Pourquoi le religieux sera au coeur du XXIe siècle

 Malraux

Dans une entrevue qu’il accordait à un journal danois en 1955, le célèbre écrivain André Malraux affirmait que la tâche du prochain siècle serait « d’y réintégrer les dieux ». Bref, que le défi du XXIe siècle serait de faire face au retour, ou mieux, à la permanence du religieux. Anticipant déjà la crise spirituelle dans laquelle serait aujourd’hui plongée la civilisation occidentale, Malraux faisait preuve d’une intuition prophétique.

L’auteur français ajoutait que le retour du religieux serait effectué d’une manière inattendue, imprévisible. Contre toute attente et malgré la montée grandissante de l’islam en Occident, on peut observer que le Dieu universel dont se sont longtemps revendiqués les monothéismes s’épuise. Subtile, mais confiante, la pluralité du sacré s’est taillé une place parmi les dinosaures idéologiques de l’Occident. L’unité de la croyance s’est effondrée. Si Dieu est mort, les dieux, eux, sont bien vivants.

Mes plus récentes réflexions m’ont conduit à constater que trois principaux facteurs pouvaient expliquer ce constat.

1. Déracinement

Dire que l’Occident vit une crise existentielle relève de l’euphémisme. Si l’islam possède des mythes fondateurs agressifs qui exhortent ses fidèles à la reconstruction de la théocratie originelle de Mahomet, il n’en demeure pas moins que l’islamisme profite d’un d’assèchement idéologique — d’un néant spirituel — qui prévaut dans la plupart des sociétés occidentales. Autrement dit, le désenchantement encourage la refondation souterraine de la religiosité.

Les jeunes disent qu’ils vivent dans une société « plate » : ils sont en manque de sensations fortes. Ils sont en quête de figures héroïques, de modèles. Certains optent alors pour des personnages de séries télévisées, d’autres, pour des prophètes ou des maîtres spirituels. Certains s’engouffrent plutôt dans une existence totalement virtuelle en incarnant des personnages moyenâgeux dans des jeux vidéo.

Les grandes idéologies qui ont fait florès au XXe siècle n’ont pas su combler l’espace qui a été laissé vacant par l’abandon des grands récits fondateurs. Le Big Bang a difficilement remplacé la Genèse et le communisme n’a pas succédé au christianisme. Des idéologies ont déployé une énergie comparable à celle des religions, mais elles ont rapidement cédé leur place aux chocs culturels et à l’hédonisme.

Paralysé en raison de son embonpoint bureaucratique, l’Occident voit ses populations souffrir d’un vaste déracinement qui les incite à replonger dans l’univers du mythe. Thème universel de tous les conservatismes, la stabilité redevient à la mode. On veut manger bio, redécouvrir les bienfaits du terroir, renouer avec une authenticité perdue. On veut afficher ses couleurs et se tatouer des idéaux. On court des kilomètres pour perdre le symbole d’une vie redondante et artificielle. On joue aux guerriers pour compenser l’absence de chaleur humaine.

2. Diversité

Le retour du religieux rime aussi avec l’expansion de la diversité culturelle dans les grandes villes. Loin de se limiter à la popularité de la cuisine du monde, le multiculturalisme agit comme un cheval de Troie qui emmène une myriade de religions étrangères. Le renouveau de l’expérience religieuse est en grande partie effectué au contact de l’altérité et de la mondialisation. On comprend les partisans de la laïcité de s’en méfier.

La Cité redevient le centre d’une effervescence spirituelle dont les formes sont aussi diversifiées que contradictoires. Dans la rue, les communautés gaies côtoient dorénavant des groupes religieux qui considèrent l’homosexualité comme un crime méritant la mort. La diversité, c’est la coexistence paradoxale de valeurs radicalement contraires. Par conséquent, la gestion du pluralisme constitue l’un des principaux défis que devront relever les États.

