On en parle : le fait religieux et l’entreprise, Rencontre CCI-EDC à Grenoble

12 JUIN 2015

UNE RENCONTRE DE LA COMMUNAUTÉ ECOBIZ RH & MANAGEMENT,

CYCLE « PAROLES DE LEADERS »

EN PARTENARIAT AVEC LES ENTREPRENEURS ET DIRIGEANTS CHRÉTIENS

Les médias mettent l’accent sur les religions dans l’entreprise et le phénomène connaît un certain développement. Cette rencontre propose d’écouter sur cet aspect des professionnels travaillant avec des entreprises :
■ Maître Pierre-Luc NISOL, avocat spécialiste du fait religieux en entreprise
■ Marie DAVIENNE-KANNI, consultante formatrice en diversité culturelle et religieuse

On ne saurait cependant réduire le débat à cette seule dimension. Les religions portent en effet un regard sur l’homme et veillent à ce qu’on ne le réduise pas à un rôle de « salarié » ou de « collaborateur ». Et c’est bien dans cette direction que s’orientent nombre de dirigeants en mettant en avant l’appel à l’intelligence individuelle et collective.
Animée par Jean-François Lhérété, une table-ronde réunit sur ces thèmes trois responsables grenoblois des cultes les plus représentés en France :
■ Mgr De Kérimel, Evêque du Diocèse de Grenoble-Vienne,
■ Nissim Sultan, Rabbin à Grenoble
■ Mustapha Merchich, Imam du Centre culturel musulman de l’Isère
En introduction de cette rencontre, Philippe Crouÿ a rappelé l’importance croissante de la prise en compte dans l’entreprise de la pratique religieuse, et souligné l’importance qu’accorde le Mouvement des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens à ce phénomène.
Il a remercié les représentants des trois principales religions présentes sur le sol français d’avoir accepté le débat proposé par les EDC ainsi que les deux professionnels invités et le modérateur des échanges. Il a ensuite remercié de sa présence Jacques Merceron-Vicat, Président d’honneur des EDC, dont le concours est essentiel à l’organisation des rencontres « Paroles de Leaders ».

Modérateur : Jean-François Lhérété,
auteur de plusieurs ouvrages sur l’évolution de la société française

Depuis quelques années, nous assistons au retour de manifestations du sentiment religieux et identitaire qui révèle une demande de reconnaissance. Le phénomène est présent dans tous les grands pays européens, note Jean-François Lhérété.

Comment l’aborder dans l’entreprise ?
Des concepts et principes à éclaircir
Il est nécessaire tout d’abord de rappeler quelques points. Prenons la laïcité : ce concept flou et un peu daté ne s’applique pas à l’entreprise mais uniquement au service public et à l’espace public. Notre droit impose par ailleurs un principe de non-discrimination. La liberté de conscience est inscrite dans le système juridique français, d’où l’interrogation : jusqu’où accepter les manifestations de la foi religieuse et ses demandes de reconnaissance ? Si le thème central du débat n’est pas le conflit, mais le vivre ensemble, il faudra nécessairement évoquer le conflit qui concerne toutes les religions, et pas uniquement les trois grandes religions représentées sur le sol français.

INTERVENTION DE MGR DE KERIMEL, ÉVÊQUE DE GRENOBLE-VIENNE
Ora et labora
Le titre de notre rencontre m’évoque la feuille de route des moines : « ora et labora », « prie et travaille », commente Mgr de KERIMEL. La relation à Dieu dans l’entreprise n’est ni confusion, ni opposition, mais des niveaux sont à distinguer : celui des religions, qui apportent du sens à l’entreprise, et celui des comportements et pratiques dans l’entreprise. La religion nous rappelle que l’homme n’est pas son origine et sa propre fin, qu’il ne faut pas tomber dans la tentation de la toute-puissance, que la liberté humaine n’est pas un absolu. Une vision naturaliste entraîne une vision incomplète du travail réduit à sa seule valeur marchande. Or, le travail a une dimension éthique, c’est une manifestation de « l’agir » humain.

Depuis la fin du 19e siècle, L’Eglise a développé une doctrine sociale sur la question du travail
A cette doctrine sociale se référeront toutes les encycliques suivantes. « Le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin d’Éden pour qu’il le travaille et le garde », dit la Genèse. L’homme doit travailler le jardin d’Eden, non pas pour l’exploiter, mais pour le mettre en valeur. L’homme est en quelque sorte l’intendant de Dieu. Le travail humain s’inscrit dans une double alliance : entre l’humain et Dieu, et entre l’humain et la Création. Le travail humanise (Jean-Paul II).
Dans les principes traditionnels de l’éthique sociale, le travail ne peut pas être sous-évalué et le don doit trouver sa place dans un contexte économique. La gratuité dans les relations dans l’entreprise est d’accepter de consacrer un peu de temps aux collaborateurs en s’intéressant à leur vie. (Benoît XVI).

