Former les profs à la laïcité : d’accord, mais comment ?

 Philippe Gaudin, directeur adjoint à l’Institut européen en sciences des religions, a été désigné avec d’autres pour concevoir les contenus, méthodes et priorités de la formation à la laïcité.
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(Photo d’illustration) (Jean-Pierre Clatot/AFP PHOTO)
Le 21 janvier dernier, François Hollande donnait le coup d’envoi d’une mobilisation générale de la communauté éducative autour des valeurs de la République. Au premier rang desquelles la laïcité. Le lendemain, c’était au tour de la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem d’annoncer une série de mesures, pas tout à fait neuves pour la plupart.

On retiendra toutefois la volonté de généraliser l’enseignement de la laïcité. Ce qui existe déjà mais dans une toute petite proportion. L’idée, cette fois, est de créer un effet domino de grande ampleur : former des formateurs qui formeront les professeurs qui formeront les élèves. Pas simple à mettre en oeuvre. Et pour l’heure, rien n’a été tranché sur le fond.

Tout au plus sait-on que les programmes des cours d' »Enseignement moral et civique », mis sur les rails par l’ancien ministre Vincent Peillon, qui entreront en vigueur à la rentrée 2015, vont être réécrits. Mais après ? Philippe Gaudin, responsable des formations recherche à l’Institut européen en sciences des religions (IESR) et ancien professeur de philosophie (1), a été choisi avec d’autres pour mettre en œuvre ce projet. Il définit pour « l’Obs », les contenus, méthodes et priorités de ce nouvel enseignement.

Enseigner les faits religieux

« A l’IESR, nous ne dissocions pas la nécessité d’une formation sur la laïcité d’une formation sur les faits religieux, qui ont tendance à disparaître des programmes d’Histoire ou de Français. Exemple : l’étude de la religion aux Etats-Unis au XXe siècle par exemple a disparu, alors qu’on ne peut comprendre Martin Luther King sans connaître son contexte religieux. L’effort n’a pas été soutenu depuis 1995, car c’est un enseignement transversal. Difficile d’entretenir la flamme !

Qu’on se comprenne bien. Enseigner le fait religieux, comme l’a recommandé le rapport de l’historien Philippe Joutard dès 1989, n’est pas faire entorse à la laïcité. Il s’agit plutôt d’une maturation, d’une extension de la laïcité, dans un monde qui ne ressemble plus à la France de 1905. Nous vivons dans une société à la fois très sécularisée, et dans laquelle les identités religieuses peuvent se manifester, pour le meilleur et pour le pire. Face à cela, l’école ne peut rester muette.

Je vois deux grandes justifications à l’enseignement des faits religieux :

– Intellectuelle : on ne peut pas bien comprendre le passé, ni le présent, si on n’a pas une bonne connaissance des faits religieux ; et on ne peut pas non plus comprendre le patrimoine artistique.

– Politique : pour faire société dans un monde marqué par une nouvelle pluralité religieuse, il faut une culture commune. D’où l’expression de Régis Debray, d’une « laïcité d’intelligence ».

La laïcité ainsi entendue n’est pas ouverte à tous les vents, ni une sorte de libre-service où toutes les religions s’exprimeraient n’importe comment. Elle reste fidèle à l’esprit de l’école, celui de la connaissance et du savoir.

Apprendre à penser

« Pour la rentrée 2015, il n’est pas prévu de faire un cours de laïcité spécifique. Cette notion sera intégrée à l’enseignement moral et civique, prodigué de l’école maternelle à la terminale, environ une heure par semaine, mais sous la forme d’ateliers par exemple, à l’image des TPE. Toute la communauté éducative sera concernée.

On pourrait y discuter des questions autour de la cantine, par exemple. L’idée est de proposer un enseignement laïc de la morale et non d’enseigner « la morale laïque », qui était l’expression initiale de Vincent Peillon quand il a lancé le projet. Autrement, il ne s’agit pas d’enseigner une morale toute faite – à part les règles de droit fondamental – mais d’apprendre le questionnement éthique et de le traduire dans son comportement. C’est peut-être une façon d’apprendre à agir avec sagesse avant la classe de philosophie !

