Ces entreprises sauvées par le multiculturalisme

 MulticulturelLeTemps.ch

La prise en considération des caractéristiques culturelles en emploi est essentielle. Elle a pour vertu de mieux comprendre les défaillances d’une organisation et de dynamiser une entité commerciale donnée.

Au paradis, les Allemands fabriquent les voitures, les Anglais font la police, les Français la cuisine, les Italiens l’amour, et les Suisses s’occupent de l’organisation. En enfer, la police est allemande, les voitures françaises, les Anglais font la cuisine, les Suisses l’amour, le tout organisé par des Italiens. Et si, derrière cette plaisanterie populaire, se cachait une forme de sagesse? Appliquée au monde de l’entreprise, elle rendrait l’environnement de travail parfait, car elle tiendrait compte des spécificités culturelles de chaque individu.

La culture nationale pourrait ainsi avoir une influence sur le management. Selon le psychologue et anthropologue hollandais Geert Hofstede, l’organisation d’une entreprise, sa structure, son rôle, son comportement et son système de valeurs sont, dans une large mesure, des produits culturels de la société au sein de laquelle elle évolue. Ce qui se passe dans une organisation est par conséquent le reflet direct de ce qui se passe dans la société qui l’entoure.

Une stratégie managériale intelligente consisterait donc à prendre en considération les caractéristiques culturelles d’une société, afin d’en faire le meilleur usage possible. L’élément culturel permettrait en outre d’expliquer, dans de nombreux cas, les défaillances d’une organisation, étant précisé que les traits culturels ne sont pas, en soi, défaillants ou performants. Au contraire, ces derniers n’apparaissent comme défaillants qu’en relation avec une activité bien spécifique.

Un exemple emblématique est celui de la compagnie Air Korea, au bord de la faillite dans les années 1980 et 1990, suite à une série de crashs aériens ayant fait plus de 700 victimes. Dans son best-seller Outliers, le journaliste Malcolm Gladwell explique le rôle joué par la culture coréenne dans cette suite de catastrophes aériennes.

A l’instar de beaucoup de pays du Sud-Est asiatique, la Corée méridionale possède des structures et des organisations très hiérarchisées. Ainsi, la langue de ce pays – fortement influencée par le confucianisme qui insiste notamment sur le respect dû aux supérieurs – possède plusieurs niveaux de politesse, rappelant en permanence le rang et le statut de chacun. Des caractéristiques culturelles qui ne feraient pas bon ménage avec le monde de l’aéronautique. En effet, selon Gladwell, rien n’est plus nuisible à la sécurité d’un avion qu’une communication «oblique», faite de sous-entendus.

L’analyse des conversations à l’intérieur des cockpits révèle que les causes des accidents étaient dans la majorité des cas connues des copilotes et auraient pu être évitées, si leur conversation avait été fluide. Dans le cas du vol KAL 801 par exemple, le copilote n’a pas osé demander au pilote, son supérieur hiérarchique, d’annuler la procédure d’atterrissage, alors que l’avion volait trop bas et trop lentement. Il ne s’est permis qu’une allusion vague au danger.

La même déférence a été observée chez l’ingénieur de vol qui, pour signaler le péril imminent, s’est contenté d’une phrase sibylline, dans un contexte régional de pluies particulièrement abondantes: «Capitaine, le radar météorologique nous a jusqu’ici beaucoup aidés.» Ce à quoi le pilote aurait répondu: «Oui, ils sont très utiles.» Gladwell explique que sans l’observation stricte des codes formels, où prédomine le respect du supérieur hiérarchique, l’alerte de l’ingénieur aurait pu ressembler à ça: «Capitaine, les conditions météorologiques ne nous permettent pas d’atterrir à vue ce soir. Le radar météorologique nous signale clairement un danger.»

Même si elle n’entraîne pas la mort de ses salariés, une trop grande distance hiérarchique au sein d’une organisation peut également lui être nuisible. Les structures pyramidales incitent en effet les collaborateurs à dissimuler certains problèmes pour s’attirer les bonnes grâces de leur hiérarchie. Et quand nul n’a le courage de pointer les défauts d’un système par peur de froisser son supérieur, les risques de dysfonctionnements s’accroissent.

Dans le cas de Korean Air, la compagnie est parvenue à améliorer son fonctionnement interne, suite à l’arrivée de David Greenberg. L’ancien dirigeant de Delta Air Lines a «gommé» les différences hiérarchiques en instaurant l’anglais comme langue obligatoire à bord. Les membres de l’équipage ont également suivi des entraînements poussés en matière de communication. Ces restructurations profondes ont fait de Korean Air, aujourd’hui, l’une des compagnies les plus respectées au monde.

Outre une distance hiérarchique trop grande, d’autres spécificités culturelles peuvent entraver la bonne marche d’une entreprise. La discrimination raciale, le respect strict d’un système de castes, la discrimination à l’encontre des femmes ou encore le fait de considérer une tâche comme avilissante, constituent quelques exemples susceptibles d’avoir un impact négatif sur une structure donnée. Ainsi, dans les cultures traditionnelles, où il incombe en premier lieu aux hommes de gagner le pain quotidien, ceux-ci regardent parfois d’un mauvais œil le fait que des femmes soient des collègues ou, pire, des cheffes. Or, refuser l’égalité des chances en matière d’emploi aux femmes et contester la légitimité de leur autorité n’est pas en adéquation avec les besoins actuels des entreprises.

S’agissant du profil des postes, certaines cultures qui rejettent les tâches ou les métiers associés «aux mains sales», ont dû faire face à une pénurie de techniciens, de plombiers et de personnel d’entretien. Le «piège culturaliste» peut cependant être déjoué grâce à une stratégie managériale adaptée, comme le démontre l’exemple de Korean Air.

Quelles sont les spécificités culturelles de la Suisse? D’après Hofstede, le style de management sur le territoire helvétique est globalement consultatif, bien que des variantes soient possibles de part et d’autre de la Sarine. En Suisse alémanique, les rapports hiérarchiques sont par exemple plus égalitaires que dans les cantons romands.

Le journaliste Fabien Dunand, auteur du Modèle suisse, relève par ailleurs qu’aucun «autre Etat au monde ne pratique en même temps la démocratie directe, le fédéralisme, la neutralité, la paix du travail et le compromis systématique». Ces spécificités culturelles ne sont sans doute pas étrangères à la réputation d’excellence – le fameux «Swiss Made» – dont sont auréolées la plupart des entreprises helvétiques.

Amanda Castillo

Pour en savoir plus : http://www.letemps.ch