« Le Prophète Mohammed demande de ne pas prendre les armes »

« Tout est pardonné ». La une de Charlie Hebdo, après l’attentat qui a décimé la rédaction du magazine le 7 janvier 2015, présente le Prophète Mohammed dans une posture de miséricorde. Cette attitude correspond-t-elle aux paroles et actes de Mohammed, que les djihadistes, comme les détracteurs de l’islam, présentent comme un prophète guerrier ? Éric Geoffroy, islamologue à l’université de Strasbourg, nous explique la véritable signification du djihad, très loin de la « guerre sainte » prônée par les fanatiques d’aujourd’hui.

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© Stephane Mahe / Reuters

Cette semaine, la une de Charlie Hebdo met en scène le Prophète Mohammed tenant une pancarte où il est inscrit « Tout est pardonné ». Cela va-t-il dans le sens des paroles et actes du Prophète ?

Beaucoup de paroles et d’agissements du Prophète vont dans le sens de la compassion, de la miséricorde et du pardon. Le Prophète lui-même disait : « Je suis une pure miséricorde offerte aux mondes. » Dans les hadiths, les paroles du Prophète, il est dit que toutes les créatures sont la famille de Dieu. On trouve cette compassion chez tous les prophètes, mais chez Mohammed en particulier. Les terroristes n’avaient pas à venger le Prophète, car il n’était pas dans la vengeance. Un hadith convient tout à fait aux évènements actuels : « Lorsqu’il y a des troubles ou une guerre civile, la personne assise sera en meilleure posture que celui qui sera debout. De même, celle qui marche sera en meilleure posture que celle qui s’empresse. Brisez donc vos arcs, arrachez-en les cordes et frappez le tranchant de vos épées contre un rocher. Et si un agresseur pénètre dans votre demeure, comportez-vous comme le meilleur des fils d’Adam (Abel). » Le Prophète demande donc de ne pas prendre les armes.
De même, la lapidation pour adultère n’est pas une loi islamique. Aux premiers temps de l’islam, la sharia n’existait pas. Les nouveaux musulmans s’inspiraient de la loi de Moïse. Quand certains individus venaient dénoncer un couple adultère au Prophète, celui-ci faisait tout pour ne pas écouter ce genre de témoignages. Il se détournait. Dans toute la vie du Prophète, il y a une insistance sur cette compassion universelle.

Pourquoi cite-t-on souvent le « verset du sabre » – « À l’expiration des mois sacrés, tuez les polythéistes où que vous les trouviez. Saisissez-vous d’eux, assiégez- les… » (s9.v5) – pour évoquer un Prophète « guerrier » ?

On ne peut pas citer les textes révélés sans préciser leur contexte. Cela vaut aussi pour la Bible ou encore la Bhagavad-Gita des hindous. On ne peut pas se saisir des textes sacrés sans la médiation de gens autorisés. En islam, l’accès aux textes sacrés était médiatisé par les oulémas, des théologiens qui connaissaient le contexte. Maintenant, avec Internet, on peut dire n’importe quoi en toute ignorance. Le verset en question sort d’un contexte particulier. Persécutés, le Prophète et ses compagnons avaient dû fuir à Médine. Les musulmans avaient signé une trêve avec les polythéistes de La Mecque. Mais ceux-ci ont trahi le pacte. Le Prophète attendait une révélation pour pouvoir se défendre militairement. Il a attendu 14 ans, depuis le début de la persécution à La Mecque. Ce verset arrive pour dire « Stop », pour demander aux musulmans de se défendre contre les agressions à répétition des Mecquois. D’ailleurs, on ne peut pas lire le verset 9.5 sans le suivant, le 9.6 : « Et si un de ces polythéistes demande ta protection, accorde-la lui afin qu’il écoute la parole de Dieu. Puis fais-le reconduire en lieu sûr. » Cela prouve qu’il ne faut jamais lire un verset hors contexte.

Remettre les choses dans leur contexte, est-ce aussi valable pour les juifs Banû Qurayza tués en 627 ?