3. Romantisme

Le sentiment de déracinement qui règne dans nos sociétés et l’exaltation du multiculturalisme favorisent le retour du romantisme — c’est-à-dire d’un imaginaire fondé sur les sentiments, l’enracinement et le mythe. Le romantisme, c’est croire qu’il vaut mieux s’accrocher à un rêve que de sombrer dans la dépression collective.

La nouvelle sensibilité écologiste doit aussi être considérée comme une composante essentielle de cette esthétique romantique. Face à la dégradation des écosystèmes et à la perte de repères identitaires, on cherche à renouer avec une société antérieure à l’artificialisation du monde. On désire mettre fin à la société de consommation, quitte à développer un rapport positif au religieux qui en serait le remède.

De même, les derniers appels au djihad auxquels ont répondu positivement de nombreux Européens se nourrissent de ce grand vide qui a été habilement dépeint par Michel Houellebecq dans son dernier roman, Soumission. Il ne s’agit pas d’imputer à la civilisation occidentale ce qui relève bien évidemment de la violence musulmane, mais bien de constater que l’islamisme exploite à merveille cette grande désillusion.

Finalement, tous ceux et celles qui ont prédit la mort du religieux pourraient bien s’être trompés. Le religieux est bien vivant et trois mots peuvent rapidement en expliquer la recrudescence : déracinement, diversité et romantisme. Il s’agit de prendre un peu de recul pour s’en apercevoir.

Jérôme Blanchet-Gravel
Auteur du livre «Le nouveau triangle amoureux: gauche, islam et multiculturalisme»

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Le wahhabisme aux sources de l’ »État islamique »

Le wahhabisme aux sources de l’ »État islamique »

CavaliersArabieSaoudite
Cavalier Ikhwan dans l’actuelle Arabie Saoudite en 1929

Les djihadistes de l’EI puisent leur idéologie dans ce courant politico-religieux, qui fonda l’Arabie saoudite.

Dans les écoles des territoires contrôlés par l’État islamique (EI), les professeurs enseignent le combat contre les chiites, dénoncent la théorie de l’évolution et rejettent les arts et la musique. Leurs programmes scolaires sont calqués sur les manuels scolaires saoudiens. Surprenant ? Pas tant que cela. Les djihadistes de l’État islamique ne sont pas une création ex nihilo, ni d’ailleurs leurs « grands frères » d’al-Qaida. Tous ces groupes, et particulièrement l’EI, trouvent leur matrice dans le wahhabisme, un courant politico-religieux qui fut à l’origine du développement de l’Arabie saoudite.

Un duo conquiert l’Arabie

Tout commence au XVIIIe siècle dans le Nadjd, un plateau au cœur de la péninsule arabique, par la rencontre entre deux hommes très différents. Le premier est un religieux : Abd al-Wahhab. Ce fils d’un juge islamique veut détourner les Bédouins du paganisme. Il prône un retour à l’islam « pur » par l’imitation de la vie du Prophète et de ses compagnons, une doctrine ultraorthodoxe appelée aujourd’hui le salafisme. Il combat aussi les formes de religiosité populaire et réaffirme le monothéisme.

Mais le jeune homme, qui se distingue par son intransigeance, dérange et se fait chasser de plusieurs cités, avant d’arriver à Diriya, une petite ville du Nadjd, où il rencontre Ibn Saoud, le seigneur des lieux, à qui il propose un marché. Abd al-Wahhab a remarqué que les artisans et agriculteurs de la ville sont très pauvres. Il conseille donc à Ibn Saoud d’arrêter de prélever la taxe sur les produits agricoles, qui les asphyxie, et de remplacer ce revenu par le produit du djihad qu’il entend mener sur les cités voisines à la tête d’une armée. Le prince accepte. C’est le « pacte de Nadjd ». « S’ensuivront des guerres de conquête qui, pour être maquillées des couleurs de l’islam, n’en répondent pas moins à de banals impératifs de survie économique », explique ainsi l’historien Pascal Ménoret dans son livre l’Énigme saoudienne (la Découverte).

