La laïcité, notion biaisée par les politiques

On la voit dans les côtelettes de porc servies à la cantine. On va la chercher dans les cheveux des puéricultrices de crèches et des étudiantes de fac. «La laïcité est récemment devenue la quatrième valeur de la devise républicaine française», note Valentine Zuber, historienne. Problème : alors que, depuis les attentats de janvier, les dirigeants politiques, à droite bien sûr mais aussi à gauche, ont convoqué la laïcité pour sceller l’union nationale, personne ne s’entend en réalité sur ce qu’elle signifie. Ce mot devenu parapluie, mécompris, distordu, et parfois instrumentalisé, abrite désormais des versions opposées. Laïcité libérale ou extensive ? Pour les partisans de la première, l’Etat doit être neutre et se borner à organiser la coexistence des convictions de chacun. Pour les seconds, les citoyens doivent aussi accepter de devenir un peu plus neutres dans l’espace public. Les premiers mettent au-dessus la libre expression individuelle et donc des croyances ; les seconds privilégient une cohésion nationale qui nécessiterait de lisser les différences culturelles ou cultuelles.

Qu’en disent les universitaires qui travaillent, précisément, sur la laïcité ? Que nous apprennent-ils sur ce mot polyphonique ? Premier constat : dans le milieu universitaire, l’obsession du voile et des menus à la cantine, brandie par Nicolas Sarkozy pendant la campagne des départementales, et plus largement le besoin de refonder la laïcité dans un sens plus restrictif, font bondir une majorité de chercheurs. Ceux-là dénoncent un dangereux dévoiement du concept par la classe politique. «Ces discriminations légales [envers les femmes voilées, ndlr] sont en train de construire un régime juridique d’exception, qui bafoue le droit à l’éducation et le droit au travail», écrivaient ainsi Marielle Debos, Abdellali Hajjat, Stéphanie Hennette Vauchez dans Libération (édition du 11 mars).

«Demande sociale». Dans les années 70, à l’université, la laïcité n’est même pas un sujet de débat ou de recherche. Ou alors historique. «A la fac de droit, on nous enseignait bien quelques arrêts anciens, mais pour tous, les choses étaient claires, simples, tranchées», raconte Patrice Rolland, juriste. C’est un fait divers qui va rendre le mot explosif. En septembre 1989, trois gamines d’un collège de Creil (Oise) veulent garder leur voile en cours. Le proviseur s’y oppose. L’histoire de Fatima, Leïla et Samira devient affaire d’Etat. Le ministre de l’Education, Lionel Jospin, estime que la scolarité des jeunes filles doit primer, que l’école ne peut les exclure. En novembre, Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler lui répondent vertement dans le Nouvel Obs : «Monsieur le ministre, l’avenir dira si l’année du Bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine.» La recherche universitaire se saisit alors de la laïcité. Son approche en est entièrement renouvelée.

«Avec Creil, l’Etat s’est rendu compte que la religion devenait plus visible dans l’espace public. Il existait une demande sociale et il fallait l’étudier avec recul», témoigne Valentine Zuber (1). Une chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité est fondée en 1991 à l’Ecole pratique des hautes études. Puis un laboratoire, le «Groupe sociétés, religions, laïcités», cofinancé par le CNRS et l’EPHE. A leur tête, alors, Jean Baubérot, figure tutélaire de la sociologie de la laïcité. Protestant, ce dernier est, avec le catholique Emile Poulat, décédé en novembre, le père fondateur d’une lecture souple de la loi de 1905. Une pensée que résume Philippe Portier, le remplaçant de Baubérot à la tête du labo : «La laïcité est une forme de reconnaissance du religieux. Elle garantit la liberté de chacun d’exprimer sa foi tant qu’il ne bouleverse pas l’ordre public.» Aujourd’hui, une cinquantaine de sociologues, historiens, juristes ou philosophes travaillent dans le labo, qu’ils soient athées pur jus ou marqués par une culture religieuse. «Ces problématiques ont vite connu un très grand succès», raconte Valentine Zuber, elle-même chercheuse au sein du GSRL.

