Ces intellectuels qui tissent un islam progressiste

Mahomet et Gabriel

 

La confusion entre islam et islamisme n’a jamais totalement cessé de sévir. Plusieurs spécialistes de l’islam agissent, à différents niveaux, pour sortir des lectures orthodoxes ou tronquées du Coran. Faire triompher de nouvelles interprétations ne peut faire selon eux l’économie d’une réforme.

« J’ai une maison fissurée, que j’ai cru être une belle demeure, mais elle commence à prendre l’eau, le vent de partout et menace de s’écrouler. Les pierres de taille de départ me plaisent, donc je la déconstruis au sens où je prends pierre par pierre et je la rebâtis pour en faire un beau palais.» C’est par le recours à une métaphore que Ghaleb Bencheickh, physicien et islamologue érudit, empoigne son sujet. La figure de style n’est pas neutre. Elle vise, en bravant les tensions du présent, à tisser de manière positive l’avenir de l’islam. Dans le déluge médiatique qui a suivi l’assassinat de nos confrères de Charlie Hebdo le 7 janvier, blessure aussitôt ravivée par l’attentat antisémite ignoble survenu dans un Hyper Cacher, on ne compte plus les fois où il a été affirmé que ces meurtres ont été perpétrés «au nom de l’islam».

Ne convient-il donc pas d’interroger les penseurs de cette religion ? En particulier les voix qui s’élèvent, dans différentes régions du savoir, contre l’orthodoxie.

 

« Il est aisé de profiter du choc pour réactiver des antagonismes en assimilant l’islam et l’islamisme»

Cette entreprise oblige au préalable, selon Tareq Oubrou, imam de Bordeaux, «à ne pas tomber dans l’erreur de la généralisation ou le piège de l’essentialisation d’un sujet, l’islam, qui est très complexe». Aussi invite-il à se déprendre d’une méprise : «Quand on parle de l’islam, on confond souvent deux choses : l’islam en tant que religion, laquelle se réfère à des textes qui ont toujours obéi au processus d’une interprétation, à ce titre il est pluriel ; et l’islam en tant que culture, civilisation bâtie à travers les mathématiques, la médecine, la physique, Averroès…» L’incompatibilité entre l’islam et la laïcité, critique assénée dans les franges les plus réactionnaires de la sphère politique, est renvoyée dans les cordes par le responsable de culte. «La laïcité est un contexte politique et l’islam est une spiritualité qui circule dans le monde. Dans le corps sociétal et politique, il s’adapte à ce corps en prenant la forme de son contexte.» Si la religion musulmane, comme tout monothéisme, unit ses croyants par des pratiques cultuelles, «dès qu’on passe à l’aspect horizontal des pratiques de l’islam, à savoir le droit et la morale, les variables sociologiques entrent en jeu parce qu’il n’y a pas de pratiques morales ou juridiques sans le substrat culturel», insiste-t-il.

Aux tentatives de figer l’islam dans une culture monochrome, à la peur, à la surenchère sécuritaire, à la nuit de l’ignorance dans laquelle les haines se retranchent… des intellectuels opposent les armes du débat. Le terrain n’est pas vierge, ni même homogène. À y regarder de près, il montre des signes de fertilité. Les études contemporaines portant sur l’islam ont ceci en commun qu’elles refusent simultanément le déni, les amalgames ravageurs et les confiscations autoritaires du dogme. Face à l’ampleur de la tâche, certains, à l’instar du philosophe Abdennour Bidar, estiment qu’il «est temps que l’islam enfante lui-même sa Réforme». Dans des termes plus tranchants encore, Ghaleb Bencheickh considère qu’«un sursaut ou un réveil ne suffiront pas, le temps d’un éboulement des consciences est venu. Il faut sortir des simples toilettages, des réformettes, du rafistolage, du bricolage ou même d’un simple aggiornamento : tous s’apparentent à une cautérisation d’une jambe en bois».

Celui qui prône une refondation théologique juge ainsi qu’«on ne peut prétendre réformer tout en restant au sein des clôtures et des enfermements doctrinaux, car alors on ne libère pas l’esprit de sa prison». L’approche critique n’est pas nouvelle. En 2004, Abdelwahab Meddeb rappelait dans Face à l’islam (Éditions Textuel), s’agissant des sourates polémiques du Coran, que «cette violence n’est pas propre à l’islam, lequel, sur cette question, se révèle mimétique de la Bible». Comme de nombreux textes sacrés, le Coran est ambivalent. Si le «verset de l’épée» commande de combattre ceux qui ne croient pas à la « religion vraie », le verset 256 de la deuxième sourate souscrit qu’il n’y a « point de contrainte en religion ». Meddeb fait donc observer que «l’interprétation du sens donné à la lettre dépend de la lecture qu’on en fait et des priorités accordées à des prescriptions émanant de domaines divers. De nos jours, nous nous affrontons à des littéralistes aveuglés.» Comme un signe annonciateur de l’obscurantisme et du mur d’incompréhension qui s’érigent, le producteur historique de Cultures d’islam (France Culture) mettait déjà en garde contre l’imprudence méthodologique qui «abroge plus de cent autres (versets) doux et tolérants à l’égard de ceux qu’on voue ici à la mort». Et d’avertir : «Les malveillants qui ne veulent considérer qu’une face d’une réalité polymorphe, l’action spectaculaire et hideuse des terroristes leur rend la tâche facile : alors, dans le feu d’un événement sanglant et spectaculaire, il est aisé de profiter du choc produit pour réactiver des antagonismes élémentaires en assimilant l’islam et l’islamisme.»

