Pour combattre le radicalisme, pas moins d’islam mais plus d’histoire

Les origines kharidjites de l’organisation de l’État islamique

Pour combattre le radicalisme, les pays de l’Union européenne devraient changer d’approche. Il est nécessaire qu’ils cessent de croire que l’on est en voie de radicalisation dès lors qu’on s’intéresse aux origines et à la nature de l’islam. De leur côté, les États où la religion musulmane est majoritaire devraient encourager la jeunesse à mieux connaître et analyser sa religion, afin de rejeter systématiquement l’islamisme radical. 

L’organisation de l’État islamique (OEI) représente-t-elle l’islam ou en est-elle une caricature maléfique  ? Cette question continue de diviser. Elle oppose ceux des Occidentaux qui soupçonnent l’islam par principe aux musulmans indignés par l’OEI. Le débat fait également rage sur le front de la politique intérieure, en Europe et aux États-Unis.

Si nous devions suivre un raisonnement linéaire, nous en conclurions, comme ceux qui s’en méfient, que l’OEI représente l’islam et défend ses valeurs. Après tout, selon cette analyse, l’OEI est composée uniquement de musulmans, prétend parler au nom de l’islam, s’est proclamée «  califat  » et cite abondamment des versets et des dogmes coraniques tout en massacrant des musulmans et des religieux, en décapitant des Occidentaux, en démolissant des lieux de culte et des monuments historiques et en forçant des femmes et des jeunes filles à la prostitution et à l’esclavage. En outre, la doctrine et le militantisme violents du califat auto-proclamé du XXIe siècle ne sont-ils pas sans précédent historique  ? Ne raniment-ils pas des pans entiers du passé islamique  ?

Ce genre de raisonnement oublie un fait très simple : il ne suffit pas qu’une chose appartienne au passé pour devenir «  vraie  » ou «  authentique  ». Le passé ressuscité par l’OEI n’est pas «  l’islam véritable  », inaltéré par la réforme moderne. C’est seulement un épisode du passé islamique, qui était déjà très loin du système de croyances et de pratiques de l’islam normatif.

«  Vrais  » croyants, kafirs et idolâtres

En fait, l’OEI est la copie conforme du mouvement des kharidjites du VIIe siècle1, en particulier de leur branche radicale, les azraqites, disciples de Nafi Al-Azraq. Les azraqites furent les premiers dans l’histoire musulmane à terroriser les masses par des actes violents et abominables. Ils furent les premiers à séparer les «  vrais  » musulmans de ceux qui, selon eux, ne l’étaient que de nom. Cette distinction entraîne la violence, et ce n’est pas une coïncidence si les azraqites ont été les premiers terroristes de l’islam. Il va sans dire qu’ils se considéraient comme les seuls vrais croyants, et leur camp comme le centre de l’islam. En dehors d’eux, il n’y avait que des musulmans de nom, qui mettaient en danger la pureté de la religion. Pour faire cette distinction, les kharidjites employaient la dichotomie coranique de mou’min (croyant) opposé à kafir, (infidèle). Mais pour eux un kafir était un hérétique, pas simplement un non-croyant comme ce qu’indique le Coran.

Les azraqites sont allés encore plus loin en déclarant que les musulmans non kharidjites étaient moushrik —, coupables du péché impardonnable d’idolâtrie. Les azraqites décrétèrent par ailleurs qu’un seul péché suffisait à excommunier un musulman, ce qui va à l’encontre de la doctrine coranique sur les péchés. Il était légal pour eux de tuer tout homme désigné comme mécréant, de détruire ses biens et de massacrer ou d’asservir ses femmes et ses enfants. Les azraqites ont dénoncé les prophètes du passé comme hérétiques et leur propre contemporain, le calife Ali, cousin du prophète Mohammed, comme pécheur, avant de l’assassiner. Un certain nombre d’azraqites ont aussi pratiqué l’istirad : obliger quelqu’un, à la point du sabre, à adhérer à la doctrine défendue par le mouvement. Le choix était simple : la soumission à la conception azraqite de l’islam ou la mort. Ils ont ainsi jeté les bases de l’islam radical, qui va du wahhabisme du XVIIIe siècle jusqu’au terrorisme islamiste radical d’aujourd’hui. Il faut noter au passage que la religion servait plutôt de couverture à une entreprise politique : il s’agissait de prendre le pouvoir en se présentant comme les dirigeants légitimes de l’oumma — la communauté des musulmans.

Difficile de ne pas voir les similitudes entre l’OEI et les azraqites. En proclamant le califat, elle envoie bien plus qu’un message politique. Elle s’est autodésignée comme le foyer de l’islam, composé uniquement d’authentiques croyants. Quiconque demeure en dehors du califat est un kafir dans le sens défini par les azraqites. Tout comme les fanatiques du VIIe siècle, l’OEI estime licite de tuer tous ceux qu’elle considère comme infidèles : musulmans, non-musulmans, religieux sunnites, femmes, enfants. Il est également licite, pour l’OEI, de les asservir, de détruire leurs biens et de brûler leurs lieux de culte.