Sphère privée. A côté de la libérale «école Baubérot», un courant de chercheurs retraçant une analyse postcoloniale de la société s’oppose, à partir des années 2000, lui aussi radicalement à une laïcité restrictive et militante. Ceux-là dénoncent l’islamophobie sous couvert de la loi, la domination de la majorité sur certains groupes ethnoraciaux. «Depuis plus de dix ans, le voile est une question qui n’a fait qu’instrumentaliser à moindres frais les droits des femmes au profit de politiques racistes aux relents paternalistes et colonialistes», écrivaient ainsi des enseignants-chercheurs (dont Nacira Guénif-Souilamas, Marwan Mohammed et Eric Fassin) dans une autre pétition publiée dans Libération le 8 mars, signée depuis par 1 800 universitaires.

Si aujourd’hui la majorité de chercheurs est favorable à cette laïcité «ouverte», le relatif consensus ne doit pas faire oublier l’existence de voix divergentes, d’autres regards. Des philosophes, surtout, cherchent à refonder le concept de laïcité. Comme Catherine Kintzler (2) ou Henri Pena-Ruiz. «Il faut ranimer cette laïcité qui a été offerte en cadeau au Front national, estime la philosophe. La république distingue des espaces privés et publics, organise des respirations, c’est en cela qu’elle est le contraire de l’intégrisme. L’élève aussi a droit à une double vie, hors du regard de ses parents. L’école n’a pas à refléter la société.» Dans cette optique, les particularismes doivent être relégués dans la sphère privée, au nom d’un principe supérieur : le vivre ensemble. Portée par des essayistes et des intellectuels médiatiques, soutenue par «la forteresse enseignante», selon Philippe Portier, la voix de cette laïcité de combat porte davantage dans le débat public.

Catherine Kintzler est philosophe. Ancienne professeure de lycée, aussi. Lors de l’affaire du voile de Creil, c’est elle qui avait cosigné la tribune du «Münich scolaire». Le mois dernier, elle a failli s’étrangler en écoutant François Hollande qui, après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, tentait de fixer un cap à sa laïcité. «Contrairement à ce que dit le président Hollande, qui cite la loi de 1905 à l’envers, la république ne reconnaît pas tous les cultes, elle n’en reconnaît aucun !» reprend-elle. La laïcité est ici un idéal républicain. C’est aussi ce qu’affirmait l’éditorial de Charlie Hebdo des «survivants». En une, le prophète pardonnait tout. A l’intérieur, l’éditorial disait «pas la laïcité positive, pas la laïcité inclusive, pas la laïcité je ne sais quoi, la laïcité point final». «L’article prônait « une laïcité sans qualificatif », commente l’historienne Florence Rochefort (3). Je comprends le mot d’ordre. Mais les chercheurs ne peuvent pas souscrire à cette approche. Il y a sans doute une envie de laïcité dans la société civile aujourd’hui. Mais elle ne peut pas être un catéchisme. Ce que les sciences sociales révèlent, c’est que la laïcité est toujours le résultat d’un rapport de force.» «Le risque, renchérit Philippe Portier, c’est que les pratiques concrètes ne soient analysées que comme des écarts à ce modèle idéal.»

«Livre de tout le monde». Depuis les années 2000, dans les travaux de recherche, la laïcité est croisée avec d’autres thématiques, comme le féminisme, les migrants, les nouveaux courants religieux, la médecine ou la mort… Au sein du GSRL, Florence Rochefort interroge la laïcisation par le prisme du genre. Elle a notamment montré que les militants laïcs de la IIIe République ont finalement trouvé un terrain d’entente avec l’Eglise en sacrifiant les femmes et leur droit de vote. La laïcité n’a pas toujours été le combat féministe que prétendent les pourfendeurs du voile d’aujourd’hui. «Depuis 1900, le pacte laïc s’est chaque fois construit sur des exclusions : les femmes, les homosexuels… Il faudrait éviter que le pacte de réconciliation nationale qu’on voit poindre aujourd’hui se fasse contre les jeunes femmes musulmanes», prévient l’historienne.

Les sciences sociales ont désacralisé la laïcité. Les comparaisons internationales l’ont sortie de son splendide isolement français. «Il existe des laïcités multiples, qui renvoient chacune à différentes manières d’accommoder les relations entre la religion et la politique», précise Philippe Portier. A tel point que des chercheurs étudient aujourd’hui la «laïcité états-unienne». Laïc, ce pays qui fait prêter serment à ses présidents la main sur la bible ? «La République française a fondé son identité sur l’absence de dieu, explique Valentine Zuber. Le contrat politique anglo-saxon se fonde, lui, sur une transcendance : les députés américains jurent sur un livre fermé, le Livre de tout le monde. Un député américain musulman a ainsi prêté serment sur le Coran.» Pour cet Etat beaucoup plus religieux que l’Etat français, le pilier de la laïcité n’est pas la neutralité, mais la séparation entre l’Etat et les cultes – là-bas bien plus étanche qu’ici.

