Comme l’uranium, le vivre-ensemble doit être enrichi

À l’initiative de la Fondation Adyan, un congrès international sur l’éducation à la citoyenneté inclusive de la diversité vient de se tenir à Beyrouth.

IDENTITÉ
À l’heure des replis identitaires et de la résurgence des systèmes totalitaires sous une forme religieuse, l’élaboration d’une nouvelle éducation à la citoyenneté apparaît indispensable et la Fondation Adyan, sous la conduite de Fadi Daou et de Nayla Tabbara, a pris depuis un certain nombre d’années l’engagement d’y contribuer.

À son initiative, un symposium international vient de se tenir à Beyrouth sur le thème de « l’éducation à la citoyenneté inclusive de la diversité (religieuse et culturelle) pour un vivre-ensemble pacifique ». L’événement était placé sous le patronage du ministre de l’Éducation nationale et a bénéficié de l’appui du gouvernement britannique. Il s’est tenu en présence d’une trentaine de participants, dont le secrétaire général adjoint de la Ligue arabe, Badreddine Alali. La conférence inaugurale du congrès a été prononcée par l’ancien ministre Tarek Mitri, directeur de l’Institut des sciences politiques et affaires internationales Issam Farès de l’AUB.

Repenser l’éducation civique

Il s’agit de repenser notre éducation civique, explique en substance Nayla Tabbara (43 ans), docteur en sciences des religions de l’École pratique des hautes études (EPHE-Paris). Une éducation à la citoyenneté inclusive de la diversité, et développant une approche critique de l’extrémisme, s’impose désormais non seulement au Liban, mais partout dans le monde. La Fondation Adyan y travaille depuis des années, en coordination avec le Centre de recherche et de développement pédagogiques (CRDP) et le ministère de l’Éducation nationale. En outre, un institut vient d’être lancé par la Fondation, pour le développement de programmes de formation, Le nouvel institut se propose comme référence dans le monde arabe concernant l’éducation à la citoyenneté interculturelle, les religions et la chose publique, et enfin les relations interreligieuses et interculturelles.

 

ENQUÊTES
Pour bien cibler son approche, la Fondation Adyan a eu recours à des études de perception des professeurs et des élèves. Ces études ont été menées par l’agence Ipsos. Ces études ont déjà donné des fruits sous la forme d’une « charte nationale » pour l’éducation à la citoyenneté, et d’un nouveau manuel pour les classes de première sur le thème « Philosophie et civilisation », qui sera utilisé pour la première fois à la prochaine rentrée scolaire. Une formation adéquate est en cours pour un certain nombre de professeurs qui vont conduire cette expérience-pilote.
« Les concepts que nous développons ne seront pas seulement pour le Liban, précise Nayla Tabbara. Nous pressentons déjà que dans des pays comme l’Irak, la Palestine, la Tunisie ou Oman, ils feront la différence. »
« Même au Liban, cette approche pourrait être modulée en fonction des régions où se fait l’apprentissage. On n’apprend pas de la même façon à Beyrouth et au Akkar », nuance-t-elle.

Un monde pluriel
« Le monde entier devient un monde pluriel, explique encore Nayla Tabbara. Une citoyenneté inclusive de la diversité s’impose désormais aussi bien en Orient qu’en Occident. En Europe, l’approche est multiculturelle. Nous voulons et nous travaillons à ce qu’elle devienne interculturelle. Un dialogue ou une communication superficielle sont apparus insuffisants. Il faut aussi travailler sur les mémoires, les aspirations profondes. »
« Au Liban, notre culture est un peu comme celle de l’Europe. Il y a coexistence, mais pas véritable connaissance de l’autre. Dans certains domaines, le travail est entièrement à refaire. Nous avons grandi avec un livre d’éducation civique où la fierté que l’on peut tirer de l’identité libanaise était absente, perdue dans les programmes »
Du discours de Nayla Tabbara, on réalise que les programmes mis en circulation étaient inspirés d’une philosophie ou d’une idéologie de l’intégration nationale, du nivellement identitaire, de la suppression de la diversité, « alors même que ce qui fait le Liban, c’est la diversité. Une philosophie politique de la participation plutôt que de la tolérance ».
« En quelque sorte, conclut Nayla Tabbara, nous restituons le Liban à lui-même, avec une connaissance de sa spécificité et de sa précieuse valeur. » La Fondation Adyan réinvente le vivre-ensemble, mais enrichi, comme l’uranium.

 

Combien s’identifient comme Libanais ?