Ce qui n’exclut pas pour autant que les questions de laïcité soient présentes dans tous les autres enseignements. A l’issue de la formation, il y aura une forme d’évaluation, mais certainement pas telle qu’elle est pratiquée habituellement, avec copies et notes. Elle reste à définir. »

Démultiplier les référents laïcités

« Notre institut participera à la formation des formateurs. Sur les 1.000 formateurs annoncés, nous allons d’ores et déjà nous appuyer sur les « référents laïcité » des académies créés en 2014, en général composés d’inspecteurs ou de professeurs d’Espé (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation). Eux-mêmes, devront trouver d’autres formateurs et toucher ainsi le plus grand nombre de professeurs possible. Ce processus commence à peine, la tâche sera rude.

Former les futurs professeurs d’abord

La priorité, c’est la formation initiale des jeunes générations d’enseignants, de façon à toucher tous les futurs professeurs à partir de maintenant. Il doivent recevoir une formation dans trois domaines : la laïcité, les faits religieux et une préparation à enseigner cette nouvelle discipline qui sera dans les programmes dès la rentrée 2015.

En revanche, impossible de former tous les professeurs en poste à court et moyen terme. Si les modules de formations ne peuvent s’adresser à 50 personnes à la fois et s’il y a 100.000 professeurs (sur environ 800.000) à former, cela fait un très grand nombre de modules de formation ! »

Cibler les établissements en difficulté

« Est-ce qu’il ne faudrait pas une étude sérieuse sur ce qui se passe dans les établissements de l’ensemble du territoire du point de vue de la laïcité ? Avec une équipe de chercheurs indépendants, une méthodologie scientifique, une déontologie transparente et, pourquoi pas, un conseil de surveillance scientifique et politique.

Y-a-t-il des difficultés ? Y-a-t-il des élèves qui refusent d’écouter leurs professeurs sur telle partie du programme ? Sans doute observerait-on que la situation est bonne dans de nombreux établissements. Cela contribuerait à rasséréner le climat moral, social et politique en France. Il apparaîtrait – dans quelle proportion je ne sais pas – qu’une minorité d’établissements posent problème. Il faudrait alors clairement les identifier et connaître précisément  leurs difficultés.

A partir de là, on peut avoir une vraie politique volontariste avec de gros moyens -pas seulement au sens financier mais aussi ‘moral’ justement !-pour y apporter un remède. L’école porte toutes les misères du monde et elle n’a pas le pouvoir de les supprimer. Mais on y verrait plus clair. L’école est l’âme de la République et sur le plan de notre pacte politique, la République est l’âme de la France. Si notre école va mal, c’est l’ensemble de la communauté nationale qui va mal. Ce ne serait donc pas une dépense mal placée. »

Propos recueillis par Sarah Diffalah

(1) « Vers une laïcité d’intelligence en France ? L’enseignement des faits religieux en France comme politique publique d’éducation depuis les années 1980 », Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2014.

« Double défi pour l’école laïque : enseigner la morale et les faits religieux », Riveneuve éditions, 2014.

L’Institut européen en sciences des religions est une composante de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il a été créé après le rapport de Régis Debray en 2002 qui préconisait un pont entre le monde de la recherche universitaire et tous ceux qui ont besoin de formation sur le fait religieux, notamment dans l’administration publique. Ses fonctionnaires travaillent pour l’Education nationale, et sont donc en concertation avec le ministère, ainsi qu’avec la Direction générale de l’Enseignement scolaire, mais apportent la plus-value et l’indépendance universitaire et scientifique. L’Institut a été nommé par la ministre de l’Education pour participer à la formation des formateurs à la laïcité.

Publié le 04-02-2015 à 11h03

Pour en savoir plus : http://tempsreel.nouvelobs.com/

Ecole : la guerre des laïques

Après les attentats, l’enseignement laïque du fait religieux est avancé comme une nécessité. Un débat qui déchire l’école depuis trente ans.