L’être humain est un tout
Sur les questions concrètes des revendications, la mise en avant de la laïcité est une impasse. Certes, la laïcité de l’Etat est un cadre dans lequel la religion peut se développer, et le laïcisme sociétal est une tentation (on entend en effet beaucoup dire que « la religion appartient à la sphère privée », mais ce laïcisme pratique est un refus de la religion. L’être humain est un tout, il n’existe pas de frontière hermétique entre vie privée et professionnelle et il n’est pas possible de renvoyer le travail dans la sphère privée. Prenons l’exemple des monastères, qui sont aussi des entreprises. Les moines y assurent deux fonctions : le travail et la relation à Dieu. Ils font des pauses régulières pour la prière qui coupent leur journée de travail, la terce aux alentours de neuf heures du matin, la sexte vers midi, la none en milieu d’après-midi… mais si le chrétien préfèrera en général prier chez lui, le véritable croyant ne dissociera pas sa religion de sa vie professionnelle.

Il faut distinguer sans les opposer le profane et le sacré, le laïc et le religieux
De l’opposition naît l’agressivité et la défensive. Or, l’entreprise est un lieu laïc, une réalité profane. Il ne s’agit pas d’exclure mais de travailler ensemble, et c’est impossible si certains ne se sentent pas respectés dans leur conscience. C’est la qualité des relations dans l’entreprise qui doit permettre de sortir d’éventuels conflits, car ceux-ci s’estompent si l’on se connaît vraiment.

 

INTERVENTION DE M. NISSIM SULTAN, RABBIN A GRENOBLE

Religion, religare
En introduction, Nissim SULTAN souligne la gageure que représente l’organisation d’une telle rencontre, vendredi étant jour de prière pour les musulmans, le samedi étant shabbat pour les juifs, le dimanche étant le jour du Seigneur pour les chrétiens. Le mot religion vient du matin religare signifiant « relier ». Mais si la thématique qui nous réunit suscite de l’intérêt, c’est en partie en raison de nos appréhensions vis-à-vis du fait religieux : « La religion nous a surtout liés les uns contre les autres, remarque-t-il et il faut investir le réel pour contribuer à la quête humaniste que les entrepreneurs incarnent. »

Revisitons nos textes porteurs de mythes fondateurs sur la condition humaine
Nous avons deux mots pour décrire le travail : l’un qui renvoie à la notion d’esclave et l’autre, œuvre, qui renvoie au pouvoir des anges. Le rapport à la création, le travail, est donc d’entrée de jeu une notion ambigüe : le travail est-il le lieu de l’aliénation ou celui de la maîtrise de la matière ? Prenons maintenant la Tour de Babel. Les Babéliens sont barricadés derrière leur peur. Ils ont découvert qu’ils peuvent fabriquer des briques et décident de construire une tour qui peut crever le ciel. Cette entreprise bouleverse le langage. Dieu restaure la démocratie en instaurant la diversité du langage. Cela nous renvoie au vécu de la foi dans l’entreprise : il faudrait que chacun, dans son appartenance, puisse approcher l’autre dans sa propre appartenance. Régis Debray dit que l’appartenance à un ciel communautaire favorise le sentiment d’appartenance à un grand destin (le mot d’identité nationale n’est pas de lui). Si la diversité est respectée, c’est une perspective heureuse pour la société.

Entreprise et communauté scolaire
Dans la pratique du judaïsme, nous avons des règles alimentaires, des impératifs vestimentaires secondaires et des pratiques de prières qui sont gérables dans l’entreprise : partir un peu plus tôt le vendredi, poser quelques jours de congés, notamment pour le Grand Pardon qui coïncide malheureusement souvent avec la rentre scolaire. D’un autre côté, la communauté scolaire sanctuarise la laïcité et il est complexe de suivre un parcours scolaire et universitaire lorsqu’on est juif pratiquant. La question est toute différente outre Manche et outre Atlantique.

Entre le paradigme scolaire et l’entreprise, lequel va l’emporter ?
Le modèle de l’entreprise repose sur le pragmatisme et la concertation. Il permet à chacun de connaître sa différence. Si la société pouvait offrir cela, n’aurions-nous pas une forme d’espérance ?

► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Jean-François Lhérété retient la mise en parallèle de la Bible et du philosophe Régis Debray, qui a beaucoup écrit sur la fraternité, une notion proche du sujet de la rencontre. Il note également la notion de sanctuarisation et remarque que de nos jours, « on sanctuarise de plus en plus de choses ».

