Pour en finir (vraiment) avec le terrorisme

Geopolitique-BernardGuetta

Les attentats de Tunis et de Sanaa viennent de confirmer que les pays musulmans sont les plus touchés par les actions djihadistes contre les populations civiles. Le dernier numéro de « Manière de voir » rappelle également que, si elle permet de mobiliser l’opinion, la « guerre contre le terrorisme » contribue à l’aggravation des problèmes politiques sous-jacents, notamment au Proche-Orient.

Ce fut une bataille homérique, couverte heure par heure par tous les médias du monde. L’Organisation de l’Etat islamique (OEI), qui avait conquis Mossoul en juin 2014, poursuivait son avancée fulgurante aussi bien vers Bagdad que vers la frontière turque ; elle occupait 80 % de la ville de Kobané, en Syrie. Les combats firent rage pendant plusieurs mois. Les miliciens kurdes locaux appuyés par l’aviation américaine reçurent des armes et le soutien de quelque cent cinquante soldats envoyés par le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. Suivis avec passion par les télévisions occidentales, les affrontements se terminèrent début 2015 par un repli de l’OEI.

Mais qui sont ces héroïques résistants qui ont coupé une des têtes de l’hydre terroriste ? Qualifiés de manière générique de « Kurdes », ils appartiennent pour la plupart au Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Or le PKK figure depuis plus d’une décennie sur la liste des organisations terroristes dressée aussi bien par les Etats-Unis que par l’Union européenne. Ainsi, on peut être condamné à Paris pour « apologie du terrorisme » si l’on émet une opinion favorable au PKK ; mais à Kobané, leurs militants méritent toute notre admiration. Qui s’en étonnerait à l’heure où Washington et Téhéran négocient un accord historique sur le nucléaire et où le directeur du renseignement national américain transmet au Sénat un rapport dans lequel l’Iran et le Hezbollah ne sont plus désignés comme des entités terroristes qui menacent les intérêts des Etats-Unis (1) ?

Ce fut un été particulièrement agité. A Haïfa, un homme déposa une bombe sur un marché le 6 juillet ; vingt-trois personnes furent tuées et soixante-quinze blessées, en majorité des femmes et des enfants. Le 15, une attaque perpétrée à Jérusalem tua dix personnes et fit vingt-neuf blessés. Dix jours plus tard, une bombe explosa, toujours à Haïfa, faisant trente-neuf morts. Les victimes étaient toutes des civils et des Arabes. Dans la Palestine de 1938, ces actes furent revendiqués par l’Irgoun, bras armé de l’aile « révisionniste » du mouvement sioniste, qui donna à Israël deux premiers ministres : Menahem Begin et Itzhak Shamir (2).

Un concept flou

Résistants ? Combattants de la liberté ? Délinquants ? Barbares ? On sait que le qualificatif de « terroriste » est toujours appliqué à l’Autre, jamais à « nos combattants ». L’histoire nous a aussi appris que les terroristes d’hier peuvent devenir les dirigeants de demain. Est-ce étonnant ? Le terrorisme peut être défini — et les exemples du PKK et des groupes sionistes armés illustrent les ambiguïtés du concept — comme une forme d’action, pas comme une idéologie. Rien ne relie les groupes d’extrême droite italiens des années 1970, les Tigres tamouls et l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA), sans parler de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et du Congrès national africain (African National Congress, ANC), ces deux derniers dénoncés comme « terroristes » par Ronald Reagan, par Margaret Thatcher et, bien sûr, par M. Benyamin Netanyahou, dont le pays collaborait étroitement avec l’Afrique du Sud de l’apartheid (3).

Au mieux, on peut inscrire le terrorisme dans la liste des moyens militaires. Et, comme on l’a dit souvent, il est l’arme des faibles. Figure brillante de la révolution algérienne, arrêté par l’armée française en 1957, Larbi Ben Mhidi, chef de la région autonome d’Alger, fut interrogé sur la raison pour laquelle le Front de libération nationale (FLN) déposait des bombes camouflées au fond de couffins dans les cafés ou dans les lieux publics. « Donnez-nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins », rétorqua-t-il à ses tortionnaires, qui allaient l’assassiner froidement quelques jours plus tard. La disproportion des moyens entre une guérilla et une armée régulière entraîne une disproportion du nombre des victimes. Si le Hamas et ses alliés doivent être considérés comme des « terroristes » pour avoir tué trois civils pendant la guerre de Gaza de l’été 2014, comment faut-il qualifier l’Etat d’Israël, qui en a massacré, selon les estimations les plus basses — celles de l’armée israélienne elle-même —, entre huit cents et mille, dont plusieurs centaines d’enfants ?

Au-delà de son caractère flou et indécis, l’usage du concept de terrorisme tend à dépolitiser les analyses et par là-même à rendre impossible toute compréhension des problèmes soulevés. Nous luttons contre l’« empire du Mal », affirmait le président George W. Bush devant le Congrès américain le 24 septembre 2001, ajoutant : « Ils haïssent ce qu’ils voient dans cette assemblée, un gouvernement démocratiquement élu. Leurs dirigeants se désignent eux-mêmes. Ils haïssent nos libertés : notre liberté religieuse, notre liberté de parole, notre liberté de voter et de nous réunir, d’être en désaccord les uns avec les autres. » Pour affronter le terrorisme, il n’est donc pas nécessaire de modifier les politiques américaines de guerre dans la région, de mettre un terme au calvaire des Palestiniens ; la seule solution tient à l’élimination physique du « barbare ». Si les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, auteurs des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, sont mus fondamentalement par leur haine de la liberté d’expression, comme l’ont proclamé les principaux responsables politiques français, il est inutile de s’interroger sur les conséquences des politiques menées en Libye, au Mali et dans le Sahel. Le jour où l’Assemblée nationale rendait hommage aux victimes des attentats de janvier, elle votait d’un même élan la poursuite des opérations militaires françaises en Irak.

N’est-il pas temps de dresser le bilan de cette « guerre contre le terrorisme » en cours depuis 2001, du point de vue de ses objectifs affichés ? Selon le Global Terrorism Database de l’université du Maryland, Al-Qaida et ses filiales ont commis environ deux cents attentats par an entre 2007 et 2010. Ce nombre a augmenté de 300 % en 2013, avec six cents actes. Et nul doute que les chiffres de 2014 battront tous les records, avec la création du califat par M. Abou Bakr Al-Baghdadi (4). Qu’en est-il du nombre de terroristes ? Selon les estimations occidentales, vingt mille combattants étrangers ont rejoint l’OEI et les organisations extrémistes en Irak et en Syrie, dont trois mille quatre cents Européens. « Nick Rasmussen, le chef du Centre national de contre-terrorisme américain, a affirmé que le flot de combattants étrangers se rendant en Syrie dépasse de loin celui de ceux qui sont partis faire le djihad en Afghanistan, Pakistan, Irak, Yémen ou Somalie à un moment quelconque au cours de ces vingt dernières années (5). »

Ce bilan de la « guerre contre le terrorisme » serait bien fragmentaire s’il ne prenait en compte les désastres géopolitiques et humains. Depuis 2001, les Etats-Unis, parfois avec l’aide de leurs alliés, ont mené des guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye et, de manière indirecte, au Pakistan, au Yémen et en Somalie. Bilan : l’Etat libyen a disparu, l’Etat irakien sombre dans le confessionnalisme et la guerre civile, le pouvoir afghan vacille, les talibans n’ont jamais été aussi puissants au Pakistan. Mme Condoleezza Rice, ancienne secrétaire d’Etat américaine, évoquait un « chaos constructif » en 2005 pour justifier la politique de l’administration Bush dans la région, annonçant des lendemains qui chanteraient l’hymne de la démocratie. Dix ans plus tard, le chaos s’est étendu à tout ce que les Etats-Unis appellent le « Grand Moyen-Orient », du Pakistan au Sahel. Et les populations ont été les premières victimes de cette utopie dont on a du mal à mesurer ce qu’elle a de constructif.

