Barbara Lambert : 57 % des électeurs du PS et 35 % des électeurs du Front de gauche sont catholiques, dites-vous… des chiffres dont on n’a pas conscience tant on a tendance à penser que la gauche est athée…
Stéphane Lavignotte : Quand j’ai commencé à travailler et que je suis tombé sur ces chiffres, j’ai moi-même été un peu étonné.D’autant que si on regarde l’évolution dans le temps, 56 % des Français continuent à se déclarer croyants alors qu’en 1947, ils étaient 66 %. Alors qu’on pourrait penser qu’il y a eu une sécularisation massive, on s’aperçoit en fait que la baisse de la croyance n’est pas si importante que cela. Les gens qui sont croyants et qui votent et/ou militent à gauche sont bien plus nombreux qu’on ne le croie. La question – c’est un des points de départ de mon livre – est de savoir si on peut faire de la politique en ignorant complètement cette réalité-là, qui est une réalité importante pour les personnes concernées. Ce n’est pas anodin, aujourd’hui, de dire qu’on est croyant. Si les gens le disent peu, c’est à la fois parce qu’ils ont peur des réactions et parce qu’ils ont intégré cette idée reçue selon laquelle il n’y aurait pas de croyants à gauche. Il y a un effet d’autocensure très important chez les personnes concernées.
BL : Et c’est cet effet d’autocensure qui explique que la gauche ne pense pas le religieux ?
BL : La gauche s’est-elle sciemment désinvestie de la question religieuse ? Pourquoi ? Par calcul ? Par incapacité à assumer ?
SL : Faisons un peu d’Histoire… De 1945 aux années 1960-70, la gauche a l’impression que les croyants sont à l’extérieur des organisations politiques. Pour gagner de l’influence politique dans le pays, elle se dit qu’elle doit aussi s’adresser aux croyants, et aux catholiques. On voit alors le PC, puis le PS, développer des choses que l’on trouverait incroyables aujourd’hui pour toucher ce public-là…
BL : Vous citez Georges Marchais, déclarant : « L’anticléricalisme est un infantilisme »… Une phrase étonnante !
SL : Oui, cette phrase date de 1976. De la même façon, en 1964, le Parti communiste organise très officiellement une soirée scientifique dans la grande salle de la Mutualité à l’occasion des 500 ans de la mort de Calvin. Un événement qui paraît impensable aujourd’hui… A ce moment-là, ces organisations sont capables de mobiliser, dans leur histoire, dans leur réflexion, de quoi penser intelligemment les religions. Mais une fois les chrétiens entrés dans le militantisme politique au sein du PS et du PC, c’est comme si ces derniers n’y trouvaient pas vraiment leur place…
BL : Vous soulignez que les chrétiens s’inscrivent au PC comme au PS, mais qu’au sein du PS, ils s’engagent à la gauche du parti parce qu’ils « ressentent un décalage social »…
SL : Quand on pense « chrétiens de gauche », on pense Rocard, Delors, pas aux courants les plus à gauche. Mais ils étaient nombreux aussi à rejoindre le PC, le PSU (né d’une alliance qui comprenait des partis politiques chrétiens) ou toute l’extrême gauche. Dans ceux qui rentrent au PS, beaucoup rejoignent le Cérés néo-marxiste de Jean-Pierre Chevènement, qui n’était pas alors si « nationaliste-républicain ». Il y a un décalage social parce qu’un grand nombre de chrétiens qui s’engagent à gauche sont des militants de terrain, impliqués dans la vie associative, le syndicalisme, etc. et qu’au PS, ils se retrouvent face à des personnes issues de milieux sociaux beaucoup plus élevés. Par ailleurs, ces chrétiens de gauche entrent dans des organisations où ils découvrent que la lutte pour le pouvoir est très forte. Là, il y a un décalage au niveau de l’engagement. Ils se sont engagés pour être « au service de » alors que la lutte politique commande de « se servir, soi », pour gravir les échelons… Il y a deux décalages : un décalage social et un décalage sur le sens et les méthodes de l’engagement. Pour beaucoup de ces Chrétiens de gauche, le fait d’être Chrétien doit se vivre dans leur vie au quotidien – dans leurs relations avec les autres, mais aussi dans leur recherche de justice au sein même de leur organisation syndicale, de leur organisation politique… Or, la lutte pour le pouvoir, c’est tout sauf tendre la joue gauche. Ce décalage est toujours actuel et cela montre la difficulté de la gauche à intégrer non seulement les croyants mais, de manière générale, les milieux populaires, les militants associatifs, syndicaux, du mouvement social…
BL : Le décalage social dont vous parlez peut-il être rattaché au fait que le PS aurait, selon certains, y compris à gauche, décroché des classes populaires ?