 

INTERVENTION DE M. Mustapha MERCHICH, Imam du Centre culturel musulman de l’Isère
L’altérité et l’autre
Aux mots-clés qui ont été évoqués, la peur, l’identité, j’aimerais ajouter l’altérité, l’autre. Tout ce qui nous amène à échanger, c’est le rapport à l’autre, cette position inconfortable. L’intérêt pour l’autre est le questionnement de notre société et de notre siècle qui débute. Dans notre histoire, sous nos cieux, le rapport à l’autre n’a jamais été fluide. La vision DES MONDES musulmans de l’entrepreneuriat repose sur deux pôles : l’éthique de l’employeur et celle de l’employé, qui tend vers la perfection. Dans le rapport du profane et du sacré, l’islam apporte un éclairage qui peut-être n’était plus connu, qui tient à l’adoration : quel que soit l’acte qui a pour volonté de plaire à Dieu, il devient un acte d’adoration.

Quel est le questionnement soulevé par l’apparition de la religion dans l’entreprise ?
Avant, la religion s’arrêtait-elle donc à la porte de l’entreprise ? Tout cela peut âtre abordé de manière très apaisée : quelle est la place de celui qui ne croit pas à ce que je crois à côté de moi ? Un musulman peut-être retraité, femme ou homme, pratiquer le football … tout cela le détermine aussi. Il faut savoir imbriquer toutes les strates de son identité pour répondre à ses revendications, bien que le terme soit mauvais. Mais sur le plan pratique, il peut être très compliqué pour un musulman pratiquant d’envisager des études, de postuler à des emplois de manière égalitaire avec des compatriotes.

De la déstabilisation naît la création
La question à se poser s’exprime en termes d’apport et de richesse. La où ça bouge, là où on est déstabilisé, cela signifie que l’on crée. On ne crée pas en étant dans le confort et le conformisme. L’exemple de la tour de Babel est intéressant à cet égard : c’est parce qu’il y a peur que l’on a inventé le fait de construire. Mais comment partir de quelque chose d’inconfortable, l’appréhension de l’autre, pour en tirer quelque chose de positif ? Cette question est plus intéressante que de répondre à ce qui nous dérange.

Une multitude de réponses possibles
Les individus sont tous différents, mais les entreprises sont aussi différentes. Il y a donc une multitude de réponses possibles. Et s’ l’une des directions ne fonctionne pas, on peut en changer.
► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Chacun a évoqué la difficulté de pratiquer sa foi. Voyons maintenant cette question sous ses aspects concrets et juridiques. Nous avons dans notre société un principe très fort d’interdiction des discriminations, inspiré par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, proscrivant tout ce qui peut interdire la liberté de conscience. Ce principe touche tout le monde. Toutes les religions ont à faire face à ce questionnement : comment affirmer sa religion dans un environnement qui n’est pas fait pour ça ? Les exemples sont nombreux : celle du port de la croix interdit par British Airways (l’entreprise souhaitant se montrer neutre au regard de toutes les religions), la même interdiction dans un bloc opératoire pour des questions d’hygiène et de sécurité, ou bien encore l’incompatibilité entre le turban d’un Sikh et le port du casque.

 

INTERVENTION DE MARIE DAVIENNE-KANNI, CONSULTANTE FORMATRICE EN DIVERSITE CULTURELLE ET RELIGIEUSE

Marie12juin2015

Une étude sur le fait religieux en entreprise

Les chiffres cités par Madame DAVIENNE-KANNI proviennent d’une étude réalisée par l’Institut Randstad et l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise (OFRE) entre février et mars 2015 Cette étude réalisée pour la troisième année confirme non seulement l’ancrage du fait religieux dans l’entreprise, mais témoigne aussi de sa progression.

Le fait religieux dans l’entreprise, une préoccupation croissante

Depuis trois ans, les managers sont de plus en plus souvent confrontés au fait religieux. En 2013, 56% n’avaient jamais été confrontés à la question, mais ils n’étaient plus que 50% dans le même cas en 2014. 23 % des personnes interrogées déclarent rencontrer régulièrement (de façon quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle) la question du fait religieux dans l’entreprise, alors qu’elles n’étaient que 12 % en 2014.
L’étude révèle aussi que, comme en 2014, les faits les plus fréquemment rencontrés par les personnes interrogées sont des demandes d’absence pour fêtes religieuses (19 %). Le port ostentatoire d’un signe religieux gagne en importance et se place cette année en seconde position des faits les plus rencontrés (17 %, contre 10 % en 2014). En troisième position vient l’aménagement du temps de travail. Mais les entreprises sont aussi confrontées à des comportements remettant en cause son organisation, tel le refus de travailler avec une femme ou sous ses ordres.