Cette tribu juive, alliée aux musulmans de Médine contre les Mecquois, s’était retournée contre les musulmans lors de la bataille du Fossé (Khandaq). À la suite de quoi, les musulmans les ont assiégés et ont eu raison de leur forteresse. L’entrée en islam leur fut proposée, en vain. Afin que leur jugement soit le plus indulgent possible, le Prophète en chargea un grand ami de cette tribu juive, Sa’d ibn Mu’adh, un membre de la tribu arabe médinoise des Aws. Celui-ci fit exécuter les hommes de la tribu pour haute trahison. Le Prophète approuva cette décision. Le jugement de Sa‘d s’inscrivait en fait dans la droite ligne de la loi juive. Dans le cas d’une cité assiégée, il est dit en Deutéronome 20 : 12 : « Et lorsque le Seigneur ton Dieu l’aura livré entre tes mains, tu feras passer tous les mâles au fil de l’épée ; mais les femmes, les enfants, le bétail et tout ce qui se trouvera dans la ville, ainsi que tout son butin, tu le prendras pour toi. »
La trahison a toujours été punie de la peine de mort, dans toutes les lois de la guerre. Or, la clémence que pratiquait le Prophète jusqu’alors avait toujours joué en sa défaveur : la sauvegarde des prisonniers, à l’issue de la bataille de Badr notamment, avait failli être fatale aux musulmans lors des batailles suivantes. Cette fois, le message fut entendu, et une telle situation ne se présenta plus de son vivant.

D’où vient le concept de djihad ? Et plus précisément, dans quel contexte s’applique le djihad mineur, le djihad militaire ?

Le Prophète distingue « djihad majeur » et «djihad mineur ». Le « djihad majeur » consiste à lutter contre son ego, ses passions et ses illusions, en Dieu. Le terme arabe signifie « effort sur soi ». Le djihad doit répandre le bien. Le Prophète dit par exemple à ce propos : « Ôte un caillou du chemin pour ne pas que ça ne nuise pas aux autres. » Quant au djihad mineur, militaire, il n’est autorisé qu’en cas de légitime défense. Ainsi lors des Croisades. Quand les chrétiens prirent Jérusalem en 1099, ils tuèrent les juifs et musulmans qui y vivaient. Lorsque Saladin reprît la ville en 1187, il épargna tout le monde, croisés compris. Il s’est aussi appliqué pendant l’occupation coloniale. Lorsque l’Europe a pris les terres aux Algériens, selon les lois, le djihad pouvait être déclaré. Mais c’est tout. Le djihad ne peut consister à répandre l’islam par l’épée.

Dans ce contexte post-colonial, les djihadistes d’aujourd’hui peuvent-ils interpréter à leur manière le verset : « quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes » (s5.v32). Considèrent-ils que les Occidentaux ont corrompu leurs terres et méritent donc la mort ?

Ces gens-là savent très bien communiquer. Quand ils ont effacé avec des bulldozers l’ancienne ligne de démarcation entre la Syrie et l’Irak, datant des accords Sykes-Picot de 1916, ils ont affirmé effacer le mal que l’Occident avait fait. Même revendication quand ils ont tué Hervé Gourdel en Algérie. Ils nous renvoient notre miroir : les croisades, le colonialisme, la Guerre d’Algérie, les Guerres du Golfe, la création d’Israël, le conflit israëlo-palestinien….. Ils sont dans le ressentiment vis-à- vis de l’Occident. Cela nourrit des rancoeurs au Proche-Orient. Mais les premières victimes des djihadistes sont les musulmans eux-mêmes, que ce soit au Yémen, en Irak, en Syrie, en Afghanistan. Il y a des milliers de morts. Notamment dans le conflit chiites-sunnites, qui a été attisé par les Américains en Irak. Daech joue clairement la carte antichiite. Et certains musulmans tombent dans le panneau.

Par quels référents les djihadistes s’autorisent-ils des pratiques aussi barbares que l’esclavage sexuel des femmes yézidies ?

En islam, il n’y a pas de magistère suprême. La source d’autorité est plurielle. Les fanatiques peuvent lancer une fatwa, en se référant à un avis juridique antérieur. Dans ce cas précis, ils peuvent affirmer qu’en cas de guerre, une femme qui s’offre aux combattants est récompensée. Mais, alors que l’islam prône l’équilibre, ces gens-là sont d’emblée dans l’extrémisme. Plusieurs autorités islamiques ont condamné ces actes, comme le fait de tuer des juifs et des chrétiens, actes totalement contraires à l’islam. Il ne faut pas entrer dans leur jeu. Ne pas développer de ressentiment antimusulman.

