Des conflits géopolitiques sous couvert de religion

Et si les conflits du Moyen-Orient contemporain n’étaient pas de nature religieuse ? Pour l’historien et économiste libanais Georges Corm, cette approche réductrice de la géopolitique ne sert qu’à légitimer la thèse du « choc des civilisations ». Dans son livre Pour une lecture profane des conflits*, l’universitaire démontre les nombreux mécanismes qui ont permis de légitimer des guerres injustes depuis la fin de la Guerre froide. Une politique qui passe par l’instrumentalisation du religieux.

Par une lecture profane des conflits, entendez-vous vous opposer à la théorie de « choc des civilisations » ?

C’est un retour à la politologie classique, une approche des situations de guerre par une analyse multifactorielle, et non pas par une causalité unique qui serait religieuse, ethnique ou prétendument morale. La thèse du choc des civilisations est, à mon avis, une mise à jour post-moderne de la division du monde entre Sémites et Aryens, qui a provoqué l’antisémitisme effarant ayant mené au génocide des communautés juives d’Europe. Cette thèse perverse empêche de réfléchir sur les causes des conflits. Aveuglée par cette théorie du choc des civilisations, l’opinion publique peut soutenir des entreprises guerrières comme l’invasion de l’Irak, de l’Afghanistan, ou encore les interventions en Libye, en Syrie et très récemment au Yémen.

Au Moyen-Orient, le conflit sunnites-chiites est souvent mis en avant. La religion n’est-elle pas un vecteur de conflit dans cette région du monde ?

Quand le shah d’Iran était en place (1941-1979), sa politique n’était pas différente de celle du régime actuel. Pourtant, personne ne parlait d’opposition entre sunnites et chiites. Des intérêts géopolitiques se jouent aujourd’hui sous couvert de religion. Des enquêtes, publiées notamment dans The New Yorker, montrent que, suite à l’échec de l’invasion de l’Irak, les États-Unis ont décidé de provoquer des troubles entre sunnites et chiites. En créant notamment la notion de triangle chiite  Iran/Syrie/Hezbollah libanais, considéré comme l’équivalent d’un « axe du mal ». C’est très loin de la complexité des réalités de terrain, qui implique les intérêts géopolitiques des régimes turc, qatari, saoudien et israélien. La politique occidentale poursuit une ligne « sunnites contre chiites » sur le plan intérieur, et une vision « monde islamique contre monde occidental » sur un plan plus large. Il s’agit d’une approche fantaisiste : tous les gouvernements des pays musulmans sont dans l’orbite des puissances occidentales à l’exception de l’Iran, qui tente de normaliser ses relations avec les États-Unis.

Pourquoi les problèmes de religion, culture et civilisation sont si souvent invoqués pour justifier les conflits ?

Le Moyen-Orient est l’un des carrefours géopolitiques les plus importants dans le monde. C’est le principal réservoir énergétique. C’est aussi le lieu de naissance des trois monothéismes. Il est très facile d’utiliser les symboles religieux pour couvrir d’un voile les enjeux profanes purement politiques, militaires, économiques et autres désirs de puissance et d’hégémonie. Le Moyen-Orient est constitué de trois grands groupes ethniques ou nationaux : les Perses iraniens, les Turcs et les Arabes. Iraniens et Turcs ont pu hériter de structures d’empires vieilles de plusieurs siècles. En revanche, les Arabes ont été balkanisés dans diverses entités par les deux colonialismes français et anglais.

À l’heure du nationalisme arabe du président égyptien Nasser (1956-1970), la région était le théâtre d’atmosphères révolutionnaires qui menaçaient les intérêts occidentaux. L’organisation des Frères musulmans a été bien instrumentalisée afin de s’opposer à un panarabisme anti-impérialiste et tiers-mondiste qui entretenait des relations croissantes avec le bloc soviétique. Bien plus, l’instrumentalisation du religieux est devenue quasiment la politique officielle américaine pendant la Guerre froide. Zbigniew Brzezinski, conseiller du président américain Jimmy Carter de 1977 à 1981, a décidé d’organiser la mobilisation religieuse contre l’URSS. Dans l’aberrante guerre d’Afghanistan, en 1979, l’Arabie saoudite a été appuyée et financée par les États-Unis pour entraîner des milliers de jeunes Arabes, qui partaient ensuite se battre en Afghanistan. Al-Qaida est née à ce moment-là. Ces groupes de combattants ont ensuite été transportés en Bosnie, en Tchétchénie, aux Philippines, aujourd’hui dans le Xinjiang chinois… L’instrumentalisation de ces groupes mène à des organisations comme l’État islamique.

Vous parlez bien plus d’un recours au religieux que d’un « retour du religieux », expression que vous dénoncez. Pourquoi ?

Il n’y a jamais eu d’abandon du religieux dans l’Histoire du monde. Parler de retour du religieux est un ethnocentrisme européen poussé à l’extrême. Certes, la petite Europe a été relativement déchristianisée. Mais le reste du monde a conservé des liens importants avec la religion. À commencer par les États-Unis, pays fondé par des colons britanniques puritains. Le « retour du religieux » a été beaucoup invoqué pour dénoncer les dictatures marxisantes. Le philosophe allemand Léo Strauss (1899-1973) se demandait s’il ne fallait pas mieux revenir à des législations de type religieuses, après les malheurs qu’il attribuait exclusivement à la laïcité et la Révolution française, qui auraient d’après lui provoqué les deux Guerres mondiales. Accuser la Révolution française ou les philosophes des Lumières de tous les malheurs du monde est une thèse tout à fait exagérée. Pour moi, l’archétype de la guerre d’extermination, du goulag et du nazisme se trouve dans les guerres de religion.

Le raidissement des dogmes, aujourd’hui, traduit-il une nouvelle crise religieuse ?