Les cas complexes augmentent

Les situations peuvent être classées en deux catégories : celles qui ne perturbent pas le fonctionnement de l’entreprise (demandes d’absence pour une fête religieuse ou d’aménagement du temps de travail, port ostentatoire de signes, prières pendant les pauses) et celles qui le perturbent ou qui transgressent le cadre légal (refus de travailler avec une femme ou sous ses ordres, de faire équipe avec des personnes qui ne sont pas des coreligionnaires, refus de réaliser des tâches, prosélytisme, prières pendant le temps de travail, intervention de personnes extérieures, etc)… Par ailleurs, la part des répondants confrontés à des cas conflictuels et/ou bloquants augmente pour atteindre 6 % en 2015 (contre 3 % en 2014 et 2 % en 2013). Les entreprises enregistrent de plus en plus de menaces et de refus de discussion de la part des salariés.
Il est assez paradoxal de constater que ces faits concernent précisément les managers qui font le moins appel à leur hiérarchie. Face à ce type de situation, les managers ont pourtant besoin d’un cadre clair, d’une hiérarchie qui les soutienne et de négociation. En revanche, ils sont très majoritairement opposés à une loi pour encadrer cette question.

La pratique et/ou les croyances religieuses ne sont pas un sujet tabou

La grande majorité des répondants connaît les positions religieuses d’au moins certains collègues mais 92 % d’entre eux affirment ne pas en être gênés. Pour 40 % des répondants, l’impact de cette pratique religieuse sur les rapports entre collègues et sur le travail est nul, pour 22 % positif et pour 38 % négatif. La question des signes religieux est souvent celle qui est mise en avant pour parler du fait religieux au travail. 81% des salariés pensent que la discussion sur la religion est un sujet qui a sa place dans l’entreprise. Plus encore, certaines pratiques sont tout à fait admises. Ainsi, la pière pendant les pauses est considérée par 75 % des personnes comme tout à fait admissible. Elles fixent toutefois des limites à cela : ne pas perturber le travail, ne pas gêner les autres, ne pas enfreindre des règles de sécurité, choisir un endroit approprié, etc. La demande d’autorisation d’absence pour raison religieuse (par exemple, assister à une cérémonie) est légitime pour 80% des répondants. Ce qui n’est majoritairement pas admis est le refus des tâches et la composition des groupes selon les religions. On considère aussi qu’il est normal d’enlever un signe religieux s’il gêne l’image de l’entreprise.

Ne pas institutionnaliser le fait religieux

Les personnes interrogées ne souhaitent pas que les entreprises bannissent le fait religieux de l’espace de travail, mais souhaitent en revanche qu’il ne soit pas pris en compte en tant que tel dans le fonctionnement de l’entreprise. Ainsi, une grande majorité des personnes interrogées est opposée à l’idée que les processus de gestion et d’organisation du travail puissent institutionnaliser le fait religieux.

Les entreprises se dotent d’outils et des concepts émergent

Face à cette situation, les entreprises, notamment Orange, La Poste, IBM, Casino et EDF, ont mis au point des outils dans le but d’aider leurs mangers à gérer les demandes. Leur limite est souvent de ne pas assez expliciter les religions mais aussi la notion de laïcité. Citons aussi la notion d’accomodement raisonnable, un concept apparu en 2008 qui découle du droit à l’égalité et qui a fait l’objet de débats au sein de la population québécoise. Il s’agit d’un processus de recherche de moyens et de compromis, avec une obligation de moyens et non de résultat. Il s’agira, par exemple, d’accorder un jour de congé ou d’adapter un repas, mais il n’y aura pas d’accomodement en cas de contrainte excessive ou d’atteinte à la sécurité.

► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Les Français connaissent mal le fait religieux car le sujet n’est pas dans la culture française. Dans son ouvrage République et Démocratie, Régis Debray montre comment la République place l’Etat au cœur de la société, une approche très différente du monde anglo-saxon.
INTERVENTION DE ME PIERRE-LUC NISOL, avocat spécialiste du fait religieux en entreprise

Il y a quelques années, jamais je n’aurais imaginé intervenir sur cette question, remarque Me Nisol en préambule. La demande des entreprises est de plus en plus forte. Le nécessaire espace de vivre ensemble apporte-t-il des limites au fait religieux ? Les magistrats ne font pas de distinction : toute limite à l’expression serait un facteur de conflit aujourd’hui. Dans notre constitution, il s’agit d’une liberté fondamentale que l’on ne peut altérer par la loi. 79% des personnes interrogées souhaitent poser le principe de laïcité dans l’entreprise privée, mais ce serait contraire au principe constitutionnel.