Des dizaines de milliers de civils ont été victimes des « bombardements ciblés », des drones, des commandos spéciaux, des arrestations arbitraires, des tortures sous l’égide de conseillers de la Central Intelligence Agency (CIA). Rien n’a été épargné, ni fêtes de mariage, ni cérémonies de naissance, ni funérailles, réduites en cendres par des tirs américains « ciblés ». Le journaliste Tom Engelhardt a relevé huit noces bombardées en Afghanistan, en Irak et au Yémen entre 2001 et 2013 (6). Quand elles sont évoquées en Occident, ce qui est rare, ces victimes, contrairement à celles que fait le « terrorisme », n’ont jamais de visage, jamais d’identité ; elles sont anonymes, « collatérales ». Pourtant, chacune a une famille, des frères et des sœurs, des parents. Faut-il s’étonner que leur souvenir alimente une haine grandissante contre les Etats-Unis et l’Occident ? Peut-on envisager que l’ancien président Bush soit traîné devant la Cour pénale internationale pour avoir envahi et détruit l’Irak ? Ces crimes jamais poursuivis confortent le crédit des discours les plus extrémistes dans la région.

En désignant l’ennemi comme une « menace existentielle », en le réduisant à l’« islamo-fascisme » comme l’a fait le premier ministre Manuel Valls, en évoquant une troisième guerre mondiale contre un nouveau totalitarisme héritier du fascisme et du communisme, l’Occident accorde à Al-Qaida et à l’OEI une visibilité, une notoriété, une stature comparable à celle de l’URSS, voire de l’Allemagne nazie. Il accroît artificiellement leur prestige et l’attraction qu’ils exercent sur ceux qui souhaitent résister à l’ordre imposé par des armées étrangères.

Certains dirigeants américains ont parfois des éclairs de lucidité. En octobre 2014, le secrétaire d’Etat John Kerry, célébrant avec les musulmans américains la « fête du sacrifice », déclarait en évoquant ses voyages dans la région et ses discussions concernant l’OEI : « Tous les dirigeants ont mentionné spontanément la nécessité d’essayer d’aboutir à la paix entre Israël et les Palestiniens, parce que [l’absence de paix] favorisait le recrutement [de l’OEI], la colère et les manifestations de la rue auxquels ces dirigeants devaient répondre. Il faut comprendre cette connexion avec l’humiliation et la perte de dignité (7). »

Il y aurait donc un rapport entre « terrorisme » et Palestine ? Entre la destruction de l’Irak et la poussée de l’OEI ? Entre les assassinats « ciblés » et la haine contre l’Occident ? Entre l’attentat du Bardo à Tunis, le démantèlement de la Libye et la misère des régions abandonnées de la Tunisie dont on espère, sans trop y croire, qu’elle recevra enfin une aide économique substantielle qui ne sera pas conditionnée aux recettes habituelles du Fonds monétaire international (FMI), créatrices d’injustices et de révoltes ?

Infléchir les politiques occidentales

Ancien de la CIA, excellent spécialiste de l’islam, Graham Fuller vient de publier un livre, A World Without Islam Un monde sans islam ») (8), dont il résume lui-même la conclusion principale : « Même s’il n’y avait pas eu une religion appelée islam ou un prophète nommé Mohammed, l’état des relations entre l’Occident et le Proche-Orient aujourd’hui serait plus ou moins inchangé. Cela peut paraître contre-intuitif, mais met en lumière un point essentiel : il existe une douzaine de bonnes raisons en dehors de l’islam et de la religion pour lesquelles les relations entre l’Occident et le Proche-Orient sont mauvaises (…)  : les croisades (une aventure économique, sociale et géopolitique occidentale), l’impérialisme, le colonialisme, le contrôle occidental des ressources du Proche-Orient en énergie, la mise en place de dictatures pro-occidentales, les interventions politiques et militaires occidentales sans fin, les frontières redessinées, la création par l’Occident de l’Etat d’Israël, les invasions et les guerres américaines, les politiques américaines biaisées et persistantes à l’égard de la question palestinienne, etc. Rien de tout cela n’a de rapport avec l’islam. Il est vrai que les réactions de la région sont de plus en plus formulées en termes religieux et culturels, c’est-à-dire musulmans ou islamiques. Ce n’est pas surprenant. Dans chaque grand affrontement, on cherche à défendre sa cause dans les termes moraux les plus élevés. C’est ce qu’ont fait aussi bien les croisés chrétiens que le communisme avec sa “lutte pour le prolétariat international” (9). »

Même s’il faut s’inquiéter des discours de haine propagés par certains prêcheurs musulmans radicaux, la réforme de l’islam relève de la responsabilité des croyants. En revanche, l’inflexion des politiques occidentales qui, depuis des décennies, alimentent chaos et haines nous incombe. Et dédaignons les conseils de tous ces experts de la « guerre contre le terrorisme ». Le plus écouté à Washington depuis trente ans n’est autre que M. Netanyahou, le premier ministre israélien, dont le livre Terrorism : How the West Can Win (10) prétend expliquer comment on peut en finir avec le terrorisme ; il sert de bréviaire à tous les nouveaux croisés. Ses recettes ont alimenté la « guerre de civilisation » et plongé la région dans un chaos dont tout indique qu’elle aura du mal à sortir.

par Alain Gresh, avril 2015

(1) Cf. Jack Moore, « US omits Iran and Hezbollah from terror threat list », Newsweek,New York, 16 mars 2015.

(2) Uri Avnery, « Who are the terrorists ? », article paru dans Haolam Hazeh,9 mai 1979, et reproduit dans Journal of Palestine Studies, Beyrouth, automne 1979.

(3) Lire « Regards sud-africains sur la Palestine », Le Monde diplomatique, août 2009.

(4) Cf. Gray Matter, « Where terrorism research goes wrong », International New York Times, 6 mars 2015.

(5) Associated Press, 10 février 2015.

(6) Tom Engelhardt, « Washington’s wedding album from hell », TomDispatch, 20 décembre 2013.

(7) Joseph Klein, « Kerry blames Israel for ISIS recruitment », Frontpage Mag, 23 octobre 2014.

(8) Little Brown and Co, New York, 2010.

(9) Graham E. Fuller, « Yes, it is islamic extremism — But why ? », 22 février 2015.

(10) Farrar, Straus and Giroux, New York, 1986.

Mohammed et la naissance de l’islam

Ramadan

Le ramadan a débuté ce jeudi 18 juin. Ce mois de jeûne marque le début de la révélation du Coran au Prophète. L’occasion de rappeler qui était Mohammed et les circonstances qui ont mené à la naissance de la religion musulmane. (Par Jacqueline Chabbi, historienne arabisante et professeur honoraire des universités.)

De Mohammed, Prophète de l’islam, n’existe pas le moindre document d’époque. Il est très peu présent sous son nom dans le texte du Coran (3, 144 ; 33, 40 ; 47, 2 ; 48, 29 ; 61, 6). Par contre, on ne peut douter de sa généalogie tribale : celle des Hachémites de la tribu des Quraysh qui occupaient la cité de La Mecque au début du VIIe siècle. La pertinence historique de cette piste généalogique s’appuie sur les querelles de pouvoir qui ont déchiré l’islam pendant plus d’un siècle et demi. L’ascendance mecquoise des protagonistes ne fait aucun doute, puisque ces conflits se déroulent hors d’Arabie au vu et au su de tous. Parmi les rivaux qui s’affrontent figurent des descendants directs des deux petits-fils de Mohammed. Ceux de la branche collatérale des Abbasides accèdent au califat en 750 en écartant tous leurs rivaux. Tout le reste est à peu près problématique et doit être soumis à l’examen d’une critique rigoureuse des textes.

Quelle lecture ?

Pourtant à première vue, ce n’était pas ce à quoi on pouvait s’attendre étant donné l’abondance des sources musulmanes médiévales qui ont traité du Prophète de l’islam. Celles dites de la sîra, la « vie » du Prophète, sont les plus anciennes. Datant de la fin du VIIIe siècle et du début du suivant, elles délivrent une foule de faits et de détails sur la vie de Mohammed, de sa naissance à sa mort, ainsi que sur les circonstances de l’émergence de l’islam. Mais cette surabondance est trompeuse. Elle met sur le même plan les êtres surnaturels et les hommes, à commencer par Gabriel, le plus célèbre. Cette figure angélique est pourtant quasiment absente dans le Coran (2, 97-98 et 66, 4). C’est dire que la sîra relève de ce qu’on peut appeler une « histoire sacrée ». L’exégèse du texte coranique un peu plus tardive, comme celle de l’Iranien Tabarî (mort en 920), va évidemment dans le même sens. De ce que relate cette histoire bavarde et prolixe, il ne reste presque rien si on en revient au texte même du Coran, sinon le fait que Mohammed aurait été orphelin, yatîm (93, 6), et que ses jeunes années auraient été difficiles. Mais son Seigneur, Rabb, a pu « alléger son fardeau » et relever son crédit parmi les siens (94, 2- 4). C’est à peu près tout ce que l’on saura de personnel.

