« L’islam ne peut plus lutter contre l’invasion des images »

En 2010, Oleg Grabar, l’un des plus grands spécialistes de l’art islamique, revenait pour « Le Point » sur la question de la représentation dans la religion musulmane.

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Le roi couronné reçu par le Prophète, v. 1800, Iran. © The Art Archive / Ashmolean Museum / AFP PHOTO

 

Si le Coran reste évasif sur la question des images, pourquoi les premiers musulmans se sont-ils interdit la représentation des êtres vivants ? Réponse d’Oleg Grabar, décédé en 2011, qui fut l’un des plus grands spécialistes de l’art islamique.

Le Point : Pourquoi l’islam a-t-il interdit la reproduction des êtres vivants ? Est-ce par imitation du judaïsme ?

Oleg Grabar : L’influence du judaïsme a peut-être joué un rôle. Mais il faut surtout se replacer dans le contexte de l’époque. Il y avait, d’une part, les empires byzantin et perse qui affirmaient la gloire impériale par le biais de monnaies à l’effigie de l’empereur ou de palais somptueux édifiés en son honneur. D’autre part, le christianisme élevait de grands sanctuaires comme Sainte-Sophie à Constantinople ou le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Ces édifices allaient devenir les microcosmes d’une vision chrétienne du monde, où l’image proclame les concepts fondamentaux du dogme. Certaines chroniques racontent d’ailleurs que lors de la construction de la coupole du Rocher, à Jérusalem en 692, on répondait à ceux qui se demandaient pourquoi on s’activait à un si bel ouvrage que c’était simplement pour faire concurrence au Saint-Sépulcre. Et il y a une quarantaine d’années, le cheikh Ahmad Muhammad Isa de l’université d’al-Azhar au Caire affirmait que les musulmans avaient rejeté les images plus par refus de s’engager dans les discussions très complexes d’un monde qui leur accordait désormais une importance excessive que pour des raisons doctrinales. Mais on ne peut nier que les premiers musulmans redoutaient l’idolâtrie, et qu’ils préféraient ne pas avoir d’images plutôt que de courir le risque de voir se développer un culte à leur égard.

Mais le Coran contient-il des indications précises sur ce sujet ?

Si certains passages du Coran abordent le problème de la représentation, aucun cependant ne l’interdit clairement. Une seule chose est certaine : les idoles y sont prohibées. Dans la sourate V, le verset 90 énonce clairement : « Ô vous qui croyez ! les boissons fermentées, les jeux de maysir, les pierres dressées et les flèches divinatoires sont seulement une souillure procédant de l’oeuvre du Démon. Évitez-la ! Peut-être serez-vous bienheureux. » Si, chez les chrétiens, le Christ et Dieu peuvent être représentés en un seul corps, chez les musulmans, en revanche, il est inconcevable d’essayer d’imaginer Dieu. Insaisissable par essence, il ne peut être représenté sous aucune forme que ce soit. Mais d’autres versets du Coran évoquent la représentation. Ainsi, aux versets 43-44 de la sourate III, Jésus façonne, avec de la boue, la forme d’un oiseau, à qui il donne vie par un miracle de Dieu. Et un peu plus loin, dans la sourate XXXIV, versets 11-12, il évoque la fabrication de statues : « À Salomon[nous soumîmes] le vent. Celui du matin soufflait un mois […] Parmi les djinns, il en était qui travaillaient à sa discrétion, avec la permission d’Allah. Quiconque, parmi eux, se serait écarté de Notre Ordre, nous lui aurions fait goûter aux tourments du Brasier. » Les versets 12-13 disent aussi : « Pour lui, ils faisaient ce qu’il voulait : des sanctuaires, des statues, des chaudrons [grands] comme des bassins, et des marmites stables. »

Ces versets ne semblent pas hostiles à la représentation…

Certes, mais ces deux Révélations ont pourtant été rapidement interprétées comme une condamnation des arts plastiques, de la peinture et de toute technique qui permettait la représentation de la réalité, car pour les exégètes, seul Dieu peut être Créateur et donner la vie. Un hadith célèbre, mais tardif stipulera même que tout artiste doit être châtié s’il ne peut donner vie à l’être qu’il a tenté de créer. Si les textes de la Révélation ne comportent nulle part une interdiction formelle, ces prises de position seront largement reprises au VIIIe siècle dans les hadiths, et bien plus tard, au XVIIIe siècle, par le wahhabisme.