Si cela va à l’encontre des valeurs de l’islam, pourquoi ces djihadistes recherchent-ils la guerre à tout prix?

Cette logique jusqu’au-boutiste est animée par un nihilisme messianique. Ils ne sont pas les seuls. Beaucoup de musulmans, de juifs et chrétiens born-again américains, dont l’ex-président des États-Unis George W. Bush, y croient : il faut précipiter le chaos pour susciter la venue du Mahdi, du sauveur qui va préparer le retour de Jésus sur terre. Pour l’islam, Jésus n’est pas mort et va revenir à la fin des temps pour apporter le règne de la paix. Les djihadistes veulent précipiter le conflit en créant une guerre entre l’Occident et le monde musulman. Ils cherchent à attiser les haines, pour provoquer un choc des civilisations qui n’existe pas. C’est un choc des ignorances. Ces ignorances puisent leurs sources dans un malaise civilisationnel. Les gens qui commettent ces actes, comme les frères Kouachi, sont endoctrinés, mais n’ont pas de connaissance réelle de l’islam. Ils développent une culture du ressentiment envers l’Occident, la mondialisation, etc.. et ils cherchent une identité.

Que faut-il faire pour enrayer le phénomène des départs au djihad ?

Il faut créer des centres français de formation à l’islam. Ne pas laisser les gens partir se former en Arabie ou au Pakistan. La France n’a pas pris en compte le renouveau du religieux en général, de l’islam en particulier. Il y a une dizaine d’années, l’État français n’a fait aboutir aucune demande de création d’institut universitaire de formation à l’islam. Alors que le président Chirac y était favorable. La France doit réformer son rapport au religieux et au spirituel. Il faut prendre en compte le besoin de spiritualité. Beaucoup de gens, musulmans ou non, me confient qu’ils étouffent en France, car l’État nie le religieux et la spiritualité. Qu’elle soit islamique, chrétienne, juive ou autre, la spiritualité est à même de dépasser le champ horizontal du conflit. Elle apporte de la sagesse et du recul face aux évènements. Il faut bien sûr faire des lois antiterroristes. Mais il faut avant tout nourrir l’âme humaine, lui donner un sens.

Propos recueillis par Matthieu Stricot – publié le 16/01/2015

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr

« La laïcité, c’est une notion perplexe »

L’association Enquête expérimente un nouveau format : « Apprendre par la recherche » avec un public adolescent. Lola Petit, doctorante en sciences sociales des religions, anime cet atelier. Elle raconte la deuxième séance de l’atelier, un soir, dans un centre social parisien.

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Problème de planning, six filles avaient indiqué préférer le vendredi, mais c’est visiblement compliqué. Finalement, elles optent pour le mardi. L’atelier d’aujourd’hui commence un peu en retard car elles tardent à arriver. Les jeunes filles ont 13 ans, et sont toutes en 4e.

Initiation à la recherche

Pour commencer, distribution d’un petit questionnaire (QCM) qui nous permettra d’évaluer le chemin parcouru entre le début et la fin de l’année. Elles doivent répondre« Vrai » ou « Faux » ; « D’accord », « Pas d’accord » aux affirmations proposées. Cela les amuse d’y répondre.

Isma commence avec « Selon toi, la laïcité est-elle une bonne chose ? » : « Ben, la laïcité, c’est une notion perplexe, je ne sais pas si c’est bien, je vais entourer le slash entre vrai et faux ». Dianké et Imenne enchaînent en choeur sur une question abordant un stéréotype« Les musulmans, facile de les reconnaître dans la rue ? » « Ben, oui, on les reconnaît, surtout à certains moment, le vendredi pas exemple. » Pour autant, après avoir choisi la réponse « D’accord », elles prennent le temps de la réflexion et ajoutent « Mais en même temps, pas d’accord parce que il y en a, on ne sait pas juste en les regardant. Donc, on va mettre « d’accord » et « pas d’accord » ». Imenne poursuit avec une question abordant un autre stéréotype, « Les juifs sont-ils tous pareils ? » « Ben oui  ». Je rebondis : « Ah bon ? En quoi sont-ils tous pareils ? ». « Ils ont tous la même tête ».