Le milieu d’origine

Il reste alors à trouver d’autres voies d’approche pour tenter de découvrir ce qu’a été l’émergence de l’islam en son temps. Un lieu, La Mecque en Arabie occidentale, située à mi-distance, tant du nord que du sud de la péninsule, soit plus d’un mois de marche au pas des caravanes. Notons d’emblée que la cité enserrée dans les hauts reliefs volcaniques qui bordent la mer Rouge se trouve à l’écart de la grande voie de communication qui remonte du Yémen. Au contraire, Médine se trouve sur le grand axe transarabique, l’ancienne Route de l’Encens. Cette grande oasis sera la cité d’exil de Mohammed à partir de 622 (date présumée) lorsqu’il sera banni par les siens (2, 191). Autre caratéristique à relever, La Mecque n’est pas une oasis. Elle doit trouver son approvisionnement à l’extérieur, notamment dans la montagne de Taëf à une soixantaine de kilomètres. La cité, déjà connue de Ptolémée au IIe siècle, naît de la découverte inopinée d’un point d’eau. L’actuel puits de Zemzem se trouve à la confluence surbaissée de plusieurs vallées sèches. De là vient sa sacralité, qui existait déjà dans le paganisme. La Ka’ba, contiguë au point d’eau, est porteuse en ses murs de pierres sacrées dont subsistent aujourd’hui la Pierre Noire à l’est et la Pierre Bienheureuse au sud. L’édifice faisait l’objet d’un culte bétylique qui se caractérisait par les tournées qui ont été conservées dans le pèlerinage musulman actuel.

L’inspiration mecquoise

Mohammed est donc un homme dans une tribu. Il va dire recevoir une inspiration divine pour avertir les siens d’un destin funeste s’ils ne réforment pas leur conduite – de moins en moins partageuse avec les faibles du groupe – et s’ils ne rendent pas un culte préférentiel au Seigneur divin qui protège la cité à la fois de la famine et des attaques de tribus hostiles (106, 3, 4). L’inspiré mecquois endosse alors un rôle qui pouvait être celui des devins locaux. Il se fait « l’avertisseur » de sa tribu (26, 214). C’est le statut qu’il garde tout au long de la période mecquoise portant aux siens la parole qu’il dit descendue sur lui, tanzîl, image qui reprend celle de la pluie tombant sur une terre desséchée pour la revivifier (15, 22). Récepteur de cette parole entendue, il a charge de la « transmettre fidèlement » aux siens. C’est le sens précis du mot arabe qur’ân qui s’étend ensuite à l’ensemble des paroles révélées pour donner le nom propre dont nous avons fait le Coran.
Envers et contre tous, Mohammed n’aura de cesse de remplir cette mission. Pourtant d’emblée, les Mecquois lui sont hostiles, le disant possédé par un djinn maléfique, madjnûn (52, 29). La réplique coranique va entraîner l’inspiré sur un terrain inattendu dans le monde tribal arabique qui était le sien, celui de l’appropriation d’une thématique allogène qui appartient au champ biblique.

On a beaucoup épilogué sur les emprunts du Coran au corpus biblique au point de ne voir parfois en lui qu’un sous-produit des corpus sacrés antérieurs. C’est oublier que tous les textes sacrés ont été emprunteurs, à commencer justement par la Bible. Les spécialistes des Antiquités du Proche et du Moyen Orient ont pu montrer tout ce qu’elle devait à la mythologie de Babylone ou à celle d’Ougarit. La thématique empruntée du Coran ne s’identifie pas d’abord en tant que telle. Elle s’introduit dans le discours pour soutenir l’argumentation contre les détracteurs qui sont menacés de la violence divine. C’est l’entrée en scène du Jugement de la tribu à la suite de l’écroulement de son monde. Des cataclysmes font voler les montagnes, qui sont le symbole même de la stabilité sur Terre, comme des flocons de laine. La courte sourate 101, l’une des premières à inaugurer cette thématique, est tout à fait caractéristique à cet égard. Les hommes dont les actions solidaires envers les faibles de la tribu ne sont pas assez nombreuses seront relégués dans un lieu de feu, séparés de leur groupe qui du coup va péricliter. Il ne s’agit pas d’un feu de flamme, comme on l’imaginera dans les exégèses postérieures, mais du feu solaire d’un désert brûlant où on souffre de la soif et où on mange comme les chameaux (88, 6 et 47, 12 – reprise médinoise).

Une coranisation des craintes

L’emprunt à l’eschatologie du châtiment est certes biblique, mais l’imagerie coranique qui se met en place est locale. On est dans un processus de coranisation qui met en scène les terreurs du sédentaire d’Arabie face à un retour forcé dans un désert terrifiant. Le Coran fait ainsi écho à la hantise locale de la dislocation des groupes de parenté. Il faut souligner en effet que la parole coranique s’adresse avant tout à des sédentaires (28, 59). Les nomades, a’râb, ne sont évoqués qu’en fin de période médinoise pour déplorer leur manque de fiabilité dans les alliances car, en grands pragmatiques, ils ne suivent que leur intérêt du moment (9, 120).

Le récit majeur de la période mecquoise est celui qui oppose la figure de Moïse à un Pharaon campé dans un rôle de tyran terrestre. Cherchant à s’égaler à Dieu, Pharaon est vaincu par la puissance insurpassable du divin (43, 51 et 40, 36). Mais rien n’y fait. La tribu mecquoise demeure sourde à tous les arguments que déploie le Coran pour la convaincre, qu’il s’agisse de donner à considérer les signes, ayât, de Dieu à travers sa Création, khalq, celle de l’homme et celle du monde créé (87, 2-5), ou encore qu’il s’agisse de donner à faire désirer les délices du paradis à travers la thématique (uniquement mecquoise) des houris (56, 22-23). Avant d’être banni de son clan par celui qui serait l’un de ses oncles – qui est maudit dans le Coran (111) – Mohammed est accusé de se faire dicter par un étranger à la tribu les récits saugrenus qu’il débite (16, 102-103).

La politique à Médine

La période médinoise va être d’une tout autre teneur. Délié de ses obligations de solidarité vis-à-vis des siens, Mohammed va pouvoir entrer dans l’action contre eux. Mais il ne faudrait pas se méprendre. Il ne s’agira pas de les anéantir, mais de les rallier. Les combats engagés – sous la forme traditionnelle des razzias tribales – ne le seront qu’à cette fin. Ils ne seront que le prélude à une négociation. À peine deux ans avant la mort en 632 de l’exilé, désormais reconnu comme prophète, elle aboutit à la prise de contrôle par Mohammed de sa ville d’origine. Sa mission première aura été remplie. La structure de pouvoir qui se met alors en place est celle d’une confédération tribale classique et non pas l’Ètat musulman primordial que l’on fantasme après coup. Il reste que l’installation de Mohammed à Médine va le confronter à une situation pour lui totalement inattendue, celle de sa rencontre avec les tribus juives locales avec leurs maîtres, ahbâr, et leurs rabbins, rabbâniyyûn (5, 63 ; 9, 34).  À La Mecque, la parole coranique ne s’était pas contentée d’emprunter une thématique d’origine biblique. Comme caution d’authenticité, elle en référait aussi aux  « Fils d’Israël ». Présentés comme les descendants du peuple de Moïse, ils étaient donnés comme confirmant, face à la tribu mecquoise dénégatrice, l’authenticité de la révélation reçue par Mohammed (26, 197 ; 10, 94).

Il va sans dire que cet israélisme mecquois se situe totalement dans l’imaginaire. La situation va évidemment être tout autre à Médine. Selon l’historiographie postérieure, cette grande oasis agricole aurait abrité cinq tribus. Trois d’entre elles auraient été juives. Installées sur place de longue date, elles étaient partie prenante dans les alliances qui géraient la coexistence entre les différents groupes tribaux. Le conflit va éclater immédiatement entre le nouveau venu et les représentants des juifs médinois. La situation était cette fois sans issue, car le problème idéologique ne pouvait se laisser résoudre par une proposition de compromis. Après des tentatives initiales de dialogue (29, 46 ; 16, 125), le Coran entre dans une polémique qui ne cesse de s’envenimer. Elle s’accompagne de malédictions et d’insultes. L’issue sera dramatique pour ces tribus. Deux d’entre elles seront bannies de la cité. Les hommes de la troisième tribu, qui aurait été la plus puissante, sont exécutés, les femmes et les enfants étant (selon l’historiographie) réduits en esclavage (33, 26). Mais cela se serait fait au nom d’une trahison tribale réelle ou présumée, donc pour un motif de pure politique tribale, et non du fait de l’opposition des juifs médinois au Coran, ce qui aurait été inconcevable à l’époque.