Le duo conquiert l’Arabie en quelques années. Tout en imposant cette vision rigoriste de l’islam, les deux hommes vont transformer les sociétés de ces régions. Et surtout construire un État centralisé sur un territoire auparavant déchiré par les guerres entre cités. « En quelques décennies, le Nadjd passa du mouvement incessant des biens entre tribus et oasis par le biais du commerce ou plus largement des raids à une accumulation de biens en faveur d’un centre politique et d’une famille régnante, précise Pascal Ménoret.Abd al-Wahhab initia un cercle vertueux : la guerre permit l’accumulation de capital ; la conquête rendit les routes plus sûres ; capital et sécurité provoquèrent un essor sans précédent du commerce ; Diriya s’enrichit et put en retour assurer sa domination par la redistribution des richesses. »

Une révolution économique qui se doubla donc d’une révolution sociale : libérés des taxes, les artisans et les agriculteurs, qui dans le système des castes de l’Arabie traditionnelle étaient méprisés, s’enrichissent et s’élèvent. Trois royaumes vont se succéder : le premier (de 1745 à 1818) et le second (de 1824 à 1890) sont réprimés par les Ottomans. Le troisième, érigé en 1932, court jusqu’à nos jours. À chaque fois, ceux-ci se fondent sur l’alliance organique entre les Saoud et les oulémas (théologiens) wahhabites.« Cet accord s’inscrit dans une logique de gain mutuel qui scelle d’une part la reconnaissance d’un pouvoir politique, celui des Saoud, et d’autre part le primat du religieux à travers l’alliance qui les unit, analyse Djilali Benchabane, doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste des pays du Golfe. Le pouvoir politique est légitimé par le religieux. Le pouvoir religieux a besoin de la puissance financière de l’État. »

Le wahhabisme se mondialise

Peu à peu, le wahhabisme va influencer l’islam mondial. Il se mêle au mouvement des Frères musulmans, né en Égypte. Il inspire l’islam maghrébin à des degrés divers selon les pays, surtout au moment de la décolonisation, où il se pare de nationalisme. Puis trois éléments vont précipiter sa mondialisation ou plus précisément celle du salafisme – le terme wahhabisme désignant un salafisme structurellement lié à la fondation de l’État saoudien.

D’abord le pétrole, et l’argent qu’il procure, permet aux Saoudiens de financer des institutions religieuses dans le monde entier. Le développement des chaînes satellitaires, ensuite, assure la diffusion de ses principes. Enfin la démocratisation des transports aériens facilite grandement l’accès aux lieux saints de La Mecque. « Entre 1945 et 1958, le nombre des pèlerins s’accroît d’au moins 200 %, écrit le politologue tunisien Hamadi Redissi dans son livre le Pacte de Nadjd (Seuil). Le pèlerinage devient un phénomène de masse. L’avion écourte les distances, l’islam s’universalise et le wahhabisme en profite. » Exemple avec le Mali, l’un des premiers pays d’Afrique de l’Ouest où ce courant religieux a été introduit durant la colonisation.

En 1945, des jeunes ayant fait leurs études à l’université al-Azhar, au Caire, sont revenus avec cet enseignement qui, pour eux, avait quelque chose d’anticolonialiste. Puis avec la démocratisation du pèlerinage à La Mecque, les pèlerins en reviennent avec une autre façon de pratiquer leur religion. Surtout, ils remettent en question l’islam traditionnel malien, le malékisme, un islam de confréries, ces organisations religieuses qui se réfèrent à des saints. Une hérésie pour le wahhabisme, selon lequel on n’adore que Dieu seul.

La Création d’une milice fanatique

Dans les années 1980, une autre dimension du wahhabisme va séduire des groupes radicaux : la pratique du « djihad », non pas comme la quête spirituelle intérieure dont parle le Coran, mais au sens donné lors des croisades, puis par Abd al-Wahhab lui-même : soit la défense des terres musulmanes contre l’« impiété ».