Sid, l’animateur du centre qui assiste à l’atelier, intervient et leur demande si elles connaissent le présentateur Cyril Hanouna. Elles s’exclament « Oui, il est trop drôle ». Sid n’ajoute rien (ce que je trouve bien, il sait que la question suffit à enclencher la réflexion !) De mon côté, j’ignore s’il est juif ou non, mais l’exemple de cette personne semble leur parler). Imenne très étonnée se demande à voix haute « Il est juif  ? Mais non, il est marocain, c’est pas possible ». Je lui demande : « Tu penses qu’on ne peut pas être juif et marocain ? ». Elle réfléchit, se plonge dans ses pensées et réalise que c’est possible. Le processus est visible : elle comprend d’elle-même, comme si elle ne s’était jamais posé la question, et qu’en se la posant pour la première fois, elle trouvait la réponse d’elle-même.

« Jésus ? Mais si il a existé : j’ai vu un film sur lui ! »

Isma formule alors une réflexion très pertinente sur une question du QCM, concernant la judaïté de Jésus : « Mais tu es d’accord qu’on ne sait pas si Jésus a existé, alors moi je peux pas répondre à la question s’il était juif. » Je lui dis : « Tu viens de réfléchir en chercheuse, tu as analysé la formulation même de la question et réalisé qu’elle pouvait poser problème ! » Une sorte de déformation professionnelle de chercheur, celle qui me pousse à toujours douter de tout, je me replonge (une seconde) dans mes études d’histoire, les débats sur l’existence historique de Jésus, la multiplicité des prophètes à cette époque, etc. Mais je n’ai pas le temps de peaufiner la réponse que je peux lui apporter car Dianké intervient : « Mais si il a existé, j’ai vu un film sur lui ! ».

S’en suit une discussion sur le cinéma, la réalité, jouer la réalité et je me dis que c’est l’occasion de parler du travail des historiens et des sources qu’ils utilisent. J’explique que l’historien, pour savoir si un personnage a existé ou un événement a vraiment eu lieu, ne croit pas sur parole les témoins, ni ce qui est raconté. Il se sert de nombreux témoignages, croisés avec des traces archéologiques, matérielles… Plus il existe de témoignages convergents, plus il y a de chances que le personnage ait existé. Pour autant, un historien ne décrétera que quelqu’un ou quelque chose a vraiment existé, que s’il a assez de sources, qu’elles sont suffisamment fiables et surtout qu’il existe des traces.

Isma note alors dans le cahier – cahier pour le moment commun au groupe, je leur en donnerai un à chacune la prochaine fois – une de ses questions : « Pourquoi le voile a été interdit ? », ainsi qu’une autre, énoncée par Djeneba « Pourquoi les jours fériés sont des jours chrétiens alors que la France est laïque ? » Elles sont très malignes les filles. Qu’est-ce je réponds à des questions aussi pertinentes ?

J’indique à Isma que je ne peux pas répondre à toutes les questions, d’abord parce que je ne sais pas tout, mais aussi parce que, pour le moment, notre travail ensemble, c’est de se poser des questions, des questions bien formulées, et que nous verrons plus tard pour les réponses. Je leur signifie juste que leurs questions sont excellentes, qu’elles font de bonnes chercheuses.

Imenne note une autre question sur un post-it, collé dans le cahier : « Est-ce que Mahomet a existé ? ». Question à laquelle Djeneba ajoute : « Jésus a-t-il existé ? ».

Enquête VS prosélytisme

Ces deux questions me renvoient à mes propres interrogations. Le travail du chercheur consiste à décrypter la complexité de la question qu’il étudie, à étudier la multiplicité des facteurs et leur coexistence, mais comment simplifier pour des ados sans oublier que je suis là pour les amener, par le questionnement, à entrevoir cette complexité ? Pour ce qui est de Jésus, je suis embêtée, et me dis, après coup, que j’aurais dû leur indiquer qu’aujourd’hui nous avons des preuves de sa probable existence. J’ai préféré leur demander si, pour les sociologues en herbe qu’elles sont, la question qui les intéresse n’est pas plutôt d’observer le comportement de ceux pour qui Jésus (qu’il ait existé ou non) est important. De voir quelles implications ça a sur leurs comportements dans la vie en société. Idem pour Mahomet.
Je les vois, là devant moi, en train de s’approprier la question que je viens de leur poser, je les vois comprendre par elles-mêmes que le réel et le symbolique sont deux choses différentes et que le rôle du chercheur est d’étudier leurs recoupements.