Il ne faut pas tomber dans le piège des mouvances terroristes actuelles. Elles se réclament de trois théologiens politiques musulmans : Ibn Taymiyya (1263-1328), emprisonné par le sultan pour son extrémisme religieux ; le Pakistanais Abul a’la-Maududi (1903-1979), qui a justifié la sécession sanglante des Indiens de confession musulmane ayant donné lieu à la création de « l’État des purs » (ou Pakistan) ; et le Frère musulman égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) qui a considéré tous les régimes politiques arabes comme « hérétiques » parce que ne respectant le principe d’une souveraineté absolue de Dieu sur les hommes. Mais la théologie musulmane, vieille de plus de treize siècles, va bien au-delà de ces trois noms et les théologiens « libéraux » sont très nombreux. Je pense qu’il y a aujourd’hui une crise des monothéismes, à cause de la manipulation du religieux. Concernant l’islam, la croyance wahhabite a été largement condamnée par la plupart des théologiens musulmans qui la considèrent beaucoup trop extrémiste. À l’origine, cette doctrine est née au XVIIIe siècle d’une simple alliance entre le prédicateur Abd al-Wahhab et la famille al Saoud aux ambitions politiques très grandes. Quand, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’Arabie saoudite a atteint une puissance pétrolière et financière importante, le wahhabisme s’est exporté tous azimuts.

Quel rôle joue l’instrumentalisation de la mémoire dans la gestion des conflits ?

Les musulmans restés fidèles au concept de « religion du juste milieu » sont marginalisés. Aujourd’hui, les médias et les chercheurs ne s’intéressent plus à la sociologie des sociétés arabes, turques, perses… Ils se consacrent à l’étude des réseaux islamistes. C’est un islam abstrait, une méga-identité qui ne veut rien dire mais sert à stimuler cette idéologie du conflit des civilisations. On retrouve le même type de crispation, en ce qui concerne le judaïsme. De très nombreux citoyens européens ou américains de confession juive n’approuvent pas la politique d’Israël. Des groupes de religieux, comme Neturei Karta, ne reconnaissent même pas la légitimité de l’État israélien. Mais ils sont totalement marginalisés dans les médias et la recherche académique. Une autre manipulation de la mémoire est le passage de la notion d’Occident gréco-romain à la notion d’Occident judéo-chrétien. Ce coup d’État culturel n’a pas beaucoup de sens, car le christianisme s’est construit contre le judaïsme. Cette opération est destinée à réparer le traumatisme causé par l’Holocauste.

Alors que le XXe a vu, pendant un temps, triompher une vision laïque de l’ordre international, comment la religion a-t-elle pu opérer un tel retour en force ?

Jusqu’aux années 1970, la vie internationale était laïque. Les pays non-alignés basaient leur discours sur le rapport avec les deux grandes puissances. La préoccupation était le développement économique et social, l’appropriation des sciences et les technologies. Tout a basculé avec la Guerre froide. L’extension du marxisme dans les rangs de la jeunesse arabe dans les années 1950-60 était très impressionnant. De quoi inquiéter les milieux militaires et politiques occidentaux. En cherchant à réislamiser les sociétés musulmanes, la doctrine Brzezinski entendait que leurs préoccupations ne soient plus économiques ou sociales, mais théologiques.

Pourquoi la laïcité a-t-elle échoué dans le monde arabe et musulman ?

Je n’aurais pas un jugement aussi abrupt. De très larges pans de laïcité subsistent dans des pays comme la Turquie ou la Tunisie. La Syrie et l’Irak étaient largement laïcisés eux aussi. Tout comme l’Égypte dans les années 1940-1950. Il n’y a pas non plus de recul absolu. Heureusement, il existe encore des millions de musulmans arabes sans comportement religieux ostentatoire. Mais l’échec complet de l’industrialisation est associé à une expansion démographique effarante. Devant l’incapacité de trouver un emploi, la mosquée devient attirante. Toutes les ONG islamiques ont fleuri grâce au financement des monarchies et émirats du Golfe. Elles ont distribué des aides sociales, conditionnées par l’adoption d’un mode de vie religieux.

Les médias et intellectuels occidentaux ont-ils joué un rôle dans cette « réislamisation » ?

Les politologues occidentaux ont donné une crédibilité islamique à des gens comme Ibn Taymyya ou Sayyid Qutb, ainsi que Ben Laden et le soi-disant « État islamique ». Vouloir expliquer des phénomènes comme les attentats du 11 septembre 2001 ou celui de Charlie Hebdo par la religion musulmane ne fait qu’amplifier le malaise. Les organisations terroristes doivent être considérées comme telles. Si vous mobilisez des savoirs soi-disant académiques pour justifier leurs actes par la théologie musulmane, vous jouez dans leur camp et renforcez leur crédibilité. S’est-on penché sur les textes marxistes pour expliquer les crimes d’Action directe, ou de la bande à Baader ou le goulag ? Chercherions-nous dans les Évangiles une justification des Croisades ou du génocide des Indiens d’Amérique ? Non.

Pensez-vous qu’il est possible de sortir de ce cercle vicieux ?

Je ne suis pas très optimiste. À partir du moment où les médias américains et européens appellent Daesh « l’État islamique », le terrorisme s’accroît. En luttant contre Ben Laden, longtemps allié des États-Unis, on en a fait un grand héros, avec un retentissement médiatique hors-pair. Deux pays souverains ont été envahis en déployant des moyens militaires absurdes. D’autant plus que l’Irak était considéré par Ben Laden comme un État mécréant à détruire. Et ça continue avec le drame syrien. On a décidé de diaboliser Bachar el-Assad, sous prétexte de réduire un dictateur qui n’est pas dans le sillage géopolitique de l’Occident. Tout en affirmant, à côté, que des organisations comme le Front al-Nosra, pourtant classé comme terroriste, font du bon travail en Syrie. Au Yémen, on recommence à bombarder les Houthis sous prétexte qu’ils sont soutenus par l’Iran et qu’ils appartiennent à l’une des nombreuses branches du chiisme. Ces folies coûtent des milliards de dollars aux contribuables européens et américains. Comment arrêter cette machine ? Depuis 2001, il n’y a aucune demande de comptes dans les pays occidentaux. Il est temps que les démocrates se réveillent pour demander que cela cesse.

