Juillettistes ou aoûtiens : deux façons radicalement différentes de vivre l’été

Juilletistes-Aoutiens

Ce week-end, les vacanciers vont se croiser : certains débutent leurs vacances, les autres les terminent. Historiquement, prendre ses vacances le septième ou le huitième mois de l’année était révélateur d’un certain style de vie.

Atlantico : Les juillettistes et les aoûtiens ont souvent été présentés comme deux tribus irréconciliables. Qu’en est-il réellement ? Qui sont les juillettistes et qui sont les aoûtiens ? Existe-t-il de réels différences sociologiques entre ces deux catégories de vacanciers ?

Pierre Perrier : Historiquement, dans les grandes entreprises publiques, comme les travaux publics, et le secteur industriel (industrie automobile notamment), par le jeu des conventions salariales, les congés étaient établis plutôt sur la période d’août. Le huitième mois de l’année est traditionnellement celui des classes populaires et de la classe ouvrière.

Cela reste en partie vrai aujourd’hui pour la main-d’œuvre industrielle ou des travaux publics, même si la classe ouvrière est moins importante aujourd’hui. La manière de prendre des vacances diffère en fonction de l’appartenance socio-professionnelle. Un cadre a une plus grande liberté pour décider des moments de vacances tandis que l’ouvrier ou le salarié des travaux publics va avoir des périodes de congés imposées.

Les juillettistes et les aoûtiens partent-ils aux mêmes endroits ?

Le bord de mer reste la destination la plus attractive au mois d’août qui est aussi le mois des vacances en famille. En août, les vacances sont davantage pensées pour les enfants, ce qui explique que la plage est souvent la destination privilégiée. Au mois de juillet, il y a traditionnellement plus de diversité des lieux de vacances.

La séparation nette juillettistes/aoûtiens est-elle toujours aussi pertinente aujourd’hui ?

Non, aujourd’hui, la distinction entre juillettistes et aoûtiens est plus difficile à établir et pas forcément pertinente. D’abord, il faut souligner que nous sommes dans une tendance « baissière » du nombre de départs, y compris pour les cadres et les urbains qui partent moins en vacances. Seulement 53% des Français partent en vacances en 2013 contre 57% au début de la crise en 2008. La seule catégorie épargnée est celle des seniors. Cette population, qui est la niche du tourisme aujourd’hui, part à d’autre moment que l’été, de façon plus étalée dans l’année. La bonne santé des seniors, leur pouvoir d’achat et les nouvelles valeurs du voyage et de la découverte qui se sont diffusées dans le corps social jusque dans cette génération plus âgées, expliquent cette évolution. Les étudiants partent également en dehors des mois d’été. Cela s’explique par le changement de calendrier universitaire qui leur permet d’être libre dès juin.

De manière générale, la période historique des congés payés, durant laquelle les gens prenaient un mois de  vacances, est terminée. Les séjours sont désormais plus courts : en moyenne, une dizaine de jours aujourd’hui et cela tend à se réduire encore. Les vacances sont plus courtes, mais aussi plus fractionnées, y compris sur la période d’été. Les gens partent moins longtemps, mais plus souvent dans l’année.

Par ailleurs, les gens anticipent moins les départs pour pouvoir bénéficier d’opportunités de dernière minute. Il y a aussi moins de fidélité des vacanciers par rapport aux lieux de vacances. Les gens partent moins sur le même lieu de vacances d’une année sur l’autre. Les pratiques et les destinations de vacances sont moins ritualisées que par le passé.

Quelles sont les nouvelles tendances ?

Il y a notamment un tourisme émergent qui est le tourisme urbain. Ce tourisme se développe auprès des classes moyennes dans les grandes villes particulièrement attractives : 12-14% des destinations sont désormais urbaines.

Le juillettiste fait ses valises lorsque ses collègues sont au travail et revient au bureau au moment où l’activité économique tourne au ralenti. Mérite-t-il sa réputation de « fainéant » ? L’aoûtien est-il vraiment plus studieux ?

Encore une fois, cette distinction n’est plus vraiment pertinente car les cartes sont brouillées. Là encore, on observe de nouvelles tendances. De plus en plus gens ne partent pas en vacances pour travailler davantage les mois d’été. Les salariés à revenus modestes ont ainsi un double-emploi sur la période de juillet/août. Il y a aussi les gens qui continuent à travailler tout en étant en vacances. Les technologies, notamment les outils informatiques,  permettent aujourd’hui de travailler à distance. Un entre-deux où on est jamais pleinement en vacances est aujourd’hui en train de se dessiner.

Pierre PERIER

Pierre Perier est sociologue, professeur en Sciences de l’éducation à l’université de Haute-Bretagne. Il est membre du Centre de Recherche sur l’Education les Apprentissages et la Didactique (CREAD). Il est notamment l’auteur de L’ordre scolaire négocié. Parents, élèves, professeurs dans les contextes difficiles (Presses universitaires de Rennes (PUR), 2010) et de Vacances populaires. Images, pratiques, mémoire (PUR, 2000).

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Laïcité : revenir à la loi de 1905 pour intégrer l’islam, certes, mais en connaissance de cause

 Loi1905

La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État n’a jamais été aussi invoquée que depuis les dramatiques attentats du 7 janvier dernier et les tentatives d’attentat avortées qui ont suivi.