Dans leur fièvre de conquête, les Saoud ont ainsi très vite compris l’intérêt d’avoir à leurs soldes ce type de miliciens. Ainsi, pour mener à bien la troisième et ultime conquête de l’Arabie, Abdel Aziz Ibn Saoud, descendant du premier Saoud, va dans les années 1920 créer les Ikhwan, les « frères » en arabe, mélange de secte fanatisée et d’armée de mercenaires. « Les Ikhwan introduisent l’ascétisme, la brutalité et le martyre – des mœurs étrangères jusque-là à des nomades incultes qui ne se battaient que par esprit de vengeance ou à des fins de razzia. Ils généralisent le fanatisme à grande échelle », écrit Hamadi Redissi. Ils sont en quelque sorte les ancêtres des djihadistes actuels.

Mais la créature va échapper à son créateur. Car le wahhabisme contient en lui-même le gène qui peut détruire la dynastie des Saoud : l’idée, reprise par al-Wahhab, que le prince lui-même peut être ­destitué s’il contrevient à la volonté divine… Ainsi, en 1928, les Ikhwan, qui reprochent notamment à Ibn Saoud d’avoir scolarisé ses enfants en Occident, se révoltent, obligeant le prince à aller chercher de l’aide… auprès des Britanniques.

Un certain OUssama Ben Laden

À ce jeu, les Occidentaux vont aussi se brûler les doigts. En 1945, un nouveau pacte est scellé : celui noué, cette fois, entre le président américain Franklin Delano Roosevelt et Abdel Aziz Ibn Saoud. L’Arabie quitte alors la sphère d’influence britannique pour se lier avec les États-Unis. Le royaume devient le premier fournisseur de pétrole des Américains. Et leur principal allié dans la zone. Et c’est tout naturellement, pour lutter contre les Soviétiques qui en 1979 envahissent l’Afghanistan, que les Américains offrent leur soutien logistique et financier à un djihadiste saoudien, Oussama Ben Laden… « Digne » héritier d’Abd al-Wahhab et des Ikhwan.

« En laissant les Saoudiens gérer la région avec eux, les Occidentaux ont choisi d’ignorer l’élan wahhabite », estime ainsi Alastair Crooke, ex-agent du MI6, les services secrets britanniques, dans un long article du Huffington Post. Aujourd’hui, la seconde génération de djihadistes, ceux de l’EI, semble encore plus proche que ne l’était al-Qaida du projet wahhabite.

L’EI et le wahhabisme ont beaucoup de points communs : l’intransigeance vis-à-vis des chiites, son insistance à construire un État viable et centralisé. Un mimétisme qui pourrait avoir des conséquences sur la société saoudienne elle-même, dont une partie cultive la nostalgie du wahhabisme originel. « L’EI tend un miroir à la société saoudienne en revendiquant cet héritage », écrit Alastair Crooke. C’est parce qu’il réactive avec succès les valeurs wahhabites que l’EI porte en lui le risque d’une grande explosion régionale.

 

ANNE GUION
CRÉÉ LE 09/12/2014 / MODIFIÉ LE 09/12/2014 À 19H19

 

Pour en savoir plus : http://www.lavie.fr

Esquisse pour une discussion sur la tolérance

KarenBarkey

La tolérance est une condition de la diversité. La diversité religieuse et ethnique a existé dans la plupart des sociétés mondiales au cours de longues périodes historiques. La diversité a parfois conduit à la brutalité et à la violence mais également à différents types d’arrangements ayant favorisé la coexistence pacifique. Une analyse sociologique de la tolérance devra mettre en évidence les conditions dans lesquelles les notions et les pratiques de la tolérance émergent au sein d’une société et de son régime politique, le rôle des différentes autorités publiques et des groupes sociaux, les limites érigées entre les groupes et les ressources auxquelles les acteurs ont accès. Dans mon travail sur la tolérance, j’entreprends une approche relationnelle qui souligne la puissance des relations entre les groupes afin de constituer des aboutissements tolérants. J’ai souligné en particulier le rôle des pouvoirs publics ainsi que les relations entre les autorités et les communautés de la différence.