« Ce mouvement qu’on appelle islamisme s’est présenté comme celui qui pourrait être le porte-parole des masses pauvres. » Fethi Benslama, psychanalyste

Michel Onfray est resté sourd à cet appel. Dans l’émission On n’est pas couché du 17 janvier, il saisissait une énième tribune pour brandir des passages belligènes du Coran. Contrecarré par le journaliste Aymeric Caron, le polémiste s’adonnait à une forme très actuelle d’«exégèse sauvage». «Le type de raisonnement qui vise à extraire hors contexte tel ou tel passage qui est en tension linguistique avec ce qui précède et ce qui suit est inepte de la part d’un prétendu philosophe. Nous n’avons pas attendu Michel Onfray pour nous rendre compte qu’il y a des versets de facture martiale dans le Coran. Cette compréhension radicale a été réactivée par certains dans une idéologie de combat», réagit Ghaleb Bencheikh. Ces discussions à l’emporte-pièce relèvent de «la crampe mentale», ironise-t-il. Elles détournent aussi le regard d’un modernisme en construction : «Comment être moderne, au sens étymologique du terme (suivre son mode, se hisser aux exigences de son temps), sans évolution, sans réflexion, sans intelligence, sans intelligibilité de la foi ?» «Il faut rouvrir la pluralité des approches de l’islam et cesser de prétendre qu’il y a un islam un, uni, c’est un fantasme, au même titre que perdure le fantasme d’une Europe unie ! Cela exige un travail de relativisation et d’historicisation des textes coraniques», abonde le psychanalyste Fethi Benslama.

Ce devoir de contextualisation n’est pas moins essentiel aux yeux de Rachid Benzine, chercheur sur la pensée musulmane. «Si l’histoire est fondamentale, c’est qu’elle prémunit des légitimations qui exonèrent la responsabilité des actes du présent. Or l’histoire peut combattre les folies de l’idéologie en montrant par exemple la diversité des manières d’être musulman. Ce sont les hommes de chaque époque qui reconstruisent le sens et font évoluer la lecture en fonction des crises et des drames de leurs temps.» L’histoire, poursuit-il, doit également libérer des «représentations délirantes que nous avons et qui sont dangereuses car elles couvent à bas bruit et entretiennent des fantasmes qui vont nourrir des interdits». L’interdit conjoncturel relatif à la représentation du Prophète a conduit récemment au pire. Rarement la citation de Georges Bataille, supposant que «l’apparente immobilité d’un livre nous leurre : chaque livre est aussi la somme des malentendus dont il est l’occasion», n’aura trouvé un si terrible écho. Plusieurs spécialistes ont ainsi relevé le caractère changeant et infondé de cet interdit qui émanerait du Coran. Dans les pas de l’historienne de l’art Christiane Gruber, qui a étudié les reflets de Mohamed aussi bien dans l’iconographie persane que dans des livres récents d’éducation religieuse, François Boespflug recense dans son ouvrage documenté le Prophète de l’islam en images (Bayard) «les représentations du Prophète produites en pays d’islam à partir du XIIIe siècle avant le raidissement contemporain travesti en loi de toujours». «Il n’y a pas de textes qui interdisent la représentation du Prophète, corrobore Tareq Oubrou. Si l’islam est une religion a-iconique, c’est par précaution préventive, mais le non-musulman n’est pas concerné par les injonctions de l’islam.»

« Les monarchies pétrolières ont voulu protéger leur existence en finançant des mouvements radicaux »

Quant aux conduites violentes qui naissent à la marge, elles sont le produit de plusieurs variables. Parmi ces raisons, analyse Fethi Benslama, «la première est sociale : face à l’impossibilité pour des masses pauvres de se faire entendre, ce mouvement qu’on appelle islamisme s’est présenté comme celui qui pourrait être leur porte-parole. La seconde est géopolitique : les monarchies pétrolières ont voulu protéger leur existence en finançant des mouvements radicaux, sous le regard et l’approbation de leurs alliés que sont les grandes puissances européennes et américaine. La troisième est civilisationnelle : la modernité a ébranlé et décomposé toutes les religions». Le facteur psychologique ne semble pas non plus étranger à ces processus : «Ces jeunes n’ont plus l’idéalité de la religion, mais ils n’ont pas non plus les moyens de l’idéalité moderne. À un certain niveau de détresse, la sortie peut se faire par la radicalisation. On retrouve ces formes de désespoir dans les banlieues des pays riches européens, et pas seulement chez les Européens musulmans. Parmi ceux qui ont recours à l’islamisme, 50% sont des convertis.»

Entre les militants d’une lecture progressiste et ouverte d’un côté et l’archaïsme qui entrave cette réflexion de l’autre – au milieu se trouve une majorité silencieuse qui vit paisiblement sa foi –, les possibles de l’islam sont tiraillés par des vents contraires. Pour conjurer le brouillard, plusieurs attitudes sont prescrites. Pour Tareq Oubrou, il ne s’agit pas tant de changer la référence que «l’interprétation des références. Décongelons ce qui a été fait pour le mettre à la couleur de notre époque !». Tandis que Rachid Benzine invite au dépassement du «rapport brouillé que l’homme entretient avec l’image qu’il se fait de la sacralité absolue de la religion», Fethi Benslama avance l’idée d’insoumission «non pas pour tout rejeter, mais pour y substituer une religion réflexive. Les mouvements qu’on appelle radicaux ou islamistes ont fondé leur doctrine sur l’idée que l’islam signifie soumission. On oublie que ce mot est polysémique : il peut signifier tout autant paix ou salut». «Dans la maison islam il y a le feu et le désordre, il faut donc éteindre le feu et mettre de l’ordre», renchérit Ghaleb Bencheickh. «Défaite de la pensée, abrasement de la réflexion, abdication de la raison, démission de l’esprit…», l’islamologue n’a pas de mots assez forts pour qualifier le règne d’un «fracas intellectuel». Tout en déplorant le fait «que sur deux décennies, il n’y a pas eu de colloque d’envergure pour dirimer les thèses islamistes ni de travail suivi ou ponctuel pour fondre le radicalisme», l’intellectuel estime qu’un islam moderne ne peut faire l’économie d’une « mise en débat du statut même de la révélation ». «Si la révélation coranique peut être pourvoyeuse de sens spirituel pour ceux qui croient, elle ne peut être la source première de la production du droit», argumente-t-il. Outre que l’enseignement de la langue arabe et l’apport culturel de la civilisation arabo-musulmane mériteraient d’être considérés, le besoin d’essaimer des réponses culturelles se fait pressant. «L’enjeu est d’abord culturel. Pour gagner la guerre, il faut d’abord mener la bataille culturelle», déclarait récemment le romancier Kamel Daoud dans le Figaro. Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe, fait sienne l’urgence d’apporter «une connaissance, une découverte, des informations, un savoir sur le monde arabe. Les forums, les rencontres, les débats, les expositions… font reculer les préjugés. Ce sont des hymnes au respect et à la tolérance. On ne parle du monde arabe qu’à travers les violences, on oublie l’effervescence intellectuelle et artistique de ces pays, les réalités de changement et d’ouverture qui l’animent ». Tout pèlerin ambitieux intègre la difficulté de la traversée. Mais, assure Ghaleb Bencheikh, «le plus grand voyage commence par un pas».

