«Les dieux sont morts. Oui, ils sont morts de rire en entendant l’un d’eux dire qu’il était le seul. » Cette boutade aux allures de blague juive n’est pas due à la plume de quelque humoriste inspiré, mais à celle du cinglant Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, 3). Preuve que la philosophie la plus rigoureuse sait utiliser les ressorts du comique pour appuyer sa pensée. Il en est de même pour les religions. Alors qu’on les imagine volontiers austères, rigides, pince-sans-rire, les traditions religieuses ont toutes, chacune à leur manière, exploré les voies de l’humour. De plus ou moins bonne grâce, il est vrai. Au Monde des Religions, nous en faisons l’expérience quotidienne. On rit finalement beaucoup en préparant nos sujets. Du reste, par une amusante coïncidence, le sigle du Monde des Religions n’est-il pas MDR, comme « mort de rire », en langage SMS ?
Plaisanterie mise à part, il faut reconnaître que cette franche rigolade est sans doute proportionnelle à la profondeur, voire à la gravité des thématiques que nous sommes amenés à traiter. L’humour est cette soupape de sécurité qui se déclenche pour réintroduire un peu de légèreté, de souffle, despiritualité dans ce que les religions peuvent avoir d’étouffant. D’ailleurs, « être spirituel », en français, signifie autant être porté sur le travail de l’âme que manifester un goût prononcé pour les phrases piquantes… Car derrière ce sujet au demeurant badin – idéal pour un numéro d’été – se cachent, vous l’avez compris, des questions diablement sérieuses. Ce n’est pas sans raison que le christianisme se méfie du rire, qui est l’attribut de Satan.
De fait, toutes les religions n’ont pas, loin s’en faut, le même sens de l’humour. Sous l’humour, le blasphème guette… Et l’actualité nous montre bien à quel point des croyants ne rient pas du tout – ou rient jaune – lorsque d’autres se gaussent d’eux. Faut-il, dès lors, instaurer une « charte de bonne conduite » du rire ? La question a été débattue mille fois. Pour ma part, je pense que s’il fallait instaurer une limite à l’humour, ce serait celle de la Règle d’or, cette maxime de sagesse connue depuis la nuit des temps dans toutes les traditions spirituelles : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse. » Pour le reste, je trouve quand même que le manque d’humour nuit gravement à la santé – à la sienne propre comme à celle des autres. Dans la vie, mieux vaut éviter d’être trop sérieux. Sans quoi on a vite fait de se prendre au sérieux. « Dieu m’a fait une blague », dit Sarah, l’épouse d’Abraham, après que Dieu lui a donné la grâce d’avoir un enfant – Isaac (« il rit », en hébreu). Elle était alors âgée de 90 ans (Genèse 21,6). Une sacrée blague.
A l’approche des célébrations pascales, tant chez les Juifs que chez les Chrétiens, il n’est pas inutile de dire un mot de la divergence d’interprétation de cette fête chez les uns et chez les autres. Le récit vétéro-testamentaire de l’Exode est univoque mais les adeptes de l’Eglise primitive, tout juifs qu’ils étaient, l’ont interprété dans un autre sens, celui de la Résurrection tout en s’appuyant sur des versets prophétiques. Donc en restant dans le cadre juif, quoique non rabbinique.
L’Exode, d’une part, tel que le relate la Bible hébraïque, et la Résurrection de Jésus, telle qu’elle se lit dans les Evangiles, d’autre part, sont des événements majeurs de l’Histoire sainte. En termes de sociologie religieuse, on pourrait, avec tout le respect nécessaire à l’adresse des fidèles des deux religions, parler de « mythes fondateurs » qui gisent à la base même de la foi. Comme le recommandait Ernest Renan dans son Histoire des origines du christianisme, il ne sert à rien de bannir la légende puisqu’elle est la forme que revêt nécessairement la foi de l’humanité.
Alors que la fête juive de Pâque, Pessah, renvoie à un épisode biblique unique, la sortie d’Egypte, la tradition juive et la tradition chrétienne en font des lectures très différentes. Chacune voit dans cette célébration pascale un épisode crucial de son vécu religieux.