Sans contestation ?

Il existe des Traditions du Prophète, qui sont autant d’exception à la règle générale. A’isha, par exemple, la plus jeune des épouses de Mahomet, possédait des tissus couverts d’images. De la même manière, on sait qu’il était permis de décorer les bains de pavements et d’images, que les représentations réalistes n’étaient pas prohibées, tant que les animaux étaient figurés sans têtes ou les têtes sans corps… De grands érudits comme, au Xe siècle, l’exégète Abu ‘Alî al-Fârisî ou, au XIIIe siècle, le théologien al-Qurtubî ont admis l’idée d’une prohibition des représentations, mais ils ont essayé d’introduire dans le débat une distinction entre celle de Dieu et les autres images.

Il existe pourtant des représentations de Mahomet…

En effet, mais elles sont très peu nombreuses. Les musulmans ont toujours évité de le représenter. Malgré tout, très rapidement, on le retrouve en illustré dans des textes, sans visage ou recouvert d’un voile qui dissimule ses traits. À mon sens, l’intransigeance sur ce sujet des fondamentalistes musulmans est parfaitement hypocrite. Mahomet est certes le Messager de Dieu, mais il n’en reste pas moins homme, et le croyant a besoin de se représenter les choses. Pour moi, la polémique sur la représentation du Prophète est inséparable du débat sur la représentation en général. Derrière certaines mosquées, notamment en Iran, les petites boutiques qui vendent des souvenirs religieux n’hésitent pas à proposer, par exemple, des images d’Alî. Et les familles se prennent en photo. L’islam ne peut plus lutter contre l’invasion des images par la photo, le film, la télévision ou l’Internet. Le monde change et la société s’adapte à son temps.

Vous évoquez les représentations d’Alî. Chiites et sunnites n’ont donc pas la même doctrine sur le problème de la représentation ?

Aujourd’hui, en Iran, Alî et Mahomet lui-même sont très souvent représentés, alors que dans les régions majoritairement sunnites, et particulièrement en Arabie saoudite, c’est impossible. Dans le chiisme, plus mystique et plus ésotérique, les choses et leurs représentations possèdent différents niveaux de sens, d’où une approche plus nuancée de la Tradition. Cela peut expliquer que, dès le XIe siècle, les souverains de la dynastie fatimide en Égypte n’aient pas hésité à multiplier les représentations.

Si l’image est interdite, comment évoquer les idées, les concepts ou même les sensations ?

L’art islamique a su contourner le problème. D’abord par la calligraphie. Dans l’art musulman, on remplace facilement une image par une lettre ou un mot. Et la calligraphie a pris d’autant plus d’importance qu’elle était un instrument stratégique pour le développement de l’islam. Dès le VIIIe siècle, avec l’expansion rapide de cette religion, il a fallu instaurer une unité afin que, de l’Andalousie jusqu’aux frontières de la Chine, il soit possible de lire le Coran en évitant les querelles et les hérésies. Au fil des siècles, différents styles calligraphiques ont acquis ainsi un statut canonique. Mais l’art a aussi utilisé un deuxième procédé, qui est la géométrie. La coupole du Rocher à Jérusalem, la mosquée d’Ibn Tulun au Caire, ou encore les mosaïques et les panneaux en plâtres de Khirbat al-Mafjar à Jéricho en offrent de superbes exemples. Mais l’apogée de son utilisation est atteint à mon avis au Xe et XIe siècle, avec l’apparition en Iran du « brick style », l’utilisation de briques de construction dans l’agencement de panneaux à la géométrie souvent extrêmement savante. C’est environ à la même époque d’ailleurs qu’apparaissent en Iran ainsi qu’en Irak des manuels de mathématiques qui décrivent les différentes combinaisons pour produire des formes. Peu à peu, la géométrie va ainsi devenir le moteur principal de la décoration des édifices islamiques.