Comment les juges apprécient-il les situations ?
La prise en compte de l’activité de l’entreprise et la limite proportionnée au but recherché sont les deux points qui sont appréciés par les juges. Le problème est particulièrement délicat pour les entreprises d’envergure nationale car un juge ne rendra pas le même jugement à Lille et à Bordeaux. Dans les PME, en revanche, on peut procéder au cas par cas et régler les questions de manière plus simple, mais on risque néanmoins le procès en discrimination. Aujourd’hui, beaucoup de choses passent par le règlement intérieur, par exemple l’interdiction du prosélytisme.

Quelques cas :
■ On citera bien entendu en exemple le cas de la crèche Baby Loup (une crèche associative poursuivie devant les Prud’hommes par une salariée licenciée en 2008 parce qu’elle souhaitait porter le voile), où un juge a considéré le port du voile comme incompatible avec l’activité de la crèche.
■ Il y a huit mois, la société Carrefour a rencontré un problème avec une hôtesse de caisse qui souhaitait garder son voile, alors que le règlement intérieur en interdisait le port. Cela s’est traduit par un licenciement pour insubordination. Le juge des partiteurs a considéré que l’activité de commerce de Carrefour ne justifiait pas la restriction de l’expression religieuse. Carrefour avait pourtant organisé sa défense avec une enquête d’opinion dot les résultats démontraient que 80% des clients préféraient ne pas voir de signe religieux porté par les employés de la grande surface. Le juge n’en a pas tenu compte pour considérer que la restriction était légitime.
■ Ce cas est à rapprocher de celui de la société PAPREC, qui a mis en place une charte à effet juridique limitée, adoptée par référendum. Cette charte a une valeur managériale, mais la société serait démunie en cas de conflit.
L’accord collectif est une piste possible
L’une des pistes qui pourrait être porteuse de solutions est l’article 8 du préambule de la constitution de 1946, précisant que les salariés ont collectivement le droit de déterminer leurs conditions de travail. Une entreprise pourrait donc aller vers un accord collectif plutôt que vers un règlement intérieur ou une charte, et le principe constitutionnel du préambule de 46 pourrait être opposé à des revendications d’ordre religieux. Certaines entreprises sont favorables à la liberté de port de signes religieux, d’autres voudraient le limiter, mais l’état de droit fait que l’employeur n’a guère le choix, bien qu’il existe une forte jurisprudence en faveur des employeurs qui souhaitent une limitation. Beaucoup de syndicats voudraient organiser eux aussi cette question de la limitation du fait religieux.

La pratique du « cas par cas » multiplie le risque pour l’employeur
On appelle certes à la tolérance mais on constate aussi des comportements à sanctionner et dans ce cas, l’employeur est démuni. Et plus il pratique du cas par cas, en privilégiant certaines situations, plus il multiplie le risque d’être exposé à ce qu’un salarié considère comme discriminatoire le traitement qui lui est réservé. Le chef d’entreprise, quand il fait des choix, doit avoir à l’esprit que plus sa règle est générale et lisible, moins il risque un procès en discrimination, motif en forte augmentation dans les litiges auprès des tribunaux de Prud’hommes. Toutefois (c’est a conclusion du cas Casino) dire à des salariés qu’on ne souhaite pas de comportement ostentatoire n’est pas considéré comme discriminatoire. Il faut donc le discours le plus clair possible, et de préférence intégrer les représentants du personnel sur cette question.

Les magistrats sont confrontés à des cas qui ne se posaient pas il y a cinq ans
Autre exemple : un client de SSII a souhaité que le représentant de son prestataire ne porte pas le voile. Le dirigeant de la SSII l’a licenciée et la salariée a considéré que la décision était abusive. Le cas a été jugé au-delà de la Cour de Cassation, par la Cour Européenne des Droits de l’homme. La justice sur ces questions en est donc à ses balbutiements. Le sujet ne se posait pas il y a seulement cinq ans et les magistrats, eux-mêmes dépourvus, composent avec le droit constitutionnel. Cela appelle des remarques :
■ Il faut prendre en considération la loi, mais sous le contrôle constitutionnel
■ Il faut être précis sur les mots : religion ou identité culturelle ? Certaines approches ne sont en effet pas forcément d’ordre religieux. Un arbre de Noël, par exemple, est-il culturel ou religieux ?

RÉACTIONS DES TROIS REPRÉSENTANTS DES CULTES

Mgr de KERIMEL
« Je me méfie d’une judiciarisation à outrance. L’antisémitisme se redéveloppe aujourd’hui, et les Juifs jouant le rôle de sismographe, cela signifie que la société va mal. Je ne ressens pas la volonté de la société de travailler ensemble, je constate surtout de la stigmatisation et un laïcisme qui veut renvoyer la religion à la sphère privée, ce que le considère comme une impasse ».