Dans le feu de l’indignation contre un acte qui prétendait punir un « blasphème », beaucoup à gauche, mais aussi à droite, proclament la nécessité de revenir aux valeurs fondamentales de la laïcité : inscrire la loi de séparation dans la constitution ( c’était  au programme de Hollande), l’afficher dans toutes les écoles, faire des cours spéciaux d’éducation, voire de rééducation à la laïcité. Certains vont même jusqu’à suggérer de supprimer les fêtes chrétiennes du calendrier ou les saints de la toponymie.

Le danger de cette escalade est qu’elle provoque une réaction de rejet chez les populations que l’on vise d’abord, tels les jeunes musulmans rétifs à crier « Je suis Charlie ».

Il est aussi certain que cette surenchère laïciste affaiblisse encore le christianisme, élargissant ainsi la friche où pourra être semé l’islamisme le plus radical.

Une loi de compromis

Surtout elle méconnaît ce qu’est la réalité de la loi de 1905 et de ses suites. Loin d’être marquée  du sceau de la radicalité, elle était, sinon dans son principe, du moins dans son application, une loi de compromis. Elle n’a réussi qu’à ce prix à rétablir la paix religieuse à la veille de la première guerre mondiale et à fonder un mode d’insertion durable du fait religieux dans la République.

Un compromis qui fut trouvé par tâtonnements et qui était nécessaire car la logique laïciste excluant sans réserve le fait religieux de l’espace public aurait tourné à la guerre antireligieuse telle qu’elle fut menée en Union soviétique ou au Mexique.

Le compromis se trouve à tous les niveaux : les églises deviennent propriété publique (et donc leur entretien est une charge publique) mais les cultes, principalement le culte catholique,  continue de s’y pratiquer. Ce culte est régi non par les lois de la République mais par les  « règles d’organisation générale propres à chaque culte » (article 4), donc le droit canon ; les processions ou autres manifestations publiques sont permises mais à titre exceptionnel pourvu qu’elles ne troublent pas l’ordre public. Il n’y a plus de religion d’Etat, mais des aumôneries subsistent dans les casernes, les hôpitaux, les lycées, les prisons. Dans l’armée, elles sont rémunérées par l’Etat. L’enseignement public est entièrement laïc mais il était interrompu un jour par semaine pour permettre le catéchisme. La loi concernait au départ tout le territoire national mais les anciennes dispositions concordataires furent préservées, non sans débat, en Alsace-Moselle et en Guyane.

Certaines dispositions dérogatoires sont une contrainte pour les églises : ainsi l’interdiction de célébrer un mariage religieux avant le mariage civil, acte cultuel que la loi devrait en théorie ignorer. De même, en interdisant l’enseignement primaire et secondaire –  pas supérieur – aux ministres du culte, la République reconnaît le sacrement de l’ordre.

Les textes protocolaires font leur place aux représentants des cultes.

Depuis la dernière guerre, d’autres inflexions ont été apportées au régime de séparation stricte, la principale étant la loi Debré qui permet à l’Etat d’aider les établissements religieux sous contrat.

Il ne faut surtout pas chercher dans tout cela une logique stricte. Le compromis évoqué est forcement boiteux car fondé sur l’intersection entre deux logiques antinomiques tenant compte de manière pragmatique des réalités. Ce compromis a cependant le poids que lui donnent des années d’habitude.

Un compromis du même genre à trouver avec l’islam

Entre la logique totalitaire de l’islam et la logique de la République, il ne faut pas rechercher autre chose qu’un compromis du même genre.

Le culte musulman bénéficie déjà de certains avantages du régime actuel : ainsi les avantages de la loi Debré ont été offerts à certains établissements musulmans ; d’aumôniers musulmans sont rémunérés au sein des armées etc. On peut même penser que l’ingérence de l’Etat au travers  du  caractère quasi-officiel conféré Conseil français du culte musulman va beaucoup plus loin que  ce qu’une interprétation même atténuée de la loi de 1905 pourrait autoriser, pour ne pas parler de certains financements occultes de mosquées par les communes.

Dès lors que le bon sens et la bonne volonté sont au rendez-vous (c’est devenu difficile en notre âge idéologique !), on peut imaginer ce que pourrait être un compromis tout  aussi peu systématique entre religion musulmane et Etat laïque : l’usage du voile intégral doit être prohibé sur la place publique, celui du hidjab autorisé mais pas aux  agents publics en activité. Il peut difficilement  être toléré pour les élèves  de l’enseignement  primaire et secondaire mais, sauf à ignorer l’ambiance des Universités,  on ne voit pas comment l’interdire aux étudiantes.

Les repas des cantines municipales ou scolaires doivent prévoir une option sans porc mais on ne saurait accepter que cette option soit, par facilité ou lâcheté, imposée aux non-musulmans ou que les cantines publiques entrent dans le détail de toutes les prescriptions de la loi coranique : cuisines et vaisselle spéciales. Il faut protéger de toute forme de pressions les élèves ne suivant pas les prescriptions islamiques.

La culture européenne est fondée sur la représentation ; il ne saurait donc être question d’interdire la représentation de qui que ce soit, dès lors qu’elle est respectueuse; mais sans rétablir une loi contre le blasphème, les communautés qui se sentiraient offensées par une représentation gravement injurieuse doivent pouvoir obtenir une réparation devant les juridictions civiles : il vaut mieux en effet que les affaires de ce genre relèvent des juridictions civiles et non pénales.