«Pas comprise». Le jour où nous avons interviewé Florence Rochefort, elle allait être auditionnée par les sénateurs. «Je dois dire qu’il est difficile pour nous, chercheurs, de parvenir à faire entendre les nuances que peut revêtir le voile pour une jeune fille, quand les hommes politiques et une partie des féministes ont décidé que le foulard ne pouvait avoir qu’une seule signification : l’oppression», confiait-elle. Puis nous avons échangé avec une de ses collègues, qui venait d’être entendue par les mêmes sénateurs : «J’ai dû mal m’exprimer, ils ne m’ont pas comprise.»

Les chercheurs se plaignent de n’être pas entendus. «Le 11 septembre 2001, puis l’arrivée du FN au deuxième tour de la présidentielle de 2002 ont marqué un basculement : le discours des sciences sociales a été disqualifié», note le politologue Abdellali Hajjat, qui travaille sur ce qu’il nomme «la construction du problème musulman» en France. «Experts, essayistes ou politiques nous ont dit : « Vous n’avez pas réussi à repenser la société. Vous êtes des idéalistes, vous ne faites pas face à la réalité. »»Les élus locaux disent ne pas retrouver dans les travaux universitaires ce qu’ils voient aujourd’hui dans leur circonscription. «Il y a tout de même une montée de la religiosité. Mais ça, qui en parle parmi ces universitaires de gauche ?» s’agace un intellectuel, ancien membre de la commission Stasi. Réuni en 2003, ce groupe de réflexion devait plancher sur l’opportunité d’une loi interdisant le voile à l’école (qui sera votée un an plus tard). La commission s’étonnait déjà du manque d’études scientifiques quantifiant la présence réelle de voiles à l’école.

Des signes épars laissent pourtant espérer un dialogue plus fructueux entre élus et chercheurs. La revue socialiste vient de consacrer son numéro de mars à la laïcité – les partisans d’une option libérale et ouverte y sont largement représentés. L’Observatoire de la laïcité, relancé par François Hollande pour pacifier les débats sur l’expression religieuse dans l’espace publique, a donné aux chercheurs l’impression d’être enfin entendus. Leur message est simple, à l’image de celui de Florence Rochefort : «La laïcité n’a pas réponse à tout.»

Sonya FAURE

Pour en savoir plus : http://www.liberation.fr

(1) «Le Culte des droits de l’homme: une religion républicaine française», éd. Gallimard.

(2) «Penser la laïcité», de Catherine Kintzler, éd. Minerve.

(3) «Normes religieuses et genre: mutation, résistance et reconfiguration XIX-XXI», éd. Armand Collin.

A lire également «La Possibilité du cosmopolitisme», de Constantin Languille, éd. Gallimard.

Ces intellectuels qui tissent un islam progressiste

Mahomet et Gabriel

 

La confusion entre islam et islamisme n’a jamais totalement cessé de sévir. Plusieurs spécialistes de l’islam agissent, à différents niveaux, pour sortir des lectures orthodoxes ou tronquées du Coran. Faire triompher de nouvelles interprétations ne peut faire selon eux l’économie d’une réforme.

« J’ai une maison fissurée, que j’ai cru être une belle demeure, mais elle commence à prendre l’eau, le vent de partout et menace de s’écrouler. Les pierres de taille de départ me plaisent, donc je la déconstruis au sens où je prends pierre par pierre et je la rebâtis pour en faire un beau palais.» C’est par le recours à une métaphore que Ghaleb Bencheickh, physicien et islamologue érudit, empoigne son sujet. La figure de style n’est pas neutre. Elle vise, en bravant les tensions du présent, à tisser de manière positive l’avenir de l’islam. Dans le déluge médiatique qui a suivi l’assassinat de nos confrères de Charlie Hebdo le 7 janvier, blessure aussitôt ravivée par l’attentat antisémite ignoble survenu dans un Hyper Cacher, on ne compte plus les fois où il a été affirmé que ces meurtres ont été perpétrés «au nom de l’islam».