On est en fin de séance ; elles ne veulent pourtant plus s’arrêter de poser ou plutôt d’exprimer leurs questions. Je leur rappelle qu’il faudrait qu’on décide du projet de recherche, à la fois sur le fond et sur la forme, pour canaliser notre travail. Elles ont envie de réaliser une enquête dans le quartier, de poser des questions aux gens. J’acquiesce mais j’ajoute qu’il faut définir une question, une problématique précise, pour pouvoir créer un questionnaire d’enquête.

Émilie se demande alors : « Comme ceux qui sont dans la rue là, qui veulent parler aux gens, leur donner des tracts ? ». Je lui réponds : « Non justement, pas comme eux, parce que les gens dans la rue qui parle de leur religion pour faire du prosélytisme, ce ne sont pas des chercheurs. D’ailleurs, c’est quoi du prosélytisme ? ». Silence, surprenant, alors que le niveau sonore est élevé depuis 30 minutes. Elles disent qu’elles ne savent pas. Je demande quand-même à Émilie d’essayer de définir le mot. Peu sûre d’elle, elle avance :« C’est quand on veut convaincre l’autre, le convertir ». « Bravo ! Tu vois que tu sais ce que c’est, tu as bien fait d’essayer et de le dire ». Sid en rajoute une couche : « Moi, je n’aurai pas su comment le définir, je n’aurais pas dit mieux ». Émilie est très fière.

Regarder le monde, autrement

Fin de la séance. « Jusqu’à la prochaine fois, regardez autour de vous dans votre quotidien ce qui a trait aux religions, en sociologues. Et la prochaine séance, vous me direz quelles questions vous vous êtes posées. »

Super atelier. Les participantes sont motivées, intelligentes, perspicaces et drôles. Il y a une matière géniale. Le problème est celui de cadrer ces discussions. Les questions jaillissent au cours de nos échanges mais on n’a pas encore eu le temps de poser une méthode, de noter systématiquement les questions et de les creuser. Pour Sid, c’est normal, c’est déjà super, ça va prendre un peu de temps.
La suite au prochain épisode, mardi prochain donc…

 

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La montée de l’Etat islamique, ou la nouvelle fin de la fin de l’Histoire

Comme face à al-Qaida il y a treize ans, les experts, aveuglés par leur rationalisme, ont été pris de court par l’apparition en Syrie et en Irak de l’organisation. Elle montre que le pouvoir des idées, même les plus archaïques, est une réalité, et le sens de l’histoire une notion à manier avec précaution.

Une fois encore, les experts occidentaux, militaires, politiques et religieux, ont été pris de court par l’apparition en Syrie et en Irak de l’organisation Etat islamique ou Daech, par son expansion rapide et par sa capacité à fasciner et tétaniser tout à la fois le monde musulman. La découverte, il y a un peu plus de treize ans, de la capacité d’al-Qaida à frapper sur le sol américain avait produit un choc semblable. Comme si nous restions aveuglés par notre rationalisme.

Les religions, les idéologies, les identités ne sont pas seulement le produit de rapports de force politiques, économiques et sociaux. «Entre la raison et les passions, les peuples choisissent toujours les secondes», expliquait déjà Raymond Aron au siècle dernier. Et l’organisation Etat islamique est la partie extrême d’une idéologie qui fait de la religion le centre de la vie publique et est dominante dans la majeure partie du monde arabo-musulman, sunnite comme chiite.

Le sens de l’histoire

Le pouvoir des idées, même les plus archaïques, est une réalité. Nous l’avions oublié. L’historien américain néoconservateur Robert Kagan rappelle dans le Wall Street Journal que «pendant un quart de siècle, on a dit aux Américains que le sens de l’histoire nous [conduisait] vers la tranquillité et la disparition des conflits militaires…». Une croyance encore plus marquée en Europe où la plupart des pays, à l’exception de la France, ont tout simplement renoncé à conserver des moyens militaires significatifs. L’ascension de Daech suffit à démontrer que le sens de l’histoire est une notion à manier avec précaution et qu’elle ne nous conduit pas forcément vers un avenir pacifique et harmonieux. Les dernières années au Moyen-Orient sont exactement à l’opposé de ce monde idéal.