L’enseignement public doit être, selon les prescriptions de Jules Ferry, respectueux de toutes les croyances y compris chrétiennes, mais ce respect ne saurait conduire à faire leur place à des théories non scientifiques comme le créationnisme – ou la  théorie du genre.

Le culte dans la rue peut être toléré s’il n’a pas pas de lieu de culte à proximité mais il ne saurait l’être s’il y en a un, surtout s’il est, par provocation, déserté.

Aucune théorie générale ne permettra de déterminer les contours exacts du compromis à établir mais, devant chaque problème, au cas par cas, il est aisé de déterminer la solution de bon sens  qui préserve la paix civile. Ce travail d’approche pragmatique qui a été fait avec la religion catholique reste à faire pour la religion musulmane. Il nous fera davantage progresser que des proclamations aussi emphatiques que péremptoires telles qu’on les a vues fleurir ces derniers temps.

Roland Hureaux

Universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.

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Pourquoi la France a un vrai problème avec l’islam (mais pourquoi les Français, eux, n’en ont pas)

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Alors que les Républicains se réunissent ce jeudi pour débattre sur l’islam, une étude montre que les Français sont les plus tolérants d’Europe à l’égard de leurs compatriotes de confession musulmane. Le réflexe qui consiste à brandir l’islamophobie s’agissant des défis de l’intégration de l’islam prouve combien l’approche collective du sujet est déficiente.

Selon une étude réalisée par le think tank américain Pew research Center, les Français ont l’opinion la plus favorable (76%) à l’égard des musulmans résidant en France. Les Britanniques (72%) et les Allemands (69%) arrivent aussi dans le trio de tête des pays partageant cet avis. Les Italiens et les Polonais sont les deux populations majoritairement défavorables aux musulmans de leur pays avec respectivement 61 et 56% d’opinion hostile. Les Espagnols, quant à eux, sont 52% à se manifester en faveur des musulmans situés en Espagne.

Atlantico : Un sondage réalisé par Pew Research Center, révèle que, parmi les Européens, c’est la population française qui a l’opinion la plus favorable des musulmans – à 76%, devant les Britanniques qui sont 72% à partager cet avis  Pourtant, les Français sont aisément soupçonnés d’islamophobie, en témoigne les innombrables campagnes lancées sur le sujet et la focalisation sur le décompte des actes islamophobes. Pourquoi un tel biais ?

Rémi Brague : J’espère que l’inventeur du mot « stigmatisation » l’a fait breveter, car, si oui, il a dû faire fortune. On fait passer sous ce pavillon les marchandises les plus variées. J’aimerais que l’on mette à la place le mot de « critique ». Et pour deux raisons : d’une part, il implique que l’on distingue (c’est le sens du verbe grec qui en constitue l’étymologie) ce qui est bon de ce qui est mauvais. Et d’autre part, il suppose que l’on a des arguments à faire valoir, et pas simplement des affects. Or, parler de stigmatisation, ou de phobie, c’est suggérer que l’on est en présence de réactions purement épidermiques, et en tout cas injustifiées.

L’emploi du mot « racisme » est aussi un de ces mots qui empêchent de penser. Une religion n’est pas une race. Si la notion de race est vraiment solide (pour ma part, je la trouve molle…), elle désigne une qualité innée que l’on ne peut pas perdre : un Saint-Bernard ne devient pas un chihuahua. Or, une religion, en revanche, est quelque chose dont on peut changer. Sauf peut-être, justement, pour l’islam, qui se considère comme étant la religion « naturelle » de l’humanité. Une déclaration attribuée à Mahomet dit que tout homme naît selon le « naturel » (fitra) et que ce sont ses parents qui en font un juif ou un chrétien. Mais ils n’ont pas besoin de le faire musulman, car il est supposé l’être déjà.

Guylain Chevrier : Tout d’abord, la France ne l’oublions pas est une terre d’accueil et d’intégration, de tolérance des différences, mais sur le modèle du pacte républicain, à savoir, sous la condition de respecter ce qui nous est commun, la loi, les libertés, le politique, la démocratie, la Nation. La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour L’égalité (HALDE) lorsqu’elle était en fonction, avait rendu une étude où parmi les critères de discrimination la religion ne représentait que 2% de l’ensemble, ce qui est encore vrai dans les récentes études du Défenseur des droits. On sait combien cet argument de l’islamophobie est avancé par certains à bon escient, avec l’exagération qu’il porte, pour parer à toute exigence critique constructive dans les rapports que l’islam entretien avec notre société, alors que les choses ici ne vont pas de soi. Dans la plupart des pays dits musulmans, l’islam est religion d’Etat contrairement à la France, dont la loi de séparation des Eglises et de l’Etat est le pilier de sa République. Il y a pour toute nouvelle religion un chemin à accomplir pour embrasser les institutions républicaines et trouver sa place, c’est là l’enjeu qui a été brouillé derrière l’entretient du fantasme d’une société rejetant massivement l’islam, bien que refusant certains excès du religieux (loi interdisant de se dissimuler le visage dans l’espace public, dite par certains, anti-burqa).

Ghaleb Bencheikh : En toute rigueur et dans l’absolu, dans les nations démocratiques, les sondages qui sollicitent l’opinion d’une frange de la nation sur une autre frange sont plus que problématiques. Toutefois, le résultat de ce  sondage remet les choses à plat. Il permet d’engager des ressources afin de gagner cette bataille pour construire une nation commune, fière de son Histoire commune, le général de Gaulle a raison de dire « cette France qui vient du fond des âges ». Et tous les citoyens doivent aussi être solidaires de ce patrimoine.