Pour reconnaître les besoins, la Fondation Adyan a eu recours à des enquêtes Ipsos. Qu’est-ce que la citoyenneté ? Quelle est la bonne citoyenneté libanaise ? Combien de Libanais se reconnaissent d’abord dans leur identité nationale ? D’où viennent nos connaissances des autres religions ? Toutes ces questions simples – aux réponses compliquées – ont été proposées à des professeurs, comme à des élèves et étudiants. Exemple : Combien, parmi les professeurs, s’identifient d’abord comme Libanais ? Réponses : 61 % parmi les chrétiens, 62 % parmi les sunnites et… 77 % parmi les chiites ! Le reste s’identifie d’abord par sa religion (21 % chez les chrétiens), ou par sa communauté religieuse spécifique (8 % chez les chrétiens). Éclairant.

Fady NOUN | OLJ

01/05/2015

Pour en savoir plus : http://www.lorientlejour.com/

Une vague d’athéisme dans le monde arabe

Le “califat islamique” a délié les langues. Les critiques ne visent plus seulement les mauvaises interprétations de la religion, mais la religion elle-même.

Athees
Dessin de Ballaman paru dans La Liberté (Fribourg).

 

Dans le monde arabe, on pouvait certes critiquer les personnes chargées de la religion, mais critiquer la religion musulmane elle-même pouvait coûter la vie à celui qui s’y risquait, ou du moins le jeter en prison. Le mot d’ordre “l’islam est la solution” a été scandé durant toute l’ère moderne comme une réponse toute faite à toutes les questions en suspens et à tous les problèmes complexes du monde musulman.

Mais la création de l’Etat islamique par Daech et la nomination d’un“calife ayant autorité sur tous les musulmans” soulèvent de nombreuses questions. Elles mettent en doute le texte lui-même [les fondements de la religion] et pas seulement son interprétation, l’idée même d’une solution religieuse aux problèmes du monde musulman. Car, au-delà de l’aspect terroriste du mouvement Daech, sa proclamation du califat ne peut être considérée que comme la concrétisation des revendications de tous les partis et groupes islamistes, à commencer par [l’Egyptien fondateur des Frères musulmans], Hassan Al-Banna, au début du XXe siècle. Au cours de ces trois dernières années, il y a eu autant de violences confessionnelles en Syrie, en Irak et en Egypte qu’au cours des cent années précédentes dans tout le Moyen-Orient.

Cela provoque un désenchantement chez les jeunes Arabes, non seulement vis-à-vis des mouvements islamistes, mais aussi vis-à-vis de tout l’héritage religieux. Ainsi, en réaction au radicalisme religieux, une vague d’athéisme se propage désormais dans la région. L’affirmation selon laquelle “l’islam est la solution” commence à apparaître de plus en plus clairement comme une illusion. Cela ouvre le débat et permet de tirer les leçons des erreurs commises ces dernières années.

Peu à peu, les intellectuels du monde musulman s’affranchissent des phrases implicites, cessent de tourner autour du pot et de masquer leurs propos par la rhétorique propre à la langue arabe qu’avaient employée les critiques [musulmans] du XXe siècle, notamment en Egypte : du [romancier] Taha Hussein à [l’universitaire déclaré apostat] Nasr Hamed Abou Zayd.

Car la mise en doute du texte a une longue histoire dans le monde musulman. Elle s’est développée là où dominait un pouvoir religieux et en parallèle là où l’extrémisme s’amplifiait au sein de la société. [L’écrivain arabe des VIIIe-IXe siècles] Al-Jahiz et [l’écrivain persan considéré comme le père de la littérature arabe en prose au VIIIe siècle] Ibn Al-Muqaffa avaient déjà exprimé des critiques implicites de la religion. C’est sur leur héritage que s’appuie la désacralisation actuelle des concepts religieux et des figures historiques, relayée par les réseaux sociaux, lieu de liberté pour s’exprimer et débattre.

Le bouillonnement actuel du monde arabe est à comparer à celui de la Révolution française. Celle-ci avait commencé par le rejet du statu quo. Au départ, elle était dirigée contre Marie-Antoinette et, à la fin, elle aboutit à la chute des instances religieuses et à la proclamation de la république. Ce à quoi nous assistons dans le monde musulman est un mouvement de fond pour changer de cadre intellectuel, et pas simplement de président. Et pour cela des années de lutte seront nécessaires.

—Omar Youssef Suleiman
Publié le 3 octobre 2014 dans Aseef22 (extraits) Beyrouth

 

Pour en savoir plus : http://www.courrierinternational.com