Quand des femmes décryptent le Coran. Outre l’Utopie de l’islam (Armand Colin), le Voile démystifié (Bayard), 
la sociologue Leïla Babès propose dans Loi d’Allah, loi des hommes (Albin Michel) un échange fructueux avec Tareq Oubrou qui illustre 
deux visions de l’islam : «celle d’une intellectuelle attachée à la critique scientifique des textes et à une conception moderne de la liberté, 
et celle d’un chef spirituel ouvert 
aux adaptations nécessaires, mais dans le cadre de la loi islamique classique». Quant à l’historienne Jacqueline Chabbi, après être revenue aux origines du Coran 
dans le Seigneur des tribus (CNRS éditions), elle publie aux éditions du Cerf un remarquable Coran décrypté qui traque, derrière les mots du texte sacré, «d’autres sens possibles 
que la tradition islamique rejette 
ou néglige». Dans l’actualité la plus immédiate, les éditions Textuel font paraître deux ouvrages attendus : Lettre ouverte au monde musulman, d’Abdennour Bidar, et Face à l’islam (réédition), entretien passionnant entre le regretté Abdelwahab Meddeb et Philippe Petit.

 Pour en savoir plus : http://www.humanite.fr/

« Nous ne sommes pas formés à la laïcité »

L’académie de Paris organise les 22 et 23 janvier une formation ouverte au personnel de l’éducation nationale sur la laïcité et l’enseignement des faits religieux.

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Pour une fois, ils sont de l’autre côté de la barrière. Enseignants, directeurs d’établissement ou conseillers principaux d’éducation, ils sont une centaine à être assis ce jeudi 22 janvier dans un amphithéâtre du lycée Montaigne, à Paris.

Ils sont venus assister à une session de formation organisée par l’académie de Paris et l’Institut européen en sciences des religions sur un sujet plus que jamais d’actualité : « enseignement et laïcité ».

« Il en va de notre vivre ensemble »

Ces deux journées étaient programmées bien avant les attentats des 7, 8 et 9 janvier. Mais les tueries lui donnent une résonance particulière.

« Ce moment doit nous donner l’occasion d’une mobilisation durable, il en va de notre vivre ensemble et de la cohésion de notre société », plaide un des intervenants, le philosophe Abdennour Bidar. « Il y a des questions et des responsabilités que nous ne pouvons plus ajourner », poursuit son voisin de table, Alain Seksig, membre du Haut conseil à l’intégration.

« Des parents refusent de nous serrer la main »

Dans la salle, des applaudissements fusent après chaque intervention. Des questions et des réflexions, aussi. Elles émanent d’expériences de terrain.

Les uns évoquent les menus à la cantine, les autres la séparation filles-garçons à la piscine, la peur diffusée par certains élèves, l’isolement de la France en matière de laïcité sur la scène internationale… « Messieurs les intellectuels, il faut aussi parler de ce que vivent les femmes, lance une voix féminine. Il y a des parents qui refusent de nous serrer la main. »

«J’ai besoin d’un argumentaire »

Cet enseignant en technologie, lui, veut souligner les manques de sa formation. « On ne m’a jamais parlé de laïcité quand je suis passé en IUFM il y a seize ans, explique-t-il. Je veux bien engager un débat avec les élèves sur ce sujet, mais on risque de se faire bouffer. On voit bien que des questions simples amènent des réponses complexes. Ce dont j’ai besoin, c’est déjà d’un simple argumentaire ».

Face à ce témoignage, Abdennour Bidar ne cache pas son énervement. « Une littérature sur la laïcité existe depuis plus d’un siècle, assène-t-il. Vous êtres des enseignants, des intellectuels. C’est aussi de votre responsabilité de prendre du temps pour lire ces textes et vous construire vous-même votre argumentaire. Il faut être vigilant par rapport à l’idée d’un prêt-à-penser fourni par l’institution. Je comprends que vous vous sentiez démunis, je comprends l’insécurité que vous pouvez ressentir, mais c’est à chacun de se prendre en main et de monter au front ! »

« Nous ne sommes pas formés »

À la sortie de cette première matinée consacrée aux fondements de la laïcité, Fabrice, un prof d’espagnol de 35 ans, prend la défense de son collègue. « La réalité, c’est que nous ne sommes pas formés pour mener un débat sur des questions de religion, confie-t-il. Moi non plus, je n’ai jamais eu de formation sur la laïcité et ma culture religieuse est limitée. Je ne connais presque rien de l’Islam. On est conscient qu’il faut passer par du débat, mais on est confrontés à des élèves qui ont d’autres repères. »

À côté de lui, sa voisine, qui enseigne les mathématiques, poursuit : « on se retrouve très seul face à une classe. Il faut aussi ne pas oublier qu’on a affaire à des adolescents qui aiment provoquer des adultes ». Pour elle, la laïcité est une « évidence ». « Elle fait partie de notre quotidien, elle est dans la loi, reprend-elle. Mais on a peut-être oublié de mettre l’accent sur la laïcité. Je n’avais jamais pensé avoir, un jour, à faire ce genre de formation. »

Pascal Charrier

Pour en savoir plus : www.la-croix.com

Laïcité et enseignement des faits religieux : où en est-on ?