NajatVallaudBelkacem
Najat Vallaud-Belkacem se heurte à son tour à la mise en oeuvre d’un enseignement du fait religieux au service de la laïcité. © Etienne Laurent / AFP
Il a été question de « sursaut collectif » dans le discours de Najat Vallaud-Belkacem, de « réponses nouvelles » à des « circonstances exceptionnelles ». Après les attentats, la ministre de l’Éducation nationale s’est lancée dans un marathon consultatif destiné à forger la riposte de l’école à la menace intégriste. Les conclusions sont attendues cette semaine, mais les pistes sont connues : développer la « pédagogie de la laïcité » (via l' »instruction civique et morale » que la rentrée 2015 doit étrenner), renforcer l’enseignement laïque du fait religieux, réduire les inégalités scolaires. Des « réponses nouvelles » ? La réouverture, plutôt, de débats déjà anciens : vieux d’une trentaine d’années, au moins.

« L’éducation à la citoyenneté, abandonnée dans les années 60 et 70, est réapparue dans les années 80 face à la crise économique et à la crainte des communautarismes », explique Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études en sciences sociales. Comment éduquer à la laïcité ? Comment former des citoyens en tenant compte des différences culturelles et religieuses ? La question, constamment posée depuis lors, dépasse les clivages politiques : l’apprentissage de la Marseillaise, évoquée par Najat Vallaud-Belkacem, a été rendu obligatoire en 2005 par François Fillon. Le fait religieux a été, dans le même temps, intégré au « socle commun » des connaissances. Sans succès, faute d’un consensus sur ce que devrait être cet enseignement. En effet, à gauche comme à droite, les tenants d’une laïcité stricte s’empaillent avec les partisans d’une laïcité plus accommodante, ou « inclusive ».

Désarroi

La « morale laïque », ardemment défendue par Vincent Peillon à son arrivée en fonction, a payé le prix de ces tiraillements. Devenue « enseignement laïque de la morale » en avril 2013 dans un rapport préliminaire, elle s’est transformée en « enseignement civique et moral » sous la plume du Conseil supérieur des programmes (CSP), chargé d’en déterminer le contenu. Évacuée la laïcité, au moins de l’intitulé. « Sans doute s’agissait-il de détendre l’atmosphère autour de ces questions, mais je ne peux m’empêcher d’y voir aussi une manière de contourner l’importance du fait religieux », commente Philippe Gaudin, responsable des programmes de formation à l’Institut européen en sciences des religions (IERS).

Résultat : l’accent a été mis sur l’interdisciplinarité et le débat afin de développer chez les élèves « une aptitude à vivre ensemble dans une société démocratique ». Un projet louable, sans doute, mais sur lequel les équipes pédagogiques restent pour le moins circonspectes. L' »échec » dont on accuse de nouveau l’école depuis les attaques est « celui de la société française dans son ensemble », affirme dans les Échos Philippe Tournier, secrétaire général du syndicat des chefs d’établissement SNPDEN-Unsa. « Il y a des quartiers dans lesquels les valeurs de la République ne sont d’évidence pas en oeuvre et où les jeunes pensent que la société ne leur laisse aucune place. » Créer les conditions d’un débat en classe n’a rien d’aisé. Témoin, le désarroi des enseignants face à la réaction de certains élèves aux attentats.

« Secouer la tutelle d’autorités fanatisantes »

Là non plus, l’affaire n’est pas neuve. Le 11 Septembre avait même contribué à ce que soit commandé au philosophe Régis Debray un rapport sur l’enseignement du fait religieux, remis en 2002, qui continue de faire foi aujourd’hui. Le philosophe estimait alors que, sans qu’il faille faire entrer les curés dans les écoles (pas plus que les rabbins ou les imams), la relégation des cultes hors des espaces de « transmission rationnelle des savoirs » n’était pas tenable. À l’inverse, écrivait-il, « une connaissance objective et circonstanciée des textes saints comme de leurs propres traditions conduit nombre de jeunes intégristes à secouer la tutelle d’autorités fanatisantes, parfois ignares ou incompétentes ».

Régis Debray demandait, notamment, une formation continue des agents de la fonction publique en général, et des enseignants en particulier. L’IERS a été créé à cet effet, mais la suppression des IUFM et la valse des ministres Rue de Grenelle ont laissé la préconisation à l’état de voeu pieux. « On peut espérer toutefois que les choses se stabilisent aujourd’hui avec les nouvelles Espé (écoles supérieures du professorat et de l’éducation) », note Philippe Gaudin. « L’ensemble de la communauté éducative a besoin d’être formé », sur la question religieuse comme sur la laïcité elle-même, entendue parfois comme une forme d’athéisme public.