Propos recueillis par Matthieu Stricot – publié le 22/07/2015

(*) Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits : sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2015, 11 €.

Du même auteur : Pensée et politique dans le monde arabe : contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècles, Paris, La Découverte, 2015, 23 €.

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/

L’islam est-il une religion violente ?

Croisades
L’islam n’a pas l’apanage de la violence. Les guerres de religion, les guerres coloniales et les guerres civiles ont été menées, elles aussi, au nom d’une croyance religieuse et d’une idéologie politique. Ce tableau représente l’armée de Saladin, qui, en 1187, défait les armées chrétiennes et reprend Jérusalem. Le siège du royaume de Jérusalem est installé à Saint-Jean-d’Acre en 1229.
En raison d’événements géopolitiques saillants qui, depuis des décennies, dominent l’actualité du monde musulman (Révolution iranienne de 1978, décennie noire algérienne, 11-Septembre, État islamique, etc.), mais aussi à cause de toute une série de biais et de deux poids-deux mesures dans la couverture médiatique et le discours politique sur l’islam, deux notions négatives sur cette religion et ses croyants se sont cristallisées dans les opinions publiques occidentales ainsi que dans de larges segments des pays à majorité musulmane, à commencer par leurs élites et diasporas libérales-sécularistes.Première notion : l’islam serait par essence une « religion de haine » qui favoriserait la violence, ou du moins qui l’encouragerait ou la tolérerait plus que les autres religions. Une grande partie de l’excitation théologique qui agite aujourd’hui nos politiciens et têtes islamiques pensantes autour d’une « réforme islamique » présentée comme urgente semble en fait largement déterminée par ce stéréotype, auquel certains, y compris parmi les meilleurs, semblent désormais céder.En France, grande est en effet la peur de ne pas passer pour un bon musulman bien républicain, bien « modéré » et bien « intégré » si l’on n’a pas le discours politiquement correct que l’Etat et ses pseudo-laïcs attendent de vous.Seconde idée, si implantée dans les esprits que l’on ne songe même pas à la vérifier : la majorité (et pour beaucoup, la quasi-totalité) des attaques terroristes dans le monde serait le fait de « jihadistes islamistes » agissant au nom de l’Islam ou de l’idée qu’ils s’en font (Al Qaïda, ISIS, « loups solitaires » ou cellules semi-autonomes à la Mohammed Merah, Frères Kouachi, etc.). Nous avons affaire ici à un consensus idéologique qui vire à un quasi-unanimisme à l’évidence éminemment néfaste pour tous les musulmans.Cette doxa délétère structure les perceptions et opinions publiques vis-à-vis de l’Islam et de ses pratiquants, souvent d’ailleurs aussi chez les musulmans eux-mêmes. Mais elle détermine également de plus en plus les politiques publiques dans un sens liberticide : surveillance-espionnage des mosquées, politiques de « contre-radicalisation », efforts étatiques d’ailleurs anti-laïques, pour forger un « Islam de France » afin de réguler, y compris théologiquement, une religion perçue comme dangereuse, récente loi renseignement,etc. Le tout dans l’hystérie et la paranoïa collective la plus complète, dans une atmosphère de panique morale médiatiquement et politiquement organisée autour d’une prétendue « menace islamiste » qui ressemble de plus en plus à une de ces orwelliennes politiques de la peur bien connues, fort pratiques pour le contrôle des populations, et calquée sur les précédentes : « Menace Rouge » (la « Red Scare » de la Guerre froide), « complot judéo-bolchévique » ou, plus récemment, « armes de destruction massive » (non existantes) de Saddam Hussein justifiant l’invasion de l’Irak.

Le problème ? Les notions sur lesquelles reposent ces perceptions collectives et entreprises politiques sont toutes factuellement fausses, sur le plan tant historique que contemporain.

Un mythe que chacun peut empiriquement démentir

Première observation : avec 1,6 milliard de musulmans dans le monde, 23 % de la population globale, si l’islam était cette religion de haine et de « barbarie » que ses opposants nous décrivent à longueur de journée, ce n’est pas une poignée d’« États faillis » (Irak, Syrie, Libye, Yémen, Nigéria) qui seraient à feu et à sang, mais l’ensemble de la planète.Force est de constater que si cette religion propage un message de haine, de violence et d’intolérance, alors, bizarrement, la quasi-totalité de ses fidèles ne semble curieusement pas entendre ce supposé message, puisqu’ils restent à 95 % ou plus parfaitement non violents.Sans même aller dans la recherche sur ce sujet (qui existe bel et bien, surtout dans le monde anglo-saxon), faites le test autour de vous : prenez tous vos collègues musulmans, amis, membres de la famille, amis de la famille, tous ceux et celles que vous connaissez de près ou de loin. Combien sont religieusement violents, combien sont terroristes ? On prend le pari : pas un(e) seul(e). Fait aisément observable qui s’applique d’ailleurs non seulement aux musulmans occidentaux mais à ceux dans les autres parties du monde, y compris la zone Afrique du Nord – Moyen-Orient.