Bien sûr, la grande majorité des musulmans ne partage pas l’interprétation extrême de leur religion de l’organisation Etat islamique. Pour autant, on ne peut nier que son ascension ait quelque chose à voir avec l’Islam. Peut-être une forme dévoyée de cette religion, mais une forme qui exerce un pouvoir d’attraction indéniable, y compris auprès de nombreux jeunes musulmans en Occident. Daech et son Islam, qui se veut celui des origines, fascinent au même titre que les totalitarismes européens du siècle dernier ont envoûté les foules en promettant par la violence de créer un homme nouveau ou d’instaurer le règne de la race des seigneurs.

Dans une déclaration interminable et décousue faite en septembre, le porte-parole de l’organisation, Abou Muhammad al-Adnani, a donné en partie les clés de son pouvoir d’attraction. Irrationnel d’abord, avec une forme de nihilisme et un désir absolu de «pureté», et plus rationnel aussi, avec l’ambition de redonner vie au califat, un fantasme qui agite le monde arabe depuis la disparition de ce dernier en 1924, il y a juste 90 ans, avec le démantèlement de l’empire ottoman.

L’effondrement d’une civilisation

Sur l’aspect irrationnel, Daech considère qu’il ne peut tout simplement pas être vaincu. «Etre tué est une victoire. Vous combattez un peuple qui ne peut connaître la défaite. Il remporte la victoire ou il est tué», affirme Abou Muhammad al-Adni. Les combattants de l’organisation Etat islamique ne se sacrifient pas seulement par conviction religieuse: ils ont le culte de cette mort en martyr, car ils iront directement au paradis. Et ils y croient.

Sur un plan plus rationnel cette fois, l’organisation incarne «enfin» une tentative de renaissance du califat. La résurrection d’une entité politique gouvernée par la loi et la tradition islamique est un fantasme puissant, même auprès des musulmans qui rejettent les islamistes. Le califat est le symbole d’une civilisation longtemps dominatrice qui a connu un des déclins les plus rapides de l’histoire humaine. Le souvenir de ce qu’était la puissance arabo-musulmane et le constat de ce qu’elle est aujourd’hui sont une source permanente de colère et d’humiliation.

Il faut dire que depuis 1924, le monde arabo-musulman a été incapable de se doter d’un modèle politique accepté et acceptable. Des Etats-nations souvent artificiels, dont les frontières ont été dessinées sans réflexion par les Occidentaux, se sont retrouvés entre les mains de régimes monarchiques ou dits «progressistes», mais toujours autoritaires, brutaux, inefficaces et corrompus.

Des autorités religieuses discréditées

Comme l’écrit le chroniqueur d’al-Arabiya Hisham Melhem dans un article pour Politico qui a eu un important retentissement, titré «The barbarians within our gates» («Les barbares dans nos murs»):

«La civilisation arabe s’est effondrée, elle ne se redressera pas de mon vivant… Le monde arabe est aujourd’hui plus violent, instable, fragmenté et mené par l’extrémisme –l’extrémisme des pouvoirs et des opposants– qu’à aucun autre moment depuis l’effondrement de l’empire ottoman il y a un siècle. Tous les espoirs d’une histoire arabe moderne ont été trahis. La promesse d’une émancipation politique, le retour de la politique, la restauration de la dignité humaine proclamée par les révolutions arabes, tout cela a débouché sur des guerres civiles, ethniques, religieuses, des divisions régionales et la réaffirmation de l’absolutisme à la fois sous ses formes militaires et répressives.»

Face à cette réalité, revenir à un califat idéalisé semble être un désir rationnel.

En écho, Dennis Ross, spécialiste du Moyen-Orient, conseiller d’Henri Kissinger et de Barack Obama, souligne que «ce que les islamistes ont tous en commun est de subordonner leurs identités nationales à leur identité islamique». C’est une des clés de leur succès. Le problème, c’est qu’il n’y a aucune définition commune de cette identité islamique et que les autorités religieuses qui auraient dû la définir sont discréditées par leur proximité et leur complicité avec les pouvoirs en place.