La guerre des laïcs

Près de quinze ans après, les mêmes polémiques minent toute action. L’Observatoire de la laïcité s’est ainsi déchiré sur un avis remis après les attentats. Il plaidait pour le « développement effectif de l’enseignement laïque du fait religieux » et demandait, en outre, que « toutes les cultures convictionnelles et confessionnelles présentes sur le territoire de la République » soient prises en compte dans les programmes scolaires. Des propositions jugées « angéliques », « pusillanimes » et même « anti-laïques » par trois des membres de l’institution (le député socialiste Jean Glavany, la sénatrice radicale de gauche Françoise Laborde et Patrick Kessel, ancien grand maître du Grand-Orient de France), qui ont aussitôt menacé de démissionner.

« La laïcité, la laïcité, voilà ce que droite et gauche nous ont répondu lorsque nous avons plaidé pour un enseignement du religieux ! Mais c’est dans notre pays laïque que des personnes en assassinent d’autres en prenant prétexte de leur foi ! » s’insurge de son côté Esther Benbassa, sénatrice EELV du Val-de-Marne, directrice d’études à l’École pratique des hautes études et auteur, avec l’UMP Jean-René Lecerf, d’un rapport sur la lutte contre les discriminations qui ‘a enflammé le Palais du Luxembourg en novembre dernier. « Les professeurs d’histoire, de lettres ou de philosophie continueraient comme ils le font d’aborder les religions en fonction des programmes, avance-t-elle. Mais un enseignement spécifique et laïque permettrait de développer chez les élèves un esprit critique et une connaissance de leurs différentes cultures qui, sans doute, aideraient à tempérer la force des radicalismes. On ne peut pas laisser la question religieuse à Internet. »

Sanctuaire

Le 12 janvier, le président du Conseil supérieur des programmes, Michel Lussault, soutenait dans un entretien que, sans « remettre en cause la laïcité à l’ancienne », il fallait « dire que la société et les élèves ont changé au point que le corpus des enseignants doit lui aussi évoluer ». Soit, pour le nouvel enseignement de « l’instruction civique et morale », atteindre « une forme de consensus par recoupement, forger une morale commune à partir de la diversité sociale, culturelle, religieuse des élèves », explique Philippe Portier, plutôt que chercher à renouer avec le modèle de la IIIe République en administrant d’en haut un dogme laïque. Soit l’exact opposé, par exemple, des déclarations d’un André Gerin, l’ancien maire (PCF) de Vénissieux, qui, en 2009, avait été à l’origine de la loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public : « L’école doit redevenir un sanctuaire, déclare-t-il au Point.fr. Il faut sortir de l’illusion de l’école portes ouvertes, comme on le fait depuis quarante ans. Il faut désormais que la laïcité soit totalement respectée, qu’il y ait une séparation entre l’école et la société, et un retour à l’autorité. » Retour à la case départ.

Dans la même interview, Michel Lussault parlait de la laïcité comme d’un « savoir chaud ». Sur ce point du moins, les enseignants ne le contrediront pas.

Par Marion Cocquet

Pour en savoir plus : http://www.lepoint.fr/

Le Point – Publié le – Modifié le

 

La laïcité au risque de l’Autre

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La charte de la laïcité introduite solennellement en 2013 par le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Vincent Peillon et affichée depuis lors dans tous les établissements scolaires français proclame dans son article 12 « Les enseignements sont laïques. Afin de garantir aux élèves l’ouverture la plus objective possible à la diversité des visions du monde ainsi qu’à l’étendue et à la précision des savoirs, aucun sujet n’est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique. Aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique pour contester à un enseignant le droit de traiter une question au programme. »

L’ouvrage « la laïcité au risque de l’autre » qui vient de paraître aux éditions de l’Aube se propose de prendre au mot cet article en questionnant… La laïcité telle qu’elle s’est mise en place en France. L’article 7 de la charte proclame par ailleurs que « la laïcité assure aux élèves l’accès à une culture commune et partagée ».

