« L’islam doit faire un effort radical de renouvellement et de dépassement de soi »
Abdennour Bidar – publié le 03/03/2014
Abdennour Bidar, philosophe, est membre de l’Observatoire national de la laïcité et auteur de plusieurs essais dont Un islam pour notre temps (Seuil, 2004) etL’islam sans soumission : pour un existentialisme musulman (Albin Michel, 2008). Dans le texte ci-dessous, il apporte une réponse à la question « Qu’est-ce que l’islam vrai ? », qui fait l’objet du dossier principal de l’édition mars-avril du Monde des Religions.
© William ALIX/CIRIC
La question est particulièrement difficile, alors qu’immédiatement on serait tenté de répondre que c’est l’islam d’une majorité de musulmans qui ne sont ni des terroristes, ni des fanatiques, ni des intégristes, mais la multitude silencieuse des musulmans tranquilles. Tous ceux qui ne font pas parler d’eux dans les médias parce qu’ils ont choisi une religion discrète et une culture spirituelle de l’intériorité. Dire cela est sans doute salutaire à court terme pour dénoncer certains clichés et fantasmes sur l’islam.
Pourtant cela ne règle pas du tout la question et ne fait au contraire qu’éluder la difficulté. Par responsabilité intellectuelle et spirituelle, le philosophe de culture musulmane que je suis est nécessairement plus exigeant, beaucoup plus exigeant ! J’ai écrit quatre essais de philosophie de l’islam qui ne prétendent pas du tout être « l’islam vrai », mais qui essaient d’aider les uns et les autres à réfléchir à ce que serait un islam non pas seulement « tranquille » et « sans histoires », mais réellement dégagé ou débarrassé de sa radicalité et de ses traditionalismes – qui sont parfois la belle répétition de belles choses, mais plus du tout adaptées au temps présent.
Pour cela, année après année, j’ai voulu « tester méthodiquement » tout ce qui dans l’immense univers de la religion islam – sa théologie, sa mystique, ses dogmes, sa loi, ses rites, ses grands symboles, sa morale – peut vraiment résister à l’épreuve de sa confrontation avec les principes intellectuels et culturels de la modernité, et pourrait donc conserver une véritable actualité spirituelle. J’ai d’ailleurs entrepris, il est toujours utile de le préciser, une critique à double front : critique de l’islam par la modernité, mais tout autant critique de la modernité par l’islam.
Pourquoi m’être lancé dans ce travail que nous ne sommes pas nombreux à faire – combien de philosophes de l’islam aujourd’hui en France ? Parce que le risque est aujourd’hui que s’il l’on n’entreprend pas un tel travail critique de fond, de destruction mais aussi (re)créateur, « l’islam vrai » reste malheureusement une belle idée introuvable. De ce point de vue, je suis particulièrement sceptique face à la thèse selon laquelle il suffirait de séparer l’islam de ses intégrismes/fondamentalismes pour trouver un tel « islam vrai ». C’est pourtant ce que nous répètent à l’envie à peu près tous les défenseurs de l’islam : « ne faites pas « l’amalgame » entre l’islam et l’islamisme ».
Thèse rassurante et sans doute indispensable à court terme, mais tragiquement insuffisante. Car les maladies de l’islam sont ses maladies. Un corps malade ne dit pas « ce n’est pas mon cancer » ! Donc tous les « ismes » – littéralisme, formalisme, dogmatisme, traditionalisme, machisme, etc. – sont des cellules cancéreuses dans le corps même de l’islam et si on refuse de le voir elles vont métastaser.
Cet appel à ne pas faire « l’amalgame » oublie un peu vite, par conséquent, que les difficultés de l’islam dans la modernité ne sont pas seulement, pas essentiellement, le fait de ses intégrismes et fondamentalismes. Ceux-ci ne sont que la partie émergée, la plus visible et urgente, de points de blocage et d’abcès beaucoup plus profonds. Ces radicalismes cachent en effet tous les autres « ismes » que j’ai énumérés, et qui sont tout aussi préoccupants parce que bien plus largement répandus. Intégrismes et fondamentalismes ne témoignent ainsi que de la façon exacerbée dont les plus fragiles (psychologiquement et socialement) subissent et réagissent à la crise d’identité que travers la civilisation islamique – où la ligne de partage entre religion et culture attend toujours d’être redéfinie selon des standards appropriées au présent.