Ne convient-il donc pas d’interroger les penseurs de cette religion ? En particulier les voix qui s’élèvent, dans différentes régions du savoir, contre l’orthodoxie.

 

« Il est aisé de profiter du choc pour réactiver des antagonismes en assimilant l’islam et l’islamisme»

Cette entreprise oblige au préalable, selon Tareq Oubrou, imam de Bordeaux, «à ne pas tomber dans l’erreur de la généralisation ou le piège de l’essentialisation d’un sujet, l’islam, qui est très complexe». Aussi invite-il à se déprendre d’une méprise : «Quand on parle de l’islam, on confond souvent deux choses : l’islam en tant que religion, laquelle se réfère à des textes qui ont toujours obéi au processus d’une interprétation, à ce titre il est pluriel ; et l’islam en tant que culture, civilisation bâtie à travers les mathématiques, la médecine, la physique, Averroès…» L’incompatibilité entre l’islam et la laïcité, critique assénée dans les franges les plus réactionnaires de la sphère politique, est renvoyée dans les cordes par le responsable de culte. «La laïcité est un contexte politique et l’islam est une spiritualité qui circule dans le monde. Dans le corps sociétal et politique, il s’adapte à ce corps en prenant la forme de son contexte.» Si la religion musulmane, comme tout monothéisme, unit ses croyants par des pratiques cultuelles, «dès qu’on passe à l’aspect horizontal des pratiques de l’islam, à savoir le droit et la morale, les variables sociologiques entrent en jeu parce qu’il n’y a pas de pratiques morales ou juridiques sans le substrat culturel», insiste-t-il.

Aux tentatives de figer l’islam dans une culture monochrome, à la peur, à la surenchère sécuritaire, à la nuit de l’ignorance dans laquelle les haines se retranchent… des intellectuels opposent les armes du débat. Le terrain n’est pas vierge, ni même homogène. À y regarder de près, il montre des signes de fertilité. Les études contemporaines portant sur l’islam ont ceci en commun qu’elles refusent simultanément le déni, les amalgames ravageurs et les confiscations autoritaires du dogme. Face à l’ampleur de la tâche, certains, à l’instar du philosophe Abdennour Bidar, estiment qu’il «est temps que l’islam enfante lui-même sa Réforme». Dans des termes plus tranchants encore, Ghaleb Bencheickh considère qu’«un sursaut ou un réveil ne suffiront pas, le temps d’un éboulement des consciences est venu. Il faut sortir des simples toilettages, des réformettes, du rafistolage, du bricolage ou même d’un simple aggiornamento : tous s’apparentent à une cautérisation d’une jambe en bois».

Celui qui prône une refondation théologique juge ainsi qu’«on ne peut prétendre réformer tout en restant au sein des clôtures et des enfermements doctrinaux, car alors on ne libère pas l’esprit de sa prison». L’approche critique n’est pas nouvelle. En 2004, Abdelwahab Meddeb rappelait dans Face à l’islam (Éditions Textuel), s’agissant des sourates polémiques du Coran, que «cette violence n’est pas propre à l’islam, lequel, sur cette question, se révèle mimétique de la Bible». Comme de nombreux textes sacrés, le Coran est ambivalent. Si le «verset de l’épée» commande de combattre ceux qui ne croient pas à la « religion vraie », le verset 256 de la deuxième sourate souscrit qu’il n’y a « point de contrainte en religion ». Meddeb fait donc observer que «l’interprétation du sens donné à la lettre dépend de la lecture qu’on en fait et des priorités accordées à des prescriptions émanant de domaines divers. De nos jours, nous nous affrontons à des littéralistes aveuglés.» Comme un signe annonciateur de l’obscurantisme et du mur d’incompréhension qui s’érigent, le producteur historique de Cultures d’islam (France Culture) mettait déjà en garde contre l’imprudence méthodologique qui «abroge plus de cent autres (versets) doux et tolérants à l’égard de ceux qu’on voue ici à la mort». Et d’avertir : «Les malveillants qui ne veulent considérer qu’une face d’une réalité polymorphe, l’action spectaculaire et hideuse des terroristes leur rend la tâche facile : alors, dans le feu d’un événement sanglant et spectaculaire, il est aisé de profiter du choc produit pour réactiver des antagonismes élémentaires en assimilant l’islam et l’islamisme.»

