Depuis une trentaine d’années seulement, on ne cesse de répéter que l’Internet a profondément transformé le paysage culturel des sociétés. Mais en quoi et jusqu’à quel point ? Sous couvert de « révolution digitale », les théories les plus fantaisistes ont été avancées, annonçant l’avènement d’une « nouvelle ère » pour les sociétés et pour les cultures. Mais qu’en est-il pour les religions, que Georges Balandier avait, il y a déjà trente ans, qualifié d’institutions parmi les plus résistantes à la modernité et à la mondialisation ? Depuis le début des années 2010, les dits « réseaux sociaux », et de manière plus générale l’Internet ont été pointés du doigt pour leur rôle dans l’intense travail missionnaire dont les mouvances musulmanes radicales (dans l’appel au djihad) mais aussi chrétiennes (le prosélytisme des groupements évangéliques) représentent l’expression la plus visible – et la plus problématique : les événements récents sont venus tragiquement le confirmer.
Vecteur des idées fondamentalistes et de l’extrémisme religieux, l’Internet ? Le contraire aurait été étonnant, considérant que le réseau électronique est par excellence, une caisse de résonance aux pensées alternatives (celles du « complot ») et un espace de communication alternatif aux groupes minoritaires. Mais on ne saurait limiter toutefois le propos à ces aspects les plus saillants par leur caractère spectaculaire : ils restent marginaux dans un univers électronique où les manifestations du religieux sont nombreuses et complexes. Cet article entend proposer quelques éléments de décryptage d’un tableau brossé à très grands traits et sans prétention à l’exhaustivité.
S’il est d’abord une évidence, c’est que le religieux se présente sur Internet sous des formes dispersées et d’abord sous la forme relativement neutre d’une esthétique visuelle renvoyant massivement à des traditions exotiques pour l’usager : les nombreux jeux en ligne empruntent à la magie offensive, au mana, à des entités surnaturelles venues d’inframondes, d’armées de démons, bref, de symboles « païens » ou de références explicites aux monothéismes dans les temps médiévaux et baroques, qui nourrissent un imaginaire gothique très en vogue sur la toile. Mais les dieux dans les jeux online ne sont qu’une forme métaphorisée des dieux sur le net, qui désignent cette fois l’engagement concret des groupes religieux dans le monde virtuel.
Accusées de participer d’une aliénation de l’homme par la machine, les Nouvelles Technologies ont fini par s’inscrire dans la culture et certains n’hésitent pas à comparer l’Internet à de la religion en vertu d’une identique capacité de création de virtualités qui sont pourtant plus réelles que la réalité : à l’image d’une noosphère moderne (après Teilhard de Chardin) ou d’une Gaïa technologique que n’aurait pas renié Lovelock, certains n’ont pas hésité à voir dans l’Internet bien plus qu’un réseau collectif, une entité supra-collective dotée de sa propre volonté, un deus in machinaen quelque sorte. Hypothèse hasardeuse, mais qui ne rend pas compte de la réalité : celle des appropriations de l’Internet par des groupes religieux.
D’abord et parce qu’elles ne sont neutres que d’un point de vue strictement matériel, les technologies de l’information électronique font l’objet d’une évaluation morale par les religions : sont-elles réellement adaptées aux messages religieux et symboles sacrés qui ont, durant des siècles, empruntés d’autres circuits et supports de communication ? Internet et les autres moyens d’information et de communication s’inscrivent, comme l’a montré Régis Debray dans un ouvrage très documenté mais parfois parsemé de jugements de valeurs (Dieu, un itinéraire, paru en 2001) dans une histoire longue, celle des médias qui, des peintures pariétales jusqu’à la connectivité électronique actuelle, en passant par l’écriture cursive, l’architecture ornementale, l’imprimerie, la télévision et le cinéma… dont la révolution digitale n’en figure qu’une étape finale, amenant ses propres mutations : la virtualité communicationnelle et l’ultra connectivité que les religions sont peu ou prou obligées d’adopter si elles veulent proliférer ou simplement survivre.