Pour les premiers théologiens islamiques, d’Ibn Hazm à Taftazani et Al-Ghazali, le terme kafir ne signifiait rien d’autre que «  non-croyant  », et il suffisait de se déclarer croyant pour être considéré comme tel. De nombreuses écoles de la pensée islamique professent que la foi est une conviction intime et que son siège est le cœur. Dieu seul peut connaître le cœur d’une personne. Même les prophètes ne peuvent ni ne doivent séparer les vrais musulmans des musulmans de nom. Ceci est dit clairement dans un hadith. Pour répondre à un homme qui en accusait d’autres de professer ce qui n’était pas dans leur cœur, le prophète Mohammed a dit : «  Je vous assure que je n’ai pas été envoyé afin de disséquer le cœur des hommes.  » Vis-à-vis des non-croyants, la doctrine islamique est sans équivoque : elle interdit formellement d’attenter à leur vie, sauf en cas de légitime défense. En outre, il n’y a pas de foi sans liberté de choix2. Croire doit être un acte volontaire.

Déradicaliser qui  ?

L’OEI viole tous ces préceptes, qui attribuent à Dieu une autorité absolue et dotent ainsi l’individu d’autonomie morale et de la liberté de choix. Reconnaître que l’OEI n’incarne pas l’islam mais sa perversion n’est pas seulement un exercice intellectuel destiné à défendre l’islam. C’est aussi une démarche très pratique, qui a des conséquences sur les programmes de déradicalisation.

Au début des années 2000, les pays de l’Union européenne se sont d’abord concentrés sur la répression et la protection de la population contre les attentats terroristes. Devant le défi posé par la montée de la radicalisation, on a ensuite mis en place la «  déradicalisation  ». Il s’agit d’agir en amont, en empêchant le recrutement de jeunes musulmans pour la cause terroriste. Cela va dans le bon sens, mais il y a toutefois un problème majeur. Les pays de l’Union européenne ont tendance à associer radicalisme et islam. N’importe quel musulman pratiquant ou pieux, jeune homme ou jeune femme, devient un-e terroriste en puissance. Selon cette vision fausse, pour déradicaliser la jeunesse musulmane, il faudrait la «  dé-islamiser  ».

Prenons le cas de la France, pays qui a la plus forte population musulmane d’Europe. Il y a quelques mois, l’académie de Poitiers a élaboré un document listant les indicateurs individuels d’une radicalisation musulmane3. Parmi ces signes : la perte de poids due au jeûne du ramadan, le refus du tatouage, le port d’une barbe longue et l’adoption d’une tenue musulmane. De simples éléments de la pratique religieuse sont décrits comme des signes de radicalisation. Cette approche porte atteinte aux libertés individuelles, à la liberté de pensée et au pluralisme religieux. Elle viole les principes de la laïcité en conférant à l’État le droit de dire jusqu’à quel point on peut être religieux.

Autre signe de radicalisation possible, selon ce même document : le sujet s’intéresse à l’histoire de l’islam, à ses origines et à sa nature. Une affirmation encore plus dangereuse que les précédentes. Essayer de mieux comprendre le message de l’islam, ce n’est pas une cause de radicalisation. Au contraire, c’est précisément le déclin de la réflexion personnelle et de la pensée critique vis-à-vis de la religion dans les sociétés musulmanes qui a fait le lit du radicalisme.

Pour combattre le radicalisme, il nous faut renouveler la réflexion personnelle sur l’islam. On ne peut se satisfaire d’un savoir transmis d’en haut, que ce soit par l’État ou par des communautés autoritaires. Paradoxalement, la montée de l’OEI a eu un effet très constructif : elle a finalement suscité chez les musulmans une prise de conscience individuelle et collective de la nécessité de mieux connaître leur religion, ce qui leur permet de rejeter systématiquement l’islamisme radical. Il est crucial de soutenir cet intérêt et de le canaliser dans la bonne direction pour que la jeunesse musulmane s’approprie une véritable connaissance de l’islam. Cet intérêt croissant donne au monde une excellente occasion de tuer dans l’œuf le radicalisme, et à l’Europe de s’attaquer à la question de la déradicalisation sans enfreindre ses propres principes démocratiques. À moins bien sûr que des politiques motivées par l’islamophobie ne lui coupent l’herbe sous le pied.

Neslihan Çevik

Chercheure post-doctorante associée à l’Institut des hautes études de la culture, université de Virginie.
Membre du corps professoral au Centre de recherche des études post-coloniales, université Üsküdar d’Istanbul.

1NDLR. «  Ceux qui sortent  », l’une des premières dissidences dans l’islam.

2«  Critical spirit of Islam against the mass insanity of ISIS  », Daily Sabah, 23 octobre 2014.

3Hanan Ben Rhouma, «  Lutte contre la “radicalisation” : quand l’Éducation nationale construit le problème musulman  », SaphirNews, 24 novembre 2014.