Deux spécialistes font le point avec nous sur cette question, plus que jamais d’actualité.

Fotolia

L’attentat contre Charlie Hebdo et les quelques cas de perturbations de la minute de silence par des élèves ont soulevé beaucoup de questions sur la laïcité et ravivent le débat sur l’enseignement des faits religieux à l’école. Alors que la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, « mobilise » l’école autour des valeurs républicaines et cherche à revaloriser les cours d’éducation morale et civique, un rapport des sénateurs Esther Benbassa (EELV) et Jean-René Lecerf (UMP), adopté en novembre 2014 par le Sénat, soulevait déjà la question de cet enseignement pour lutter contre les discriminations. L’une des mesures était l’enseignement du fait religieux au cours de la scolarité, en dispensant la formation nécessaire aux enseignants. « On voit ici poindre deux questions distinctes quoique complémentaires, explique Philippe Gaudin, directeur adjoint de l’Institut européen en sciences des religions (IESR) : la formation autour de la laïcité et l’enseignement des faits religieux. »

La laïcité aujourd’hui à l’école

« Jusqu’à présent, poursuit Philippe Gaudin, la formation sur la laïcité à l’école se faisait dans le cadre de l’éducation civique au collège, et de l’ECJS (éducation civique juridique et sociale) au lycée. Le grand projet de réforme en cours sur la laïcité propose, à terme, un enseignement moral et civique, de la Primaire à la Terminale. » Une pédagogie autour de la laïcité est aussi mise en place par le ministère de l’Education nationale, coordonnée par Abdenmour Bidar, chargé de mission et membre de l’Observatoire national de la laïcité . Cette pédagogie s’appuie notamment sur la Charte de la laïcité  : « C’est une bonne chose mais cette charte n’a pas de valeur juridique ou contraignante, il est donc nécessaire de former les enseignants pour mieux transmettre ses messages », souligne Charles Coutel, directeur de l’Institut d’étude des faits religieux (IEFR), rattaché à l’université d’Artois et travaillant en collaboration étroite avec l’IESR.

 

L’enseignement des faits religieux

En France, contrairement aux autres pays européens,« l’enseignement des faits religieux se fait dans le cadre des disciplines existantes : l’Histoire, les Lettres, la Philosophie… »,reprend Charles Coutel. Le rapport du philosophe Régis Debray, en 2002, sur l’enseignement du fait religieux à l’école a jeté les bases d’un redéploiement de cet enseignement. Le philosophe en précisait le but : non pas « remettre Dieu à l’école » mais « décrisper, dépassionner, et même (…) banaliser le sujet, sans lui enlever, tout au contraire, sa dignité intrinsèque ».

Une formation continue peut exister dans le plan de formation des enseignants, ainsi qu’une formation initiale sur ces questions dans les ESPE, mais « c’est encore trop peu car l’enseignement civique et moral et celui sur les faits religieux sont interdépendants,poursuit Charles Coutel. Le combat laïc n’est pas un combat contre les religions mais contre les fanatismes. Il faudrait donc, en formation initiale, deux modules de 15 heures : l’un sur la pédagogie de la laïcité, l’autre sur une initiation à l’éducation aux faits religieux. »

Philippe Gaudin explique d’ailleurs que l’IESR a été créé en 2003, à la suite du rapport Debray, pour participer à la formation initiale et continue des enseignants et des formateurs, et réfléchir au contenu des enseignements.

La laïcité n’est pas une démarche antireligieuse

Beaucoup de choses ont donc été faites jusqu’ici, mais « de façon discontinue, avec un certain manque d’homogénéité sur le territoire et peut-être aussi d’intensité dans les programmes », souligne Philippe Gaudin. Le temps de l’action est venu et on peut parler de façon laïque de la « matière » religieuse. « On vit dans une société sécularisée et laïcisée, mais où les religions s’expriment de plus en plus et avec un pluralisme religieux qui n’existait pas en 1905 (date de la séparation de l’Eglise et de l’État.) », rappelle-t-il. Ce à quoi souscrit Charles Coutel : « L’enseignement des faits religieux peut se faire par la controverse : parler des guerres de religions pour évoquer le catholicisme et le protestantisme, évoquer l’islam en expliquant la différence entre chiisme et sunnisme, ne pas parler de taoïsme sans évoquer le confucianisme… » Les événements de ces derniers jours pourraient marquer une prise de conscience sur ces questions.

Aurélien Coustillac

 

Pour en savoir plus : http://www.vousnousils.fr

  • Le défi de l’enseignement des faits religieux à l’école, réponses européennes et québécoises, Jean-Paul Willaime. Riveneuve éditions, 2014, 358 p.
  • Double défi pour l’école laïque : enseigner la morale et les faits religieux, Isabelle Saint-Martin et Philippe Gaudin, avec la participation notamment de Charles Coutel. Riveneuve éditions, 2013, 204 p.
  • L’enseignement des faits religieux France – Espagne – Irlande – Écosse.Préface et conclusion par Charles Coutel. Artois Presses Université, 2014, 157 p.
  • Vers une laïcité d’intelligence en France ? L’enseignement des faits religieux en France comme politique publique d’éducation depuis les années 1980, Philippe Gaudin, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2014.

L’ESPÉ Clermont Auvergne : pourquoi cela fonctionne-t-il ?

La fin du trimestre donne l’occasion de tracer un état des lieux de l’École supérieure du professorat et de l’éducation de la région Auvergne. Elle entame sa deuxième année d’existence et continue des renouvellements et des travaux qui lui permettent d’avancer.


Contrairement à d’autres ESPÉ confrontées à de grosses difficultés dans leur restructuration, la première phase de réformes des masters de l’enseignement tinte comme une réussite en Auvergne. Grâce à la synergie de tous les acteurs de l’ESPÉ Clermont-Auvergne, les évolutions et les régénérations du défi de la formation des maîtres des premiers et seconds degrés ont pu avoir lieu.