Mustapha MERCHICH
« Le passage par le droit nous conduit dans le mur. On va produire des lois et au bout du compte, aucune ne sera applicable car on n’aura pas tenu compte de l’évolution de la société. Nous avons un devoir de cohérence : il n’est pas possible de vouloir faire du spirituel une maladie honteuse tout en espérant un comportement social. Lorsque Casino fait des opérations commerciales pour Noël et interdit le port du voile à son employée, il n’y a pas de cohérence. Les sociétés à taille humaine posent moins de problèmes. A l’international, les approches sont différentes. Les sociétés nationales doivent donc modeler leur approche si elles veulent s’élargir à l’international. C’est un point positif de la mondialisation, qui nous oblige à nous poser des questions sur nos certitudes et sur nos cultures. »

Nissim SULTAN
« Pour reprendre l’exemple de Carrefour, je pense qu’on ne peut pas opposer le culturel et le juridique. Dans le Talmud, nous avons l’habitude des questions non résolues… jusqu’à la venue du Messie. La notion canadienne d’accomodement raisonnable est-elle importable ? Je retiens surtout la notion de coexistence. Il faut se comprendre pour faire comprendre. Peut-être l’entreprise, qui sait pratiquer l’événementiel, pourrait-elle créer un type d’événementiel nouveau dont l’objectif serait le partage et la connaissance d’autrui, à l’image de l’initiative « Croyants dans la cité » ? Le sens de la coexistence implique un gros travail de traduction de l’universel. »
QUESTIONS DE L’ASSISTANCE

■ Les médias nous montrent une image du fait religieux qui est celle de l’intégrisme. Ma crainte est que l’on crée des règlements et des chartes, comme celle de Paprec, fondées sur la peur Comment combattre l’intégrisme tout en donnant à la spiritualité ses lettres de noblesse ?
Me NISOL : Pour moi, le droit n’est pas une fin mais un moyen. Je n’imagine pas répondre à un client en lui disant que le droit va résoudre le problème. Je travaille avec des spécialistes de la théologie, de la philosophie. Il faut envisager les réponses à plusieurs niveaux et notamment au niveau managérial, qui marginalise les outils juridiques comme ceux de la dernière chance. Il faut expliciter et définir l’équation entreprise-religion et faire preuve de pédagogie, en particulier sur la question de la laïcité.

■ Le règlement intérieur et la charte ne peuvent-ils pas être pris en compte sur le plan juridique ?
Me NISOL : On ne peut pas faire jouer la loi dans l’entreprise, qui est un espace privé. La validation juridique d’une charte ou d’un règlement intérieur ne peut être fondée que sur l’activité de l’entreprise. C’est la position de la Cour de Cassation qui a jugé que le règlement intérieur de la crèche Baby Loup était légitime au regard de son activité. En revanche, l’activité commerciale de Carrefour ne légitime pas la restriction d’expression du fait religieux.

■ Pourquoi le manager ne déciderait-il pas du cadre de travail ?
Me NISOL : Nul ne peut imposer de restriction qui ne serait pas justifiée.

Il faut sauver la laïcité des laïcistes

La République laïque n’est donc pas aussi fermée qu’on le croit à l’expression religieuse, et la surenchère laïciste menace aujourd’hui.

 

laicite

Des étudiants d’un diplôme «Multiculturalisme, laïcité et religion» à l’institut catholique de Paris, 13 mars 2015. REUTERS/Christian Hartmann

La République a-t-elle été mise en danger à cause d’un ourlet ? Pour le New York Times, la France «s’est ridiculisée» fin avril en polémiquant sur la longueur de la jupe d’une collégienne musulmane. «Aucune religion ne menace sérieusement la laïcité», a tranché le quotidien américain. Est-ce si sûr ?

L’islamisme est un ennemi autrement plus redoutable que le cléricalisme d’hier qui suscita les lois laïques. Tout angélisme est interdit. Les islamistes testent les résistances à leur entreprise prosélyte à l’école et celle-ci a un devoir de vigilance devant les tentatives de contournement de la loi de 2004 qui interdit les signes religieux «ostensibles». Mais l’islamisme n’est pas l’islam, et il faut distinguer l’accessoire –vestimentaire– de l’essentiel et sauver la laïcité de ses «laïcistes». Car la paranoïa anti-islamique qui, depuis le 7 janvier, frappe certains esprits menace bien les trois principaux acquis de la laïcité.

1.La liberté de conscience et de croyance religieuse est un absolu

Il faut toujours se souvenir que la «laïcité à la française» est d’abord l’héritière de la Déclaration révolutionnaire des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789) qui proclamait: «Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.» Dans la foulée, la Constitution de 1791 garantit expressément «la liberté à tout homme d’exercer le culte religieux auquel il est attaché». Une disposition qui va bénéficier essentiellement aux religions minoritaires –le protestantisme et le judaïsme–, alors persécutées par le catholicisme hégémonique.