En tant que citoyen de confession islamique, il est nécessaire de refonder notre pensée théologique. Nous pouvons le faire en France, et nous devons le faire en France. Les musulmans, les théologiens, doivent s’atteler à cette vaste entreprise qui ne pourra se passer de la désacralisation de la violence, de revoir le discours classique, voire rétrograde, de sortir de l’obscurantisme qui prévaut dans les banlieues ou dans certaines mosquées. Il faut également former les imams à l’esprit intelligent ; insuffler l’amour de la France dans le cœur des imams et des musulmans, prier pour la République comme le font nos compatriotes juifs. Se sentir corps dans la nation, répondre par le fameux aphorisme prophétique « aimer sa patrie d’une marque de foi ». Cela correspond à participer au récit national. Cela permettrait de passer outre une vision archaïque de la religion, et surtout entreprendre ce travail de refondation de la pensée théologique.

En quoi cette dénonciation largement exagérée de l’islamophobie a-t-elle pu parasiter l’image que l’on se fait de l’islam ?

Guylain Chevrier : L’exagération vient déjà du terme lui-même, que l’on traduit par « délit de blasphème », interdiction de la critique d’une religion. Ce qui implicitement signifie que tout ce qui touche à l’islam ne pourrait être dit que par les musulmans eux-mêmes. Le caractère de victimisation qu’il porte dans cet état d’esprit a aussi eu tendance à exaspérer, en présentant en quelque sorte l’islam comme la seule chose qui ne pourrait supporter le débat démocratique au pays des idées. Ce terme a donc une forte connotation politique qui a eu pour effet de faire écran à l’ouverture d’un véritable dialogue avec nos concitoyens de confession musulmane.

Il y a une autre responsabilité. Celle des grands médias, a avoir repris ce terme sans nuance. Mais aussi parallèlement, du fait de parler systématiquement de « communauté musulmane » lorsque sont évoqués les musulmans (France info peut dire « 4 millions de musulmans commencent aujourd’hui le ramadan » au début du jeune), donnant l’impression d’un tout homogène, où la pensée démocratique ne circule pas, figé sur des préjugés religieux. Une situation alimentée par une partie des musulmans qui se sont affirmés à travers une visibilité propre à des manifestations vestimentaires qui ont rompu avec la neutralité de notre société sécularisée. Le port du voile est ainsi perçu comme la volonté de faire passer des valeurs religieuses avant celles de la société, et comme le refus du mélange au-delà de la communauté de croyance. Tout le contraire de la mixité sociale et culturelle qui est une valeur capitale de notre république égalitaire, qui ne survivrait pas à une séparation selon les différences.

La progression des communautarismes, des inégalités sociales et territoriales, au détriment du vivre ensemble, qui a contribué au développement de tensions et du repli sur soi, constitue une situation qui a encouragé le recours à l’argument de la lutte contre l’islamophobie.

Quels sont les défis l’islam pose à la société française ? Quelles sont les failles dans nos modes de pensées traditionnels qu’il révèle ?

Guylain Chevrier : Face à une minorité agissante qui a fait un usage outrancier de la lutte contre l’islamophobie, on a cédé sur la nécessité de tenir bon sur la laïcité. Ainsi, la laïcité qui assure la liberté de conscience de tous les citoyens s’est trouvée réduite aux yeux des différentes majorités à la seule « liberté religieuse » ou au dialogue inter-religieux. Au lieu de traiter les musulmans d’abord comme des citoyens, on a créé de toute pièce un organisme qui était censé les représenter, le Conseil Français du Culte Musulman, tendant à figer les possibilités d’une intégration républicaine par l’effet d’identification communautaire ainsi créé, dont certains ont su s’emparer pour jouer de cette logique. Les élus, peu ou prou, participent trop souvent au financement public des lieux de culte, croyant acheter ainsi la paix sociale. Des pratiques qu’a entérinées le Conseil d’Etat à travers toute une série de dérogations qui aménagent le principe de laïcité pour le vider de son sens. A l’école, sous couvert de laïcité, c’est l’obsession du renforcement de l’enseignement du fait religieux auquel on fait appel, pour organiser l’intégration des élèves par leurs différences. On a cru par là voir une solution au mal être qui règne, appuyant dans le sens de ce qui sépare alors qu’il s’agirait de redonner au contraire, au principe de laïcité, toute sa portée d’intérêt général. D’autant qu’elle culmine dans la protection des différences, à porter au-dessus de toutes le bien commun, assurant ainsi qu’aucune d’entre elles ne prenne le pouvoir sur les autres.

A l’affirmation de l’islam, on a répondu par le traitement égal des religions, ce qui a été une erreur. On a ainsi donné une réponse à un tout qui est en réalité hétérogène, avec des musulmans divers qui entendent pouvoir choisir leur façon d’exercer leur religion sans que l’on encourage à ce qu’on leur impose une seule façon de voir, par voie d’assignation. D’autant que nous avons affaire à une religion en mouvement.