Car la crise est bien celle d’une civilisation tout entière, n’en déplaise à tous ceux qui veulent aujourd’hui défendre l’islam à bon compte. Et ce n’est pas du tout rendre service à cette civilisation que de minimiser l’ampleur de la tâche autocritique qui est la sienne… C’est l’ensemble des consciences et des sociétés musulmanes qui subit depuis plus d’un siècle et demi une perplexité durable entre tradition et modernité, fidélité et mouvement, fascination et rejet de l’Occident, pulsions modernistes et régressions néo-conservatrices, etc.
L’Occident en a sa part de responsabilité – lourde – mais là encore, attention à tout ce qui exonère à bon compte l’islam de sa propre responsabilité. La Constitution tunisienne récemment adoptée est un exemple éloquent de cette valse-hésitation interminable et de cette contradiction toujours ouverte. En effet, elle concilie l’inconciliable sur le plan logique entre des avancées considérables, exceptionnelles dans le monde arabo-musulman (ce caractère d’exceptionnalité étant lui-même très révélateur de l’ampleur du problème, qui est tout sauf marginalisable à quelques poignées de fanatiques), et des références à l’islam ainsi qu’à la supériorité de l’autorité divine qu’on aimerait croire seulement symboliques comme aux Etats-Unis par exemple…
Si donc il ne faut pas faire d’amalgame ni d’essentialisation, il s’agit aussi d’avoir la lucidité et le courage de constater que cette civilisation et religion se tient encore presque tout entière dans une sorte de « bulle de verre » de représentations non assez critiquées ni même souvent ouvertement critiquables, et non encore assez actualisées. Que l’on aille du côté des démocrates ou des soufis, des laïcs ou des partisans d’une « chari’a de la minorité » (Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux), des « musulmans modérés » ou des clercs éclairés, on est face à une multitude de musulmans qui sont tout sauf des intégristes.
Mais au-delà de leur bonne volonté et de leurs richesses patrimoniales, la plupart restent captifs d’un embarras durable – conscient ou inconscient – au sujet de ce qui, de la tradition, peut être conservé ou pas, renouvelé ou pas, au-delà de quelques « recettes » de conciliation quotidienne entre les exigences du passé et du présent. Rien de plus contestable et préjudiciable à cet égard – même si elle part des meilleures intentions du monde – que la proclamation de principe : « l’islam est compatible avec la modernité/la démocratie/les droits de l’homme ». Non, tout est encore à faire de ce côté-là.
Cela ne veut pas dire que ce n’est pas possible, et je crois au contraire pour l’avoir justement « testé » dans mes livres que c’est tout à fait possible, et même que l’islam pourra apporter demain une profonde contribution à ces valeurs elles-mêmes dans leur effort d’universalisation. J’ai confiance en cela ! Mais à présent ce ne peut pas être seulement l’effort d’une poignée de philosophes de culture musulmane qu’on va traiter d’hérétiques – ou même, c’est nouveau, d’islamophobes ! Il faut que cela devienne l’évolution et le bien commun d’une culture tout entière.
C’est donc tout le sens de mon travail de philosophe que de mettre cette réflexion à la disposition de tous – et de repenser l’islam pour qu’il apparaisse aussi au reste du monde comme un interlocuteur sur lequel on pourra – enfin – compter dans le grand dialogue des civilisations qui s’amorce aujourd’hui, en vue d’un humanisme partageable et partagé à l’échelle planétaire. Mais il reste tant à faire ! Encore une fois ce ne serait donc pas rendre service à l’islam, et au monde, que de dire qu’il est « déjà » moderne et qu’il y a quelque part un « vrai islam » déjà disponible. Quand on entre dans le détail de la question c’est infiniment plus compliqué. S’il y a un « islam vrai » il n’est pas à chercher du côté d’une origine mythifiée du temps du prophète Mohammed, des beaux versets du Coran dûment sélectionnés pour mettre de côté tout ceux qui fâchent, des grands saints du passé, d’une Andalousie musulmane idéalisée (VIIIe-XVe siècles) ou d’un « islam tranquille et ouvert ».
Cette richesse patrimoniale existe, cet islam paisible et tolérant existe, et nombreux sont les musulmans aujourd’hui en France à en témoigner. Mais cela n’empêchera pas que cette religion ait devant elle, toujours à faire et toujours remis à plus tard pour de mauvaises raisons, ou seulement a moitié accompli, un effort radical de renouvellement et de dépassement de soi.
Pour aller plus loin http://www.lemondedesreligions.fr/
> « Cet islam sans haine », éditorial de Virginie Larousse
> Retrouvez notre dossier complet sur « L’islam vrai » dans l’édition mars-avril du Monde des Religions, à retrouver en kiosques ou à commander sur notre boutique en ligne