Résumons brièvement les récits bibliques tels qu’ils se lisent dans le second livre de Moïse qui a d’ailleurs donné son nom à cet Exode d’Egypte: après sa révélation à Abraham, Dieu lui promet une innombrable descendance qui sera réduite à l’esclavage en Egypte mais qui ressortira renforcée de l’épreuve. Aguerris par une épuisante traversée du désert, ces enfants d’Israël hériteront de la Terre promise où ils pourront couler des jours heureux…
Cette vision idyllique de l’histoire de l’Israël ancien est conforme à la vocation de la Bible qui n’est pas un livre d’histoire mais défend plutôt une conception théologique du devenir historique. Cela s’appelle une téléologie, du terme grec telos qui renvoie dans le contexte judéo-chrétien à un dessein divin, conçu avant même la création de l’univers. Pour quelles raisons la Providence divine a-t-elle choisi de précipiter les Hébreux dans le creuset égyptien pour les en extraire après quelques siècles de souffrances, on ne le saura jamais.
Mais si nous adoptons une approche anthropologique et sociologique, l’explication suivante s’impose à l’esprit : l’Egypte ancienne, bien que dépourvue de toute tradition esclavagiste antérieure, est considérée ici comme la quintessence de l’impureté, une sorte de laminoir impitoyable, un creuset apte à contribuer à la fondation de l’ancien l’Israël ; le moule implacablement sélectif de l’esclavage fera émerger une nation nouvelle qui s’est donné une langue, forgé une destinée et construit une vision de l’univers. Le cadre de l’histoire sainte est désormais tracé : un peuple, Israël, une foi, le monothéisme, et une patrie, la Terre promise.
La pédagogie du livre de l’Exode consiste dans l’émergence d’une conscience nationale chez un peuple d’anciens esclaves, soudés par la souffrance.
Aujourd’hui, les historiens s’accordent sur l’existence d’un exode progressif mais ne reprennent pas en tout point les récits bibliques. L’intention fondamentale des rédacteurs bibliques est transparente : faire de l’Exode l’événement national fondamental du peuple d’Israël, sa première apparition sur la scène de l’histoire universelle. En somme, un peuple ayant chèrement acquis sa liberté et qui, désormais, se pose en s’opposant. On voit ici aussi la tension polaire existant entre la mémoire du peuple qui interprète de manière spécifique les événements fondateurs de son histoire, et l’Histoire universelle proprement dite, censée garder trace de ce qui s’est vraiment passé… Nous sommes en présence de la sempiternelle opposition entre la mémoire et l’Histoire.
Or, ce filtre de la conscience religieuse se confond avec le regard que nous portons sur les faits : il fonde une identité qui forme à son tour une opinion. Marguerite Yourcenar écrivait en substance dans les Mémoires d’Hadrien que le passé est le souvenir que les événements anciens laissent dans notre mémoire.
Comme chacun sait, le nom de la fête de Pessah, proviendrait, selon l’étymologie biblique qui est populaire et non savante, d’un verbe signifiant passer, surmonter, enjamber. Dieu a enjambé les demeures des fils d’Israël afin de leur épargner les plaies qui se sont abattues sur les Egyptiens. Au plan symbolique que je veux privilégier, ce serait donc un rituel de passage d’un état à un autre, de l’esclavage à la liberté, en l’occurrence. D’où la traduction anglaise de Pâque par pass over (Passover).
Le texte biblique parle du sacrifice pascal offert à Dieu. La tradition juive a donc mis cette fête du sacrifice en relation avec la sortie d’Egypte, afin de lui fournir un enracinement de premier ordre dans l’histoire d’Israël. On peut discerner derrière ce rite la pratique d’un peuple de pasteurs qui marquent l’avènement du printemps par un grand rassemblement autour d’un repas professionnel, sacralisé par la suite en repas communiel… Dès lors, la tradition juive ultérieure a fait de la sortie d’Egypte l’acte de naissance du peuple d’Israël en tant que tel, un peuple qui brisa les chaînes de l’esclavage, se fraya un chemin vers son Dieu à travers un lieu aussi inhospitalier que le désert et finit par recevoir le Décalogue dont il fit don à l’humanité.
Après la Passion, l’Eglise primitive, qui ne comptait alors en son sein que des juifs profondément enracinés dans la tradition ancestrale, revisita son histoire dans laquelle elle projeta son vécu religieux immédiat.
Or, ce qu’elle venait de vivre, à savoir la crucifixion, c’est-à-dire un véritable drame, ne pouvait sonner le glas de son espérance : si les sources juives anciennes avaient relié le sacrifice pascal à la sortie d’Egypte eu égard au caractère fondateur de cet événement, les judéo-chrétiens, c’est-à-dire l’Eglise encore juive, pouvait, elle aussi, décider de puiser dans son nouveau terreau un autre événement, tout aussi important aux yeux du judaïsme ancien, la Résurrection. Ces hommes ne pouvaient se résoudre à la disparition de leur rêve. Vu la proximité de la fête de Pâque et la terrible déception qui s’était abattue sur les Apôtres et les disciples, la fête prenait une autre dimension et devenait celle de la Résurrection et Jésus, l’agneau pascal, l’objet même du sacrifice.