Mais comment les dynasties persane et moghole vont-elles justifier l’art de la miniature et ses représentations, souvent très sensuelles ?

Elles n’ont ni souhaité ni eut véritablement besoin de se justifier. Aucune doctrine, d’ailleurs, n’a été élaborée sur l’art des miniatures. Je pense que ces princes aimaient les belles choses, c’est tout. À l’inverse de la chrétienté où l’art religieux a dominé jusqu’à la Renaissance, l’islam, en Perse ou en Inde notamment, a préféré très tôt l’art profane. Les princes moghols, qui ont régné en Asie centrale et dans le sous-continent du XVIe siècle au XIXe, étaient des Turcs d’Asie centrale qui n’avaient pas les mêmes préjugés que les peuples de la méditerranée en ce qui concerne les représentations.

L’architecture des mosquées varie beaucoup d’un pays à l’autre. Entend-elle, comme celle des églises chrétiennes, évoquer l’ordre du monde ?

Les premiers plans proviennent directement de la maison du Prophète à Médine, qui fut vers 650 sous le califat d’Uthmân, agrandie et transformée en mosquée. Une cour, des salles avec des colonnes : on ne sait finalement que très peu de choses de son architecture. Les chroniques de Tabarî et de Waqidi, notamment, racontent que c’est Al-Hajjaj, gouverneur d’Irak sous le califat d’Abd al-Malik, à la fin du VIIe siècle, qui aurait décrété qu’il fallait un espace pour que les musulmans puissent se retrouver et prier ensemble. Les plans qu’il aurait proposés et qui ont permis l’édification de la Coupole du Rocher à Jérusalem étaient cependant largement inspirés de la maison du Prophète. Mais le Coran lui-même ne précise à aucun moment la nécessité d’un lieu de culte, quel qu’il soit. Il indique seulement que le croyant fera sa prière à l’endroit où il est lorsque retentit l’appel à la prière. La mosquée évoquée dans le Coran n’est rien d’autre qu’un édifice administratif : c’est l’endroit où une fois par semaine, le vendredi à midi, le Prophète, puis plus tard le calife, réunit les hommes non seulement pour prier, mais aussi pour informer, décider des impôts et prendre des décisions collectives.

Oleg Grabar, décédé en 2011, était historien et archéologue, professeur émérite de l’Institute for Advanced Studies à Princeton. Il est l’auteur, entre autres, d’Images en terre d’Islam (RMN, 2009), La formation de l’art islamique (Flammarion, 1987), de Penser l’Art islamique. Une esthétique de l’ornement (Albin Michel, 1996) et de La peinture persane (PUF, 1999).

« Le djihadisme est une hérésie au sein de notre religion »

Professeur d’études islamiques à l’université libanaise à Beyrouth, ancien compagnon d’études du grand imam Ahmed Al Tayyeb à l’Université Al Azhar, Ridwan Al-Sayyid est l’un des organisateurs de la Conférence contre l’extrémisme et le terrorisme qui s’est tenue au Caire, les 3 et 4 décembre.

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Conférence inter-religieuse organisée par Al-Azhar, Le Caire, 3 décembre 2014. Le Cheikh nigerian Ibrahim Saleh al-Hussaini (D), Mohammed Yssef (2e D), Marocain, secrétaire général du Conseil supérieur des Ulemas, le grand imam d’Al-Azhar Ahmed al-Tayeb (2e G) et le patriarche copte orthodoxe Tawadros (G). KHALED DESOUKI/AFP

 

Pourquoi avoir invité des chrétiens à cette Conférence d’Al Azhar contre l’extrémisme et le terrorisme ? Les interventions n’ont-elles pas montré que le problème était plutôt interne à l’islam ?