UNE QUESTION DE RECHERCHE

La recherche universitaire en sciences de l’éducation tient une place conséquente dans le rouage des facteurs de ce succès. Le laboratoire ACTé dont est dotée l’école permet de cerner les véritables enjeux de notre système d’éducation et de mettre en place des dispositifs pédagogiques et didactiques efficaces. Cette efficacité se construit au fil des observations, des expérimentations, des questionnements des enseignants-chercheurs dont la classe reste le premier objet d’étude. C’est ainsi que l’ESPÉ Clermont-Auvergne occupe un positionnement reconnu dans les champs universitaire, scolaire, social et économique clermontois.

SENS ET CONTINUITÉ PRAGMATIQUE

Le dynamisme de l’ESPÉ Clermont-Auvergne s’écrit dans une mutation culturelle qui fait apparaitre un continuum de formation entre les licences universitaires et l’entrée dans le métier d’éducation par la masterisation. Apparait ainsi une logique de mobilisation générale des acteurs de l’académie pour la formation de ces étudiants. Les professeurs expérimentés de terrain s’inscrivent dans cette dynamique et bénéficient d’une reconnaissance avérée dans le circuit de la professionnalisation enseignante. Ils sont ceux que l’on nomme les PFA, professeurs formateurs académiques, pour le second degré ou les PEMF, professeurs des écoles maîtres formateurs.


Amphi-ESPE

PARTENARIAT ET OUVERTURE

Ainsi, ce que réussit particulièrement cette École trouve son essence dans la philosophie du partenariat : l’ESPÉ Clermont-Auvergne développe une nouvelle culture du travail collaboratif, qu’elle fait rayonner avec l’université Blaise Pascal, l’université d’Auvergne, le rectorat de l’académie de Clermont-Ferrand et l’inspection académique et même certaines universités étrangères comme celle de Constantine dans le cadre de l’ouverture d’un parcours de formation de formateurs de langue française de l’espace francophone. Cet esprit d’ouverture a permis de construire des temps forts durant l’année écoulée, année scandée par des moments structurants et consacrés par exemple à des journées d’étude réservées à la problématique de la pédagogie universitaire, au vaste sujet de la philosophie pour les enfants et aux grands thèmes d’actualité de la laïcité. Pour l’année 2014-2015, l’ESPÉ Clermont-Auvergne entend s’engager encore plus avant dans la stabilisation de son fonctionnement. Elle se penche notamment sur l’accompagnement de tous ses étudiants dans la construction d’une formation par et pour l’alternance. Les professeurs stagiaires affectés pour moitié dans les établissements scolaires bénéficient d’une formation rigoureuse, suivie et tutorée au métier de l’enseignant selon des dispositifs stabilisés et cohérents qui doivent les conduire à la titularisation. Dans une logique d’unification et de progression permanente l’ESPÉ Clermont-Auvergne se dote également pour la rentrée universitaire 2014 d’un service réservé à la qualité. Dans cette démarche, chaque personnel se sent investi d’une mission qualitative pour l’avancement de la formation des maitres dans la région Auvergne.

LA LAÏCITÉ AU CŒUR DE LA FORMATION DE TOUS LES ENSEIGNANTS

Le 2 juin 2014, tous les acteurs académiques de la formation ont assisté à la conférence d’Abdennour Bidar et Jean-Louis Bianco sur la laïcité. Lors de ce temps de réflexion et de concertation a été rappelée toute l’importance de la loi de 1905, une loi plus que jamais adaptée à notre société française pour aider la République à dépasser ses doutes et ses différences. Symbolisant avant tout la liberté dans un esprit de neutralité absolue du service public, la laïcité trouve sa place au cœur de la pédagogie, une pédagogie pour apprendre le respect de l’autre et construire l’autonomie des élèves. En cela, les futurs enseignants ont été sensibilisés à leur mission permanente : transformer le petit d’homme en citoyen responsable, respectueux d’une véritable cohésion nationale et de valeurs partagées. L’exercice de la citoyenneté dans la fraternité et l’intérêt général s’acquiert à l’École, aussi tous les futurs maîtres ont-ils à relever le défi d’une pédagogie émancipatrice, pour conduire chaque écolier, chaque collégien, chaque lycéen, du « je » au « nous » en conciliant liberté individuelle et intérêt collectif. Pour pérenniser et concrétiser l’intérêt d’une pareille action de formation, l’ESPÉ Clermont-Auvergne a construit « un escalier de la laïcité » qui remémore à chacun les articles de la Charte de la laïcité à l’école, laïcité qui garantit à chaque élève l’accès à une culture commune et partagée.

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Paroles d’étudiants

« J’ai choisi de préparer mon concours de professeur des écoles à l’ESPÉ Clermont-Auvergne, parce que les équipes de formateurs travaillent en étroite association les unes avec les autres. Le chef d’orchestre de cette belle harmonie est la directrice des études. Elle est notre interlocutrice directe, celle qui sait tout et répond tout de suite ! » Pauline, admise au CRPE

« Moi, j’ai voulu m’inscrire au CAPLP, le certificat d’aptitude au professorat en lycée professionnel Lettres histoire, en raison du taux de réussite très élevé de ce parcours. Nous sommes un petit groupe, très motivé, issu d’une licence d’histoire, de géographie, de lettres modernes, de psychologie ou d’italien. Nos formateurs sont toujours présents à nos côtés, ils répondent à toutes nos interrogations, ne laissent jamais aucun courriel sans réponse. Ils partagent avec nous leur propre satisfaction à nous préparer au concours et à nous professionnaliser. Nous baignons dans une atmosphère très motivante, même si parfois le travail à fournir nous parait insurmontable et lourd. Les encouragements nous permettent de passer les caps difficiles, comme celui de l’attente des résultats d’admissibilité ».
Fabien admis au CAPLP LH et au CAPES d’histoire

