Des concepts à dimension variable
« Islamiste », « salafiste », « djihadiste », « wahhabite », « takfiriste », « extrémiste », « barbare » : les médias français et internationaux ne prennent plus la peine de distinguer entre ces termes, qu’ils utilisent depuis plusieurs décennies. Au gré de l’écriture ou de la parole, ils les appliquent indifféremment à ceux qui ont une conception dogmatique de l’islam — qu’ils aient recours à la violence ou qu’ils respectent les règles de la démocratie — et parfois même aux musulmans dans leur ensemble. Plus ambigu encore, ils sont parfois accompagnés, sans nuance, du mot « terroriste », utilisé à tort et à travers1.
Ces analogies sont de plus en plus fréquentes depuis que « l’organisation de l’État islamique (OEI) « conquiert des territoires en Irak et en Syrie, diffuse sur Internet les macabres exécutions de ses otages occidentaux et arabes et commet des exactions contre les chrétiens, les chiites et les Kurdes yézidis. Quant au premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, il a mis dans un même sac « le Hamas, Al-Qaida, Jabhat Al-Nosra, l’État islamique en Syrie, Boko Haram, Al-Shabab et le Hezbollah soutenu par l’Iran ». S’il avait pensé à un passé récent, il n’aurait pas manqué d’allonger sa liste en citant Yasser Arafat, les Afghans, le Front islamique du salut algérien (FIS), etc.
Manipulation par la peur
L’imprécision des uns et la politique d’amalgame des autres obscurcissent la compréhension de phénomènes politiques, religieux et politico-religieux distincts. Ils donnent aussi le sentiment que le monde se réduit à deux humanités, celle qui utilise la violence et celle qui n’y consent pas, celle qui menace et celle qui est menacée.
Cette profession de foi, réductrice et simpliste, contribue au développement d’un sentiment de peur et à son corollaire, la demande de sécurité. Cet échange est inhérent au pacte social mais, outre qu’il a un coût en matière de libertés publiques (surveillance des populations par des moyens techniques et informatiques, adoption de textes législatifs et réglementaires renforçant la répression et la censure, emprisonnement de journalistes, etc.), il donne carte blanche aux États démocratiques pour intervenir à l’extérieur de leurs frontières. Forts du consentement de leur peuple, ces États se sentent légitimés dans leur lutte contre des menaces susceptibles d’être importées dans la sphère nationale mais parfois aussi contre un danger fantasmé. Ainsi des armes de destruction massive qu’aurait détenues le régime de Saddam Hussein en 2003, ou des tortures pratiquées à Guantanamo au nom de la lutte contre le terrorisme.
Société de l’informatique ou âge de pierre, la peur reste la raison de tout pouvoir politique. C’est bien la peur d’être anéanti qui est à l’origine du pacte social passé entre les membres d’un groupe et leur chef, que les sociétés soient archaïques, anciennes, modernes, contemporaines ou post-modernes. Plus le sentiment de danger est fort (que le danger soit réel ou ressenti) plus les peuples acceptent, réclament, exigent l’autorité de leurs chefs pour qu’ils assurent leur protection. Ils donnent ainsi du champ aux responsables politiques qui peuvent être tentés de stigmatiser toute manifestation individuelle ou populaire contraire à leurs intérêts ou à leur existence en la qualifiant de « terroriste ». Le président syrien Bachar Al- Assad, cherchant à éliminer son opposition au nom d’une trompeuse « guerre contre le terrorisme », a beaucoup utilisé ce prétexte. D’autres dirigeants de la région se sont abrités derrière la « guerre mondiale contre le terrorisme » mise en place par Washington au début des années 2000 pour emprisonner ou éliminer leurs opposants. D’où la nécessité de s’approcher au plus près de la notion de terrorisme.
« Terroristes » ou « combattants de la liberté » ?
Il n’existe aucune définition du terrorisme unanimement reconnue par la communauté internationale. Ceux qui utilisent les violences radicales, quelles qu’en soient les formes, les moyens, les motivations, les cibles ou les résultats, sont-ils des « terroristes », des « combattants de la liberté » ou des « résistants » ? On connaît le dilemme. Il n’est pas tranché. En mars 2002, le réalisateur américain Oliver Stone rendait visite à Yasser Arafat. Il lui expliqua qu’il voulait faire un film sur les « combattants de la liberté » dans lequel il aurait naturellement sa place. « Definitely ! », lui répondit avec chaleur le chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Puis, suspicieux, il demanda quels autres dirigeants seraient au générique du film. Kim Jong-il, le dirigeant coréen « bien aimé », Saddam Hussein « le combattant », Mouammar Kadhafi « le fantasque » et d’autres, répondit le réalisateur américain. Arafat mit aussitôt fin à l’entretien, signifiant que son propre combat avait sa spécificité et une finalité différente.
