Après les attentats, l’enseignement laïque du fait religieux est avancé comme une nécessité. Un débat qui déchire l’école depuis trente ans.
Najat Vallaud-Belkacem se heurte à son tour à la mise en oeuvre d’un enseignement du fait religieux au service de la laïcité. © Etienne Laurent / AFP
« L’éducation à la citoyenneté, abandonnée dans les années 60 et 70, est réapparue dans les années 80 face à la crise économique et à la crainte des communautarismes », explique Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études en sciences sociales. Comment éduquer à la laïcité ? Comment former des citoyens en tenant compte des différences culturelles et religieuses ? La question, constamment posée depuis lors, dépasse les clivages politiques : l’apprentissage de la Marseillaise, évoquée par Najat Vallaud-Belkacem, a été rendu obligatoire en 2005 par François Fillon. Le fait religieux a été, dans le même temps, intégré au « socle commun » des connaissances. Sans succès, faute d’un consensus sur ce que devrait être cet enseignement. En effet, à gauche comme à droite, les tenants d’une laïcité stricte s’empaillent avec les partisans d’une laïcité plus accommodante, ou « inclusive ».
Désarroi
La « morale laïque », ardemment défendue par Vincent Peillon à son arrivée en fonction, a payé le prix de ces tiraillements. Devenue « enseignement laïque de la morale » en avril 2013 dans un rapport préliminaire, elle s’est transformée en « enseignement civique et moral » sous la plume du Conseil supérieur des programmes (CSP), chargé d’en déterminer le contenu. Évacuée la laïcité, au moins de l’intitulé. « Sans doute s’agissait-il de détendre l’atmosphère autour de ces questions, mais je ne peux m’empêcher d’y voir aussi une manière de contourner l’importance du fait religieux », commente Philippe Gaudin, responsable des programmes de formation à l’Institut européen en sciences des religions (IERS).
Résultat : l’accent a été mis sur l’interdisciplinarité et le débat afin de développer chez les élèves « une aptitude à vivre ensemble dans une société démocratique ». Un projet louable, sans doute, mais sur lequel les équipes pédagogiques restent pour le moins circonspectes. L' »échec » dont on accuse de nouveau l’école depuis les attaques est « celui de la société française dans son ensemble », affirme dans les Échos Philippe Tournier, secrétaire général du syndicat des chefs d’établissement SNPDEN-Unsa. « Il y a des quartiers dans lesquels les valeurs de la République ne sont d’évidence pas en oeuvre et où les jeunes pensent que la société ne leur laisse aucune place. » Créer les conditions d’un débat en classe n’a rien d’aisé. Témoin, le désarroi des enseignants face à la réaction de certains élèves aux attentats.
« Secouer la tutelle d’autorités fanatisantes »
Là non plus, l’affaire n’est pas neuve. Le 11 Septembre avait même contribué à ce que soit commandé au philosophe Régis Debray un rapport sur l’enseignement du fait religieux, remis en 2002, qui continue de faire foi aujourd’hui. Le philosophe estimait alors que, sans qu’il faille faire entrer les curés dans les écoles (pas plus que les rabbins ou les imams), la relégation des cultes hors des espaces de « transmission rationnelle des savoirs » n’était pas tenable. À l’inverse, écrivait-il, « une connaissance objective et circonstanciée des textes saints comme de leurs propres traditions conduit nombre de jeunes intégristes à secouer la tutelle d’autorités fanatisantes, parfois ignares ou incompétentes ».
Régis Debray demandait, notamment, une formation continue des agents de la fonction publique en général, et des enseignants en particulier. L’IERS a été créé à cet effet, mais la suppression des IUFM et la valse des ministres Rue de Grenelle ont laissé la préconisation à l’état de voeu pieux. « On peut espérer toutefois que les choses se stabilisent aujourd’hui avec les nouvelles Espé (écoles supérieures du professorat et de l’éducation) », note Philippe Gaudin. « L’ensemble de la communauté éducative a besoin d’être formé », sur la question religieuse comme sur la laïcité elle-même, entendue parfois comme une forme d’athéisme public.
La guerre des laïcs
Près de quinze ans après, les mêmes polémiques minent toute action. L’Observatoire de la laïcité s’est ainsi déchiré sur un avis remis après les attentats. Il plaidait pour le « développement effectif de l’enseignement laïque du fait religieux » et demandait, en outre, que « toutes les cultures convictionnelles et confessionnelles présentes sur le territoire de la République » soient prises en compte dans les programmes scolaires. Des propositions jugées « angéliques », « pusillanimes » et même « anti-laïques » par trois des membres de l’institution (le député socialiste Jean Glavany, la sénatrice radicale de gauche Françoise Laborde et Patrick Kessel, ancien grand maître du Grand-Orient de France), qui ont aussitôt menacé de démissionner.
« La laïcité, la laïcité, voilà ce que droite et gauche nous ont répondu lorsque nous avons plaidé pour un enseignement du religieux ! Mais c’est dans notre pays laïque que des personnes en assassinent d’autres en prenant prétexte de leur foi ! » s’insurge de son côté Esther Benbassa, sénatrice EELV du Val-de-Marne, directrice d’études à l’École pratique des hautes études et auteur, avec l’UMP Jean-René Lecerf, d’un rapport sur la lutte contre les discriminations qui ‘a enflammé le Palais du Luxembourg en novembre dernier. « Les professeurs d’histoire, de lettres ou de philosophie continueraient comme ils le font d’aborder les religions en fonction des programmes, avance-t-elle. Mais un enseignement spécifique et laïque permettrait de développer chez les élèves un esprit critique et une connaissance de leurs différentes cultures qui, sans doute, aideraient à tempérer la force des radicalismes. On ne peut pas laisser la question religieuse à Internet. »
Sanctuaire
Le 12 janvier, le président du Conseil supérieur des programmes, Michel Lussault, soutenait dans un entretien que, sans « remettre en cause la laïcité à l’ancienne », il fallait « dire que la société et les élèves ont changé au point que le corpus des enseignants doit lui aussi évoluer ». Soit, pour le nouvel enseignement de « l’instruction civique et morale », atteindre « une forme de consensus par recoupement, forger une morale commune à partir de la diversité sociale, culturelle, religieuse des élèves », explique Philippe Portier, plutôt que chercher à renouer avec le modèle de la IIIe République en administrant d’en haut un dogme laïque. Soit l’exact opposé, par exemple, des déclarations d’un André Gerin, l’ancien maire (PCF) de Vénissieux, qui, en 2009, avait été à l’origine de la loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public : « L’école doit redevenir un sanctuaire, déclare-t-il au Point.fr. Il faut sortir de l’illusion de l’école portes ouvertes, comme on le fait depuis quarante ans. Il faut désormais que la laïcité soit totalement respectée, qu’il y ait une séparation entre l’école et la société, et un retour à l’autorité. » Retour à la case départ.
Dans la même interview, Michel Lussault parlait de la laïcité comme d’un « savoir chaud ». Sur ce point du moins, les enseignants ne le contrediront pas.
Par Marion Cocquet
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Le Point – Publié le – Modifié le