Dans une entrevue qu’il accordait à un journal danois en 1955, le célèbre écrivain André Malraux affirmait que la tâche du prochain siècle serait « d’y réintégrer les dieux ». Bref, que le défi du XXIe siècle serait de faire face au retour, ou mieux, à la permanence du religieux. Anticipant déjà la crise spirituelle dans laquelle serait aujourd’hui plongée la civilisation occidentale, Malraux faisait preuve d’une intuition prophétique.
L’auteur français ajoutait que le retour du religieux serait effectué d’une manière inattendue, imprévisible. Contre toute attente et malgré la montée grandissante de l’islam en Occident, on peut observer que le Dieu universel dont se sont longtemps revendiqués les monothéismes s’épuise. Subtile, mais confiante, la pluralité du sacré s’est taillé une place parmi les dinosaures idéologiques de l’Occident. L’unité de la croyance s’est effondrée. Si Dieu est mort, les dieux, eux, sont bien vivants.
Mes plus récentes réflexions m’ont conduit à constater que trois principaux facteurs pouvaient expliquer ce constat.
1. Déracinement
Dire que l’Occident vit une crise existentielle relève de l’euphémisme. Si l’islam possède des mythes fondateurs agressifs qui exhortent ses fidèles à la reconstruction de la théocratie originelle de Mahomet, il n’en demeure pas moins que l’islamisme profite d’un d’assèchement idéologique — d’un néant spirituel — qui prévaut dans la plupart des sociétés occidentales. Autrement dit, le désenchantement encourage la refondation souterraine de la religiosité.
Les jeunes disent qu’ils vivent dans une société « plate » : ils sont en manque de sensations fortes. Ils sont en quête de figures héroïques, de modèles. Certains optent alors pour des personnages de séries télévisées, d’autres, pour des prophètes ou des maîtres spirituels. Certains s’engouffrent plutôt dans une existence totalement virtuelle en incarnant des personnages moyenâgeux dans des jeux vidéo.
Les grandes idéologies qui ont fait florès au XXe siècle n’ont pas su combler l’espace qui a été laissé vacant par l’abandon des grands récits fondateurs. Le Big Bang a difficilement remplacé la Genèse et le communisme n’a pas succédé au christianisme. Des idéologies ont déployé une énergie comparable à celle des religions, mais elles ont rapidement cédé leur place aux chocs culturels et à l’hédonisme.
Paralysé en raison de son embonpoint bureaucratique, l’Occident voit ses populations souffrir d’un vaste déracinement qui les incite à replonger dans l’univers du mythe. Thème universel de tous les conservatismes, la stabilité redevient à la mode. On veut manger bio, redécouvrir les bienfaits du terroir, renouer avec une authenticité perdue. On veut afficher ses couleurs et se tatouer des idéaux. On court des kilomètres pour perdre le symbole d’une vie redondante et artificielle. On joue aux guerriers pour compenser l’absence de chaleur humaine.
2. Diversité
Le retour du religieux rime aussi avec l’expansion de la diversité culturelle dans les grandes villes. Loin de se limiter à la popularité de la cuisine du monde, le multiculturalisme agit comme un cheval de Troie qui emmène une myriade de religions étrangères. Le renouveau de l’expérience religieuse est en grande partie effectué au contact de l’altérité et de la mondialisation. On comprend les partisans de la laïcité de s’en méfier.
La Cité redevient le centre d’une effervescence spirituelle dont les formes sont aussi diversifiées que contradictoires. Dans la rue, les communautés gaies côtoient dorénavant des groupes religieux qui considèrent l’homosexualité comme un crime méritant la mort. La diversité, c’est la coexistence paradoxale de valeurs radicalement contraires. Par conséquent, la gestion du pluralisme constitue l’un des principaux défis que devront relever les États.
3. Romantisme
Le sentiment de déracinement qui règne dans nos sociétés et l’exaltation du multiculturalisme favorisent le retour du romantisme — c’est-à-dire d’un imaginaire fondé sur les sentiments, l’enracinement et le mythe. Le romantisme, c’est croire qu’il vaut mieux s’accrocher à un rêve que de sombrer dans la dépression collective.
La nouvelle sensibilité écologiste doit aussi être considérée comme une composante essentielle de cette esthétique romantique. Face à la dégradation des écosystèmes et à la perte de repères identitaires, on cherche à renouer avec une société antérieure à l’artificialisation du monde. On désire mettre fin à la société de consommation, quitte à développer un rapport positif au religieux qui en serait le remède.
De même, les derniers appels au djihad auxquels ont répondu positivement de nombreux Européens se nourrissent de ce grand vide qui a été habilement dépeint par Michel Houellebecq dans son dernier roman, Soumission. Il ne s’agit pas d’imputer à la civilisation occidentale ce qui relève bien évidemment de la violence musulmane, mais bien de constater que l’islamisme exploite à merveille cette grande désillusion.
Finalement, tous ceux et celles qui ont prédit la mort du religieux pourraient bien s’être trompés. Le religieux est bien vivant et trois mots peuvent rapidement en expliquer la recrudescence : déracinement, diversité et romantisme. Il s’agit de prendre un peu de recul pour s’en apercevoir.
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