Tentons quelques classifications. Les attentats à la voiture piégée au Liban, en Syrie ou en Irak sont des actes de terrorisme en ce sens qu’ils tuent des civils de façon indiscriminée. Le largage par le régime syrien de bombes-barils sur des zones civiles, l’utilisation de l’arme chimique contre ces mêmes populations et les massives prises d’otages de populations civiles par Boko Haram sont des actes terroristes parce qu’ils visent des civils de façon indiscriminée. L’élimination par Israël de Mohammed Deif (responsable des brigades Ezzedine al-Qassem, branche armée du Hamas, tué dans Gaza en août 2014) est un assassinat ciblé qui ne devrait pas entrer dans la catégorie des actes terroristes. Mais les tirs de missiles sur Gaza qui ont provoqué la mort de milliers d’enfants et civils entrent dans cette catégorie. L’enlèvement, tant médiatisé, du soldat franco-israélien Gilat Shalit en 20067 ne peut être considéré comme un acte terroriste dans la mesure où il a été libéré (en 2011) et échangé contre d’autres prisonniers palestiniens. En revanche l’assassinat d’Hervé Gourdel est un acte terroriste parce que son enlèvement a été accompagné de menaces et de chantage à l’égard de la France et que son exécution a été préméditée.
Les notions de terrorisme d’État et de contre-terrorisme d’État mériteraient d’être affinées. Le terrorisme d’État est celui pratiqué par l’actuel régime syrien contre ses opposants. La violence radicale de certains groupes palestiniens ou kurdes est typique de ces affrontements entre organisations de libération nationale terroristes et puissance occupante de type colonial ou oppressif, laquelle en retour pratique un contre-terrorisme d’État.
Brouiller la compréhension
Désigner comme « terroristes » tous les acteurs qui utilisent la violence a pour inconvénient d’empêcher l’analyse des stratégies, par nature différentes, de ceux qui utilisent cette violence. Si tout est « terrorisme », il n’est plus possible de distinguer entre les différentes formes que prend la violence et il n’y a d’autre solution que d’y porter remède par une autre violence qu’on appellera résistance, riposte, guerre préventive, représailles, vengeance, auto-défense, etc. Surtout, il n’est plus nécessaire de prendre en compte les causes sociales, économiques, politiques ou historiques de chacune de ces violences. Selon cette conception, la lutte des Palestiniens serait d’essence « terroriste » et il ne serait plus utile de mentionner leur histoire, leur aspiration à disposer d’un État, leurs revendications territoriales et leur rejet des colonies. On considèrerait que Palestiniens et Israéliens sont engagés dans des actions de « terrorisme » et de « contre-terrorisme » attribuables aux uns ou aux autres selon les circonstances et les convictions de chacun, à la manière des vendettas insulaires.
Les médias contribuent à cette simplification. Un exemple du rôle que jouent les chaînes d’information est celui offert par Euronews, une chaîne de télévision d’information en continu, paneuropéenne et internationale. Elle diffuse chaque jour de très courtes séquences d’actualité internationale — le plus souvent sur des conflits — sans offrir le moindre commentaire. L’intitulé de cette émission est d’ailleurs « No comment ». Pour peu que l’on ne sache pas de quoi il s’agit, on s’imprègne de l’idée d’un monde fait de guerres, grandes ou minuscules, de destructions et de catastrophes humaines, où existe une violence sans frontières pouvant surgir à tout moment, ici ou là, sans raison et dont n’importe quel groupe ou individu serait responsable. Le journal du soir donne la clé qui manquait : il s’agit de « terrorisme », terme suffisamment dramatique pour englober uniformément toutes les formes de violence, radicales ou pas, et propre à saisir d’effroi les populations. Mais justement, toutes les actions de violence ont pour ambition de semer la terreur.
Ce qui est vrai en politique interne se retrouve en diplomatie. Juger de la nature de son ennemi — aujourd’hui l’OEI — passe par la compréhension de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas. Faute d’y parvenir, l’issue du combat et ses conséquences risquent de ne pas être à la hauteur des espérances.