Un mythe également démenti par l’Histoire

Dans une perspective plus objective et historique, il n’existe aucune preuve que l’islam et ses civilisations aient été plus violentes et « barbares » que, par exemple, l’Occident chrétien. A vrai dire, cela a, la plupart du temps, été le contraire.Il n’est que de rappeler l’histoire ultraviolente du catholicisme européen, avec son cortège ininterrompu d’atrocités à grande échelle, ses croisades, saintes inquisitions, massacres sans fin de juifs et autres chrétiens (Templiers, etc.), ses guerres de religion seiziémistes (70 000 tués, tous chrétiens massacrés par d’autres chrétiens) et ses entreprises coloniales aux quatre coins de la planète, des Amériques à l’Asie en passant par l’Afrique, avec leurs cohortes de massacres de masse, dont l’immense majorité reste à ce jour inconnus du grand public mis à part les quelques cas médiatisés comme Sétif.Le tout accompli par des États bien évidemment non islamiques, tant monarchiques que républicains, tant religieux que séculaires, mais avec à chaque fois les Églises chrétiennes présente pour stimuler et justifier ces horreurs, au nom de Dieu.Un exemple : quand les croisés européens capturèrent Jérusalem le 10 juillet 1099 (sur ordre du pape Urbain II et au nom de la chrétienté) , ils massacrèrent les populations juives et musulmanes, hommes, femmes et enfants, souvent après les voir torturés et coupés en morceaux, faisant des piles de têtes, jambes, pieds et mains, comme ils s’en vantent dans leurs propres récits, allant même jusqu’à remercier Dieu de leur avoir permis de massacrer les infidèles jusque dans leurs temples et mosquées, où, dit l’un d’eux, « nos chevaux pataugèrent dans le sang jusqu’aux genoux ».Par contraste, quand Saladin reconquiert Jérusalem le 2 octobre 1187, il ne commet, lui, aucun massacre de civils, épargne les populations juives et chrétiennes, et leur donne même une escorte militaire musulmane pour les accompagner jusqu’aux côtes de la Syrie et de la Palestine afin de les protéger contre des attaques de tribus locales, bandes de brigands ou marchands d’esclaves.

Plus tard, tout au long des XIXe et XXe siècles, les nations de l’Occident chrétien se distinguent par une compétition coloniale de nature impérialiste, dont l’ampleur planétaire, la durée et la brutalité restent sans équivalent dans le monde islamique, lui-même d’ailleurs objet de cette colonisation. Et en France, ces guerres de conquête, exemples types de pure « barbarie », sont bel et bien menées par et au nom de la République et de la chrétienté (la fameuse « mission civilisatrice » qui imprègne toujours les esprits de si nombreux laïcards anti-voile), avec, partout, la participation active des Églises catholiques et protestantes qui voient dans les populations africaines, asiatiques ou amérindiennes, toutes conçues comme « arriérées », autant d’opportunités d’évangélisation.

Et cette histoire-là, loin d’être ancienne, ne se termine qu’en 1962 avec l’indépendance algérienne.

Plus généralement, c’est tout le XXe siècle qui infirme la thèse d’un Islam « religion violente ». En effet, parmi les pires atrocités historiques qui pullulent tout au long de ce siècle de sang, et elles furent nombreuses, la quasi-totalité fut commise non pas par des populations musulmanes au nom de l’islam, mais par les États et peuples occidentaux.

Première et Seconde Guerres mondiales. Fascisme. Nazisme. Hitlérisme. Stalinisme. Maoïsme, et on en passe. Aucune de ces horreurs ne fut déclenchée et perpétrée par des musulmans au nom d’Allah. Toutes furent, au contraire, commises par des athées, des agnostiques ou des chrétiens. Rappelons-le encore et toujours : chaque fois que l’on propage ce mensonge d’un Islam-religion-plus-violente : l’Holocauste ne fut pas le fait de musulmans et n’eut pas lieu au Moyen-Orient, mais bien au cœur de l’Europe chrétienne.

Qui plus est, toutes ces tragédies furent bel et bien accomplies non seulement par des régimes et populations européennes (ou asiatiques dans le cas de Mao ou de Pol Pot et de ses khmers rouges) non musulmanes, mais elles le furent au nom d’idéologies qui n’avaient rien à voir avec l’islam : « mission civilisatrice » de la IIIe République, celle de Jules Ferry ; supériorité de la « race aryenne » et nécessité du Lebensraum (l’ « espace vital » du IIIe Reich) ; chrétienté (on oublie trop souvent que, par exemple, la Première Guerre mondiale eut une très forte dimension de guerre religieuse, de guerre sainte, chacun clamant que Dieu était de son côté) ; idéologies athées marxistes-léninistes, etc.

Le mythe actuel selon lequel l’islam a toujours été et reste une religion particulièrement toxique et violente, en tout cas beaucoup plus que les autres idéologies religieuses (ou pas), était déjà un mensonge au Moyen Âge. Il reste un mensonge tout au long du XIXe siècle colonial et du XXe siècle. Il ne saurait perdurer en plein XXIe siècle.

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Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan College (université affiliée à l’Église méthodiste de John Wesley), où il est maître de conférences. Il est l’auteur de nombreux articles sur la France contemporaine et la culture française.

Pour en savoir plus : http://www.saphirnews.com/

Arabie saoudite vs Iran: pourquoi c’est le nouveau choc des religions

En intervenant au Yémen contre les rebelles chiites soutenus par l’Iran, l’Arabie saoudite, championne du sunnisme expose la région à un embrasement général.
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Des avions de l’armée aérienne de l’Arabie Saoudite, photographiés le 1 janvier 2013. (FAYEZ NURELDINE / AFP)

Remarque d’un haut gradé du Pentagone, dans le Wall Street Journal: « Je regarde la carte du Moyen-Orient ; je regarde tous ces affiliés de l’Etat Islamique ; je regarde toutes ces zones de combat. Et je me demande qui sera l’archiduc dont l’assassinat déclenchera un embrasement général ».

