concordataire, comme sont financées les facultés catholique et protestante de cette ville. Ministre de l’Intérieur en 2004, Dominique de Villepin proposait aussi, sans succès, la création d’une Fondation chargée de finançer les «œuvres musulmanes». Quant à la question de l’enseignement musulman sous contrat, elle est restée taboue jusqu’à la création, au début des années 2000, du lycée musulman Averroès dans la région lilloise.

Le résultat est qu’au fil des années, profitant des espaces laissés libres par l’absence de dirigeants compétents et consensuels, se sont développées des pratiques de «réislamisation» de jeunes dans les banlieues, puis de radicalisation. Ces pratiques ont favorisé le «repli» identitaire religieux, accru la distance avec les élus locaux, avec les porte-parole officiels et le tissu des associations qui, sur le terrain, luttent entre autres contre la drogue et la délinquance, en faveur du soutien scolaire et familial. Echappant à toute autorité, dans les mosquées et dans les cités, des enclaves ont commencé à se former. Une auto-organisation s’est mise en place, devenue perméable à toutes les infiltrations extrémistes.

 

Repenser l’islam dans une société laïque

Tirant la leçon des échecs passés et des événements de ces derniers jours, le débat sur la structuration d’un islam pluriel, divisé, instrumentalisé, rebondit aujourd’hui. Si la France a réussi à intégrer «des musulmans» –et les exemples de réussite sont légion–, elle n’a jamais réussi à intégrer, ni même à penser l’islam en tant que tel, longtemps perçu comme un phénomène provisoire et étranger. Elle a longtemps cru que l’islam allait disparaître avec l’assimilation de la première génération.

Mais bien avant la vague salafiste et la radicalisation islamiste, le vent avait tourné. En rupture avec la génération des «pères» assimilés, avec un modèle dominant d’intégration culturelle, des jeunes filles auparavant en minijupe avaient commencé dans les années 1980 à porter le voile, à réciter leurs cinq prières quotidiennes, à faire le ramadan. C’est allé dans certains cas jusqu’au port de la burqa, réprimée par une loi de 2010.

Dans la situation nouvelle d’aujourd’hui, quels sont les scénarios disponibles et possibles?

Le premier est un interventionnisme plus direct de l’Etat dans la religion musulmane, en vue de régler des questions qui paraissent insolubles depuis des décennies, mais sont devenues cruciale et touchent à la sécurité même de la communauté et du pays. On le sent dans les coups de menton d’un Manuel Valls: la tentation est grande pour l’Etat de se substituer à un leadership musulman défaillant. Mais peut-on aller jusqu’à créer une forme de «consistoire» musulman, comme l’empereur Napoléon avait créé un consistoire juif et un consistoire protestant, toujours en fonction et qui ont prouvé leur capacité?

Déjà pressé, dans les années 1980, de faire preuve de plus d’autorité dans les affaires de l’islam, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, avait l’habitude de répondre: «Je ne suis pas Napoléon». Il était trop fin connaisseur de l’histoire de la République et des lois laïques pour savoir qu’on ne pouvait pas organiser autoritairement l’islam en France.

Voudrait-on créer aujourd’hui un consistoire musulman qu’on ne le pourrait pas. L’islam est arrivé après 1905 sur le sol français, mais la séparation des cultes et de l’Etat ne permet plus à aucun gouvernement d’administrer directement une religion pourtant devenue, par le nombre de ses fidèles, la deuxième de France et traversée par de graves tensions.

Ministre de l’Intérieur, puis président de la République, Nicolas Sarkozy avait bien tenté de contourner l’obstacle, mais il avait profondément choqué le camp laïque. Il avait proposé d’amender –légèrement– la loi de 1905 pour aider à la construction de lieux de prière décents et pour financer la formation d’enseignants religieux parlant français et intégrés. Pour lui, la France devrait transcender son «culte de la laïcité», rompre avec l’interprétation restrictive des lois de séparation, délimiter un nouvel espace pour la religion en politique. En raison des polémiques qui ont suivi ses discours de Saint-Jean de Latran à Rome en 2007 et de Ryad en 2008, il ne s’est pas obstiné.

Faut-il alors se tourner vers le système «communautariste» qui prévaut en Grande-Bretagne, où l’islam prend en charge sa propre organisation, désigne ses représentants, possède ses écoles privées mais subventionnées, ses agences de l’emploi situées au sein même des mosquées? Cette logique de développement séparé est contraire à toute la tradition française d’intégration depuis deux siècles. Elle ne protège aucunement des montées de fièvre intégriste et crée même des sortes de ghetto.

Faut-il voir l’exemple espagnol: en 1992 à Madrid, un accord passé avec l’Etat garantit aux fidèles de confession musulmane la construction de lieux de culte, la formation de leurs imams, l’enseignement religieux à l’école publique, la reconnaissance des mariages islamiques, la pratique religieuse des militaires, etc.

 

Former des cadres religieux et des aumoniers de prison

Après la tragédie du 7 janvier et le sursaut républicain du 11, traquer les réseaux islamistes, chasser les imams politiques, réprimer le port de la burqa, sanctionner les refus de mixité, à l’école ou à l’hôpital, ne peuvent plus tenir lieu de seule politique. Sans renier l’héritage laïque, une voie de cogestion de l’islam peut être imaginée en France, garantissant l’égalité de traitement des musulmans avec les autres religions, excluant l’assimilation autant que l’insertion communautaire à l’anglaise.

D’abord, faire émerger un mode plus crédible de représentation et de direction de la communauté, dans toutes ses composantes, y compris laïque. Le modèle est celui du Conseil des institutions juives de France (Crif).

Puis il est aussi urgent de faire avancer la question cruciale de la formation des cadres religieux. Celle-ci devait être la clé de voûte d’un islam apaisé, mais les instituts Avicenne de Lille, ceux de l’UOIF près de Château-Chinon (Nièvre) ou de la Mosquée de Paris (dont les étudiants reçoivent aussi des cours de religion et de laïcité à l’Institut catholique) témoignent, hélas, d’une formation qui reste précaire, peu contrôlée, dispersée. Les pouvoirs publics, autant que les associations divisées sur les contenus théologiques, semblent dépassés par les enjeux de formation musulmane.

Enfin, si Manuel Valls et l’ensemble de la classe politique conviennent que la racine du mal se trouve largement dans la concentration de musulmans radicaux en prison, il faudra impérativement renforcer les moyens budgétaires et augmenter la charge et le nombre des aumôniers de prisons. Ceux-ci ne sont qu’environ 150. Ils touchent un maigre pécule et n’ont pas de statut qui les protège socialement. Les contrôles et les enquêtes (légitimes) des préfectures et de l’administration pénitentiaire découragent aussi des vocations.

On ne pourra cependant trouver de meilleur antidote au prosélytisme radical que dans la présence et l’écoute des aumôniers en nombre, éclairés, formés, convaincus de l’importance de leur mission pour lutter contre l’endoctrinement, l’influence de «meneurs» qui prêchent un islam de guerre et de violence. C’est à ce prix que la communauté musulmane pourra guérir de ses démons. Mais, sur ce terrain de la prison comme sur les autres, l’Etat ne pourra pas non plus se dérober à ses responsabilités.

21.01.2015 – 7 h 36 – mis à jour le 21.01.2015 à 7 h 40

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