« Bien que je sois titulaire d’un master de recherche, j’ai préféré poursuivre mon parcours de master 2 Lettres-histoire dans un souci de professionnalisation. Je suis donc stagiaire, PLP lettres-histoire et je passe deux jours de la semaine à l’ESPÉ pour suivre une formation appropriée à mon métier. J’apprécie les moments d’échanges sur nos pratiques : on est obligés de prendre de la distance, d’analyser et c’est grâce à cette analyse que l’on peut rectifier les pratiques didactiques maladroites et progresser. Quand je reviens dans l’établissement où je suis affectée, je transpose ce que j’ai appris. Ce va-et-vient entre l’ESPÉ et la classe me permet de construire mes compétences d’enseignante et de consolider peu à peu ma confiance professionnelle. On ne nait pas enseignant, chacun a besoin d’être formé pour entrer dignement dans ce métier. »
Charlotte, admise au CAPLP LH

Josiane Morel
Formatrice, 26 novembre 2014
http://josianemorel9.e-monsite.com/

 

Pour en savoir plus : http://www.cahiers-pedagogiques.com

Abdennour Bidar sur la nécessaire réforme de l’islam : « L’autocritique est la porte de la renaissance »

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Le 13 octobre 2014, le philosophe musulman français Abdennour Bidar publiait dans l’hebdomadaire Marianne une Lettre ouverte au monde musulman (1) où il expliquait que l’indignation des musulmans face à  Daech (traduite par le mouvement «Not in my name») ne suffit plus, que le monde musulman doit cesser d’accuser l’Occident de ses maux, entamer son autocritique et réformer l’islam en profondeur – en légitimant la libre pensée. Dans un entretien accordé à « Aujourd’hui le Maroc » le 25 octobre 2014, Abdennour Bidar développe sa vision d’un islam spirituel du XXIème siècle.

Extraits :

Entre islam traditionnel et renonciation à la vie spituelle, une troisième voie est possible : celle d’un rapport libre à la religion

Abdennour Bidar : J’appelle la culture de l’Islam à se réformer parce que je crois que nous devons sortir de l’alternative où nous sommes actuellement enfermés: soit garder l’Islam de la tradition, soit renoncer à la vie spirituelle. Une troisième voie est possible qui est d’imaginer une nouvelle vie spirituelle, un nouveau rapport à l’Islam, plus libre, plus personnel, plus en phase avec notre temps. Un Islam qui reconnaît le droit à chacun d’entre nous de choisir en son âme et conscience le musulman ou la musulmane qu’il veut être – sans jugement d’autrui, sans contrôle des uns sur les autres mais dans une reconnaissance et une tolérance pour la diversité interne de nos rapports à la religion.

Je crois en cette évolution parce que c’est ce à quoi aspirent aujourd’hui les jeunes générations : elles veulent un Islam libre, compatible avec la démocratie, les droits de l’Homme, l’égalité des femmes et des hommes, le respect du pluralisme des croyances religieuses et de toutes les convictions. C’est comme cela que j’espère convaincre le monde musulman : non pas en proposant le discours abstrait du philosophe mais en m’adressant directement à l’esprit et au cœur de chaque conscience musulmane, en répondant à ce qu’elle attend elle-même, c’est-à-dire un nouveau rapport à la culture, à la tradition, aux coutumes, un rapport libéré de tous les poids du passé…

« L’Occident est ‘sorti de la religion’ par la mauvaise porte, celle de l’abandon de la vie spirituelle, et les musulmans peuvent prendre une voie différente qui serait la régénération d’une vie spirituelle pour le XXIe siècle »

A cet égard j’entends souvent des musulmans me dire merci, «vous dites tout haut ce que beaucoup pensent tout bas» et vous nous donnez confiance dans notre droit à vouloir un autre islam qui n’a rien à voir avec le wahhabisme, le salafisme, le traditionalisme, et toutes ces fausses solutions qui voudraient ressusciter un passé imaginaire. Je crois que l’Occident est «sorti de la religion» par la mauvaise porte, celle de l’abandon de la vie spirituelle, et que les musulmans peuvent prendre une voie différente qui serait la régénération d’une vie spirituelle pour le XXIe siècle.

On me dit souvent, «vous les Occidentaux ne regardez que les terroristes, mais c’est l’arbre qui cache la forêt». Alors moi je demande : «Mais dans quel état est la forêt ?». Dans quel état est l’Islam dans son ensemble ? Dans quel état moral, social, politique, spirituel ? Je vois que c’est un monde qui souffre de multiples maladies, dont les groupes terroristes ne sont que le symptôme le plus grave, le plus visible. Mais derrière, il y a le traditionalisme, le littéralisme, le dogmatisme, c’est-à-dire tout ce qui transmet une sous-culture religieuse faite de taqlid, de répétition des traditions sans aucune éducation de l’individu à la réflexion personnelle: «Le Coran a dit, point», «la Sunna a dit, point». Tout ce que je dénonce dans mes livres comme une confusion entre Islam et soumission, religion et soumission. Mais Allah ne veut pas des esclaves ! Il veut des rois! Il a demandé aux anges de se prosterner devant Adam, dans la sourate Al Baqara. Et il a élevé Adam au rang de calife, chargé d’administrer l’univers avec justice. L’être humain est «Abderrahmane», «au service de la miséricorde»: c’est lui le roi de la terre qui fait exister la miséricorde divine sur la Terre. Il a été créé avec cette souveraineté et c’est pour cela qu’il est un être spirituellement libre: c’est à chacun de nous de choisir comment il veut servir la miséricorde. «La ikraha fi Din !»

« Ne pas laisser quelqu’un d’autre choisir mon islam à ma place. Refuser les discours de haine, de violence, de guerre, d’intolérance, de soumission et de domination »  

Je suis philosophe, ce qui veut dire que pour moi c’est un combat de fond : au niveau des idées, et du «fond d’écran» de la civilisation de l’Islam. Ce fond d’écran c’est l’ensemble des fondements de notre spiritualité. Voilà ce qu’il faut revoir, il faut tout refonder, tout reprendre depuis le début que chacun relise aujourd’hui le Coran comme s’il venait de lui être révélé. Ne pas laisser quelqu’un d’autre choisir mon Islam à ma place. Refuser les discours de haine, de violence, de guerre, d’intolérance, de soumission et de domination. Entrer, comme le disait au XIIIe siècle le cheikh Al Akbar, Muhyiddin Ibn Arabi, dans une religion de l’amour.