 

> Le Coran et la violence :

Il ne faut jamais oublier que le Coran a d’abord été un texte de paroles qui comportait des échanges violents, insultes et moqueries de part et d’autre. Certaines touchent Mohammed lui-même comme 108, 2, en période mecquoise et 63, 8, en pleine période médinoise. La thématique de la moquerie et de la raillerie est présente tout au long du Coran, qui répond sur le même ton. Mais à la parole ne répond que la parole. C’est Dieu lui-même qui se charge des adversaires de son prophète dans l’eschatologie du Jugement des actes. Ce ne sont en aucun cas des hommes qui s’y autorisent. Le verset 33 de la sourate 5 (« La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager, et qui s’efforcent de semer la corruption sur la terre, c’est qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe opposées, ou qu’ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l’ignominie ici-bas ; et dans l’au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment »), récemment allégué tant par les djihadistes meurtriers que par le grand imam d’Al-Azhar, fait certes s’interroger par sa violence d’apparence d’autant plus qu’il succède au passage qui prohibe le meurtre. Si on prend la peine de remettre le passage en contexte, on s’aperçoit qu’il ne fait que reprendre mot pour mot le propos de Pharaon qui menace ses magiciens qui voudraient se rallier au dieu de Moïse (20, 71 et 7, 124). On est dans la surenchère du discours, pas dans le réel. En présence d’un texte sacré, il ne faut jamais confondre le discours et l’action.

 

> Le Coran et le christianisme :

La tradition historiographique musulmane voit des acteurs chrétiens partout : Mohammed, encore adolescent, rencontre, au sud de la Syrie, le moine Bahira qui le reconnaît comme un futur prophète ; c’est ensuite un prêtre nestorien qui authentifie à La Mecque son inspiration débutante. Le Coran ne laisse rien présumer de cela. Durant la période présumée mecquoise, l’histoire de Marie fait naître un garçon sans nom (19, 19). Jésus n’est alors nommé que dans un passage de la même sourate manifestement interpolé (19, 34). La période médinoise produit quelques récits de consonance chrétienne, par exemple une allusion probable à la Cène (5, 112). Jésus, désormais reconnu comme Fils de Marie, est nommé dans des suites de figures bibliques (4, 163 ; 6, 85 ; 33, 7) ; l’Évangile (au singulier) est dit venir à la suite de la Torah (5, 46) ; Mohammed est annoncé par Jésus sous le nom d’ahmad (61, 6). Mais, selon le Coran, être nazaréen (chrétien) ou judéen (juif), c’est la même chose (2, 135). On peut donc fortement douter qu’il y ait eu un quelconque contact direct avec un christianisme réel et organisé avant la période des conquêtes et la confrontation avec le monde byzantin.

Jacqueline Chabbi – publié le 18/06/2015

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/

 

Arabie saoudite vs Iran: pourquoi c’est le nouveau choc des religions

En intervenant au Yémen contre les rebelles chiites soutenus par l’Iran, l’Arabie saoudite, championne du sunnisme expose la région à un embrasement général.
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Des avions de l’armée aérienne de l’Arabie Saoudite, photographiés le 1 janvier 2013. (FAYEZ NURELDINE / AFP)

Remarque d’un haut gradé du Pentagone, dans le Wall Street Journal: « Je regarde la carte du Moyen-Orient ; je regarde tous ces affiliés de l’Etat Islamique ; je regarde toutes ces zones de combat. Et je me demande qui sera l’archiduc dont l’assassinat déclenchera un embrasement général ».

Une guerre totale, dans tout le Proche et le Moyen-Orient, provoquée, comme en juin 1914, par le meurtre de l’héritier – ou d’un haut dirigeant – d’un territoire non pas austro-hongrois mais sunnite ou chiite? L’hypothèse est glaçante mais désormais plausible avec l’intervention directe de l’Arabie saoudite au Yémen.

En s’attaquant à la rébellion houthiste, soutenue et armée par l’Iran, le champion de la branche majoritaire du sunnisme est entré en conflit direct avec Téhéran, chef de l’axe chiite. En bombardant les troupes houthistes, sur le point de chasser le président yéménite, leur allié, en combattant au sol ces chiites désormais aux portes d’Aden, la deuxième ville du pays après avoir conquis Sanaa, sa capitale, le royaume wahhabite saoudien a pris le risque d’affronter, par milices interposées, la République islamique iranienne, sa grande rivale dans la région.

A la tête d’une coalition de 8 pays

Certes, en laissant faire, l’Arabie saoudite aurait perdu toute crédibilité dans sa zone d’influence. Mais en prenant la tête d’une coalition de huit pays arabes (Emirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Koweït, Égypte, Jordanie, Maroc, Soudan) plus le Pakistan, contre l’Iran, héritier de la « vraie légitimité » (celle de la descendance de Mahomet), le royaume qui abrite les lieux saints de l’Islam (La Mecque et Médine) court le pire des dangers. Un enlisement, une guerre longue, fratricide déstabilisant toute la région.

Arrêt sur image.

Depuis décembre 2010, début du « printemps arabe » en Tunisie, jamais cette région n’a été aussi divisée, fragmentée entre allégeances, tribus, confessions et ambitions. Après la chute de Moubarak en Egypte, celle de Kadhafi en Libye, puis l’éclatement de la guerre civile en Syrie (en quatre ans plus de 200.000 morts et deux millions de réfugiés), l’irruption de la machine Daech en Irak et en Syrie, avec des « affiliés » du Yémen à la Tunisie, a provoqué une recrudescence des affrontements religieux et une pulvérisation des frontières rendant illisible la carte de la région. Que cache, par exemple, l’opposition à Bachar al Assad, le dictateur syrien ? Des réformistes (le Conseil national syrien, dominé par les sunnites) ? Des groupes armés partiellement convertis au charme vénéneux du califat d’Abou Bakr al-Bagdadi ? La « Résistance islamique », branche armée du Hezbollah, mouvement chiite libanais renforcé par des combattants iraniens de même obédience ? Même casse-tête en Irak. À Tikrit, engagées aux côtés des forces menées par les États-Unis (combattants kurdes, armée régulière irakienne) contre les djihadistes, certaines milices chiites sous les ordres du général iranien Ghassem Soleiman, menacent de « cibler » des conseillers militaires américains. Qui chercheraient à leur « voler la victoire ». « Bataille dans la bataille », qu’on retrouve au Yémen. Les « conseillers » américains s’étant retirés (tout en continuant à assister l’aviation saoudienne), les rebelles houthistes bénéficient du soutien de l’Iran, mais le pays a été longtemps – et semble rester – l’un des terrains d’action d’Al Qaida.

Un maître d’oeuvre local

S’il est souvent difficile de repérer la main de Téhéran, celle de Riyad ou de l’Etat islamique qui n’utilisent pas toujours leurs propres forces mais choisissent un « maître d’œuvre » local pour appliquer leur stratégie, impossible, en revanche, d’ignorer une évidence : cette région du monde hyper inflammable peut s’embraser totalement à tout moment. Au petit jeu de la responsabilité, chacun peut se renvoyer la balle. Les pays arabes ? Ils ont beau jeu d’accuser la colonisation et les accords Sykes-Picot de 1916, « organisant » le démantèlement de l’empire Ottoman et le découpage du monde arabe selon des frontières totalement artificielles. Les occidentaux ? Ils soulignent l’incapacité des nations arabes à bâtir de vraies démocraties capables d’endiguer le terrorisme islamiste. Le vrai problème : comment sortir du tsunami qui bouleverse la géostratégie de la région?

Après les deux guerres d’Irak et l’échec des néoconservateurs américains à imposer par la force un nouvel ordre international, Obama voulait (discours du Caire en 2009) en finir avec le mythe du « choc des civilisations », dissiper la méfiance des musulmans vis à vis de l’Amérique et, la paix rétablie, concentrer son attention sur l’Asie (doctrine du « pivotal shift » vers le Pacifique).

Mais voilà, le gendarme de la région n’a tenu aucun de ses engagements. Ni vis à vis de l’Arabie saoudite (lâchée par les USA lors de la répression de la révolte populaire de Bahreïn), ni vis à vis de l’Égypte (abandon de Hosni Moubarak en 2011, soutien mitigé au président Al-Sissi), ni vis à vis de ses alliés européens (refus de bombardements ciblés en Syrie en septembre 2013, malgré l’utilisation d’armes chimiques contre sa population par Bachar Al-Assad). Alors, se poser aujourd’hui en médiateur, éviter une confrontation entre l’Arabie saoudite -sunnite – qu’elle n’a cessé de trahir et l’Iran -chiite – avec qui elle négocie une limitation cruciale de son programme nucléaire : mission impossible.