Ce qui est frappant, ce n’est pas tant la profonde divergence des interprétations d’un même événement ou d’une même solennité par deux traditions devenues différentes, que le fait suivant : les adeptes de l’Eglise naissante ont puisé, encore et toujours, dans le terreau du judaïsme, le leur, celui qui les a toujours nourris, pour procéder à cette substitution.
Il existe dans le livre du prophète Osée un passage très expressif qui contient tous les ingrédients de la Résurrection, telle que les Evangiles la conçoivent au sujet de Jésus. Osée (6 ;2) exhorte au retour vers Dieu et s’écrie: « Il nous fera revivre après deux jours; au troisième jour il nous ressuscitera et nous revivrons devant lui… »
Comme la communauté de Jérusalem baignait dans un environnement exclusivement juif et que des hommes tels que Jacques étaient de fins lettrés, est-il concevable que ces juifs profondément religieux aient ignoré un tel verset prophétique ? Or le verset d’Osée commence par évoquer les blessures subies et que Dieu vient justement guérir…
Tout ceci montre bien que cette idée de Résurrection a germé dans un terreau juif dont Jésus est le produit ; mais nous voyons aussi ce qui sépare l’histoire de la mémoire : là où les juifs, demeurés fidèles à l’enseignement de la synagogue ne retenaient de la Pâque que la sortie d’Egypte, en somme la fête de la liberté et l’abolition de l’esclavage, d’autres juifs, désireux de renouveler leur religion par l’intermédiaire de Jésus, jugent que sa crucifixion a nécessairement un sens, qu’elle avait été voulue par Dieu afin de rédimer une humanité pécheresse… C’est un total déplacement de sens, un changement absolu de perspective.
Dans le sillage de Philo d’Alexandrie, l’exégèse patristique est allée dans la même direction en allégorisant la prescription majeure de la fête pascale : la consommation de pain azyme qu’elle interprète comme une exhortation à la modestie et à l’humilité. Alors que le pain levé, couramment consommé, évoque un cœur humain gonflé d’orgueil. Quant à l’Egypte ancienne transformée en berceau de l’esclavage, Philo d’Alexandrie nous invite à n’y voir que l’allégorie d’un espace dénué de spiritualité et d’amour du prochain.
Car, au fond, n’est-ce pas là le véritable enseignement de cette double célébration de la Pâque ? Même un pasteur luthérien comme J. G. Herder relevait que « notre humanité n’est qu’un état transitoire, le bouton d’une fleur qui doit éclore et aboutir à une sorte d’humanité divine… » Tel devrait être l’enseignement éthique de la commémoration de la Pâque, juive et chrétienne : l’abolition de toutes formes d’esclavage, le bannissement de la souffrance et la foi en un avenir meilleur, c’est-à-dire une sorte de résurrection. Herder écrivait aussi que le plus beau rêve de la vie future est que nous jouirons, un jour, dans une humanité fraternelle, du commerce de tous les sages, de tous les justes… Quand on veut préserver son être de l’oubli éternel, on recourt à la résurrection.
Et Ernest Renan lui fit écho en expliquant que la résurrection pourrait être entendue comme la poursuite de la vie dans le cœur de ceux qui vous aiment.
Mais je voudrais laisser le dernier mot à ce grand philosophe allemand, Franz Rosenzweig, mort en 1929 et auteur de l’Etoile de la rédemption où écrivait en conclusion ceci :
Devant Dieu, tous deux, Juif et Chrétien, sont par conséquent des ouvriers travaillant à la même œuvre. Il ne peut se priver d’aucun des deux. Entre eux, il a de tout temps posé une inimitié et néanmoins, il les a liés ensemble dans la réciprocité la plus étroite. Tel est le vrai message de Pessah et de Pâques.
Il y a d’abord eu la partie théorique. Trente minutes de cours magistral pour remettre en perspective la laïcité, son émergence et ses dates clés, résumées avec brio par Aminata Diallo, l’inspectrice qui prend en charge, ce 18 mars, la formation d’une vingtaine de contractuels rassemblés au collège Gustave-Courbet de Romainville (Seine-Saint-Denis).