« Ce mouvement qu’on appelle islamisme s’est présenté comme celui qui pourrait être le porte-parole des masses pauvres. » Fethi Benslama, psychanalyste

Michel Onfray est resté sourd à cet appel. Dans l’émission On n’est pas couché du 17 janvier, il saisissait une énième tribune pour brandir des passages belligènes du Coran. Contrecarré par le journaliste Aymeric Caron, le polémiste s’adonnait à une forme très actuelle d’«exégèse sauvage». «Le type de raisonnement qui vise à extraire hors contexte tel ou tel passage qui est en tension linguistique avec ce qui précède et ce qui suit est inepte de la part d’un prétendu philosophe. Nous n’avons pas attendu Michel Onfray pour nous rendre compte qu’il y a des versets de facture martiale dans le Coran. Cette compréhension radicale a été réactivée par certains dans une idéologie de combat», réagit Ghaleb Bencheikh. Ces discussions à l’emporte-pièce relèvent de «la crampe mentale», ironise-t-il. Elles détournent aussi le regard d’un modernisme en construction : «Comment être moderne, au sens étymologique du terme (suivre son mode, se hisser aux exigences de son temps), sans évolution, sans réflexion, sans intelligence, sans intelligibilité de la foi ?» «Il faut rouvrir la pluralité des approches de l’islam et cesser de prétendre qu’il y a un islam un, uni, c’est un fantasme, au même titre que perdure le fantasme d’une Europe unie ! Cela exige un travail de relativisation et d’historicisation des textes coraniques», abonde le psychanalyste Fethi Benslama.

Ce devoir de contextualisation n’est pas moins essentiel aux yeux de Rachid Benzine, chercheur sur la pensée musulmane. «Si l’histoire est fondamentale, c’est qu’elle prémunit des légitimations qui exonèrent la responsabilité des actes du présent. Or l’histoire peut combattre les folies de l’idéologie en montrant par exemple la diversité des manières d’être musulman. Ce sont les hommes de chaque époque qui reconstruisent le sens et font évoluer la lecture en fonction des crises et des drames de leurs temps.» L’histoire, poursuit-il, doit également libérer des «représentations délirantes que nous avons et qui sont dangereuses car elles couvent à bas bruit et entretiennent des fantasmes qui vont nourrir des interdits». L’interdit conjoncturel relatif à la représentation du Prophète a conduit récemment au pire. Rarement la citation de Georges Bataille, supposant que «l’apparente immobilité d’un livre nous leurre : chaque livre est aussi la somme des malentendus dont il est l’occasion», n’aura trouvé un si terrible écho. Plusieurs spécialistes ont ainsi relevé le caractère changeant et infondé de cet interdit qui émanerait du Coran. Dans les pas de l’historienne de l’art Christiane Gruber, qui a étudié les reflets de Mohamed aussi bien dans l’iconographie persane que dans des livres récents d’éducation religieuse, François Boespflug recense dans son ouvrage documenté le Prophète de l’islam en images (Bayard) «les représentations du Prophète produites en pays d’islam à partir du XIIIe siècle avant le raidissement contemporain travesti en loi de toujours». «Il n’y a pas de textes qui interdisent la représentation du Prophète, corrobore Tareq Oubrou. Si l’islam est une religion a-iconique, c’est par précaution préventive, mais le non-musulman n’est pas concerné par les injonctions de l’islam.»

« Les monarchies pétrolières ont voulu protéger leur existence en finançant des mouvements radicaux »

Quant aux conduites violentes qui naissent à la marge, elles sont le produit de plusieurs variables. Parmi ces raisons, analyse Fethi Benslama, «la première est sociale : face à l’impossibilité pour des masses pauvres de se faire entendre, ce mouvement qu’on appelle islamisme s’est présenté comme celui qui pourrait être leur porte-parole. La seconde est géopolitique : les monarchies pétrolières ont voulu protéger leur existence en finançant des mouvements radicaux, sous le regard et l’approbation de leurs alliés que sont les grandes puissances européennes et américaine. La troisième est civilisationnelle : la modernité a ébranlé et décomposé toutes les religions». Le facteur psychologique ne semble pas non plus étranger à ces processus : «Ces jeunes n’ont plus l’idéalité de la religion, mais ils n’ont pas non plus les moyens de l’idéalité moderne. À un certain niveau de détresse, la sortie peut se faire par la radicalisation. On retrouve ces formes de désespoir dans les banlieues des pays riches européens, et pas seulement chez les Européens musulmans. Parmi ceux qui ont recours à l’islamisme, 50% sont des convertis.»