Sans alliés sur le terrain, sans ligne directrice claire, l’Amérique jongle avec trop d’enjeux : détruire l’Etat islamique, normaliser ses rapports avec l’Iran, ménager les théocraties du Golfe, mais également Israël, farouchement opposé comme Ryad à la rentrée de l’Iran sur la scène internationale. « Leading from behind », « diriger les choses de derrière » : c’est la nouvelle « real politik » des États-Unis. Dans l’affrontement chiites-sunnites, cette recette paraît simpliste pour l’Orient compliqué.

Jean-Gabriel Fredet

Par Jean-Gabriel Fredet

Pour en savoir plus : http://www.challenges.fr

Ces intellectuels qui tissent un islam progressiste

Mahomet et Gabriel

 

La confusion entre islam et islamisme n’a jamais totalement cessé de sévir. Plusieurs spécialistes de l’islam agissent, à différents niveaux, pour sortir des lectures orthodoxes ou tronquées du Coran. Faire triompher de nouvelles interprétations ne peut faire selon eux l’économie d’une réforme.

« J’ai une maison fissurée, que j’ai cru être une belle demeure, mais elle commence à prendre l’eau, le vent de partout et menace de s’écrouler. Les pierres de taille de départ me plaisent, donc je la déconstruis au sens où je prends pierre par pierre et je la rebâtis pour en faire un beau palais.» C’est par le recours à une métaphore que Ghaleb Bencheickh, physicien et islamologue érudit, empoigne son sujet. La figure de style n’est pas neutre. Elle vise, en bravant les tensions du présent, à tisser de manière positive l’avenir de l’islam. Dans le déluge médiatique qui a suivi l’assassinat de nos confrères de Charlie Hebdo le 7 janvier, blessure aussitôt ravivée par l’attentat antisémite ignoble survenu dans un Hyper Cacher, on ne compte plus les fois où il a été affirmé que ces meurtres ont été perpétrés «au nom de l’islam».

Ne convient-il donc pas d’interroger les penseurs de cette religion ? En particulier les voix qui s’élèvent, dans différentes régions du savoir, contre l’orthodoxie.

 

« Il est aisé de profiter du choc pour réactiver des antagonismes en assimilant l’islam et l’islamisme»

Cette entreprise oblige au préalable, selon Tareq Oubrou, imam de Bordeaux, «à ne pas tomber dans l’erreur de la généralisation ou le piège de l’essentialisation d’un sujet, l’islam, qui est très complexe». Aussi invite-il à se déprendre d’une méprise : «Quand on parle de l’islam, on confond souvent deux choses : l’islam en tant que religion, laquelle se réfère à des textes qui ont toujours obéi au processus d’une interprétation, à ce titre il est pluriel ; et l’islam en tant que culture, civilisation bâtie à travers les mathématiques, la médecine, la physique, Averroès…» L’incompatibilité entre l’islam et la laïcité, critique assénée dans les franges les plus réactionnaires de la sphère politique, est renvoyée dans les cordes par le responsable de culte. «La laïcité est un contexte politique et l’islam est une spiritualité qui circule dans le monde. Dans le corps sociétal et politique, il s’adapte à ce corps en prenant la forme de son contexte.» Si la religion musulmane, comme tout monothéisme, unit ses croyants par des pratiques cultuelles, «dès qu’on passe à l’aspect horizontal des pratiques de l’islam, à savoir le droit et la morale, les variables sociologiques entrent en jeu parce qu’il n’y a pas de pratiques morales ou juridiques sans le substrat culturel», insiste-t-il.

Aux tentatives de figer l’islam dans une culture monochrome, à la peur, à la surenchère sécuritaire, à la nuit de l’ignorance dans laquelle les haines se retranchent… des intellectuels opposent les armes du débat. Le terrain n’est pas vierge, ni même homogène. À y regarder de près, il montre des signes de fertilité. Les études contemporaines portant sur l’islam ont ceci en commun qu’elles refusent simultanément le déni, les amalgames ravageurs et les confiscations autoritaires du dogme. Face à l’ampleur de la tâche, certains, à l’instar du philosophe Abdennour Bidar, estiment qu’il «est temps que l’islam enfante lui-même sa Réforme». Dans des termes plus tranchants encore, Ghaleb Bencheickh considère qu’«un sursaut ou un réveil ne suffiront pas, le temps d’un éboulement des consciences est venu. Il faut sortir des simples toilettages, des réformettes, du rafistolage, du bricolage ou même d’un simple aggiornamento : tous s’apparentent à une cautérisation d’une jambe en bois».

Celui qui prône une refondation théologique juge ainsi qu’«on ne peut prétendre réformer tout en restant au sein des clôtures et des enfermements doctrinaux, car alors on ne libère pas l’esprit de sa prison». L’approche critique n’est pas nouvelle. En 2004, Abdelwahab Meddeb rappelait dans Face à l’islam (Éditions Textuel), s’agissant des sourates polémiques du Coran, que «cette violence n’est pas propre à l’islam, lequel, sur cette question, se révèle mimétique de la Bible». Comme de nombreux textes sacrés, le Coran est ambivalent. Si le «verset de l’épée» commande de combattre ceux qui ne croient pas à la « religion vraie », le verset 256 de la deuxième sourate souscrit qu’il n’y a « point de contrainte en religion ». Meddeb fait donc observer que «l’interprétation du sens donné à la lettre dépend de la lecture qu’on en fait et des priorités accordées à des prescriptions émanant de domaines divers. De nos jours, nous nous affrontons à des littéralistes aveuglés.» Comme un signe annonciateur de l’obscurantisme et du mur d’incompréhension qui s’érigent, le producteur historique de Cultures d’islam (France Culture) mettait déjà en garde contre l’imprudence méthodologique qui «abroge plus de cent autres (versets) doux et tolérants à l’égard de ceux qu’on voue ici à la mort». Et d’avertir : «Les malveillants qui ne veulent considérer qu’une face d’une réalité polymorphe, l’action spectaculaire et hideuse des terroristes leur rend la tâche facile : alors, dans le feu d’un événement sanglant et spectaculaire, il est aisé de profiter du choc produit pour réactiver des antagonismes élémentaires en assimilant l’islam et l’islamisme.»

« Ce mouvement qu’on appelle islamisme s’est présenté comme celui qui pourrait être le porte-parole des masses pauvres. » Fethi Benslama, psychanalyste

Michel Onfray est resté sourd à cet appel. Dans l’émission On n’est pas couché du 17 janvier, il saisissait une énième tribune pour brandir des passages belligènes du Coran. Contrecarré par le journaliste Aymeric Caron, le polémiste s’adonnait à une forme très actuelle d’«exégèse sauvage». «Le type de raisonnement qui vise à extraire hors contexte tel ou tel passage qui est en tension linguistique avec ce qui précède et ce qui suit est inepte de la part d’un prétendu philosophe. Nous n’avons pas attendu Michel Onfray pour nous rendre compte qu’il y a des versets de facture martiale dans le Coran. Cette compréhension radicale a été réactivée par certains dans une idéologie de combat», réagit Ghaleb Bencheikh. Ces discussions à l’emporte-pièce relèvent de «la crampe mentale», ironise-t-il. Elles détournent aussi le regard d’un modernisme en construction : «Comment être moderne, au sens étymologique du terme (suivre son mode, se hisser aux exigences de son temps), sans évolution, sans réflexion, sans intelligence, sans intelligibilité de la foi ?» «Il faut rouvrir la pluralité des approches de l’islam et cesser de prétendre qu’il y a un islam un, uni, c’est un fantasme, au même titre que perdure le fantasme d’une Europe unie ! Cela exige un travail de relativisation et d’historicisation des textes coraniques», abonde le psychanalyste Fethi Benslama.