SL : Ce décalage s’inscrit à mon avis au croisement de deux choses. D’un côté, une désintellectualisation de la gauche : il n’y a plus d’idée, de vraie matrice de pensée. Au XIXe siècle et jusqu’à la fin des années 1970, à gauche, il y avait énormément de ressources, de débats, visant à permettre de penser la question religieuse. Aujourd’hui, la gauche n’a plus le logiciel de pensée. De l’autre, il y a sans doute, effectivement, une distance vis-à-vis des milieux populaires. C’est rare d’entendre des responsables de haut niveau du PS revendiquer leurs origines populaires comme le fit Jean-Pierre Bel dans son discours lors de son élection à la présidence du Sénat. La conséquence étant que les catholiques d’origine populaire vont à la fois cacher qu’ils sont catholiques, et qu’ils sont issus des milieux populaires. Le milieu populaire est un milieu croyant. Il est resté croyant du côté chrétien et « blanc », mais il est à nouveau croyant du côté arabe, antillais ou africain. Or la gauche est complètement déconnectée de ces milieux populaires-là. Il y a une vision assez méprisante de ces personnes et le fait qu’elles soient croyantes est perçu comme un indice du fait qu’elles ne seraient pas encore assez « intégrées » ou « éduquées ».
BL : Vous soulignez que la gauche ne parle jamais de la foi musulmane, qu’elle met en revanche toujours en avant son athéisme…
SL : Elle arrive encore moins à penser la foi musulmane. Il y a eu une espèce de blackout, en gros, du début des années 80 à maintenant, sur la question religieuse. Quand le fait religieux a repris de l’importance dans le débat social, en 1989, par exemple, au moment de la première affaire du voile à Creil, ou en 2004, la gauche a complètement paniqué. On se souvient que dans les milieux militants, les gens n’avaient aucun outil politique pour penser le retour du religieux. La gauche s’est retrouvée complètement perdue quand le phénomène est réapparu.Elle a du coup réagi plus avec un esprit « Café du commerce » qu’avec la volonté de penser le problème, y compris de manière laïque. Je ne dis pas du tout cela pour remettre en cause le principe de la laïcité mais parce qu’il faudrait être capable de penser le religieux comme un phénomène historique, politique, social – un objet sociologique comme un autre…
BL : C’est un objet qu’on pense plus volontiers « de droite », ou conservateur…
SL : Il est vrai que les institutions religieuses dominantes en France et en Europe sont plutôt conservatrices, en tout cas sur les questions de morale. Mais sur la défense des immigrés ou la régulation en économie, par exemple, les positions du Vatican sont plus proches de celles de la gauche que de celles de la droite. On a tendance à penser le fait religieux, soit comme une essence éternelle, soit de manière un peu folklorique. On dit, par exemple, que le bouddhisme est une religion d’amour. Or, on s’aperçoit qu’au Sri Lanka, le bouddhisme est très nationaliste, qu’il a joué un rôle dans la répression des Tamouls. Le fait religieux n’est pas une essence. Il s’inscrit dans une société, des rapports de classe, une histoire donnés…
BL : Vous donnez des exemples de périodes dans l’Histoire où la religion a accompagné le progrès…
SL : On cite toujours la phrase de Marx sur la religion, « opium du peuple ». Pourtant, dans le même paragraphe, il décrit aussi la religion comme une « protestation contre la détresse réelle », l’« âme d’un monde sans cœur ». Dans certaines situations du passé et encore aujourd’hui, le fait religieux est l’inspiration, le moteur, la ressource de milieux populaires, dominés, de la paysannerie, pour pouvoir faire avancer des revendications extrêmement radicales. L’un des premiers terreaux de la construction de la gauche, qui est à l’origine de la naissance des mutuelles, des coopératives, de tout ce qui fait aujourd’hui l’Etat social, réside dans un socialisme utopique qui est très majoritairement un socialisme chrétien, ou, pour reprendre l’expression de Saint-Simon ou de Fourier, un « nouveau christianisme », fondé dans un souci de progrès social.