Beaucoup de musulmans (…) sentent que le moment de l’autocritique est venu, parce que l’autocritique est la porte de la renaissance! Mais il faut que tous ces musulmans osent se mobiliser, osent agir, ne serait-ce qu’au niveau le plus modeste de l’éducation spirituelle qu’ils donnent à leurs enfants, et du modèle qu’ils donnent en société, en faisant la preuve par leur comportement de tous les jours d’une vie spirituelle à la fois riche et ouverte, profonde et tolérante, de telle sorte que, à la fois, l’image extérieure de l’Islam change, et que de l’intérieur ce soit une spiritualité de paix et d’approfondissement qui l’emporte. A cet égard, il y a beaucoup à prendre dans notre héritage soufi : un Islam discret, fait de vertus (générosité, désintéressement, tolérance) et de méditation profonde sur la beauté de l’univers, le mystère du cœur humain et de la présence qui s’y cache. L’Islam n’est pas dans les apparences – le vêtement, la barbe, etc. –, il est dans le secret d’un cœur ouvert aux autres, à la fraternité humaine avec tous nos frères humains de toutes couleurs et cultures. Il est dans la niya, l’intention de bien agir et de trouver le chemin de la sagesse. (…)

Le soufisme est le cœur spirituel de l’Islam. Il est à la fois malade et vivant. Il n’échappe pas à la dégradation spirituelle générale de l’islam du passé. Mais il contient toujours des germes de sagesse pour demain. Je prendrais volontiers une image : il y a dans le soufisme des graines de sagesse qui n’ont encore jamais été utilisées, qui sont restées inconnues pendant tous les siècles qui précèdent depuis la naissance de l’Islam. Aujourd’hui les sages ont reçu l’ordre – idhn, la permission divine – de les semer dans les cœurs et dans les sociétés, et nous allons tous être surpris des fruits et des fleurs qu’ils vont donner. Ce sera un nouveau Jardin spirituel que nous n’arrivons même pas à imaginer encore aujourd’hui. (…)

« Le Printemps arabe s’inscrit dans un processus à long terme : le monde musulman est en train, au prix de convulsions énormes, de s’arracher à son passé »

Le Printemps arabe s’inscrit dans un processus de long terme, à l’échelle de décennies et de siècles : le monde musulman est en train, lentement mais sûrement, et au prix de convulsions énormes, de régressions terribles parfois, c’est-à-dire de tragiques retours en arrière, de s’arracher tout de même à son passé, et de cheminer vers ce que mon ami le penseur Souleymane Bachir Diagne appelle l’équilibre entre la fidélité et le mouvement, l’équilibre entre le recueillement des héritages et l’invention de l’avenir. Ayons confiance, et essayons d’assumer chacun sa part de responsabilité dans cet immense processus en cours !

(1) Lettre ouverte aux musulmans, le 13 octobre 2014 : http://www.marianne.net/Lettre-ouverte-au-monde-musulman_a241765.html

Pour en savoir plus : http://www.memri.fr

L’islam doit faire un effort radical de renouvellement

« L’islam doit faire un effort radical de renouvellement et de dépassement de soi »

Abdennour Bidar, philosophe, est membre de l’Observatoire national de la laïcité et auteur de plusieurs essais dont Un islam pour notre temps (Seuil, 2004) etL’islam sans soumission : pour un existentialisme musulman (Albin Michel, 2008). Dans le texte ci-dessous, il apporte une réponse à la question « Qu’est-ce que l’islam vrai ? », qui fait l’objet du dossier principal de l’édition mars-avril du Monde des Religions.

© William ALIX/CIRIC

© William ALIX/CIRIC

La question est particulièrement difficile, alors qu’immédiatement on serait tenté de répondre que c’est l’islam d’une majorité de musulmans qui ne sont ni des terroristes, ni des fanatiques, ni des intégristes, mais la multitude silencieuse des musulmans tranquilles. Tous ceux qui ne font pas parler d’eux dans les médias parce qu’ils ont choisi une religion discrète et une culture spirituelle de l’intériorité. Dire cela est sans doute salutaire à court terme pour dénoncer certains clichés et fantasmes sur l’islam.

Pourtant cela ne règle pas du tout la question et ne fait au contraire qu’éluder la difficulté. Par responsabilité intellectuelle et spirituelle, le philosophe de culture musulmane que je suis est nécessairement plus exigeant, beaucoup plus exigeant ! J’ai écrit quatre essais de philosophie de l’islam qui ne prétendent pas du tout être « l’islam vrai », mais qui essaient d’aider les uns et les autres à réfléchir à ce que serait un islam non pas seulement « tranquille » et « sans histoires », mais réellement dégagé ou débarrassé de sa radicalité et de ses traditionalismes – qui sont parfois la belle répétition de belles choses, mais plus du tout adaptées au temps présent.

Pour cela, année après année, j’ai voulu « tester méthodiquement » tout ce qui dans l’immense univers de la religion islam – sa théologie, sa mystique, ses dogmes, sa loi, ses rites, ses grands symboles, sa morale – peut vraiment résister à l’épreuve de sa confrontation avec les principes intellectuels et culturels de la modernité, et pourrait donc conserver une véritable actualité spirituelle. J’ai d’ailleurs entrepris, il est toujours utile de le préciser, une critique à double front : critique de l’islam par la modernité, mais tout autant critique de la modernité par l’islam.

Pourquoi m’être lancé dans ce travail que nous ne sommes pas nombreux à faire – combien de philosophes de l’islam aujourd’hui en France ? Parce que le risque est aujourd’hui que s’il l’on n’entreprend pas un tel travail critique de fond, de destruction mais aussi (re)créateur, « l’islam vrai » reste malheureusement une belle idée introuvable. De ce point de vue, je suis particulièrement sceptique face à la thèse selon laquelle il suffirait de séparer l’islam de ses intégrismes/fondamentalismes pour trouver un tel « islam vrai ». C’est pourtant ce que nous répètent à l’envie à peu près tous les défenseurs de l’islam : « ne faites pas « l’amalgame » entre l’islam et l’islamisme ».