Ce devoir de contextualisation n’est pas moins essentiel aux yeux de Rachid Benzine, chercheur sur la pensée musulmane. «Si l’histoire est fondamentale, c’est qu’elle prémunit des légitimations qui exonèrent la responsabilité des actes du présent. Or l’histoire peut combattre les folies de l’idéologie en montrant par exemple la diversité des manières d’être musulman. Ce sont les hommes de chaque époque qui reconstruisent le sens et font évoluer la lecture en fonction des crises et des drames de leurs temps.» L’histoire, poursuit-il, doit également libérer des «représentations délirantes que nous avons et qui sont dangereuses car elles couvent à bas bruit et entretiennent des fantasmes qui vont nourrir des interdits». L’interdit conjoncturel relatif à la représentation du Prophète a conduit récemment au pire. Rarement la citation de Georges Bataille, supposant que «l’apparente immobilité d’un livre nous leurre : chaque livre est aussi la somme des malentendus dont il est l’occasion», n’aura trouvé un si terrible écho. Plusieurs spécialistes ont ainsi relevé le caractère changeant et infondé de cet interdit qui émanerait du Coran. Dans les pas de l’historienne de l’art Christiane Gruber, qui a étudié les reflets de Mohamed aussi bien dans l’iconographie persane que dans des livres récents d’éducation religieuse, François Boespflug recense dans son ouvrage documenté le Prophète de l’islam en images (Bayard) «les représentations du Prophète produites en pays d’islam à partir du XIIIe siècle avant le raidissement contemporain travesti en loi de toujours». «Il n’y a pas de textes qui interdisent la représentation du Prophète, corrobore Tareq Oubrou. Si l’islam est une religion a-iconique, c’est par précaution préventive, mais le non-musulman n’est pas concerné par les injonctions de l’islam.»

« Les monarchies pétrolières ont voulu protéger leur existence en finançant des mouvements radicaux »

Quant aux conduites violentes qui naissent à la marge, elles sont le produit de plusieurs variables. Parmi ces raisons, analyse Fethi Benslama, «la première est sociale : face à l’impossibilité pour des masses pauvres de se faire entendre, ce mouvement qu’on appelle islamisme s’est présenté comme celui qui pourrait être leur porte-parole. La seconde est géopolitique : les monarchies pétrolières ont voulu protéger leur existence en finançant des mouvements radicaux, sous le regard et l’approbation de leurs alliés que sont les grandes puissances européennes et américaine. La troisième est civilisationnelle : la modernité a ébranlé et décomposé toutes les religions». Le facteur psychologique ne semble pas non plus étranger à ces processus : «Ces jeunes n’ont plus l’idéalité de la religion, mais ils n’ont pas non plus les moyens de l’idéalité moderne. À un certain niveau de détresse, la sortie peut se faire par la radicalisation. On retrouve ces formes de désespoir dans les banlieues des pays riches européens, et pas seulement chez les Européens musulmans. Parmi ceux qui ont recours à l’islamisme, 50% sont des convertis.»

Entre les militants d’une lecture progressiste et ouverte d’un côté et l’archaïsme qui entrave cette réflexion de l’autre – au milieu se trouve une majorité silencieuse qui vit paisiblement sa foi –, les possibles de l’islam sont tiraillés par des vents contraires. Pour conjurer le brouillard, plusieurs attitudes sont prescrites. Pour Tareq Oubrou, il ne s’agit pas tant de changer la référence que «l’interprétation des références. Décongelons ce qui a été fait pour le mettre à la couleur de notre époque !». Tandis que Rachid Benzine invite au dépassement du «rapport brouillé que l’homme entretient avec l’image qu’il se fait de la sacralité absolue de la religion», Fethi Benslama avance l’idée d’insoumission «non pas pour tout rejeter, mais pour y substituer une religion réflexive. Les mouvements qu’on appelle radicaux ou islamistes ont fondé leur doctrine sur l’idée que l’islam signifie soumission. On oublie que ce mot est polysémique : il peut signifier tout autant paix ou salut». «Dans la maison islam il y a le feu et le désordre, il faut donc éteindre le feu et mettre de l’ordre», renchérit Ghaleb Bencheickh. «Défaite de la pensée, abrasement de la réflexion, abdication de la raison, démission de l’esprit…», l’islamologue n’a pas de mots assez forts pour qualifier le règne d’un «fracas intellectuel». Tout en déplorant le fait «que sur deux décennies, il n’y a pas eu de colloque d’envergure pour dirimer les thèses islamistes ni de travail suivi ou ponctuel pour fondre le radicalisme», l’intellectuel estime qu’un islam moderne ne peut faire l’économie d’une « mise en débat du statut même de la révélation ». «Si la révélation coranique peut être pourvoyeuse de sens spirituel pour ceux qui croient, elle ne peut être la source première de la production du droit», argumente-t-il. Outre que l’enseignement de la langue arabe et l’apport culturel de la civilisation arabo-musulmane mériteraient d’être considérés, le besoin d’essaimer des réponses culturelles se fait pressant. «L’enjeu est d’abord culturel. Pour gagner la guerre, il faut d’abord mener la bataille culturelle», déclarait récemment le romancier Kamel Daoud dans le Figaro. Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe, fait sienne l’urgence d’apporter «une connaissance, une découverte, des informations, un savoir sur le monde arabe. Les forums, les rencontres, les débats, les expositions… font reculer les préjugés. Ce sont des hymnes au respect et à la tolérance. On ne parle du monde arabe qu’à travers les violences, on oublie l’effervescence intellectuelle et artistique de ces pays, les réalités de changement et d’ouverture qui l’animent ». Tout pèlerin ambitieux intègre la difficulté de la traversée. Mais, assure Ghaleb Bencheikh, «le plus grand voyage commence par un pas».

Quand des femmes décryptent le Coran. Outre l’Utopie de l’islam (Armand Colin), le Voile démystifié (Bayard), 
la sociologue Leïla Babès propose dans Loi d’Allah, loi des hommes (Albin Michel) un échange fructueux avec Tareq Oubrou qui illustre 
deux visions de l’islam : «celle d’une intellectuelle attachée à la critique scientifique des textes et à une conception moderne de la liberté, 
et celle d’un chef spirituel ouvert 
aux adaptations nécessaires, mais dans le cadre de la loi islamique classique». Quant à l’historienne Jacqueline Chabbi, après être revenue aux origines du Coran 
dans le Seigneur des tribus (CNRS éditions), elle publie aux éditions du Cerf un remarquable Coran décrypté qui traque, derrière les mots du texte sacré, «d’autres sens possibles 
que la tradition islamique rejette 
ou néglige». Dans l’actualité la plus immédiate, les éditions Textuel font paraître deux ouvrages attendus : Lettre ouverte au monde musulman, d’Abdennour Bidar, et Face à l’islam (réédition), entretien passionnant entre le regretté Abdelwahab Meddeb et Philippe Petit.

 Pour en savoir plus : http://www.humanite.fr/

« La laïcité, c’est une notion perplexe »

L’association Enquête expérimente un nouveau format : « Apprendre par la recherche » avec un public adolescent. Lola Petit, doctorante en sciences sociales des religions, anime cet atelier. Elle raconte la deuxième séance de l’atelier, un soir, dans un centre social parisien.

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Problème de planning, six filles avaient indiqué préférer le vendredi, mais c’est visiblement compliqué. Finalement, elles optent pour le mardi. L’atelier d’aujourd’hui commence un peu en retard car elles tardent à arriver. Les jeunes filles ont 13 ans, et sont toutes en 4e.

Initiation à la recherche

Pour commencer, distribution d’un petit questionnaire (QCM) qui nous permettra d’évaluer le chemin parcouru entre le début et la fin de l’année. Elles doivent répondre« Vrai » ou « Faux » ; « D’accord », « Pas d’accord » aux affirmations proposées. Cela les amuse d’y répondre.

Isma commence avec « Selon toi, la laïcité est-elle une bonne chose ? » : « Ben, la laïcité, c’est une notion perplexe, je ne sais pas si c’est bien, je vais entourer le slash entre vrai et faux ». Dianké et Imenne enchaînent en choeur sur une question abordant un stéréotype« Les musulmans, facile de les reconnaître dans la rue ? » « Ben, oui, on les reconnaît, surtout à certains moment, le vendredi pas exemple. » Pour autant, après avoir choisi la réponse « D’accord », elles prennent le temps de la réflexion et ajoutent « Mais en même temps, pas d’accord parce que il y en a, on ne sait pas juste en les regardant. Donc, on va mettre « d’accord » et « pas d’accord » ». Imenne poursuit avec une question abordant un autre stéréotype, « Les juifs sont-ils tous pareils ? » « Ben oui  ». Je rebondis : « Ah bon ? En quoi sont-ils tous pareils ? ». « Ils ont tous la même tête ».