« Ni État ni islamique »
Lorsque le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, remarque que le « califat » est une « injure [qui] n’est ni un État ni islamique », il parle aux Français de toutes croyances en reprenant ce que la plupart d’entre eux ressentent. Il dit ce qu’avait déjà signalé le président Barack Obama : « L’EIIL n’est pas islamique (…) et l’EIIL n’est certainement pas un État ».
Le fait que l’OEI ne soit pas un État n’est pas contestable, même si ses membres disposent désormais d’un territoire sans frontières établies ou reconnues et qu’ils ont autorité sur ses populations par la contrainte, la soumission ou la conviction. Dire qu’il utilise la terreur à grande échelle comme moyen de sa politique est une évidence générale. C’est d’ailleurs cette évidence même qui a permis la formation de la coalition internationale10. Sans eux la coalition aurait été réduite, bancale, voire illégitime, comme a été illégitime et illégale l’intervention américaine en Irak à partir de 2003. Signifier qu’il serait injuste et immoral d’amalgamer l’OEI et l’islam est frappé au coin du bon sens. Qu’une coalition d’États engage le fer contre une alliance de groupes qui ont assassiné nombre de personnes, qui en menacent des milliers d’autres et déstabilisent le Proche-Orient est donc légitime. Mais affirmer que sa nature n’est pas islamique est un défi d’une autre portée.
L’islam est pluriel comme toute autre religion. Mais il existe un courant qui tente depuis longtemps d’imposer « sa » vision d’un islam véritable et authentique : le wahhabisme. Ce courant dispose d’un État, l’Arabie saoudite, seul de la communauté internationale à porter le nom de la famille régnante et à avoir été constitué en 1932 à partir d’une doctrine religieuse et d’un pacte d’alliance passé au XVIIIe siècle entre un chef de tribu, Mohamed ibn Saoud et un théologien, Mohammed ibn Abdelwahhab. Cet État a un souverain qui se présente comme le « Gardien des deux saintes mosquées » et le défenseur de l’islam authentique. Il s’affirme comme musulman, récusant l’idée qu’il ne représente que les wahhabites. Il y a longtemps que les Saoud prônent un strict retour au Coran et se réclament d’une interprétation doctrinaire de la religion musulmane. Ils en ont fait aussi le guide de leur action diplomatique en finançant des groupes salafis, en exportant sur tous les continents les textes wahhabites, en contribuant au financement de mosquées, d’écoles…Leur conception de l’islam a gagné du terrain dans de nombreux pays arabes, musulmans et occidentaux.
Il ne faut pas chercher trop longtemps pour vérifier que les conceptions doctrinales du wahhabisme et de l’OEI se recoupent sans difficulté et qu’elles sont interchangeables. Le paradoxe est que le roi Abdallah Ben Abdel Aziz Al-Saoud a accepté de faire partie d’une coalition destinée à combattre ceux qui ont profité des financements de son royaume et de ses princes. Plus grave, son régime participe à une action politique et militaire dont les prémices sont de déclarer « non islamique » une organisation qui partage avec lui la même conception de l’islam. Mais comment discréditer celui dont vous êtes le double presque parfait ? Comment retirer à l’OEI sa référence islamique et rester crédible auprès de tous ceux qui se reconnaissent dans le wahhabisme ?
On comprend que la royauté saoudienne s’est engagée pour plusieurs raisons. D’une part, elle profitera de sa présence au sein de la coalition pour tenter de porter des coups au régime de Damas. D’autre part, elle craint que son autorité religieuse, voire son existence, soit menacée et elle a tout intérêt à condamner « l’extrémisme et le terrorisme » dont elle a déjà été la cible.
Certes, l’Organisation de l’État islamique n’ira pas demain conquérir la Mecque. Mais elle menace le royaume parce qu’elle y dispose d’un très large soutien de la population dont le référent religieux est identique au sien. Un récent sondage publié par Al-Monitor montre que la quasi-totalité des Saoudiens estime que l’OEI « se conforme aux valeurs de l’islam et à la loi islamique ». Même défait militairement, l’OEI conserverait un réservoir de soutiens en Arabie saoudite et probablement dans tous les pays qui ont été réceptifs à la diffusion du wahhabisme.
Alexis Varende
Pour en savoir plus : http://orientxxi.info