Ce qui amène à un premier – et pour le moins attendu – domaine de réflexion et d’investigation, en l’occurrence les manières dont les communautés religieuses s’approprient une technologie qui est en premier lieu susceptible de véhiculer des messages, symboles et images profanes, pour ne pas dire profanatrices. La pornographie emprunte en effet de mêmes réseaux électroniques que ceux des religions et outre ce danger de pollution symbolique, l’usage d’Internet est susceptible de détourner des normes morales et praxéologiques : il y a quinze ans, les moines chrétiens et bouddhistes doutaient de leur droit à « surfer » et si oui, devaient-il le faire à des fins privées ou institutionnelles ? Depuis, les cyber-temples et les sites officiels des grandes religions se sont multipliés, dont les grandes confessions du monde entendent désormais moraliser le monde grâce aux NTIC.
On se trouve ici dans le premier cas de figure de ce que le chercheur canadien Christopher Helland appelle des « religions online » : religions qui existent historiquement et ont intégré l’usage de l’Internet dans leurs stratégies de survie. Mais la religion sur Internet, c’est aussi tout un monde de créativité hors de ces cadres attendus : l’invention de cultes virtuels ou virtualisés, dont beaucoup participent de l’extension, sur la toile, de ces que les sciences sociales ont désigné comme des « cultes » ou des « sectes », c’est-à-dire des organisations parareligieuses (« spirituelles ») aux liens lâches et à la théologie fluctuante (mélangeant les références à la nébuleuse New Age, aux traditions ésotériques occidentales et aux « sagesses » orientales), alors que d’autres (moins nombreuses) sont de pures inventions, cultes parodiques qui miment les religions existantes (la Church of the Flying Spaghetti Monster apparait à ce titre comme un modèle-étalon de la religion virtuelle fictive). Il s’agit là des « online religions » dans l’acception de Helland, qui n’ont de principal régime d’existence que virtuel.
L’internet c’est enfin et surtout un foisonnement de rapports particuliers qui se tissent entre des individus (usagers) et des ressources religieuses, sans nécessairement passer par des institutions ni susciter aucune effusion ressemblant à de la croyance ou de la foi. Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, le religieux se transforme aussi en ressource informationnelle : une approche profane et souvent laïque qui passe par la consultation des nombreuses sources scripturaires en ligne (les textes sacrés des traditions de l’histoire), et quelques sites d’information sur le religieux (qui hiérarchisent un peu plus les données à disposition), les technologies « connectent » (« relient », donc, au sens du religio classique) les individus à des objets de croyance selon les modalités techniques variées (sites web, flux RSS, communication immédiate de type twitter©, réseaux sociaux de type facebook©) et des effets qui ne le sont pas moins.
La surprise vient de ce que ces connections (forcément) individuelles ne génèrent pas nécessairement ce qu’il est convenu de regrouper sous la tutelle conjointe de l’individualisation, de la déterritorialisation ou de la « détraditionalisation » (déculturation) des religions : si ces phénomènes sont bien sûr observables dans des segments d’usagers qui se constituent des « religions à la carte » (pour paraphraser le sociologue français Jean-Louis Schlegel) au gré du surf, en fonction du stock d’informations religieuses à disposition, et des intentions des usagers (qui « piochent » et « bricolent »), d’autres catégories de connectés se retrouvent quant à eux dans une quête (avouée ou pas) de liens communautaires (médiatisés par les techniques) qui les amènent intentionnellement à s’inscrire dans des « communautés », qui ne sont plus des paroisses, confréries, ou assemblées, mais des communautés virtuelles, aux normes souvent plus souples et à la participation plus sporadique que leurs modèles de références – et pour autant, ce sont là des communautés morales et sociales, un cadre presque traditionnel du sacré, s’il n’était médiatisé par la mise en abîme du virtuel et médiatisé par un écran…
Ainsi, à partir de ces courts mais significatifs exemples de religions métaphorisées par l’esthétique du jeu en ligne, grandes religions poussées à investir le web pour s’acclimater de l’ultramodernité et de la mondialisation, religions alternatives et minoritaires qui s’approprient à dessein des technologies d’information moins régulées que les grands médias classiques, religions inventées que le web fait exister comme une résistance parodique au pouvoir des cultes réels, et enfin relations au sacré et à ses formes sociales qui oscillent entre dissolution moderne et recomposition hypermoderne… se dessinent quelques-unes des formes émergées dans le vaste champ des possibles de la technologisation du religieux — et la « religionisation » des technologies informationnelles — qui reste encore à explorer.
Lionel Obadia (Université de Lyon 2 et Institut d’Etudes Avancées de Strasbourg).