Ghaleb Bencheikh : Interdire toute critique de l’islam, y compris de l’islamisme ou du fondamentalisme sous prétexte de l’islamophobie n’est pas sain. En revanche, ce que j’appelle la misislamie, c’est-à-dire, la haine de l’islam assumée et l’hostilité déclarée et revendiquée à l’encontre des musulmans est totalement inacceptable. Et elle doit tomber sous le coup de la loi.  Pour le reste, on ne peut pas avancer sans une critique constructive. Nous devons même en être demandeurs. Toute doctrine ou philosophie, toute théologie qui ne s’affirme pas dans  le débat, et qui fuit le choc des idées finit par s’atrophier et se vulnérabiliser. Il ne reste plus que le fanatisme pour essayer de survivre quelques instants.

Notre démocratie, fût-elle évolutive et perfectible, nous permet de vivre sous un ciel plus clément à Paris qu’à Riyad ou à Khartoum ou à Alger, et il incombe à nos compatriotes de confession islamique de poser un débat académique, intellectuel, porteur et émancipateur. Je suis atterré de voir que beaucoup parmi les musulmans sont plutôt dans une logique de religiosité sauvage, comme l’aurait dit le Cardinal Danielou, une religiosité crétinisante, davantage opérée de manière comptable sur le licite ou l’illicite pour rentrer au paradis et éviter de périr par le feu de l’enfer. Ceci n’est pas bon : les idioties sur les effets alimentaires ou vestimentaires reflètent l’idée que nous n’avons pas su sortir des basses-eaux d’une religiosité archaïque.

Comment cette dimension politique de l’islam se traduit-elle concrètement ?

Rémi Brague : En principe, l’islam considère les nationalités et les origines sociales comme secondaires par rapport à l’appartenance à la « nation » (umma) islamique. Dans l’histoire, telle que les musulmans se la racontent, on attribue toute sorte de maux à l’attachement exclusif à une nation particulière. Quant à savoir comment « les » musulmans de France ressentent leur appartenance à la France, comment ils la situent par rapport à d’autres appartenances, cela varie selon les individus.

C’est aussi nous qui rabattons certaines personnes sur leur identité musulmane, alors que nous pourrions les considérer, comme ils se considèrent eux-mêmes, comme pouvant être certes musulmans en matière de religion, mais aussi comme originaires de tel pays du Maghreb, du Levant ou d’Afrique noire, comme parlant tel langage (« les Arabes », quelle insulte pour les Berbères !), comme exerçant tel métier, etc.

Cette nature politique de l’islam est-elle compatible avec la conception française de la laïcité et de la liberté de conscience qui reposent sur l’idée que la religion relève de la sphère privée ? En quoi l’islam fait-il exploser nos catégories de pensée traditionnelles ?

Rémi Brague : Notre notion de « religion » est calquée sur le christianisme. Nous distinguons ainsi des activités que nous considérons comme religieuses, par exemple la prière, le jeûne, le pèlerinage, et d’autres qui, pour nous, ne relèvent pas du religieux, comme certaines règles de vie : interdictions alimentaires, vestimentaires, rapports entre sexes, etc. Or, pour l’islam, ce sont là des parties intégrantes de la religion. Ce qu’ils appellent « religion », c’est avant tout un code de comportement, une démarche à suivre (c’est le sens du mot sharia). Il en est ainsi parce que le Dieu de l’islam n’entre pas dans l’histoire, soit par alliance (judaïsme), soit en poussant l’alliance jusqu’à l’incarnation (christianisme), mais y fait entrer la manifestation de Sa volonté, sous la forme de commandements et d’interdictions. Le message divin est soit une répétition des messages précédents (un seul Dieu, qui récompense et punit), soit une législation la plus précise possible. Le judaïsme connaît lui aussi un code de conduite très précis, mais ce code ne vaut que pour les Juifs. L’islam, lui, dit que tout homme doit s’y conformer.

Nous avons du mal à le comprendre, mais l’islam est avant tout un système de règles qui doivent avoir force de loi dans une communauté. Ces règles peuvent être appuyées par l’Etat si celui-ci est musulman, auquel cas on aura une police spéciale pour assurer, par exemple, le respect du jeûne du ramadan ou la vêture des femmes. Mais si la pression sociale (parents, grands frères, etc.) ou la force de la coutume y suffisent, tant mieux. L’islam distingue une invocation de Dieu qui peut se faire en privé, et une prière publique, avec des formules et des gestes déterminés. C’est elle qui constitue l’un des cinq « piliers » de l’islam.

La laïcité, notre vache sacrée, n’est pas elle-même une idée très claire.

C’est une cote mal taillée, produit d’un compromis entre deux instances localisées et historiquement datées : l’Etat français du XIXe siècle et l’Eglise catholique. L’appliquer telle quelle à l’islam, à la mesure duquel elle n’a pas été taillée, entraîne des mécomptes. Le christianisme a l’habitude de séparer la religion et les règles juridiques ; pour l’islam, le seul législateur légitime est Dieu.

Pourquoi est-il important aujourd’hui de sortir de la confusion entretenue autour de l’islam ? Quels sont les faux débats qui ont pu émerger ?

Guylain Chevrier : Le temps est à une clarification vitale pour pouvoir avancer. Il s’agit d’inverser le sens des choses pour mettre en valeur l’apport d’une laïcité bien comprise par tous, s’exprimant à travers l’égalité de traitement devant la loi indépendamment de la religion, de la couleur ou de l’origine, donc un humanisme qui permet l’accès de chacun aux mêmes biens, économiques et sociaux par exemple, qui ne peut se négocier dans ses principes essentiels. Il n’y a pas de religion à exclure par principe de cette convergence, de la compréhension de cette communauté de biens, mais faut-il encore lever les confusions que comprend par essence le terme islamophobie.