Aujourd’hui, l’intransigeance laïque réinterprète la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 et en fait une loi de combat contre la religion. Ce qui est historiquement faux. Si le Vatican et l‘Église catholique de l’époque l’ont traitée de loi d’oppression, ses principaux auteurs et défenseurs –Jean Jaurès, Aristide Briand– ont tout fait, contre les ultras d’Emile Combes, pour persuader le pays du contraire et pour créer les conditions d’un consensus religieux alors inimaginable et d’un apaisement de tensions qui avaient traversé presque tout le XIXe siècle.

La loi de 1905 ne comporte aucune référence à la «laïcité» et ignore même le mot

La loi de 1905 ne comporte aucune référence à la «laïcité» et ignore même le mot. Au contraire, dès son article premier, elle stipule que «la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes». Elle pose ainsi comme principe absolu la liberté de religion, chacune s’organisant selon son droit propre. D’ailleurs, Aristide Briand, le rapporteur du texte, clamait à la Chambre des députés que «le nouveau régime des cultes ne saurait opprimer ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux».

Le même s’écriera qu’«il y a toujours deux moyens de faire échec à une réforme: soit voter contre; soit, par la voie des surenchères, la rendre inapplicable».

C’est bien la surenchère laïque qui menace aujourd’hui. Marine Le Pen qualifie l’extrémisme  de «cancer» et ajoute que, «si on continue les comportements à risque, comme le communautarisme et l’affaissement de la laïcité, alors il y a un risque de métastase». À l’heure, donc, où certains porte-parole d’une laïcité intransigeante prônent, sinon une révision de la loi de 1905, au moins un durcissement des textes qui en découlent, il faut revenir aux sources législatives et juridiques et rappeler que la vraie laïcité ne met jamais en cause le droit à la liberté d’expression religieuse, sauf atteinte à l’ordre public.

2.La laïcité a toujours fonctionné grâce à des compromis

En régime français, la «Séparation» n’est pas aussi stricte qu’on le croit souvent, surtout à l’étranger. La «laïcité à la française» est le nom donné à un système plus équilibré qu’il y paraît: l’État se met à l’abri des empiétements de la religion et la religion s’interdit de mordre sur l’espace public. Celle-ci bénéficie en retour de nombreux accommodements de la part de l’État.

Comment oublier, par exemple, que c’est toujours le ministre français de l’Intérieur qui a en charge les questions liées à la gestion des cultes. Ou que les aumôneries religieuses, créées dans les prisons, les hôpitaux, les casernes, les internats scolaires, sont financées (partiellement) par l’argent public. Que le patrimoine des bâtiments de culte, construits avant la loi de 1905, continue à être entretenu par l’État (cathédrales), par les départements, les communes pour les églises, temples ou synagogues non classés. Bien d’autres évolutions, depuis les lois laïques, témoignent de la souplesse du système français. Après avoir suscité à l’école de quasi-«guerres civiles», le financement par la collectivité publique d’établissements privés sous contrat, catholiques, juifs, musulmans, ou l’existence d’émissions religieuses sur les chaînes publiques chaque dimanche à la télévision ou les réductions d’impôts liées aux dons à des organismes religieux ne suscitent plus aujourd’hui de vraie contestation.

La République laïque n’est donc pas aussi fermée qu’on le croit à l’expression religieuse. Comment ne pas mentionner les bonnes relations régulières nouées entre les responsables confessionnels et les autorités politiques, que menacerait demain toute atteinte à l’équilibre laïque ? On a en mémoire le dîner annuel du Conseil représentatif des institution juives (Crif) auquel participent toujours des membres du gouvernement mais, depuis 2002, une concertation officielle a lieu aussi, chaque année, autour d’une table à Matignon, entre l’Église catholique et le Premier ministre.

Les compromis n’ont aussi jamais cessé pour faciliter –malgré quelles résistances!– le culte musulman. Des formules conciliatrices sont régulièrement trouvées, malgré les limitations fixées par la loi de 1905, pour permettre la construction de lieux de prières en dehors des financements de l’étranger. Ainsi, des municipalités attribuent ou louent des terrains à des conditions avantageuses, financent des locaux «culturels» (à distinguer des espaces proprement «cultuels») attenant aux mosquées. Des dispositions sont également prises pour faire respecter, dans les cantines scolaires ou les casernes, les prescriptions alimentaires des religions et proposer des «menus de substitution». Puis pour recruter des imams et des aumôniers de prison. Enfin pour réserver des carrés musulmans dans les cimetières. C’est aussi l’État –contre ses propres principes laïques– qui s’est immiscé dans la gestion interne d’un culte en créant une instance nationale de représentation de la communauté musulmane (le CFCM, depuis 2002, à l’initiative de Nicolas Sarkozy).