Entre les militants d’une lecture progressiste et ouverte d’un côté et l’archaïsme qui entrave cette réflexion de l’autre – au milieu se trouve une majorité silencieuse qui vit paisiblement sa foi –, les possibles de l’islam sont tiraillés par des vents contraires. Pour conjurer le brouillard, plusieurs attitudes sont prescrites. Pour Tareq Oubrou, il ne s’agit pas tant de changer la référence que «l’interprétation des références. Décongelons ce qui a été fait pour le mettre à la couleur de notre époque !». Tandis que Rachid Benzine invite au dépassement du «rapport brouillé que l’homme entretient avec l’image qu’il se fait de la sacralité absolue de la religion», Fethi Benslama avance l’idée d’insoumission «non pas pour tout rejeter, mais pour y substituer une religion réflexive. Les mouvements qu’on appelle radicaux ou islamistes ont fondé leur doctrine sur l’idée que l’islam signifie soumission. On oublie que ce mot est polysémique : il peut signifier tout autant paix ou salut». «Dans la maison islam il y a le feu et le désordre, il faut donc éteindre le feu et mettre de l’ordre», renchérit Ghaleb Bencheickh. «Défaite de la pensée, abrasement de la réflexion, abdication de la raison, démission de l’esprit…», l’islamologue n’a pas de mots assez forts pour qualifier le règne d’un «fracas intellectuel». Tout en déplorant le fait «que sur deux décennies, il n’y a pas eu de colloque d’envergure pour dirimer les thèses islamistes ni de travail suivi ou ponctuel pour fondre le radicalisme», l’intellectuel estime qu’un islam moderne ne peut faire l’économie d’une « mise en débat du statut même de la révélation ». «Si la révélation coranique peut être pourvoyeuse de sens spirituel pour ceux qui croient, elle ne peut être la source première de la production du droit», argumente-t-il. Outre que l’enseignement de la langue arabe et l’apport culturel de la civilisation arabo-musulmane mériteraient d’être considérés, le besoin d’essaimer des réponses culturelles se fait pressant. «L’enjeu est d’abord culturel. Pour gagner la guerre, il faut d’abord mener la bataille culturelle», déclarait récemment le romancier Kamel Daoud dans le Figaro. Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe, fait sienne l’urgence d’apporter «une connaissance, une découverte, des informations, un savoir sur le monde arabe. Les forums, les rencontres, les débats, les expositions… font reculer les préjugés. Ce sont des hymnes au respect et à la tolérance. On ne parle du monde arabe qu’à travers les violences, on oublie l’effervescence intellectuelle et artistique de ces pays, les réalités de changement et d’ouverture qui l’animent ». Tout pèlerin ambitieux intègre la difficulté de la traversée. Mais, assure Ghaleb Bencheikh, «le plus grand voyage commence par un pas».

Quand des femmes décryptent le Coran. Outre l’Utopie de l’islam (Armand Colin), le Voile démystifié (Bayard), 
la sociologue Leïla Babès propose dans Loi d’Allah, loi des hommes (Albin Michel) un échange fructueux avec Tareq Oubrou qui illustre 
deux visions de l’islam : «celle d’une intellectuelle attachée à la critique scientifique des textes et à une conception moderne de la liberté, 
et celle d’un chef spirituel ouvert 
aux adaptations nécessaires, mais dans le cadre de la loi islamique classique». Quant à l’historienne Jacqueline Chabbi, après être revenue aux origines du Coran 
dans le Seigneur des tribus (CNRS éditions), elle publie aux éditions du Cerf un remarquable Coran décrypté qui traque, derrière les mots du texte sacré, «d’autres sens possibles 
que la tradition islamique rejette 
ou néglige». Dans l’actualité la plus immédiate, les éditions Textuel font paraître deux ouvrages attendus : Lettre ouverte au monde musulman, d’Abdennour Bidar, et Face à l’islam (réédition), entretien passionnant entre le regretté Abdelwahab Meddeb et Philippe Petit.

 Pour en savoir plus : http://www.humanite.fr/