Penchés sur leur cahier, ces enseignants débutants mais pas tous inexpérimentés – quelques uns ont 40, voire 50 ans – prennent des notes scrupuleusement. Sûrs que leur réputation de « profs de seconde zone » les précède dans certaines des écoles où ils sont envoyés pour pallier les difficultés de remplacement, devenues quasi chroniques dans le département. Sûrs aussi qu’après les attentats de janvier, la laïcité figurera ce printemps au concours de l’enseignement, alors que deux sessions sont exceptionnellement organisées à Créteil pour attirer les candidats, certes, mais aussi pour accélérer la titularisation du « volant » de précaires dont ils font partie. En Seine-Saint-Denis, ils sont cette année 520 à colmater les brèches à l’école primaire, une première – on n’avait jusqu’à présent recours à eux que dans le second degré. Travaux pratiques Place, ensuite, aux travaux pratiques. Mme Diallo partage sa « classe » en deux groupes, et propose à chacun une étude de cas. « Vous identifierez les problèmes déontologiques, réglementaires et pédagogiques, explique-t-elle, en vous demandant : si vous étiez l’enseignant de la classe, que feriez-vous ? » « On se retrouve parfois face à des parents qui vous parlent d’une “contre-histoire”… Que leur répondre ? »
Premier cas : celui d’un professeur de CM2 dont des élèves, appuyés par leurs parents, s’opposent à une sortie prévue dans une église pour écouter du Vivaldi. Dans le deuxième cas, c’est un cours sur l’islam qui vaut à un enseignant la réaction courroucée d’un parent. A chaque fois, les familles ont mis en avant leur religion – musulmane dans le premier exemple, catholique dans le second –, affirmant agir au nom même de la laïcité.
« Ce sont deux histoires vraies, précise la formatrice, l’une en Seine-et-Marne, l’autre dans le Val-de-Marne. Elles sont antérieures à cette année, certes, mais elles cristallisent des crispations de la société qui déteignent sur l’école. » Pour aider les contractuels, ni Larousse, ni code de l’éducation, mais la Charte de la laïcité affichée dans tous les établissements depuis la rentrée 2013, dans le but de faciliter l’appropriation par chacun – parents, enseignants, élèves – de ce principe républicain. « Contre-histoire » Dix-huit mois ont passé et beaucoup sur le terrain confient leurs difficultés à « faire vivre » cet outil. « Quand des élèves, tout jeunes, vous parlent de Dieu, comment réagir ? », interroge une contractuelle trentenaire. « On se retrouve parfois face à des parents qui vous parlent d’une “contre-histoire”, relève un autre, invoquent des pans d’histoire occultés, la colonisation notamment… Que leur répondre ? » Un troisième s’interroge sur « la possibilité de se référer, en classe, à une autorité religieuse ». A chaque question, Aminata Diallo répond avec le même aplomb : « Restez dans le champ des savoirs, jamais des croyances. Il n’y a pas de recettes toutes faites… Votre Bible, votre livre à vous, ce sont les programmes », répète-telle. Mezza voce, des discussions s’engagent sur ces sujets qui agitent l’opinion : les repas de substitution, les mères voilées… Des anecdotes que l’on se répète entre professeurs – ici, un cours de natation problématique, là, une leçon de SVT contestée –, en se demandant si elles sont avérées ou de l’ordre de la rumeur.
« Quand on se sent légitime, droit dans ses bottes, on n’a pas de problème particulier avec la laïcité, assure Julie Reteuna, 26 ans mais déjà des études de droit et d’histoire en poche. Sur 26 ou 27 élèves par classe, vous en aurez toujours un ou deux pour faire les malins, mais quand ils m’interpellent, surpris qu’on aborde la christianisation ou l’islam, je leur réponds que la religion ne m’intéresse pas. Le fait religieux, l’histoire, ça, oui ! » « Le 9-3 ostracisé » Ce n’est pas Sadia Mazni, 50 ans, qui lui donnerait tort. Pour cette ex-enseignante en CFA (centre de formation des apprentis) qui s’occupe désormais de CE1-CE2, ces « entorses à la laïcité qui font le buzz, ça ne marque pas notre quotidien ». A l’écouter, « c’est plutôt une lubie de ministres » qui passe à côté des « vrais problèmes » : l’absence de mixité, la ségrégation sociale et scolaire. « Enseigner ici, c’est très dur, note-t-elle. On peut se retrouver face à des élèves qui ne savent pas écrire le français en CM2. Il est là, le nœud ! » Parmi les participants à cette demi-journée de formation – l’une des six promises dans le cadre du « plan d’action » pour la Seine-Saint-Denis –, certains n’ont débuté qu’en janvier.