C’est principalement sur ce point que les auteurs une anthropologue et une sociologue se proposent de déconstruire nos représentations collectives, qui n’ont d’universel que ce que l’arrogance de la nation française, « patrie des droits de l’homme », s’arroge le pourvoir de définir comme universel.

La thèse soutenue est la suivante: alors que les conditions de la mise en place du projet émancipateur républicain ont radicalement changé depuis la république des Jules, alors que l’éducation civique ou morale de J. Ferry se déclare au service d’un très actif projet de société, un projet politique, aujourd’hui elle apparaît plutôt comme un remède ou une réponse, à des « problèmes » d’insécurité, d’autorité, de communautarisme.

Posée depuis les origines républicaines comme une forme supérieure de lien social, au service de l’émancipation, de la formation d’un esprit critique et de la promotion de valeurs universelles, la laïcité se manifeste aujourd’hui comme une forme identitaire majoritaire aux tendances islamophobes. Et le diagnostic collectif contemporain porté sur l’école de la République présente une forte tendance réactionnaire, au sens propre du terme: face aux dysfonctionnements de l’Ecole ce discours propose d’en revenir à une époque antérieure et cette nostalgie collective d’une société autour d’une école qui n’a jamais existé en dit long sur le processus d’amnésie collective, d’oublis sélectifs et de fantasmes qui produit les sociétés et le lien social.

La laïcité est le produit d’une histoire culturelle de la Raison et d’une tradition pratique et particulière de la rationalité, comme toutes les sociétés en connaissent. S’y référer sans cesse, à droite comme à gauche, au nom de la neutralité et de l’universel pour statuer sur les problèmes de la pluralité, ne peut que générer des sentiments d’injustice, car c’est conférer une dimension hégémonique à une conception toute particulière et majoritaire du bien, conception en crise en termes de projet socialisateur émancipateur et d’égalité d’accès aux biens premiers. Dès lors, la question se pose d’un avenir politique de la « laïcité à la française » dont l’école a été l’acteur cardinal.

Or l’école amplifie les inégalités sociales qui lui préexistent à l’aide de mécanismes de connivence entre curricula, techniques scolaires et valeurs culturelles des classes cultivées. Le plus frappant est que ce constat alarmant sur les écarts de réussite scolaire selon les origines sociales ne relève pas seulement d’une pensée de sociologie critique, mais est devenu en quelques décennies presque une vulgate autant qu’ une véritable affaire d’État, au centre d’une politique, dite d’égalité des chances, pilotant et gouvernant par objectifs et indicateurs.

Dés lors, la laïcité est alors un discours de double jeu, puisque le « discours de l’Ecole de la réussite de type méritocratique », fonctionne non seulement comme espace narratif de l’égalisation des chances (que l’analyse sociologique récuse), mais aussi comme légitimation de l’existence même d’une périphérie. Si la méritocratie est pensée en tant que vecteur d’une réussite personnelle possible, quelles que soient ses origines, c’est-à-dire à l’aune de ses compétences; la laïcité admet le périphérique comme nécessaire à sa propre pérennisation. Le double jeu consiste alors à ce que cette apparente neutralité sociale et politique justifie les parcours scolaires socialement et donc scolairement différentiels, niés dans leurs pratiques par le discours même qui les masque mais producteur d’une rhétorique enseignante de déploration et d’accusation.

L’école a fourni jusqu’au milieu du XXe siècle environ, l’accès vers un imaginaire et une identité organisés autour de l’idée de nation. Elle a instauré un nouveau type de légitimité politique, dont la citoyenneté a constitué le noyau de rassemblement supérieur à toute autre appartenance ou croyance. Elle a été le viatique vers l’Universel et la Raison, pour lesquels élèves et familles devaient faire passer au second plan leurs particularismes culturels, leurs langues régionales, leurs identités, leurs attaches.

Mais le « roman national » élaborant collectivement et de manière imaginaire un passé mythique et partiellement amnésique, grâce aux discours, aux pratiques et aux institutions, est devenu un des ressorts au nom de quoi l’exclusion de « l’étranger sociologique » se légitime, voire même son « intégration » au sens de disparation de ce qui fait altérité, fut-elle portée par de « petites différences ». Dans la république française moniste, « l’Autre doit devenir le Même » selon l’expression de Bruno Etienne et n’a pas droit à la différence: « cujus regio ejus religion ».