Les salafistes, qui prônent sur le seul plan de la doctrine religieuse le retour à l’Islam des origines, et tous les islamistes du monde sunnite, des Frères musulmans à al-Qaida en passant par Daech, sont nés du rejet des pouvoirs religieux en place. Le mouvement égyptien des Frères musulmans, né en 1918, qui est le précurseur et l’inspirateur de la plupart des mouvements dits islamistes «modérés» et indirectement (via une dissidence) de la doctrine d’al-Qaida, a été chercher ses dirigeants parmi des médecins, des ingénieurs, des juristes…

Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans, élu président en Egypte en juin 2012 et chassé par un coup d’Etat militaire en juillet 2013, est un ingénieur. Oussama ben Laden, fondateur d’Al-Qaida, abattu en 2011, était aussi un ingénieur de formation. Ayman al-Wazahiri, qui a succédé à Ben Laden à la tête d’al-Qaida, est un chirurgien.

Islam et politique sont indissociables

Le procès fait par les islamistes aux religieux est comparable sur certains points à celui fait par la Réforme protestante à l’Eglise catholique au XVe et XVIe siècles, qui a conduit à… une interminable guerre de religion. Les salafistes affirment que des siècles d’enseignement perverti de l’Islam ont masqué la pureté du message du prophète Mohammed et de ses compagnons. Pour eux, il suffit de lire le Coran et de suivre à la lettre l’exemple du prophète.

Ainsi, même si les Frères musulmans sont des islamistes très différents de ceux de l’organisation Etat islamique et n’entendent pas utiliser les mêmes moyens pour parvenir à leur fins, ils ont eux aussi une vision de la société qui met l’Islam et la loi islamique au centre de la vie publique. Une conception d’un système légal et social construit autour de la religion qui correspond, à en croire certains sondages, à la façon de penser aujourd’hui de la majorité des populations arabes. C’est le cas notamment des Egyptiens et des Jordaniens, qui pourtant ne vivent pas dans un pays où le pouvoir est aux mains des islamistes comme la Turquie, l’Arabie Saoudite ou le Qatar.

Cela n’empêche pas 88% des Egyptiens musulmans et 83% des Jordaniens musulmans de soutenir la peine de mort pour les apostats (ceux qui rejettent la religion), selon un sondage réalisé en 2011 par Pew Research. Dans la même étude d’opinion, 80% des Egyptiens étaient favorables à la lapidation des auteurs d’adultère et 70% à couper la main aux voleurs.

La tentation politique de l’Islam est permanente. La question n’est pas de savoir si c’est une bonne chose ou une mauvaise, c’est une réalité. Le prophète Mohammed était tout à la fois un théologien, un prophète, un chef d’Etat, un chef de guerre, un prêcheur et un marchand. Ce n’était pas le cas de Moïse, et encore moins de Jésus. Une «confusion» des pouvoirs en contradiction avec les exigences de la modernité et d’un monde ouvert que les régimes arabes ne parviennent pas à surmonter.

Même les pouvoirs modérés, alliés des occidentaux et anti-islamistes, sont de nature religieuse. C’est le cas des monarchies marocaine et jordanienne et même du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi qui, dans sa thèse écrite au collège de guerre américain, expliquait que «la démocratie ne peut pas se comprendre au Moyen-Orient sans comprendre le concept de l’Etat idéal du califat…».

Confusion et chaos

La tentation de se trouver un avenir dans un passé mythique est d’autant plus forte que le chaos n’a cessé de grandir dans la région au cours des dernières années. La volonté confuse de liberté exprimée pour la première fois dans la rue lors des printemps arabes de 2011 a fini de discréditer et déstabiliser les régimes en place.

La polarisation –religieuse, politique, ethnique– est devenue telle en Syrie et en Irak qu’il est difficile de voir ces deux Etats renaître un jour. En Libye, les 42 années de règne de terreur de Mouammar Kadhafi ont fait place à un pays disloqué. Le Yémen est un Etat défaillant miné par les divisions tribales. Bahreïn survit grâce au soutien militaire de son voisin saoudien.

L’intervention armée occidentale, à reculons, contre Daech ajoute à la confusion. Il suffit de voir les réticences des «alliés» sunnites de l’occident (Turquie, Arabie Saoudite, Qatar), qui ont un temps financé et armé l’Etat islamique. Tout aussi perturbante est l’alliance de fait contre l’Etat islamique des Etats-Unis avec l’axe chiite : la République islamique d’Iran, son affidé syrien Bachar el-Assad et le Hezbollah libanais.