Parfois la veille des attentats. C’est le cas d’Emilie Grattepanche, 27 ans, qui a commencé à enseigner le 5 janvier. « Je n’ai pas vécu de dérapages, mais l’émotion était vive, raconte cette ancienne assistante d’éducation, qui ne comprend pas qu’« on ait mis l’accent sur ces jeunes affirmant “ne pas être Charlie”, quand tant d’autres étaient solidaires ». Isabelle (elle a préféré conserver l’anonymat), 42 ans, est plus circonspecte. « Autour de moi, la petite phrase “Ils l’ont bien cherché”, en référence aux journalistes assassinés, je l’ai entendue dans la bouche d’élèves, mais aussi d’adultes », regrette-t-elle. Ces contestations, Aminata Diallo ne les occulte pas. « Elles ont existé, mais pas plus je pense dans le 9-3 qu’à Trappes ou Nanterre… même si c’est le 9-3 qui est aujourd’hui ostracisé. » Dans sa circonscription de Montreuil, « les profs n’ont rien lâché », affirme l’inspectrice. L’émotion a été d’autant plus forte que le dessinateur Tignous y était connu comme parent d’élève.
Le moralisme progressiste, égalitariste, matérialiste, faussement laïc et universaliste, s’avance violemment aux quatre coins du monde, paré des ailes du pacifisme, dans un premier temps d’abord. Quand le bombardement médiatico-politique ne suffit pas, ce sont pourtant des bombes bien de chez nous qui pleuvent assez rapidement sur les peuples récalcitrants, les prétextes ne manquant jamais, et à défaut, on finit par les inventer. L’idéal technocratique, individualiste et au final nihiliste (à savoir refusant toute idée de transcendance authentique) sous-tendant l’édifice occidental, se déverse à travers tous ses vecteurs communicationnels, unis dans une même haine du fait religieux ainsi que des modes d’organisation ne se soumettant pas au joug de cette influence infatuée se voulant sans bornes ni interdits.
À l’occasion de l’affaire « Charlie » (une tuerie qui n’aura qu’à peine retenu l’attention dans des dizaines de pays déstabilisés par nos multiples ingérences, et où meurent lors d’attentats à peu près quotidiens des centaines de civils), l’on a pu observer le plus absurde recours à une terminologie relevant du sacré : «
« Charlie Hebdo » et les caricatures : le blasphème est un droit sacré, il doit être garanti », « l’union sacrée », « droit sacré ». Pourtant, notre humanisme ne repose plus que sur un magma informe, matrice virtuelle athée ou plus sûrement indéterminée, débordante de présupposés mollement bienveillants, totalement étrangers à l’humanitas grecque, qui était plus qu’éloignée de quelque déterminisme profane que ce soit (génétique, économique, racial ou culturel), et s’est avérée être la fondatrice de cette civilisation européenne happée qu’elle est par son anomie contemporaine. Cette source historique se reliait de façon indissociable au divin. Dequel idéal, de quel esprit, les quelques millions de français descendus dans des rues hagardes, le11 janvier 2015, se voulaient les défenseurs ? Du droit de rire de tout, de la liberté d’esprit, du droit de blasphémer. En somme, du droit à la frivolité, au jeu innocent.
Rire de tout, liberté d’esprit ? Tartuffferie ! Le lendemain même de cette marche citoyenne, unhumoriste était traîné devant des tribunaux pour une blague ambivalente et plus d’unecinquantaine de citoyens étaient emprisonnés pour délit d’opinion.
Le « terrorisme » s’accorde parfaitement avec la société du spectacle en une synesthésie totale, happant les masses dans une réaction spasmodique et névrotique sans profondeur ni distanciation, via une passivité totale, dont l’indignation pavlovienne élude toute possibilité de réflexion, comme ces automates télévisés revêtus de perfection factice dans leurs uniformes adaptés aux lanceurs d’odes et de sermons frelatés, toujours prodigues en dénonciations embaumées, sans la moindre capacité de déconstruire ce qui a mené au surgissement de ce qu’ils nomment barbarie.
La réaction identitaire, visant un réenracinement multiforme, allant du régionalisme au catholicisme en passant par un pur nationalisme étatiste sur fond de rejet islamophobe et ethniciste ne rompt en rien avec ce processus de dépossession symbolique. Elle n’est que négation, rejet, refus, dégoût, lassitude, révolte tournant à vide, exaspération économique, sans projet, sans vitalité, dépourvue d’une santé et d’un avenir la véhiculant.
L’ingénierie sociale passe par le tri des humains, la sélection eugéniste, le clonage, l’information totalitaire, car telle est notre actualité, celle de l’ère techniciste qui a réussi son araison totale des consciences en un management subliminal dont l’obscénité marchande s’accorde au mieux avec les pratiques de l’industrie pornographique, dans le couple excitation-consommation à la base de tout l’édifice occidental.