Sid, l’animateur du centre qui assiste à l’atelier, intervient et leur demande si elles connaissent le présentateur Cyril Hanouna. Elles s’exclament « Oui, il est trop drôle ». Sid n’ajoute rien (ce que je trouve bien, il sait que la question suffit à enclencher la réflexion !) De mon côté, j’ignore s’il est juif ou non, mais l’exemple de cette personne semble leur parler). Imenne très étonnée se demande à voix haute « Il est juif  ? Mais non, il est marocain, c’est pas possible ». Je lui demande : « Tu penses qu’on ne peut pas être juif et marocain ? ». Elle réfléchit, se plonge dans ses pensées et réalise que c’est possible. Le processus est visible : elle comprend d’elle-même, comme si elle ne s’était jamais posé la question, et qu’en se la posant pour la première fois, elle trouvait la réponse d’elle-même.

« Jésus ? Mais si il a existé : j’ai vu un film sur lui ! »

Isma formule alors une réflexion très pertinente sur une question du QCM, concernant la judaïté de Jésus : « Mais tu es d’accord qu’on ne sait pas si Jésus a existé, alors moi je peux pas répondre à la question s’il était juif. » Je lui dis : « Tu viens de réfléchir en chercheuse, tu as analysé la formulation même de la question et réalisé qu’elle pouvait poser problème ! » Une sorte de déformation professionnelle de chercheur, celle qui me pousse à toujours douter de tout, je me replonge (une seconde) dans mes études d’histoire, les débats sur l’existence historique de Jésus, la multiplicité des prophètes à cette époque, etc. Mais je n’ai pas le temps de peaufiner la réponse que je peux lui apporter car Dianké intervient : « Mais si il a existé, j’ai vu un film sur lui ! ».

S’en suit une discussion sur le cinéma, la réalité, jouer la réalité et je me dis que c’est l’occasion de parler du travail des historiens et des sources qu’ils utilisent. J’explique que l’historien, pour savoir si un personnage a existé ou un événement a vraiment eu lieu, ne croit pas sur parole les témoins, ni ce qui est raconté. Il se sert de nombreux témoignages, croisés avec des traces archéologiques, matérielles… Plus il existe de témoignages convergents, plus il y a de chances que le personnage ait existé. Pour autant, un historien ne décrétera que quelqu’un ou quelque chose a vraiment existé, que s’il a assez de sources, qu’elles sont suffisamment fiables et surtout qu’il existe des traces.

Isma note alors dans le cahier – cahier pour le moment commun au groupe, je leur en donnerai un à chacune la prochaine fois – une de ses questions : « Pourquoi le voile a été interdit ? », ainsi qu’une autre, énoncée par Djeneba « Pourquoi les jours fériés sont des jours chrétiens alors que la France est laïque ? » Elles sont très malignes les filles. Qu’est-ce je réponds à des questions aussi pertinentes ?

J’indique à Isma que je ne peux pas répondre à toutes les questions, d’abord parce que je ne sais pas tout, mais aussi parce que, pour le moment, notre travail ensemble, c’est de se poser des questions, des questions bien formulées, et que nous verrons plus tard pour les réponses. Je leur signifie juste que leurs questions sont excellentes, qu’elles font de bonnes chercheuses.

Imenne note une autre question sur un post-it, collé dans le cahier : « Est-ce que Mahomet a existé ? ». Question à laquelle Djeneba ajoute : « Jésus a-t-il existé ? ».

Enquête VS prosélytisme

Ces deux questions me renvoient à mes propres interrogations. Le travail du chercheur consiste à décrypter la complexité de la question qu’il étudie, à étudier la multiplicité des facteurs et leur coexistence, mais comment simplifier pour des ados sans oublier que je suis là pour les amener, par le questionnement, à entrevoir cette complexité ? Pour ce qui est de Jésus, je suis embêtée, et me dis, après coup, que j’aurais dû leur indiquer qu’aujourd’hui nous avons des preuves de sa probable existence. J’ai préféré leur demander si, pour les sociologues en herbe qu’elles sont, la question qui les intéresse n’est pas plutôt d’observer le comportement de ceux pour qui Jésus (qu’il ait existé ou non) est important. De voir quelles implications ça a sur leurs comportements dans la vie en société. Idem pour Mahomet.
Je les vois, là devant moi, en train de s’approprier la question que je viens de leur poser, je les vois comprendre par elles-mêmes que le réel et le symbolique sont deux choses différentes et que le rôle du chercheur est d’étudier leurs recoupements.

On est en fin de séance ; elles ne veulent pourtant plus s’arrêter de poser ou plutôt d’exprimer leurs questions. Je leur rappelle qu’il faudrait qu’on décide du projet de recherche, à la fois sur le fond et sur la forme, pour canaliser notre travail. Elles ont envie de réaliser une enquête dans le quartier, de poser des questions aux gens. J’acquiesce mais j’ajoute qu’il faut définir une question, une problématique précise, pour pouvoir créer un questionnaire d’enquête.

Émilie se demande alors : « Comme ceux qui sont dans la rue là, qui veulent parler aux gens, leur donner des tracts ? ». Je lui réponds : « Non justement, pas comme eux, parce que les gens dans la rue qui parle de leur religion pour faire du prosélytisme, ce ne sont pas des chercheurs. D’ailleurs, c’est quoi du prosélytisme ? ». Silence, surprenant, alors que le niveau sonore est élevé depuis 30 minutes. Elles disent qu’elles ne savent pas. Je demande quand-même à Émilie d’essayer de définir le mot. Peu sûre d’elle, elle avance :« C’est quand on veut convaincre l’autre, le convertir ». « Bravo ! Tu vois que tu sais ce que c’est, tu as bien fait d’essayer et de le dire ». Sid en rajoute une couche : « Moi, je n’aurai pas su comment le définir, je n’aurais pas dit mieux ». Émilie est très fière.

Regarder le monde, autrement

Fin de la séance. « Jusqu’à la prochaine fois, regardez autour de vous dans votre quotidien ce qui a trait aux religions, en sociologues. Et la prochaine séance, vous me direz quelles questions vous vous êtes posées. »

Super atelier. Les participantes sont motivées, intelligentes, perspicaces et drôles. Il y a une matière géniale. Le problème est celui de cadrer ces discussions. Les questions jaillissent au cours de nos échanges mais on n’a pas encore eu le temps de poser une méthode, de noter systématiquement les questions et de les creuser. Pour Sid, c’est normal, c’est déjà super, ça va prendre un peu de temps.
La suite au prochain épisode, mardi prochain donc…

 

Pour en savoir plus : http://www.fait-religieux.com

 

La montée de l’Etat islamique, ou la nouvelle fin de la fin de l’Histoire

Comme face à al-Qaida il y a treize ans, les experts, aveuglés par leur rationalisme, ont été pris de court par l’apparition en Syrie et en Irak de l’organisation. Elle montre que le pouvoir des idées, même les plus archaïques, est une réalité, et le sens de l’histoire une notion à manier avec précaution.

Une fois encore, les experts occidentaux, militaires, politiques et religieux, ont été pris de court par l’apparition en Syrie et en Irak de l’organisation Etat islamique ou Daech, par son expansion rapide et par sa capacité à fasciner et tétaniser tout à la fois le monde musulman. La découverte, il y a un peu plus de treize ans, de la capacité d’al-Qaida à frapper sur le sol américain avait produit un choc semblable. Comme si nous restions aveuglés par notre rationalisme.

Les religions, les idéologies, les identités ne sont pas seulement le produit de rapports de force politiques, économiques et sociaux. «Entre la raison et les passions, les peuples choisissent toujours les secondes», expliquait déjà Raymond Aron au siècle dernier. Et l’organisation Etat islamique est la partie extrême d’une idéologie qui fait de la religion le centre de la vie publique et est dominante dans la majeure partie du monde arabo-musulman, sunnite comme chiite.

Le sens de l’histoire

Le pouvoir des idées, même les plus archaïques, est une réalité. Nous l’avions oublié. L’historien américain néoconservateur Robert Kagan rappelle dans le Wall Street Journal que «pendant un quart de siècle, on a dit aux Américains que le sens de l’histoire nous [conduisait] vers la tranquillité et la disparition des conflits militaires…». Une croyance encore plus marquée en Europe où la plupart des pays, à l’exception de la France, ont tout simplement renoncé à conserver des moyens militaires significatifs. L’ascension de Daech suffit à démontrer que le sens de l’histoire est une notion à manier avec précaution et qu’elle ne nous conduit pas forcément vers un avenir pacifique et harmonieux. Les dernières années au Moyen-Orient sont exactement à l’opposé de ce monde idéal.