Comment penser la tolérance?

Il existe plusieurs manières de penser la tolérance:

Je définis plus ou moins la tolérance comme l’absence de toute persécution; l’acceptation d’une pluralité de religions, mais pas nécessairement leur acceptation à part entière dans la société comme membres ou communautés. La tolérance peut signifier l’acceptation de la « différence » ainsi qu’un manque d’intérêt au-delà de l’instrumentalité afin de maintenir un système politique cohérent. Comme le suggère Ira Katznelson, « La tolérance répond à certaines des caractéristiques les plus difficiles et les plus persistantes des relations sociales humaines. Lorsque la haine se combine avec la hiérarchie, les individus et les groupes sont exposés au fanatisme et au danger. La tolérance est un acte de soutient et de permission. C’est le choix de ne pas agir, malgré la capacité d’agir. » [1]

La tolérance implique donc le « non agir » résultat de l’action réfléchie et stratégique qui entraine la retenue. Elle relève d’un choix, opéré par les pouvoirs publics, ainsi que par les groupes sociétaux, visant à répondre à la commande et à la modération. En ce sens, la tolérance est toujours essentielle à de nombreuses sociétés où la diversité et la différence sont la norme et au sein desquelles les groupes revendiquent fortement leur groupalité en tant qu’identités essentialisées. La tolérance demeure ainsi une valeur fondamentale des sociétés humaines, puisqu’elle nous met en garde en nous engageant à faire preuve de retenue. C’est une des façons de définir la tolérance que de se référer au concept durable des préoccupations persistantes de la vie dans les sociétés faisant face aux difficultés de la diversité.

Il existe une autre manière de penser la tolérance qui présente des similitudes dans l’absence de persécution et l’acceptation de la pluralité des religions. Mais elle va plus loin en mettant en avant des arguments sur la valeur de la pluralité des religions, articulés autour d’un cas où chaque groupe est présenté comme apportant quelque chose de différent et d’utile à la société et aux régimes politiques. En ce sens, nous dépassons la compréhension pragmatique de la tolérance dont la clé consiste à conserver l’altérité et à maintenir la paix en l’absence de toute appréciation. Il est question d’acceptation à un autre niveau, qui incite et implique le respect. Ces deux options ont existé dans des contextes impériaux et je tiens à préciser que le plus souvent les autorités publiques s’engagent dans la première forme de tolérance et qu’ensuite les forces sociales et politiques peuvent conduire à une transition vers une forme plus large et plus reconnaissante. Je vais revenir à des exemples.

Pourtant, la tolérance n’est pas la seule forme de diversité et, bien souvent, tolérance et persécution peuvent travailler main dans la main. Au sein de nombreux empires, par exemple, la tolérance a été accordée à certains groupes, tandis que d’autres ont été persécutés. Par conséquent, toute étude de la tolérance doit également tenir compte de son contraire: la persécution ou même d’autres politiques telles l’assimilation, l’exclusion, etc. Les régimes impériaux ont par exemple maintenu la loi sur la diversité religieuse et ethnique à travers une variété de politiques allant de la « tolérance » de la diversité et son incorporation, à la conversion forcée et à l’assimilation. Les différents résultats sont le fruit de la pensée religieuse, utilitaire et stratégique en matière de diversité. La stratégie pourrait conduire les élites étatiques à modifier leurs politiques. La tolérance et la persécution peuvent se produire de manière très rapprochée dans le temps et à tour de rôle. Les États peuvent tolérer certains groupes tout en en persécutant d’autres. Ces exemples indiquent que la tolérance peut être partielle et qu’elle n’est certainement pas une condition offerte à tous.