Nos libertés sont celles que des think tank fournissent à notre insu, prônant des choix d’artifices,visant la redéfinition des ultimes pôles identitaires naturellement organiques, familiaux, sexuels, pour nourrir un immense laboratoire de sélection contre-nature, de répliques involutives allant des OGM aux manipulations sur les embryons humains. Le génie génétique, c’est le viol de l’ADN au service d’un biopouvoir aveugle à ses propres apories, indifférent à la dévastation de l’écosystème (hormis via des conférences internationales débordantes de duplicité). L’intégrisme occidental, c’est tout cela, et dans le même temps, la volonté d’imposer ces redéfinitions trans-genres, ce biologisme indéfiniment progressiste, cette marchandisation de tout, du moindre organe au dernier album musical, faisant du monde un marché où se servir, des rues, des femmes, de la violence et des jours un almanach d’options factuelles à consommer, du jeunisme à la féminitude.
Nos Jihabs présentent cinquante nuances grisâtres ouvrant sur des jeux faussement masochistes mais réellement rentables, nos libertés sont des godemichés en formes de jouets pour bébés, du transhumanisme larvaire, un cyberespace hypnotique, des partouzes du FMI aux transes ahuries sous bières devant des clubs de football pour mercenaires décérébrés diffusés sur des écrans de vacuité. Nos libertés sont des caméras de contrôle au service d’une vidéosurveillance généralisée bientôt complétée par des Drones légalisés, des pointages, des gsm, des ondes Wifi, des filtrages,des traçabilités de tous les instants, des cartes bancaires, du marketing politique, des marques imposées à la vue, un monde de publicités souillant jusqu’à l’inconscient, une novlangue imposant ses ukases, ses interdits du jour (« dérapages », « vivre ensemble », « respect », « tolérance »,« différence » et autres coquilles vides chargées de réguler les moeurs et les humeurs), ses transgressions imposées, des codes faits sur mesure par un patronat et des élites culturelles déconnectées de tout éthos, formant un immense consortium de falsification du réel, hostile à toute forme d’intériorité sommée de s’ouvrir au règne d’une transparence aux influences tentaculaires, un atomisme communautariste facilitant les divisions et le contrôle des masses, en bref, une immense aliénation collective qui ne dit pas son nom. Si, reste le droit au blasphème.
Mais sans la moindre orientation spirituelle, sans la moindre éducation religieuse, que peut-il rester d’un blasphème sinon son ombre dédoublée la plus primitive : la profanation.
Que faire ? Réétudier, et ce, dès le cours primaire, le Coran, la Bhagavad-Gîtâ, la Bible, les Psaumes de David,Le Livre des Morts, Homère, étudier les racines du chamanisme, de l’antiquité qu’elle soit latine ou égyptienne, étudier toutes les traditions qui ont fondé ce que l’on nomme civilisation plutôt que s’indigner, comprendre plutôt que juger, s’éveiller plutôt que s’endormir devant la nouvelle star, le dernier homme.
« Tout est pardonné ». La une de Charlie Hebdo, après l’attentat qui a décimé la rédaction du magazine le 7 janvier 2015, présente le Prophète Mohammed dans une posture de miséricorde. Cette attitude correspond-t-elle aux paroles et actes de Mohammed, que les djihadistes, comme les détracteurs de l’islam, présentent comme un prophète guerrier ? Éric Geoffroy, islamologue à l’université de Strasbourg, nous explique la véritable signification du djihad, très loin de la « guerre sainte » prônée par les fanatiques d’aujourd’hui.
Cette semaine, la une de Charlie Hebdo met en scène le Prophète Mohammed tenant une pancarte où il est inscrit « Tout est pardonné ». Cela va-t-il dans le sens des paroles et actes du Prophète ?
Beaucoup de paroles et d’agissements du Prophète vont dans le sens de la compassion, de la miséricorde et du pardon. Le Prophète lui-même disait : « Je suis une pure miséricorde offerte aux mondes. » Dans les hadiths, les paroles du Prophète, il est dit que toutes les créatures sont la famille de Dieu. On trouve cette compassion chez tous les prophètes, mais chez Mohammed en particulier. Les terroristes n’avaient pas à venger le Prophète, car il n’était pas dans la vengeance. Un hadith convient tout à fait aux évènements actuels : « Lorsqu’il y a des troubles ou une guerre civile, la personne assise sera en meilleure posture que celui qui sera debout. De même, celle qui marche sera en meilleure posture que celle qui s’empresse. Brisez donc vos arcs, arrachez-en les cordes et frappez le tranchant de vos épées contre un rocher. Et si un agresseur pénètre dans votre demeure, comportez-vous comme le meilleur des fils d’Adam (Abel). » Le Prophète demande donc de ne pas prendre les armes.