Une guerre totale, dans tout le Proche et le Moyen-Orient, provoquée, comme en juin 1914, par le meurtre de l’héritier – ou d’un haut dirigeant – d’un territoire non pas austro-hongrois mais sunnite ou chiite? L’hypothèse est glaçante mais désormais plausible avec l’intervention directe de l’Arabie saoudite au Yémen.

En s’attaquant à la rébellion houthiste, soutenue et armée par l’Iran, le champion de la branche majoritaire du sunnisme est entré en conflit direct avec Téhéran, chef de l’axe chiite. En bombardant les troupes houthistes, sur le point de chasser le président yéménite, leur allié, en combattant au sol ces chiites désormais aux portes d’Aden, la deuxième ville du pays après avoir conquis Sanaa, sa capitale, le royaume wahhabite saoudien a pris le risque d’affronter, par milices interposées, la République islamique iranienne, sa grande rivale dans la région.

A la tête d’une coalition de 8 pays

Certes, en laissant faire, l’Arabie saoudite aurait perdu toute crédibilité dans sa zone d’influence. Mais en prenant la tête d’une coalition de huit pays arabes (Emirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Koweït, Égypte, Jordanie, Maroc, Soudan) plus le Pakistan, contre l’Iran, héritier de la « vraie légitimité » (celle de la descendance de Mahomet), le royaume qui abrite les lieux saints de l’Islam (La Mecque et Médine) court le pire des dangers. Un enlisement, une guerre longue, fratricide déstabilisant toute la région.

Arrêt sur image.

Depuis décembre 2010, début du « printemps arabe » en Tunisie, jamais cette région n’a été aussi divisée, fragmentée entre allégeances, tribus, confessions et ambitions. Après la chute de Moubarak en Egypte, celle de Kadhafi en Libye, puis l’éclatement de la guerre civile en Syrie (en quatre ans plus de 200.000 morts et deux millions de réfugiés), l’irruption de la machine Daech en Irak et en Syrie, avec des « affiliés » du Yémen à la Tunisie, a provoqué une recrudescence des affrontements religieux et une pulvérisation des frontières rendant illisible la carte de la région. Que cache, par exemple, l’opposition à Bachar al Assad, le dictateur syrien ? Des réformistes (le Conseil national syrien, dominé par les sunnites) ? Des groupes armés partiellement convertis au charme vénéneux du califat d’Abou Bakr al-Bagdadi ? La « Résistance islamique », branche armée du Hezbollah, mouvement chiite libanais renforcé par des combattants iraniens de même obédience ? Même casse-tête en Irak. À Tikrit, engagées aux côtés des forces menées par les États-Unis (combattants kurdes, armée régulière irakienne) contre les djihadistes, certaines milices chiites sous les ordres du général iranien Ghassem Soleiman, menacent de « cibler » des conseillers militaires américains. Qui chercheraient à leur « voler la victoire ». « Bataille dans la bataille », qu’on retrouve au Yémen. Les « conseillers » américains s’étant retirés (tout en continuant à assister l’aviation saoudienne), les rebelles houthistes bénéficient du soutien de l’Iran, mais le pays a été longtemps – et semble rester – l’un des terrains d’action d’Al Qaida.

Un maître d’oeuvre local

S’il est souvent difficile de repérer la main de Téhéran, celle de Riyad ou de l’Etat islamique qui n’utilisent pas toujours leurs propres forces mais choisissent un « maître d’œuvre » local pour appliquer leur stratégie, impossible, en revanche, d’ignorer une évidence : cette région du monde hyper inflammable peut s’embraser totalement à tout moment. Au petit jeu de la responsabilité, chacun peut se renvoyer la balle. Les pays arabes ? Ils ont beau jeu d’accuser la colonisation et les accords Sykes-Picot de 1916, « organisant » le démantèlement de l’empire Ottoman et le découpage du monde arabe selon des frontières totalement artificielles. Les occidentaux ? Ils soulignent l’incapacité des nations arabes à bâtir de vraies démocraties capables d’endiguer le terrorisme islamiste. Le vrai problème : comment sortir du tsunami qui bouleverse la géostratégie de la région?

Après les deux guerres d’Irak et l’échec des néoconservateurs américains à imposer par la force un nouvel ordre international, Obama voulait (discours du Caire en 2009) en finir avec le mythe du « choc des civilisations », dissiper la méfiance des musulmans vis à vis de l’Amérique et, la paix rétablie, concentrer son attention sur l’Asie (doctrine du « pivotal shift » vers le Pacifique).

Mais voilà, le gendarme de la région n’a tenu aucun de ses engagements. Ni vis à vis de l’Arabie saoudite (lâchée par les USA lors de la répression de la révolte populaire de Bahreïn), ni vis à vis de l’Égypte (abandon de Hosni Moubarak en 2011, soutien mitigé au président Al-Sissi), ni vis à vis de ses alliés européens (refus de bombardements ciblés en Syrie en septembre 2013, malgré l’utilisation d’armes chimiques contre sa population par Bachar Al-Assad). Alors, se poser aujourd’hui en médiateur, éviter une confrontation entre l’Arabie saoudite -sunnite – qu’elle n’a cessé de trahir et l’Iran -chiite – avec qui elle négocie une limitation cruciale de son programme nucléaire : mission impossible.

Sans alliés sur le terrain, sans ligne directrice claire, l’Amérique jongle avec trop d’enjeux : détruire l’Etat islamique, normaliser ses rapports avec l’Iran, ménager les théocraties du Golfe, mais également Israël, farouchement opposé comme Ryad à la rentrée de l’Iran sur la scène internationale. « Leading from behind », « diriger les choses de derrière » : c’est la nouvelle « real politik » des États-Unis. Dans l’affrontement chiites-sunnites, cette recette paraît simpliste pour l’Orient compliqué.

Jean-Gabriel Fredet

Par Jean-Gabriel Fredet

Pour en savoir plus : http://www.challenges.fr

Diversité : mélange explosif ou modèle vertueux ?