En effet, l’idéologie latente de cette unité moniste de la République laïque, largement portée par l’Ecole était évolutionniste: tous les peuples allait petit à petit (et surtout grâce à la France éternelle, à la Raison universelle et à l’Ecole) après avoir parcouru toutes les étapes, accéder à la Civilisation d’Auguste Comte et aux droits de l’Homme universel….sauf aujourd’hui les musulmans, voire même dans une figure essentialisée, le musulman, archétype de « l’étranger sociologique »; En particulier, le débat en France renforce sans cesse la représentation d’un clivage profond entre une identité musulmane réifiée et objectivée en culture, et une laïcité tout en principes et en proclamation Les professionnels du monde éducatif et scolaire sont alors invités d’un côté à déployer des efforts pour aller vers des parents que tout éloignerait de l’école (scolarité, capital culturel, quartier) et de l’autre à être les gardiens d’une neutralité que menacerait le « communautarisme » musulman.

Au fond, parents et professionnels savent que les institutions, au premier chef l’école, n’appliquent pas les idéaux proclamés de laïcité, de neutralité et d’égalité: « Refonder l’école de la République pour refonder la république par l’école »? Cette déclaration solennelle résonne étrangement. Que peut aujourd’hui offrir l’école en échange de l’ancienne remise d’un soi – différent, attaché – exigée au nom du respect des valeurs de la République? En tout cas, elle ne peut offrir ni de l’intégration, ni de la socialisation, ni de la mobilité sociale.

Coincés entre des injonctions contradictoires à s’intégrer à l’invisible d’un côté et à respecter leurs racines de l’autre, les jeunes descendants de migrants musulmans ont bien du mal à trouver le moindre sens à des leçons de morale laïque, alors qu’un débat binaire et stérile s’installe entre islam et laïcité. Alors qu’elle était, dans sa genèse, un outil politique au service d’un projet – même dominateur -, il faut bien admettre que la laïcité se transforme en instrument d’agression des minorités, principalement aujourd’hui vis-à-vis de la minorité musulmane qui concentre à elle seule l’idée d’une crise du modèle d’intégration français.

Ce modèle citoyen français, scotomisant les appartenances met à mal la construction des subjectivités, dans une radicalisation de la laïcité que questionne ce mythe contemporain de l’islamisation. Il n’est que voir la représentation des musulmans dans les manuels scolaires.

La thèse de l’ouvrage est que ce n’est pas tant un dévoiement de la laïcité qu’un aboutissement logique du déni systématique des identités culturelles, qui constituent une sorte de passager clandestin de la laïcité. Or, le propre même de notre seconde modernité est caractérisé par les potentialités d’un cosmopolitisme ouvrant pour un même individu à une pluralité d’identifications et encourageant la construction d’identités culturelles combinant individualisme et multi-appartenances.

L’idéal de la laïcité fondateur de la république française est aujourd’hui devenu prétexte à oblitérer toute prise en compte de l’altérité et ses figures, qui sont pensés comme menaces. Car la laïcité, œuvre de compromis de la IIIe république, n’est pas tant une articulation des activités privées et publiques à l’Ecole, une éviction des religions de l’école, une neutralité religieuse ou d’opinion revendiquée qu’un véritable modèle politique d’imposition et de légitimation d’un ordre social supposé pacifié et conçue comme emblème de la conception républicaine de l’espace public.

La laïcité française est aujourd’hui prise entre une droite développant de façon « décomplexée » les idées de hiérarchisation des cultures, et une gauche piégée par la référence à un universel émancipateur nécessairement fondé sur une supériorité de valeurs. Car la laïcité se situe intrinsèquement dans l’espace d’un universel substantiel et de surplomb (une manière de s’habiller, ou de manger, plutôt qu’une autre) et pas seulement procédural (une manière de trouver des solutions avec la discussion.)

L’ouvrage propose deux pistes qui s’offrent à l’action publique si la laïcité à la française peut être questionnée dans ces effets comme le propose la …charte de la laïcité. Aucun grand média et très peu de travaux scientifiques n’osent ouvrir cette question.

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Pour en savoir plus : www.huffingtonpost.f