 

Pour en savoir plus : http://orientxxi.info

La radicalisation religieuse, exutoire des frustrations arabes et occidentales

Beyrouth – L’irruption spectaculaire du groupe État islamique et l’incroyable attrait que représente la cause jihadiste dans un Occident désabusé illustrent la place centrale qu’occupent les religions dans la géopolitique mondiale.
 Combattants-kurdes-se-rassemblent-dans-une-rue-de-la-ville-de-kobane-assiegee-par-des-membres-du-groupe-etat-islamique-le-7-novembre-2014
Des combattants kurdes se rassemblent dans une rue de la ville de Kobané, assiégée par des membres du groupe Etat islamique, le 7 novembre 2014 – afp.com/Ahmed Deeb

 

Après des décennies de dictatures paralysantes, le Moyen-Orient, berceau des trois religions monothéistes, a vécu de nouveaux bouleversements stupéfiants en 2014, mais les résultats du Printemps arabe restent maigres.

S’ajoutant aux énormes frustrations nées de l’impasse sur la question palestinienne, du développement économique anémique et de la corruption endémique, les espoirs déçus du nationalisme arabe ont favorisé dans la région l’incroyable montée d’un projet islamiste qui affirme être capable d’offrir une autre voie.

Le vrai tournant a été l’invasion américaine de l’Irak en 2003. « Elle a exacerbé la ligne de fracture confessionnelle (entre chiites et sunnites), placé l’Iran comme acteur majeur dans le monde arabe et suscité un fort sentiment de vulnérabilité chez les sunnites au Levant« , estime Raphaël Lefèvre, chercheur au Carnegie Middle East Center.

« La montée de l’EI, du Front al-Nosra et d’autres groupes extrémistes sunnites ne peut être perçue qu’à la lumière de cette vulnérabilité« , dit-il, en citant le poids militaire du chiite Hezbollah au Liban et en Syrie, la répression d’une révolte largement sunnite en Syrie par un régime dominé par les Alaouites, et le comportement discriminatoire en Irak du pouvoir chiite.

L’ascension fulgurante de l’islamisme a été favorisée par l’échec du nationalisme arabe, qui voulait transcender les religions mais qui s’est incarné dans des régimes laïques autoritaires. L’échec des guerres contre Israël ainsi qu’une situation économique désastreuse ont finalement eu raison de cette idéologie.

« Ensuite, les accords (de paix) d’Oslo en 1993 (signés entre l’OLP et Israël) ont causé un choc car on ne pouvait plus combattre pour la cause palestinienne. Il n’y avait plus de cause, ce qui explique cet attrait pour l’islamisme« , explique Nayla Tabbara, professeur de sciences des religions à l’Université Saint Joseph de Beyrouth.

– Fuite des chrétiens d’Orient –

La radicalisation islamique a eu des conséquences désastreuses sur la présence deux fois millénaire des chrétiens en Orient, notamment après la prise par l’EI de la ville irakienne de Mossoul, où ils vivaient depuis l’Antiquité.

« Il y a une grande peur et une grande incompréhension des chrétiens au Liban et dans les pays alentours. Ceci les pousse à la fuite« , assure Mme Tabbara.

Selon l’expert français Fabrice Balanche, au moins 700.000 à 800.000 chrétiens ont quitté l’Égypte, la Syrie et l’Irak depuis 2011.

La religion, qui a toujours été une importante force socio-culturelle au Moyen-Orient, a également gagné du terrain en Israël et chez les Palestiniens.

« Il y a incontestablement une radicalisation et un durcissement, mais qui sont moins religieux à proprement parler que nationalistes« , assure à l’AFP l’historien israélien Zeev Sternhell.

« La religion est au service d’un nationalisme dur et colonisateur à outrance; elle a aujourd’hui un caractère fanatique inconnu dans le passé. Religion et nationalisme vont de pair« , précise-t-il.

Quant à la cause palestinienne, assure Mme Tabbara, qui préside également Adyan, une plate-forme de dialogue interreligieux basée au Liban, « l’islam politique l’a récupérée en insistant sur le sentiment d’injustice généralisée non seulement de la part d’Israël mais de la communauté internationale« .

– Besoin du sacré –

Mais la nouveauté radicale est la force d’attraction que représente l’organisation Etat islamique en Occident. Selon une étude récente, près de 15.000 combattants étrangers ont rejoint ce groupe en Syrie, dont 20% d’Occidentaux.

« Parce que ces jeunes y trouvent ce que nos sociétés n’offrent plus, le frisson lié au combat pour une cause qui leur fait croire qu’ils ont un pouvoir sans limite, un pouvoir divin« , explique à l’AFP l’anthropologue et psychologue Scott Atran, directeur de recherche au CNRS français et professeur adjoint à l’université du Michigan (Etats-Unis). « C’est glorieux et aventureux. Le sentiment de pouvoir changer le monde est très attirant« .

« Il faut donner un sens à sa vie, on a besoin du sacré. Comme cela n’existe plus en Occident, on va le chercher là où il est très apparent. Il y a aussi une quête de communauté et de fraternité. C’est ce sentiment qui pousse les jeunes à entrer dans ces mouvements« , précise Nayla Tabbara.

Par AFP, publié le

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