BL : Pourquoi la gauche doit-elle absolument penser le religieux, comme vous l’invitez à le faire ? Quel est le danger si elle ne le fait pas ?
SL : Le danger est qu’actuellement, la gauche se coupe complètement de sa base sociale qui, historiquement, est la base populaire. Elle s’en coupe pour bien d’autres raisons – on a une politique économique qui est tout sauf dans l’intérêt de sa base sociale. Mais cela se surajoute en ne prenant pas en compte les choses qui sont importantes pour sa base sociale en faisant comme si ça n’existait pas. Elle crée aussi une schizophrénie parmi ses militants. Il y a un nombre incroyable de militants « au placard » avec leur foi. Cela ne peut rien produire de positif en termes d’engagement. Pour le coup, la gauche laisse la droite utiliser cette thématique-là, ce dont elle ne se prive pas, quitte à donner dans la contradiction. La droite peut dire « L’islam menace la laïcité, donc il faut défendre la laïcité » et, dans le même temps, « Il faut défendre l’identité chrétienne de la France contre l’islam ». Cela en rajoute dans la relégation de franges de plus en plus importantes de la population, qu’il s’agisse des personnes issues de l’immigration arabe, africaine, antillaise. Et cela explique en partie aussi la montée de l’abstention, puisque les gens ne peuvent plus se reconnaître dans les partis qui sont censés défendre leurs intérêts.
BL : Quels moyens concrets la gauche a-t-elle pour « repenser le religieux » ?
SL : Il y a, je crois, tout un travail de formation à faire en interne pour que les partis politiques se réapproprient leur propre réflexion et leur propre logiciel intellectuel sur le sujet. Quand elle a voulu s’adresser aux catholiques et aux protestants dans les années 1960-70, la gauche a fait un certain nombre de gestes, elle a initié un certain nombre de dialogues. Par exemple, de 1960 à 1964, date à laquelle a eu lieu ce fameux colloque pour les 500 ans de la mort de Calvin, le PC a, par exemple, organisé de vrais échanges entre ses intellectuels et certains des intellectuels les plus importants de la communauté protestante, l’idée étant de voir jusqu’où on pouvait trouver des plages d’accord, y compris sur la morale ou la question de la transcendance !
Il faudrait des gestes significatifs et des messages clairs. Il faudrait clairement dire par exemple que défendre la laïcité, ce n’est pas faire la guerre aux croyances, qu’au contraire, une laïcité vraiment riche pour la société est une laïcité qui nourrit l’échange, le dialogue, l’enrichissement et la confrontation entre les différentes cultures religieuses pour qu’elles puissent à leur tour nourrir leur propre réflexion sur les valeurs. Il faudrait le dire et que les actes suivent, or toutes les décisions sur le voile prises depuis 10 ans disent le contraire. Il faudrait déjà, que la gauche ait moins peur de cette question-là. Après tout, elle a su « faire avec » depuis le XIXe siècle, à une époque où le catholicisme avait quand même un pouvoir dans la société très supérieur à celui qu’a l’islam aujourd’hui. Le catholicisme était ultra-majoritaire dans la société française : toutes les élites industrielle, militaire, scientifique étaient catholiques et la gauche d’alors n’a pas eu peur de prendre le sujet à bras-le-corps. Avec une population musulmane qui représente au maximum aujourd’hui 8 % de la population et qui n’a pas les mêmes leviers de pouvoir dans la société, la gauche devrait pouvoir y arriver. Elle devrait pouvoir reprendre ce travail-là.
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