Epices

Les adversaires des sociétés multiculturelles ont de quoi se réjouir. Dans de nombreuses parties du monde, au Moyen-Orient (Syrie, Irak), en Afrique (Libye, Mali, Nigeria), en Asie, des guerres civiles font rage, opposant bouddhistes et musulmans, chiites et sunnites, arabes et noirs, chrétiens et musulmans, musulmans et juifs.

La France, on le voit bien aujourd’hui, n’est pas épargnée par une violence à base ethnique et religieuse. Depuis quelques jours, lieux de culte juifs et musulmans sont sous protection policière. Les réseaux sociaux bruissent d’anathèmes entre communautés. Des personnalités telles que Thilo Sarrazin en Allemagne, David Cameron en Grande-Bretagne, sans parler de nombreux politiciens français, proclament l’échec du multiculturalisme. La seule solution pour eux: un modèle d’intégration laïc gommant toute manifestation publique de différence, et notamment de religion.

L’exemple de trois pays d’Asie du Sud-Est permet pourtant de battre cette idée en brèche. En Birmanie, en Malaisie et à Singapour, les Britanniques avaient suscité des mouvements migratoires et la constitution de sociétés « plurielles » afin de nourrir le développement économique de leur empire. Lors de leur indépendance, ces territoires s’étaient donc retrouvés peuplés par des ethnies majoritaires (Bamar au Myanmar, Bumiputra en Malaisie, Chinois à Singapour) mais également des ethnies/religions minoritaires, avec des affrontements violents, culminant dans les années 1960.

Le Myanmar va réprimer, parfois de façon sanglante, les minorités présentes sur son sol, et notamment la minorité musulmane et les ethnies Kachins et Karens, tenues pour responsables de tous les maux. La plupart des descendants d’immigrés indiens et chinois sont expulsés. Les dictateurs combattent la diversité physiquement.

La Malaisie adopte une politique plus ouverte. Les Chinois peuvent continuer à posséder des entreprises. Pour autant, se met en place, dans la foulée des émeutes du 13 mai 1969 (dans laquelle plusieurs centaines de Chinois sont tués), une constitution dans laquelle est gravée dans le marbre la « préférence ethnique » en faveur des Bumiputras, groupe majoritaire dominé du temps de la colonisation. 80% des postes de fonctionnaires leur sont réservés. Des quotas similaires existent dans l’enseignement supérieur, ce qui provoque une émigration de Chinois et d’Indiens, partant faire leurs études à l’étranger.

Singapour prend une troisième voie. Davantage encore qu’en Malaisie, des investissements massifs sont réalisés dans l’éducation, et le pays parie sur la libre entreprise. Mais plutôt que de prendre acte de la domination de l’ethnie majoritaire (les Chinois à 75%), les dirigeants singapouriens mettent en place une politique volontariste imposant la coexistence entre les différentes ethnies, quartier par quartier, immeuble par immeuble. La diversité est célébrée en tant que telle lors d’une journée dédiée, le Harmony Day. Les autres jours de congés nationaux sont ceux des différentes religions en présence (bouddhiste, musulmane, chrétienne). Les enfants sont éduqués dans le plurilinguisme.

Une très grande attention est donnée à l’intégration, avec un soutien systématique des élèves en difficulté (cours particuliers gratuits pour les jeunes enfants qui peinent à apprendre et à lire). Toutes les filières d’enseignement sont également dotées et valorisées. Une construction patiente et systématique d’une identité commune, sans laissés pour compte.

L’exemple de ces trois pays illustre la latitude dont bénéficient les gouvernements pour réprimer les différences, les contenir en les laissant subsister, ou pour en faire un avantage concurrentiel.

Singapour, qui célèbre la diversité et l’éducation, occupe la troisième place dans le classement des pays selon le pouvoir d’achat par habitant du Fonds monétaire international, la Malaisie qui l’encadre par une politique de préférence ethnique est, elle, à la 59ème place. Le Myanmar, qui a longtemps tenté de réprimer dans le sang sa propre diversité, se traîne au bas du tableau à la 161ème place.

La France ne peut plus se contenter de subir la diversité de sa population. Le choix est devant nous. Vivre dans le chaos, exclure les minorités, ou transformer cette diversité en atout.

Pour en savoir plus :  http://www.huffingtonpost.fr

Une vague d’athéisme dans le monde arabe

Le “califat islamique” a délié les langues. Les critiques ne visent plus seulement les mauvaises interprétations de la religion, mais la religion elle-même.

Athees
Dessin de Ballaman paru dans La Liberté (Fribourg).

 

Dans le monde arabe, on pouvait certes critiquer les personnes chargées de la religion, mais critiquer la religion musulmane elle-même pouvait coûter la vie à celui qui s’y risquait, ou du moins le jeter en prison. Le mot d’ordre “l’islam est la solution” a été scandé durant toute l’ère moderne comme une réponse toute faite à toutes les questions en suspens et à tous les problèmes complexes du monde musulman.

Mais la création de l’Etat islamique par Daech et la nomination d’un“calife ayant autorité sur tous les musulmans” soulèvent de nombreuses questions. Elles mettent en doute le texte lui-même [les fondements de la religion] et pas seulement son interprétation, l’idée même d’une solution religieuse aux problèmes du monde musulman. Car, au-delà de l’aspect terroriste du mouvement Daech, sa proclamation du califat ne peut être considérée que comme la concrétisation des revendications de tous les partis et groupes islamistes, à commencer par [l’Egyptien fondateur des Frères musulmans], Hassan Al-Banna, au début du XXe siècle. Au cours de ces trois dernières années, il y a eu autant de violences confessionnelles en Syrie, en Irak et en Egypte qu’au cours des cent années précédentes dans tout le Moyen-Orient.