Dans un contexte d’’agitation autour de la lutte contre l’islamophobie, on a vu monter les revendications religieuses à caractère communautaire d’une minorité de musulmans parfois très militants : jours fériés musulmans en remplacement de jours chrétiens en réalité laïcisés, revendications de salles de prières dans les entreprises qui ne sauraient être des lieux de culte, de piscines ouvertes à des horaires spécifiques uniquement pour des femmes ce qui est discriminatoire… L’affaire Baby Loup, qui a donné lieu aux pires procès en islamophobie, a été finalement un marqueur de la période pour montrer toute l’importance que tous se retrouvent sur les mêmes valeurs, et qu’au nom d’une religion ou d’une autre, on ne puisse imposer la reconnaissance juridique des particularismes qui conduisent inévitablement à la différence des droits.

Pour autant, ce n’est pas la première fois que cette crainte de l’islamophobie est factuellement déboutée. Entre islam et nation française, comment sortir de l’émotion pour revenir à la raison ?

Guylain Chevrier : A force d’utiliser l’argument de l’islamophobie pour empêcher le débat public sur les rapports qu’entretient la République avec l’islam, ses grands enjeux ramenés à la simple question de l’accepter ou de le rejeter, non seulement de la part du CFCM ou de l’UOIF, mais des grandes formations politiques, on a nuit à une nécessaire réflexion au regard des rapports entre cette religion et notre société. On a laissé se développer l’idée que la laïcité serait un instrument ne visant qu’à la stigmatiser et à la restreindre. Il faut montrer que c’est un outil de libération et que les règles qui s’appliquent à tous de manière universelle ne sont en aucune façon hostiles aux musulmans, mais au contraire, à ne pas leur faire un sort particulier et visent à ce qu’ils prennent toute leur place dans l’espace commun citoyen. Cela ne peut aller sans pointer c’est vrai, certains problèmes, telle l’égalité hommes-femmes contestée par les textes (Coran – Sourate 4), une des clés de voûte aujourd’hui de notre société.

Cela passe aussi par une réforme indispensable plus large de l’islam, comme le rappel l’anthropologue des religions Malek Chebel1, entre autres, en ce qui concerne la séparation du politique et du religieux, qui n’est pas encore acquise et est indissociable de la modernité démocratique. Les politiques ne devraient pas s’immiscer dans l’univers religieux en croyant pouvoir y influer en faveur de l’enseignement d’une religion apaisée, mais garantir le cadre qui place la religion en situation de devoir s’adapter à un ensemble dans lequel elle peut parfaitement trouver sa place en en comprenant le sens, et ce, sans toucher à la citoyenneté, première dans l’ordre de l’identité et de la reconnaissance de chacun au regard de tous.

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Pourquoi la gauche a un problème avec la religion

La religion est-elle « de droite » ? Depuis longtemps, l’idée selon laquelle les « gens de gauche » sont forcément athées semble être acceptée… A tort. Dans « Les religions sont-elles réactionnaires ? » (Textuel), le pasteur Stéphane Lavignotte s’attaque au drôle de « tabou » qui, à gauche, entoure le fait religieux… alors que celui-ci demeure une préoccupation pour ceux qui sont censés constituer sa base : les milieux populaires.

Barbara Lambert : 57 % des électeurs du PS et 35 % des électeurs du Front de gauche sont catholiques, dites-vous… des chiffres dont on n’a pas conscience tant on a tendance à penser que la gauche est athée…

Stéphane Lavignotte : Quand j’ai commencé à travailler et que je suis tombé sur ces chiffres, j’ai moi-même été un peu étonné.D’autant que si on regarde l’évolution dans le temps, 56 % des Français continuent à se déclarer croyants alors qu’en 1947, ils étaient 66 %. Alors qu’on pourrait penser qu’il y a eu une sécularisation massive, on s’aperçoit en fait que la baisse de la croyance n’est pas si importante que cela. Les gens qui sont croyants et qui votent et/ou militent à gauche sont bien plus nombreux qu’on ne le croie. La question – c’est un des points de départ de mon livre – est de savoir si on peut faire de la politique en ignorant complètement cette réalité-là, qui est une réalité importante pour les personnes concernées. Ce n’est pas anodin, aujourd’hui, de dire qu’on est croyant. Si les gens le disent peu, c’est à la fois parce qu’ils ont peur des réactions et parce qu’ils ont intégré cette idée reçue selon laquelle il n’y aurait pas de croyants à gauche. Il y a un effet d’autocensure très important chez les personnes concernées.

 BL : Et c’est cet effet d’autocensure qui explique que la gauche ne pense pas le religieux ?
SL : Il y a à la fois censure et autocensure. Je suis pasteur et je milite à gauche et ce qui est drôle, c’est que dès que les gens savent que je suis pasteur, très rapidement, dans les couloirs, après les réunions, un grand nombre d’entre eux vient me dire : « Tu sais, moi aussi, je suis croyant ». Ce sont des réalités qu’on occulte complètement.

BL : La gauche s’est-elle sciemment désinvestie de la question religieuse ? Pourquoi ? Par calcul ? Par incapacité à assumer ?