Thèse rassurante et sans doute indispensable à court terme, mais tragiquement insuffisante. Car les maladies de l’islam sont ses maladies. Un corps malade ne dit pas « ce n’est pas mon cancer » ! Donc tous les « ismes » – littéralisme, formalisme, dogmatisme, traditionalisme, machisme, etc. – sont des cellules cancéreuses dans le corps même de l’islam et si on refuse de le voir elles vont métastaser.

Cet appel à ne pas faire « l’amalgame » oublie un peu vite, par conséquent, que les difficultés de l’islam dans la modernité ne sont pas seulement, pas essentiellement, le fait de ses intégrismes et fondamentalismes. Ceux-ci ne sont que la partie émergée, la plus visible et urgente, de points de blocage et d’abcès beaucoup plus profonds. Ces radicalismes cachent en effet tous les autres « ismes » que j’ai énumérés, et qui sont tout aussi préoccupants parce que bien plus largement répandus. Intégrismes et fondamentalismes ne témoignent ainsi que de la façon exacerbée dont les plus fragiles (psychologiquement et socialement) subissent et réagissent à la crise d’identité que travers la civilisation islamique – où la ligne de partage entre religion et culture attend toujours d’être redéfinie selon des standards appropriées au présent.

Car la crise est bien celle d’une civilisation tout entière, n’en déplaise à tous ceux qui veulent aujourd’hui défendre l’islam à bon compte. Et ce n’est pas du tout rendre service à cette civilisation que de minimiser l’ampleur de la tâche autocritique qui est la sienne… C’est l’ensemble des consciences et des sociétés musulmanes qui subit depuis plus d’un siècle et demi une perplexité durable entre tradition et  modernité, fidélité et mouvement, fascination et rejet de l’Occident, pulsions modernistes et régressions néo-conservatrices, etc.

L’Occident en a sa part de responsabilité – lourde – mais là encore, attention à tout ce qui exonère à bon compte l’islam de sa propre responsabilité. La Constitution tunisienne récemment adoptée est un exemple éloquent de cette valse-hésitation interminable et de cette contradiction toujours ouverte. En effet, elle concilie l’inconciliable sur le plan logique entre des avancées considérables, exceptionnelles dans le monde arabo-musulman (ce caractère d’exceptionnalité étant lui-même très révélateur de l’ampleur du problème, qui est tout sauf marginalisable à quelques poignées de fanatiques), et des références à l’islam ainsi qu’à la supériorité de l’autorité divine qu’on aimerait croire seulement symboliques comme aux Etats-Unis par exemple…

Si donc il ne faut pas faire d’amalgame ni d’essentialisation, il s’agit aussi d’avoir la lucidité et le courage de constater que cette civilisation et religion se tient encore presque tout entière dans une sorte de « bulle de verre » de représentations non assez critiquées ni même souvent ouvertement critiquables, et non encore assez actualisées. Que l’on aille du côté des démocrates ou des soufis, des laïcs ou des partisans d’une « chari’a de la minorité » (Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux), des « musulmans modérés » ou des clercs éclairés, on est face à une multitude de musulmans qui sont tout sauf des intégristes.

Mais au-delà de leur bonne volonté et de leurs richesses patrimoniales, la plupart restent captifs d’un embarras durable – conscient ou inconscient – au sujet de ce qui, de la tradition, peut être conservé ou pas, renouvelé ou pas, au-delà de quelques « recettes » de conciliation quotidienne entre les exigences du passé et du présent. Rien de plus contestable et préjudiciable à cet égard – même si elle part des meilleures intentions du monde – que la proclamation de principe : « l’islam est compatible avec la modernité/la démocratie/les droits de l’homme ». Non, tout est encore à faire de ce côté-là.

Cela ne veut pas dire que ce n’est pas possible, et je crois au contraire pour l’avoir justement « testé » dans mes livres que c’est tout à fait possible, et même que l’islam pourra apporter demain une profonde contribution à ces valeurs elles-mêmes dans leur effort d’universalisation. J’ai confiance en cela ! Mais à présent ce ne peut pas être seulement l’effort d’une poignée de philosophes de culture musulmane qu’on va traiter d’hérétiques – ou même, c’est nouveau, d’islamophobes ! Il faut que cela devienne l’évolution et le bien commun d’une culture tout entière.

C’est donc tout le sens de mon travail de philosophe que de mettre cette réflexion à la disposition de tous – et de repenser l’islam pour qu’il apparaisse aussi au reste du monde comme un interlocuteur sur lequel on pourra – enfin – compter dans le grand dialogue des civilisations qui s’amorce aujourd’hui, en vue d’un humanisme partageable et partagé à l’échelle planétaire. Mais il reste tant à faire ! Encore une fois ce ne serait donc pas rendre service à l’islam, et au monde, que de dire qu’il est « déjà » moderne et qu’il y a quelque part un « vrai islam » déjà disponible. Quand on entre dans le détail de la question c’est infiniment plus compliqué. S’il y a un « islam vrai » il n’est pas à chercher du côté d’une origine mythifiée du temps du prophète Mohammed, des beaux versets du Coran dûment sélectionnés pour mettre de côté tout ceux qui fâchent, des grands saints du passé, d’une Andalousie musulmane idéalisée (VIIIe-XVe siècles) ou d’un « islam tranquille et ouvert ».

Cette richesse patrimoniale existe, cet islam paisible et tolérant existe, et nombreux sont les musulmans aujourd’hui en France à en témoigner. Mais cela n’empêchera pas que cette religion ait devant elle, toujours à faire et toujours remis à plus tard pour de mauvaises raisons, ou seulement a moitié accompli, un effort radical de renouvellement et de dépassement de soi.

Pour aller plus loin http://www.lemondedesreligions.fr/

> « Cet islam sans haine », éditorial de Virginie Larousse
> Retrouvez notre dossier complet sur « L’islam vrai » dans l’édition mars-avril du Monde des Religions
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