Cela provoque un désenchantement chez les jeunes Arabes, non seulement vis-à-vis des mouvements islamistes, mais aussi vis-à-vis de tout l’héritage religieux. Ainsi, en réaction au radicalisme religieux, une vague d’athéisme se propage désormais dans la région. L’affirmation selon laquelle “l’islam est la solution” commence à apparaître de plus en plus clairement comme une illusion. Cela ouvre le débat et permet de tirer les leçons des erreurs commises ces dernières années.

Peu à peu, les intellectuels du monde musulman s’affranchissent des phrases implicites, cessent de tourner autour du pot et de masquer leurs propos par la rhétorique propre à la langue arabe qu’avaient employée les critiques [musulmans] du XXe siècle, notamment en Egypte : du [romancier] Taha Hussein à [l’universitaire déclaré apostat] Nasr Hamed Abou Zayd.

Car la mise en doute du texte a une longue histoire dans le monde musulman. Elle s’est développée là où dominait un pouvoir religieux et en parallèle là où l’extrémisme s’amplifiait au sein de la société. [L’écrivain arabe des VIIIe-IXe siècles] Al-Jahiz et [l’écrivain persan considéré comme le père de la littérature arabe en prose au VIIIe siècle] Ibn Al-Muqaffa avaient déjà exprimé des critiques implicites de la religion. C’est sur leur héritage que s’appuie la désacralisation actuelle des concepts religieux et des figures historiques, relayée par les réseaux sociaux, lieu de liberté pour s’exprimer et débattre.

Le bouillonnement actuel du monde arabe est à comparer à celui de la Révolution française. Celle-ci avait commencé par le rejet du statu quo. Au départ, elle était dirigée contre Marie-Antoinette et, à la fin, elle aboutit à la chute des instances religieuses et à la proclamation de la république. Ce à quoi nous assistons dans le monde musulman est un mouvement de fond pour changer de cadre intellectuel, et pas simplement de président. Et pour cela des années de lutte seront nécessaires.

—Omar Youssef Suleiman
Publié le 3 octobre 2014 dans Aseef22 (extraits) Beyrouth

 

Pour en savoir plus : http://www.courrierinternational.com

 

Multiculturalisme américain ou assimilation à la française : le match des modèles

Barack Obama

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Barack Obama a annoncé un plan visant à régulariser la situation de millions d’immigrés illégaux. Le décryptage de François Durpaire.


François Durpaire est historien des Etats-Unis. Il est également responsable de l’antenne de France Diversité Médias TV.


FigaroVox: Le président américain a annoncé un plan de régularisation de la situation de plusieurs millions d’immigrés illégaux. La presse américaine parle de 5 millions d’immigrés. Le sujet de l’immigration est-il aussi sensible aux Etats-Unis qu’en France?

François DURPAIRE: Si le sujet reste très sensible, le fond du débat diffère. Les Etats-Unis se vivent avant tout comme un pays d’immigration. Tous les Américains, y compris les opposants à la régularisation des migrants, partagent l’idée que l’immigration est une richesse pour la nation. Le Président Obama, ainsi, a particulièrement insisté sur ce point, rappelant qu’ils participent au développement économique du pays. Les Américains savent que dans leurs universités, considérées comme les meilleures du monde, un quart des professeurs est né à l’étranger ; ils savent que Windows est un produit certes imaginé par Microsoft, mais élaboré avant tout par des ingénieurs indiens. En d’autres termes, ils reconnaissent l’apport de l’immigration à leur pays.

Le débat, aux Etats-Unis, porte donc moins sur le fond du problème, sur l’acceptation ou non d’étrangers, mais plutôt sur les modalités d’accueil, sur l’ampleur de la vague migratoire. Les Etats-Unis s’assument comme une terre d’immigration, et ce constat n’est nullement remis en cause. Par exemple, la grande loi de 1921 sur l’immigration ne cherchait pas à l’interdire, mais plutôt à la contrôler, en instaurant des quotas par nationalité.

Les Etats-Unis étant un pays entièrement construit sur l’immigration, leur approche de la question est-elle différente? En quoi?

En France, comme aux Etats-Unis, de nombreuses voix s’élèvent pour dire que l’immigration est en soi une chance, à partir du moment où elle reste contrôlée, légale. Toutefois, une remise en cause de l’immigration est apparue en France ces dernières années, poussée par l’extrême-droite.

L’approche américaine est plus pragmatique, au contraire de la nôtre, plus humaniste: la question fondamentale, aux Etats-Unis est celle de l’apport de l’immigration. Qu’est-ce qui est le mieux pour le pays? C’est ainsi qu’un élu de la mairie de New York a pu dire, en parlant de l’immigration illégale, que «ce qui est bon pour les sans-papier est bon pour la ville de New York»: la régularisation permet en effet à l’Etat de collecter davantage de taxes et d’impôts, grâce à l’arrivée de ces nouveaux citoyens. La droite française, réunie autour de Nicolas Sarkozy, a voulu s’inspirer de cette vision. Cependant, il lui manquait un élément essentiel: là où les Américains voient fondamentalement l’immigration comme une richesse, une chance, la France la regarde d’un œil plus réservé. Il manquait donc au gouvernement cette vision positive du phénomène migratoire.

Enfin, les Etats-Unis partagent avec leurs voisins mexicains du sud une frontière immédiate, terrestre, là où la Méditerranée fonctionne comme une barrière naturelle entre l’Europe et les pays du Sud. Les problématiques diffèrent donc d’un point de vue géographique et juridique, les Etats-Unis étant uni au Mexique par l’ALENA.

Le patriotisme américain, parfois moqué, est-il un puissant facteur d’unité?