De même, la lapidation pour adultère n’est pas une loi islamique. Aux premiers temps de l’islam, la sharia n’existait pas. Les nouveaux musulmans s’inspiraient de la loi de Moïse. Quand certains individus venaient dénoncer un couple adultère au Prophète, celui-ci faisait tout pour ne pas écouter ce genre de témoignages. Il se détournait. Dans toute la vie du Prophète, il y a une insistance sur cette compassion universelle.
Pourquoi cite-t-on souvent le « verset du sabre » – « À l’expiration des mois sacrés, tuez les polythéistes où que vous les trouviez. Saisissez-vous d’eux, assiégez- les… » (s9.v5) – pour évoquer un Prophète « guerrier » ?
On ne peut pas citer les textes révélés sans préciser leur contexte. Cela vaut aussi pour la Bible ou encore la Bhagavad-Gita des hindous. On ne peut pas se saisir des textes sacrés sans la médiation de gens autorisés. En islam, l’accès aux textes sacrés était médiatisé par les oulémas, des théologiens qui connaissaient le contexte. Maintenant, avec Internet, on peut dire n’importe quoi en toute ignorance. Le verset en question sort d’un contexte particulier. Persécutés, le Prophète et ses compagnons avaient dû fuir à Médine. Les musulmans avaient signé une trêve avec les polythéistes de La Mecque. Mais ceux-ci ont trahi le pacte. Le Prophète attendait une révélation pour pouvoir se défendre militairement. Il a attendu 14 ans, depuis le début de la persécution à La Mecque. Ce verset arrive pour dire « Stop », pour demander aux musulmans de se défendre contre les agressions à répétition des Mecquois. D’ailleurs, on ne peut pas lire le verset 9.5 sans le suivant, le 9.6 : « Et si un de ces polythéistes demande ta protection, accorde-la lui afin qu’il écoute la parole de Dieu. Puis fais-le reconduire en lieu sûr. » Cela prouve qu’il ne faut jamais lire un verset hors contexte.
Remettre les choses dans leur contexte, est-ce aussi valable pour les juifs Banû Qurayza tués en 627 ?
Cette tribu juive, alliée aux musulmans de Médine contre les Mecquois, s’était retournée contre les musulmans lors de la bataille du Fossé (Khandaq). À la suite de quoi, les musulmans les ont assiégés et ont eu raison de leur forteresse. L’entrée en islam leur fut proposée, en vain. Afin que leur jugement soit le plus indulgent possible, le Prophète en chargea un grand ami de cette tribu juive, Sa’d ibn Mu’adh, un membre de la tribu arabe médinoise des Aws. Celui-ci fit exécuter les hommes de la tribu pour haute trahison. Le Prophète approuva cette décision. Le jugement de Sa‘d s’inscrivait en fait dans la droite ligne de la loi juive. Dans le cas d’une cité assiégée, il est dit en Deutéronome 20 : 12 : « Et lorsque le Seigneur ton Dieu l’aura livré entre tes mains, tu feras passer tous les mâles au fil de l’épée ; mais les femmes, les enfants, le bétail et tout ce qui se trouvera dans la ville, ainsi que tout son butin, tu le prendras pour toi. »
La trahison a toujours été punie de la peine de mort, dans toutes les lois de la guerre. Or, la clémence que pratiquait le Prophète jusqu’alors avait toujours joué en sa défaveur : la sauvegarde des prisonniers, à l’issue de la bataille de Badr notamment, avait failli être fatale aux musulmans lors des batailles suivantes. Cette fois, le message fut entendu, et une telle situation ne se présenta plus de son vivant.
D’où vient le concept de djihad ? Et plus précisément, dans quel contexte s’applique le djihad mineur, le djihad militaire ?
Le Prophète distingue « djihad majeur » et «djihad mineur ». Le « djihad majeur » consiste à lutter contre son ego, ses passions et ses illusions, en Dieu. Le terme arabe signifie « effort sur soi ». Le djihad doit répandre le bien. Le Prophète dit par exemple à ce propos : « Ôte un caillou du chemin pour ne pas que ça ne nuise pas aux autres. » Quant au djihad mineur, militaire, il n’est autorisé qu’en cas de légitime défense. Ainsi lors des Croisades. Quand les chrétiens prirent Jérusalem en 1099, ils tuèrent les juifs et musulmans qui y vivaient. Lorsque Saladin reprît la ville en 1187, il épargna tout le monde, croisés compris. Il s’est aussi appliqué pendant l’occupation coloniale. Lorsque l’Europe a pris les terres aux Algériens, selon les lois, le djihad pouvait être déclaré. Mais c’est tout. Le djihad ne peut consister à répandre l’islam par l’épée.