SL : Faisons un peu d’Histoire… De 1945 aux années 1960-70, la gauche a l’impression que les croyants sont à l’extérieur des organisations politiques. Pour gagner de l’influence politique dans le pays, elle se dit qu’elle doit aussi s’adresser aux croyants, et aux catholiques. On voit alors le PC, puis le PS, développer des choses que l’on trouverait incroyables aujourd’hui pour toucher ce public-là…

BL : Vous citez Georges Marchais, déclarant : « L’anticléricalisme est un infantilisme »… Une phrase étonnante !

SL : Oui, cette phrase date de 1976. De la même façon, en 1964, le Parti communiste organise très officiellement une soirée scientifique dans la grande salle de la Mutualité à l’occasion des 500 ans de la mort de Calvin. Un événement qui paraît impensable aujourd’hui… A ce moment-là, ces organisations sont capables de mobiliser, dans leur histoire, dans leur réflexion, de quoi penser intelligemment les religions. Mais une fois les chrétiens entrés dans le militantisme politique au sein du PS et du PC, c’est comme si ces derniers n’y trouvaient pas vraiment leur place…

BL : Vous soulignez que les chrétiens s’inscrivent au PC comme au PS, mais qu’au sein du PS, ils s’engagent à la gauche du parti parce qu’ils « ressentent un décalage social »…

SL : Quand on pense « chrétiens de gauche », on pense Rocard, Delors, pas aux courants les plus à gauche. Mais ils étaient nombreux aussi à rejoindre le PC, le PSU (né d’une alliance qui comprenait des partis politiques chrétiens) ou toute l’extrême gauche. Dans ceux qui rentrent au PS, beaucoup rejoignent le Cérés néo-marxiste de Jean-Pierre Chevènement, qui n’était pas alors si « nationaliste-républicain ». Il y a un décalage social parce qu’un grand nombre de chrétiens qui s’engagent à gauche sont des militants de terrain, impliqués dans la vie associative, le syndicalisme, etc. et qu’au PS, ils se retrouvent face à des personnes issues de milieux sociaux beaucoup plus élevés. Par ailleurs, ces chrétiens de gauche entrent dans des organisations où ils découvrent que la lutte pour le pouvoir est très forte. Là, il y a un décalage au niveau de l’engagement. Ils se sont engagés pour être « au service de » alors que la lutte politique commande de « se servir, soi », pour gravir les échelons… Il y a deux décalages : un décalage social et un décalage sur le sens et les méthodes de l’engagement. Pour beaucoup de ces Chrétiens de gauche, le fait d’être Chrétien doit se vivre dans leur vie au quotidien – dans leurs relations avec les autres, mais aussi dans leur recherche de justice au sein même de leur organisation syndicale, de leur organisation politique… Or, la lutte pour le pouvoir, c’est tout sauf tendre la joue gauche. Ce décalage est toujours actuel et cela montre la difficulté de la gauche à intégrer non seulement les croyants mais, de manière générale, les milieux populaires, les militants associatifs, syndicaux, du mouvement social…

BL : Le décalage social dont vous parlez peut-il être rattaché au fait que le PS aurait, selon certains, y compris à gauche, décroché des classes populaires ?

SL : Ce décalage s’inscrit à mon avis au croisement de deux choses. D’un côté, une désintellectualisation de la gauche : il n’y a plus d’idée, de vraie matrice de pensée. Au XIXe siècle et jusqu’à la fin des années 1970, à gauche, il y avait énormément de ressources, de débats, visant à permettre de penser la question religieuse. Aujourd’hui, la gauche n’a plus le logiciel de pensée. De l’autre, il y a sans doute, effectivement, une distance vis-à-vis des milieux populaires. C’est rare d’entendre des responsables de haut niveau du PS revendiquer leurs origines populaires comme le fit Jean-Pierre Bel dans son discours lors de son élection à la présidence du Sénat. La conséquence étant que les catholiques d’origine populaire vont à la fois cacher qu’ils sont catholiques, et qu’ils sont issus des milieux populaires. Le milieu populaire est un milieu croyant. Il est resté croyant du côté chrétien et « blanc », mais il est à nouveau croyant du côté arabe, antillais ou africain. Or la gauche est complètement déconnectée de ces milieux populaires-là. Il y a une vision assez méprisante de ces personnes et le fait qu’elles soient croyantes est perçu comme un indice du fait qu’elles ne seraient pas encore assez « intégrées » ou « éduquées ».

BL : Vous soulignez que la gauche ne parle jamais de la foi musulmane, qu’elle met en revanche toujours en avant son athéisme…

SL : Elle arrive encore moins à penser la foi musulmane. Il y a eu une espèce de blackout, en gros, du début des années 80 à maintenant, sur la question religieuse. Quand le fait religieux a repris de l’importance dans le débat social, en 1989, par exemple, au moment de la première affaire du voile à Creil, ou en 2004, la gauche a complètement paniqué. On se souvient que dans les milieux militants, les gens n’avaient aucun outil politique pour penser le retour du religieux. La gauche s’est retrouvée complètement perdue quand le phénomène est réapparu.Elle a du coup réagi plus avec un esprit « Café du commerce » qu’avec la volonté de penser le problème, y compris de manière laïque. Je ne dis pas du tout cela pour remettre en cause le principe de la laïcité mais parce qu’il faudrait être capable de penser le religieux comme un phénomène historique, politique, social – un objet sociologique comme un autre…