L’exemple de l’empire ottoman

Une tolérance pragmatique et étendue a simultanément émergé dans l’empire ottoman, principalement en regard de nombreux groupes non-musulmans constitués de chrétiens et de juifs. Les Ottomans, en conquérant les Balkans au début du XIVe siècle et en s’établissant dans la péninsule, se sont retrouvés nettement moins nombreux que les chrétiens. Dans ces circonstances, ils ont pratiqué une approche pragmatique face aux chrétiens, les accueillant, leur offrant des privilèges et essayant essentiellement d’obtenir leur consentement à une forme de tolérance tout en maintenant la paix et en rendant la coexistence possible. En admettant de nombreux guerriers chrétiens dans leurs rangs, ils ont également compris la nécessité d’une sorte de projet commun regroupant chrétiens et musulmans.

Au-delà de cette coopération initiale, les pratiques locales communautaires ont également travaillé à promouvoir cette coexistence. Les actions des dirigeants des derviches soufis ayant figuré parmi les meneurs de la colonisation des Balkans ont été particulièrement essentielles face à un tel événement indigène. Alors qu’ils passaient les frontières et s’installaient, les chrétiens ont lancé leurs propres mouvements hétérodoxes dans les Balkans, souligné les similitudes transfrontalières et initié une pratique locale de la tolérance entre les groupes. Au fil du temps, les nouveaux arrivants musulmans et les chrétiens ont pris pleinement connaissance les uns des autres, partagé des espaces profanes et sacrés, innové dans leurs relations et se sont sensibilisés aux traditions de chacun. Une pratique étatique favorisant l’hébergement et la coexistence sociale locale s’est constituée à travers ces premiers siècles de conquête et de contact avec la différence.

Après la conquête d’Istanbul, empressés d’acquérir une légitimité internationale, les Ottomans ont plus sûrement positionné leur pluralisme non seulement comme un choix pragmatique, mais aussi comme une politique d’intégration positive. Mehmed le Conquérant (1451-1481) a instauré la première série d’accords entre les communautés et l’État, des accords périodiquement renouvelables assurant la sécurité, l’autonomie et la protection des communautés non-musulmanes en échange d’une taxe supplémentaire, la cizye. Les sultans ont continué à être les dirigeants musulmans légitimes, l’empire a été considéré comme un empire musulman, néanmoins, il était entendu qu’il n’y avait pas lieu d’imposer leur religion aux non-musulmans vivant en paix sur leurs terres et qu’il n’était pas nécessaire de transformer la différence en similitude.

Ainsi, les sultans ne faisaient pas preuve de neutralité en ce qui concerne leur religion et la religion de l’empire, mais ils avaient choisi de protéger les autres religions. Nous trouvons des exemples de cette pensée dans les édits et les écrits des sultans. Le sultan Soliman le Magnifique (1520-1566) lorsqu’on lui a demandé, par exemple, si les Juifs devraient être exterminés de son empire, puisqu’ils en étaient les usuriers, a répondu en demandant à ses conseillers d’observer un vase de fleurs multicolores et de formes variées en les avertissant que chaque fleur, avec sa propre forme et sa propre couleur, ajoutait à la beauté de l’autre. Il a ensuite affirmé qu’ il « régnait sur beaucoup de nations différentes — Turcs, Maures, Grecs et autres. Chacune de ces nations contribuant à la richesse et à la réputation de son royaume, et afin de prolonger ce bienheureux contexte, il jugeait sage de continuer à tolérer ceux qui vivaient déjà ensemble sous son règne. » [2]

Diversité impériale et tolérance sélective

Ce qui se cache derrière le choix des politiques de tolérance des États impériaux est complexe. Il peut s’agir d’une compréhension religieuse de la diversité, d’un passé culturel baigné dans la diversité, d’une décision particulière émanant des dirigeants en regard de leur propre religiosité et de la protection d’autrui, ainsi que d’une réponse stratégique aux conditions de vie sur le terrain. Pour les Ottomans, durant la période 1300-1800, chacune de ces conditions touchait à un type de tolérance émergeant. Les Ottomans sont issus d’une tradition de conflit frontalier et de coexistence entre Seldjoukides et Byzantins, avec un passé de cohabitation ethnique et religieuse mixte dans les steppes d’Asie centrale. Ils ont apporté avec eux une compréhension de la diversité.