Dans ce contexte post-colonial, les djihadistes d’aujourd’hui peuvent-ils interpréter à leur manière le verset : « quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes » (s5.v32). Considèrent-ils que les Occidentaux ont corrompu leurs terres et méritent donc la mort ?
Ces gens-là savent très bien communiquer. Quand ils ont effacé avec des bulldozers l’ancienne ligne de démarcation entre la Syrie et l’Irak, datant des accords Sykes-Picot de 1916, ils ont affirmé effacer le mal que l’Occident avait fait. Même revendication quand ils ont tué Hervé Gourdel en Algérie. Ils nous renvoient notre miroir : les croisades, le colonialisme, la Guerre d’Algérie, les Guerres du Golfe, la création d’Israël, le conflit israëlo-palestinien….. Ils sont dans le ressentiment vis-à- vis de l’Occident. Cela nourrit des rancoeurs au Proche-Orient. Mais les premières victimes des djihadistes sont les musulmans eux-mêmes, que ce soit au Yémen, en Irak, en Syrie, en Afghanistan. Il y a des milliers de morts. Notamment dans le conflit chiites-sunnites, qui a été attisé par les Américains en Irak. Daech joue clairement la carte antichiite. Et certains musulmans tombent dans le panneau.
Par quels référents les djihadistes s’autorisent-ils des pratiques aussi barbares que l’esclavage sexuel des femmes yézidies ?
En islam, il n’y a pas de magistère suprême. La source d’autorité est plurielle. Les fanatiques peuvent lancer une fatwa, en se référant à un avis juridique antérieur. Dans ce cas précis, ils peuvent affirmer qu’en cas de guerre, une femme qui s’offre aux combattants est récompensée. Mais, alors que l’islam prône l’équilibre, ces gens-là sont d’emblée dans l’extrémisme. Plusieurs autorités islamiques ont condamné ces actes, comme le fait de tuer des juifs et des chrétiens, actes totalement contraires à l’islam. Il ne faut pas entrer dans leur jeu. Ne pas développer de ressentiment antimusulman.
Si cela va à l’encontre des valeurs de l’islam, pourquoi ces djihadistes recherchent-ils la guerre à tout prix?
Cette logique jusqu’au-boutiste est animée par un nihilisme messianique. Ils ne sont pas les seuls. Beaucoup de musulmans, de juifs et chrétiens born-again américains, dont l’ex-président des États-Unis George W. Bush, y croient : il faut précipiter le chaos pour susciter la venue du Mahdi, du sauveur qui va préparer le retour de Jésus sur terre. Pour l’islam, Jésus n’est pas mort et va revenir à la fin des temps pour apporter le règne de la paix. Les djihadistes veulent précipiter le conflit en créant une guerre entre l’Occident et le monde musulman. Ils cherchent à attiser les haines, pour provoquer un choc des civilisations qui n’existe pas. C’est un choc des ignorances. Ces ignorances puisent leurs sources dans un malaise civilisationnel. Les gens qui commettent ces actes, comme les frères Kouachi, sont endoctrinés, mais n’ont pas de connaissance réelle de l’islam. Ils développent une culture du ressentiment envers l’Occident, la mondialisation, etc.. et ils cherchent une identité.
Que faut-il faire pour enrayer le phénomène des départs au djihad ?
Il faut créer des centres français de formation à l’islam. Ne pas laisser les gens partir se former en Arabie ou au Pakistan. La France n’a pas pris en compte le renouveau du religieux en général, de l’islam en particulier. Il y a une dizaine d’années, l’État français n’a fait aboutir aucune demande de création d’institut universitaire de formation à l’islam. Alors que le président Chirac y était favorable. La France doit réformer son rapport au religieux et au spirituel. Il faut prendre en compte le besoin de spiritualité. Beaucoup de gens, musulmans ou non, me confient qu’ils étouffent en France, car l’État nie le religieux et la spiritualité. Qu’elle soit islamique, chrétienne, juive ou autre, la spiritualité est à même de dépasser le champ horizontal du conflit. Elle apporte de la sagesse et du recul face aux évènements. Il faut bien sûr faire des lois antiterroristes. Mais il faut avant tout nourrir l’âme humaine, lui donner un sens.
Propos recueillis par Matthieu Stricot – publié le 16/01/2015