BL : C’est un objet qu’on pense plus volontiers « de droite », ou conservateur…

SL : Il est vrai que les institutions religieuses dominantes en France et en Europe sont plutôt conservatrices, en tout cas sur les questions de morale. Mais sur la défense des immigrés ou la régulation en économie, par exemple, les positions du Vatican sont plus proches de celles de la gauche que de celles de la droite. On a tendance à penser le fait religieux, soit comme une essence éternelle, soit de manière un peu folklorique. On dit, par exemple, que le bouddhisme est une religion d’amour. Or, on s’aperçoit qu’au Sri Lanka, le bouddhisme est très nationaliste, qu’il a joué un rôle dans la répression des Tamouls. Le fait religieux n’est pas une essence. Il s’inscrit dans une société, des rapports de classe, une histoire donnés…

BL : Vous donnez des exemples de périodes dans l’Histoire où la religion a accompagné le progrès…

SL : On cite toujours la phrase de Marx sur la religion, « opium du peuple ». Pourtant, dans le même paragraphe, il décrit aussi la religion comme une « protestation contre la détresse réelle », l’« âme d’un monde sans cœur ». Dans certaines situations du passé et encore aujourd’hui, le fait religieux est l’inspiration, le moteur, la ressource de milieux populaires, dominés, de la paysannerie, pour pouvoir faire avancer des revendications extrêmement radicales. L’un des premiers terreaux de la construction de la gauche, qui est à l’origine de la naissance des mutuelles, des coopératives, de tout ce qui fait aujourd’hui l’Etat social, réside dans un socialisme utopique qui est très majoritairement un socialisme chrétien, ou, pour reprendre l’expression de Saint-Simon ou de Fourier, un « nouveau christianisme », fondé dans un souci de progrès social.

BL : Pourquoi la gauche doit-elle absolument penser le religieux, comme vous l’invitez à le faire ? Quel est le danger si elle ne le fait pas ?

SL : Le danger est qu’actuellement, la gauche se coupe complètement de sa base sociale qui, historiquement, est la base populaire. Elle s’en coupe pour bien d’autres raisons – on a une politique économique qui est tout sauf dans l’intérêt de sa base sociale. Mais cela se surajoute en ne prenant pas en compte les choses qui sont importantes pour sa base sociale en faisant comme si ça n’existait pas. Elle crée aussi une schizophrénie parmi ses militants. Il y a un nombre incroyable de militants « au placard » avec leur foi. Cela ne peut rien produire de positif en termes d’engagement. Pour le coup, la gauche laisse la droite utiliser cette thématique-là, ce dont elle ne se prive pas, quitte à donner dans la contradiction. La droite peut dire « L’islam menace la laïcité, donc il faut défendre la laïcité » et, dans le même temps, « Il faut défendre l’identité chrétienne de la France contre l’islam ». Cela en rajoute dans la relégation de franges de plus en plus importantes de la population, qu’il s’agisse des personnes issues de l’immigration arabe, africaine, antillaise. Et cela explique en partie aussi la montée de l’abstention, puisque les gens ne peuvent plus se reconnaître dans les partis qui sont censés défendre leurs intérêts.

BL : Quels moyens concrets la gauche a-t-elle pour « repenser le religieux » ?

SL : Il y a, je crois, tout un travail de formation à faire en interne pour que les partis politiques se réapproprient leur propre réflexion et leur propre logiciel intellectuel sur le sujet. Quand elle a voulu s’adresser aux catholiques et aux protestants dans les années 1960-70, la gauche a fait un certain nombre de gestes, elle a initié un certain nombre de dialogues. Par exemple, de 1960 à 1964, date à laquelle a eu lieu ce fameux colloque pour les 500 ans de la mort de Calvin, le PC a, par exemple, organisé de vrais échanges entre ses intellectuels et certains des intellectuels les plus importants de la communauté protestante, l’idée étant de voir jusqu’où on pouvait trouver des plages d’accord, y compris sur la morale ou la question de la transcendance !

Il faudrait des gestes significatifs et des messages clairs. Il faudrait clairement dire par exemple que défendre la laïcité, ce n’est pas faire la guerre aux croyances, qu’au contraire, une laïcité vraiment riche pour la société est une laïcité qui nourrit l’échange, le dialogue, l’enrichissement et la confrontation entre les différentes cultures religieuses pour qu’elles puissent à leur tour nourrir leur propre réflexion sur les valeurs. Il faudrait le dire et que les actes suivent, or toutes les décisions sur le voile prises depuis 10 ans disent le contraire. Il faudrait déjà, que la gauche ait moins peur de cette question-là. Après tout, elle a su « faire avec » depuis le XIXe siècle, à une époque où le catholicisme avait quand même un pouvoir dans la société très supérieur à celui qu’a l’islam aujourd’hui. Le catholicisme était ultra-majoritaire dans la société française : toutes les élites industrielle, militaire, scientifique étaient catholiques et la gauche d’alors n’a pas eu peur de prendre le sujet à bras-le-corps. Avec une population musulmane qui représente au maximum aujourd’hui 8 % de la population et qui n’a pas les mêmes leviers de pouvoir dans la société, la gauche devrait pouvoir y arriver. Elle devrait pouvoir reprendre ce travail-là.

Pour plus d’information : http://www.atlantico.fr