Tout à fait. On voit ici ce qui peut sembler, vu de France, comme un paradoxe: l’Amérique est un pays multiculturel, où coexistent des populations d’origines variées ; toutefois, la mise en avant de cette diversité va de pair avec une puissante dynamique d’assimilation. En d’autres termes, c’est dans la diversité que se forge l’unité américaine, comme le rappelle la devise du pays, E pluribus unum. La diversité culturelle de la nation se met au service de l’unité américaine.

Le fameux «melting pot» américain ne souffre-t-il pas malgré tout aussi de certaines contradictions? Qu’en est-il de la guerre culturelle qui divise les Etats-Unis entre blancs pauvres et minorités ethniques?

On peut d’abord rappeler l’évolution du modèle d’assimilation à l’américaine, pour comprendre la réalité actuelle.

Dans un premier temps, on parle de «melting pot», où la diversité fusionne dans un creuset unique. Il s’agit du modèle originel, largement théorique.

Dans les années 1960, ce modèle révèle ses limites et finit par exploser. Les noirs américains, notamment, sont encore mis à l’écart, ne peuvent entrer dans les mêmes écoles, transports ou loisirs que les blancs. On passe alors au «salad bowl», autrement dit la cohabitation d’éléments différents, et la mise en avant de la diversité. Ce modèle est basé sur un multiculturalisme célébré.

Enfin, nous sommes entrés depuis peu dans une troisième phase que certains appellent le «new melting pot». Celui-ci passe par un retour à l’idée de brassage et de fusion de tous les éléments différents dans l’unité du pays. Ce modèle est la conséquence directe de deux évolutions. D’une part, l’explosion de la mixité, du métissage, jusqu’ici occulté par la société: je rappelle que les mariages entre noirs et blancs étaient interdits dans certains Etats du sud jusqu’en 1968! D’autre part, la forte vague migratoire hispanique, minorité qui s’intercale entre blancs et noirs. Une majorité d’hispaniques se marie aujourd’hui avec des non-hispaniques, et les familles, les cultures, sont de plus en plus mélangées. Cette diversité réelle, et non plus théorique, a causé l’apparition de ce troisième modèle, que certains qualifient de «mestizo melting pot».

Par conséquent, votre question me paraît caricaturale. Les problématiques sociales et ethniques sont bien plus complexes qu’une simple opposition entre ouvriers blancs d’une part, et minorités ethniques d’autre part. Comme on l’a vu, un brassage très important a vu le jour, notamment au sein de la classe moyenne américaine, et rend invalide votre distinction. Toutes les universités américaines mènent aujourd’hui des recherches poussées sur ces points, sur les rapports complexes entre classe sociale et groupe racial. Votre distinction ne rend donc pas assez compte des réalités complexes du terrain: ainsi, Ted Cruz, d’origine hispanique, est aujourd’hui l’un des principaux opposants républicains à Barack Obama, vent debout contre la régularisation d’immigrés illégaux également hispaniques…

La France est aujourd’hui minée par une grave crise de l’intégration, comme en témoigne le phénomène de djihadistes français. Celui-ci est-il envisageable aux Etats-Unis?

Ce genre de phénomènes arrive bien évidemment aux Etats-Unis comme au Canada. On l’a vu lors de la fusillade à Ottawa, ou encore pendant les attentats de Boston. Des ressortissants américains sont actuellement au Moyen-Orient pour faire le djihad, comme en Europe. Nos sociétés, pourtant basées sur des modèles différents, et une vision plus ou moins positive du multiculturalisme, sont donc aujourd’hui confrontées aux mêmes défis.

Pour autant, la situation diffère entre la France et les Etats-Unis, à partir du moment où l’on considère l’ensemble des jeunes, plutôt que ceux qui partent faire le djihad. En Amérique du nord, plus qu’en France, un jeune dont les parents sont étrangers puis naturalisés se dira volontiers américain, tandis qu’un Français dans la même situation se considèrera davantage sénégalais, algérien ou chinois. Ce phénomène se voit dans les enquêtes d’opinion, et les sociologues l’analysent en disant que la nationalité déclarée diffère de la nationalité ressentie. Cette différence s’explique par la force d’assimilation américaine, ainsi que par le rôle de l’école américaine dans ce processus: on y apprend la citoyenneté, le rôle du drapeau, et l’appartenance à la nation.

La pensée française reste, à mon sens, largement plongée dans une fausse dichotomie caricaturale entre le modèle républicain qui nierait les différences, et le modèle américain qui les célèbrerait. L’opposition est, dans les faits, bien moins caricaturale: par exemple, le best-seller de la IIIème République était Le Tour de la France par deux enfants, livre mettant en avant la diversité de notre territoire, précisément pour promouvoir l’unité du pays. Les deux pays inventent en fonction des périodes historiques des manières différentes de faire vivre la dialectique diversité-unité.

Paradoxalement, la crise identitaire en France n’est-elle pas la conséquence de l’importation du modèle multiculturaliste américain?

On pourrait dire l’inverse: n’est-ce pas justement le refus d’intégrer la diversité des héritages qui ont forgé notre nation qui ont exclu de notre récit commun certains de nos enfants? Un élève américain de 2014 apprend à coder, mais il apprend aussi ce que c’est que d’être américain. Et il n’apprend pas la même chose que son semblable de 1964. L’héritage amérindien ou noir, par exemple, est désormais présent dans les manuels scolaires. Qu’en est-il en France? Les enfants français ont-ils le sentiment de partager des valeurs, des ancêtres, une histoire en commun? Apprend-t-on la Marseillaise à l’école, et avec elle la compréhension de ce qui a forgé notre vivre ensemble?

La réponse à ces questions est à mon sens essentielle pour construire une assimilation à la française réussie. C’est plus complexe que la simple opposition «multiculturalisme américain/républicanisme français»… A l’époque des vagues d’immigration polonaises ou italiennes, l’école assumait une vocation de socialisation ; qu’en est-il aujourd’hui?

Pour en savoir plus : http://www.lefigaro.fr