Bien sûr, la grande majorité des musulmans ne partage pas l’interprétation extrême de leur religion de l’organisation Etat islamique. Pour autant, on ne peut nier que son ascension ait quelque chose à voir avec l’Islam. Peut-être une forme dévoyée de cette religion, mais une forme qui exerce un pouvoir d’attraction indéniable, y compris auprès de nombreux jeunes musulmans en Occident. Daech et son Islam, qui se veut celui des origines, fascinent au même titre que les totalitarismes européens du siècle dernier ont envoûté les foules en promettant par la violence de créer un homme nouveau ou d’instaurer le règne de la race des seigneurs.

Dans une déclaration interminable et décousue faite en septembre, le porte-parole de l’organisation, Abou Muhammad al-Adnani, a donné en partie les clés de son pouvoir d’attraction. Irrationnel d’abord, avec une forme de nihilisme et un désir absolu de «pureté», et plus rationnel aussi, avec l’ambition de redonner vie au califat, un fantasme qui agite le monde arabe depuis la disparition de ce dernier en 1924, il y a juste 90 ans, avec le démantèlement de l’empire ottoman.

L’effondrement d’une civilisation

Sur l’aspect irrationnel, Daech considère qu’il ne peut tout simplement pas être vaincu. «Etre tué est une victoire. Vous combattez un peuple qui ne peut connaître la défaite. Il remporte la victoire ou il est tué», affirme Abou Muhammad al-Adni. Les combattants de l’organisation Etat islamique ne se sacrifient pas seulement par conviction religieuse: ils ont le culte de cette mort en martyr, car ils iront directement au paradis. Et ils y croient.

Sur un plan plus rationnel cette fois, l’organisation incarne «enfin» une tentative de renaissance du califat. La résurrection d’une entité politique gouvernée par la loi et la tradition islamique est un fantasme puissant, même auprès des musulmans qui rejettent les islamistes. Le califat est le symbole d’une civilisation longtemps dominatrice qui a connu un des déclins les plus rapides de l’histoire humaine. Le souvenir de ce qu’était la puissance arabo-musulmane et le constat de ce qu’elle est aujourd’hui sont une source permanente de colère et d’humiliation.

Il faut dire que depuis 1924, le monde arabo-musulman a été incapable de se doter d’un modèle politique accepté et acceptable. Des Etats-nations souvent artificiels, dont les frontières ont été dessinées sans réflexion par les Occidentaux, se sont retrouvés entre les mains de régimes monarchiques ou dits «progressistes», mais toujours autoritaires, brutaux, inefficaces et corrompus.

Des autorités religieuses discréditées

Comme l’écrit le chroniqueur d’al-Arabiya Hisham Melhem dans un article pour Politico qui a eu un important retentissement, titré «The barbarians within our gates» («Les barbares dans nos murs»):

«La civilisation arabe s’est effondrée, elle ne se redressera pas de mon vivant… Le monde arabe est aujourd’hui plus violent, instable, fragmenté et mené par l’extrémisme –l’extrémisme des pouvoirs et des opposants– qu’à aucun autre moment depuis l’effondrement de l’empire ottoman il y a un siècle. Tous les espoirs d’une histoire arabe moderne ont été trahis. La promesse d’une émancipation politique, le retour de la politique, la restauration de la dignité humaine proclamée par les révolutions arabes, tout cela a débouché sur des guerres civiles, ethniques, religieuses, des divisions régionales et la réaffirmation de l’absolutisme à la fois sous ses formes militaires et répressives.»

Face à cette réalité, revenir à un califat idéalisé semble être un désir rationnel.

En écho, Dennis Ross, spécialiste du Moyen-Orient, conseiller d’Henri Kissinger et de Barack Obama, souligne que «ce que les islamistes ont tous en commun est de subordonner leurs identités nationales à leur identité islamique». C’est une des clés de leur succès. Le problème, c’est qu’il n’y a aucune définition commune de cette identité islamique et que les autorités religieuses qui auraient dû la définir sont discréditées par leur proximité et leur complicité avec les pouvoirs en place.

Les salafistes, qui prônent sur le seul plan de la doctrine religieuse le retour à l’Islam des origines, et tous les islamistes du monde sunnite, des Frères musulmans à al-Qaida en passant par Daech, sont nés du rejet des pouvoirs religieux en place. Le mouvement égyptien des Frères musulmans, né en 1918, qui est le précurseur et l’inspirateur de la plupart des mouvements dits islamistes «modérés» et indirectement (via une dissidence) de la doctrine d’al-Qaida, a été chercher ses dirigeants parmi des médecins, des ingénieurs, des juristes…

Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans, élu président en Egypte en juin 2012 et chassé par un coup d’Etat militaire en juillet 2013, est un ingénieur. Oussama ben Laden, fondateur d’Al-Qaida, abattu en 2011, était aussi un ingénieur de formation. Ayman al-Wazahiri, qui a succédé à Ben Laden à la tête d’al-Qaida, est un chirurgien.

Islam et politique sont indissociables

Le procès fait par les islamistes aux religieux est comparable sur certains points à celui fait par la Réforme protestante à l’Eglise catholique au XVe et XVIe siècles, qui a conduit à… une interminable guerre de religion. Les salafistes affirment que des siècles d’enseignement perverti de l’Islam ont masqué la pureté du message du prophète Mohammed et de ses compagnons. Pour eux, il suffit de lire le Coran et de suivre à la lettre l’exemple du prophète.

Ainsi, même si les Frères musulmans sont des islamistes très différents de ceux de l’organisation Etat islamique et n’entendent pas utiliser les mêmes moyens pour parvenir à leur fins, ils ont eux aussi une vision de la société qui met l’Islam et la loi islamique au centre de la vie publique. Une conception d’un système légal et social construit autour de la religion qui correspond, à en croire certains sondages, à la façon de penser aujourd’hui de la majorité des populations arabes. C’est le cas notamment des Egyptiens et des Jordaniens, qui pourtant ne vivent pas dans un pays où le pouvoir est aux mains des islamistes comme la Turquie, l’Arabie Saoudite ou le Qatar.

Cela n’empêche pas 88% des Egyptiens musulmans et 83% des Jordaniens musulmans de soutenir la peine de mort pour les apostats (ceux qui rejettent la religion), selon un sondage réalisé en 2011 par Pew Research. Dans la même étude d’opinion, 80% des Egyptiens étaient favorables à la lapidation des auteurs d’adultère et 70% à couper la main aux voleurs.

La tentation politique de l’Islam est permanente. La question n’est pas de savoir si c’est une bonne chose ou une mauvaise, c’est une réalité. Le prophète Mohammed était tout à la fois un théologien, un prophète, un chef d’Etat, un chef de guerre, un prêcheur et un marchand. Ce n’était pas le cas de Moïse, et encore moins de Jésus. Une «confusion» des pouvoirs en contradiction avec les exigences de la modernité et d’un monde ouvert que les régimes arabes ne parviennent pas à surmonter.

Même les pouvoirs modérés, alliés des occidentaux et anti-islamistes, sont de nature religieuse. C’est le cas des monarchies marocaine et jordanienne et même du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi qui, dans sa thèse écrite au collège de guerre américain, expliquait que «la démocratie ne peut pas se comprendre au Moyen-Orient sans comprendre le concept de l’Etat idéal du califat…».

Confusion et chaos

La tentation de se trouver un avenir dans un passé mythique est d’autant plus forte que le chaos n’a cessé de grandir dans la région au cours des dernières années. La volonté confuse de liberté exprimée pour la première fois dans la rue lors des printemps arabes de 2011 a fini de discréditer et déstabiliser les régimes en place.

La polarisation –religieuse, politique, ethnique– est devenue telle en Syrie et en Irak qu’il est difficile de voir ces deux Etats renaître un jour. En Libye, les 42 années de règne de terreur de Mouammar Kadhafi ont fait place à un pays disloqué. Le Yémen est un Etat défaillant miné par les divisions tribales. Bahreïn survit grâce au soutien militaire de son voisin saoudien.

L’intervention armée occidentale, à reculons, contre Daech ajoute à la confusion. Il suffit de voir les réticences des «alliés» sunnites de l’occident (Turquie, Arabie Saoudite, Qatar), qui ont un temps financé et armé l’Etat islamique. Tout aussi perturbante est l’alliance de fait contre l’Etat islamique des Etats-Unis avec l’axe chiite : la République islamique d’Iran, son affidé syrien Bachar el-Assad et le Hezbollah libanais.