La religion qu’ils ont épousée, l’Islam, implique également une compréhension particulière des relations avec les non-musulmans, qui s’est instituée dans le cadre du Pacte d’Umar dans les premiers siècles de la montée de l’Islam. Le pacte d’Omar a reconnu les chrétiens et les Juifs comme peuple du Livre, et a exigé le paiement d’une taxe supplémentaire en échange de la paix et de la protection. Ces schémas historiques et culturels ont fourni le cadre de l’engagement avec l’autre. Les sultans tout en s’alignant avec leur identité islamique ont choisi de demeurer conscients de la diversité, d’en faire ouvertement l’éloge face à ceux qui s’érigeaient contre.

Pourtant, cette image resterait incomplète si l’on ignorait le fait que tous les groupes n’étaient pas tolérés. Alors que l’Empire ottoman insistait pour la tolérance des groupes non-musulmans, les groupes chiites et certaines sectes soufies étaient activement poursuivis et persécutés dans l’empire. Il nous faut donc envisager la tolérance par rapport à la persécution et à une variété d’autres politiques étatiques de la diversité. La persécution des sectes chiites a souvent été liée à leur alliance perçue avec le safavide Shah Ismail dont la rivalité avec les Ottomans était géopolitiquement envisagée comme voilée d’un discours conflictuel sectaire. Ces divisions sectaires, réelles ou perçues, ont transformé les communautés qui pratiquaient une forme de rituel chiite en ennemis de l’État, participant ensuite à l’élaboration d’un ensemble différent de relations avec les communautés non-musulmanes.

Enfin, l’autre question importante à poser est de savoir si la tolérance qui peut être accordée à un groupe peut également lui être retirée. Nous ne pouvons pas envisager la tolérance dans l’Empire ottoman, sans parler de son échec et de sa dérive génocidaire. L’équilibre de la société de la tolérance a été ébranlé au XIXe siècle par les changements de l’économie mondiale et du système moderne de pensée qui a impacté toutes les sociétés pré-modernes. Là où coexistaient dans une stabilité de la subjectivité, l’État impérial et les identités diverses, dans un équilibre précaire et hiérarchique, la modernité a imposé de nouveaux idéaux, et une tolérance fondée sur le pragmatisme, l’inclusion et le respect démantelé [3].

Pour en savoir plus : http://www.huffingtonpost.fr

Karen Barkey, Sociologue et historienne, spécialiste de l’Empire Ottoman, enseigne à l’université Columbia (New-York)

Elle interviendra mardi 25 novembre à « Mode d’emploi », dans le cadre de la conférence intitulée « Vivre dans une société plurielle ».

Découvrir l’ensemble des textes du festival Mode d’emploi déjà publiés sur le Huffington Post.

Deux semaines de rencontres et de spectacles ouverts à tous, dans toute la Région Rhône-Alpes: interroger le monde d’aujourd’hui avec des penseurs, des chercheurs, des acteurs de la vie publique et des artistes.
– Prendre le temps des questions
– Accepter la confrontation
– Imaginer des solutions
– Trouver le mode d’emploi
Mode d’emploi, un festival des idées, est organisé par la Villa Gillet en coréalisation avec les Subsistances, avec le soutien du Centre national du livre, de la Région Rhône-Alpes et du Grand Lyon.

 

[1] Ira Katznelson, « Regarding toleration and liberalism: considerations from the Anglo-Jewish experience. » 48 in Religion and the Political Imagination, eds. Ira Katznelson and Gareth Stedman Jones, Cambridge University Press, 2010.
[2] Mark Haberlein, « A 16th-Century German Traveller’s Perspective on Discrimination and Tolerance in the Ottoman Empire, » in Discrimination and tolerance in historical perspective / ed., Gudmundur Hálfdanarson (Pisa : Plus-Pisa university press, 2008).
[3] La plupart de ces arguments ont participé à l’écriture de mon ouvrage, Empire of Difference: The Ottomans in Comparative Perspective (Cambridge: Cambridge University Press, 2008).