Ridwan al-Sayid : Beaucoup d’événements graves sont survenus en 2013 et 2014. Depuis six mois, avec également Mohamed Sammak, le secrétaire général du Comité national pour le dialogue islamo-chrétien au Liban, nous sommes un petit groupe à nous réunir autour du grand imam, Ahmed Al Tayyeb. Nous lui avons suggéré cette conférence pour mettre sur la table trois sujets : le terrorisme et le fondamentalisme, nos mauvaises relations avec les chrétiens et le conflit entre sunnites et chiites. Il a accepté et il y a un mois, nous nous sommes attelés à sa préparation.

Avez-vous le sentiment que des solutions ont été trouvées dans chacun de ces trois domaines ?

R.A-S. : Les problèmes, bien évidemment, ne sont pas encore résolus. Mais pendant deux jours, nous avons parlé et vous avez entendu tout ce qui s’est dit, y compris entre les sunnites qui sont eux-mêmes divisés. Sur la question du califat par exemple, quelle est notre position ? À mon avis, rétablir cette institution nous plongerait dans de graves difficultés…

Mais nous avons en commun notre volonté de nous battre contre le djihadisme, qui est une hérésie au sein de notre religion. Le problème est aussi que ce terrorisme donne à l’islam une mauvaise image : une hérésie interne est souvent plus dangereuse que des ennemis extérieurs…

Comment contrer le discours extrémisme ?

R.A-S. : À mon avis, la voix sécuritaire ne suffit pas : elle permet seulement aux États de se défendre. Mais nous, comme musulmans et représentants des institutions religieuses, que pouvons-nous faire pour éradiquer cette hérésie ? Comme le suggère la déclaration finale, il faut une réforme religieuse et une renaissance intellectuelle et celles-ci doivent être menées par les institutions religieuses, pas par les gouvernements. L’État ne peut pas être un État religieux, théocratique : il n’est là que pour gérer les affaires civiles. C’est à nous d’éduquer nos jeunes de telle sorte qu’ils ne se tournent pas vers le fondamentalisme !

> À lire : Déclaration finale de la Conférence d’Al Azhar contre l’extrémisme et le terrorisme

Or nos institutions n’ont pas fait leur travail : ces derniers temps, elles se bornaient à répondre aux injonctions des gouvernements, c’est pour cela qu’elles ont perdu tout leur crédit auprès des jeunes. Nous devons être solidaires de la jeunesse pour qu’elle nous écoute à nouveau ! Il y a beaucoup, beaucoup de travail, pour réformer les programmes éducatifs, coopérer avec les médias… Les pays arabes ont échoué à contrôler les jeunes : nous ne pouvons plus attendre qu’ils agissent.

Un participant disait dans cette enceinte que l’objectif de cette Conférence devrait être d’obtenir une augmentation du budget de l’éducation… Qu’en pensez-vous ?

R.A-S. : Ce n’est pas un problème d’argent. L’Égypte et les pays du Golfe ont compris le problème et veulent mettre de l’argent pour réformer et renforcer les institutions religieuses. Al Azhar, la principale institution sunnite au monde, dispose de 500 000 étudiants et 80 000 professeurs en Égypte et dans le monde. Elle a aussi 25 antennes hors de l’Égypte. Son influence est énorme : si elle bâtit un programme, une stratégie, cela peut changer les choses.

Vous parlez des pays du Golfe, mais l’islam wahhabite propagé par l’Arabie saoudite, n’a-t-il pas fait le lit de l’État islamique ?

R.A-S. : L’Arabie saoudite est wahhabite depuis sa fondation. La nouveauté, c’est plutôt les mouvements salafistes révolutionnaires – un salafisme différent donc de celui de l’Arabie saoudite – qui, dans les années 1970, se sont révoltés contre les wahhabites. Ces deux courants s’opposent entre eux.

Quelles seront les suites de cette conférence ?

R.A-S. : C’était une conférence préparatoire, destinée à mettre tous les sujets sur la table. Al Azhar a déjà commencé à réfléchir à un système pour poursuivre le travail. La déclaration finale, par exemple, sera la préface à un document plus complet sur le terrorisme, le dialogue islamo-chrétien et les divisions entre sunnites et chiites.

Recueilli par Anne-Bénédicte Hoffner (au Caire)