La laïcité française n’a jamais signifié l’ignorance du fait religieux. Ceux qui font mine de l’oublier risquent d’anéantir plus d’un siècle de compromis passés.

Autrement dit, si beaucoup reste à faire pour faciliter la tolérance, la laïcité française n’a jamais signifié l’ignorance du fait religieux. Ceux qui aujourd’hui, en instrumentalisant les peurs de l’islam, font mine de l’oublier, risquent d’anéantir plus d’un siècle de compromis passés, souvent laborieusement, avec les grandes religions.

Comme disait le grand rabbin de France, Haïm Korsia, en pleine polémique sur la suppression des menus de substitution à l’école, «la laïcité ne peut pas devenir une nouvelle religion niant le fait religieux, sinon nous allons créer deux sociétés».

3.La laïcité distingue espace privé et espace public

L’état actuel du droit délimite strictement le périmètre de la laïcité à l’espace de l’école publique. Il impose la neutralité religieuse aux agents du service public dans l’exercice de leurs fonctions. Ainsi la loi de 2004 interdit les tenues et signes «ostensibles» manifestant une appartenance religieuse à l’école publique, prohibant le voile, la grande croix et la kippa. De même, pour les agents de l’État, il est interdit d’afficher ses convictions personnelles, politiques et religieuses, particulièrement pour un professeur dans le cadre de son enseignement.

Mais de plus en plus de revendications visent aujourd’hui à étendre ce champ historique de la laïcité à l’espace semi-public ou à l’espace privé. On veut réviser la détermination de l’aire légitime et légale de l’exigence laïque, élargir son périmètre juridique. Certains proposent de légiférer une nouvelle fois sur le foulard islamique pour l’interdire à l’université (ce que ne prévoit pas la loi de 2004). Ou pour interdire à des mères musulmanes voilées d’accompagner des sorties scolaires. Et surtout pour bannir toutes les demandes de caractère religieux qui sont en augmentation au sein des entreprises privées.

Nicolas Sarkozy, président de l’UMP, fait même de cette extension du périmètre laïque une arme politique et électorale. Il s’est prononcé contre les repas de substitution dans les cantines scolaires et contre le voile à l’université. Mais Manuel Valls a répondu par la négative à toute demande de législation spécifique sur les signes religieux dans l’enseignement supérieur (que fréquentent beaucoup d’étudiantes étrangères). De même, dans l’affaire de la crèche privée Baby-Loup, après deux années de polémiques, la Cour de cassation a annulé le licenciement d’une employée voilée. Cette crèche avait imposé, dans son règlement intérieur, une «neutralité philosophique, politique et confessionnelle». Mais, pour la Cour de cassation, rien n’obligeait cette crèche à s’engager aussi loin dans la laïcité. Depuis, le Parti radical de gauche, fief des laïques les plus endurcis, a déposé une proposition de loi visant à l’interdiction du port du voile dans les métiers de la petite enfance, qui sera soumise mi-mai à l’Assemblée nationale.

L’affaire de la jupe du collège de Charleville-Mézières –exclusion d’une élève musulmane porteuse d’une jupe longue assimilée par les professeurs à un «signe religieux ostensible»– a révélé l’extrême confusion qui règne dans les esprits sur cette question du périmètre de la laïcité. Où faire passer la limite entre l’espace public, exigeant la neutralité, et l’espace privé, permettant le droit à l’expression religieuse de s’exercer ? Les rédacteurs de la loi de 2004 sur les signes religieux s’étaient bien gardés de faire une liste précise des interdictions : le foulard, oui, mais comment définir le caractère«prosélyte» d’une jupe, ou d’une barbe pour un garçon, ou d’une petite croix, d’une médaille, d’une main de Fatma, d’une étoile de David. Les experts de la commission Stasi avaient vu le danger d’un engrenage, risquant à terme d’atteindre à la liberté de conscience, et admis que certains usages devaient être tolérés.

On mesure mieux aujourd’hui les dangers d’une extension indéfinie de l’exigence laïque, à la rue, où le port de la burqa a déjà été interdit en 2011, ou dans l’entreprise privée. Comme dit Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité :

«Les choses se passent bien dans les écoles, les universités, les entreprises quand les règles de la laïcité sont connues. Pourquoi en changer ?»

Mais une association comme la Libre pensée, pour qui «les religions sont les pires obstacles à l’émancipation de la pensée», multiplie les recours pour limiter l’intrusion de la religion. En décembre 2014, elle a déposé une plainte contre la présence d’une crèche de Noël dans le hall du conseil général de Vendée. Le danger de l’instrumentalisation de la laïcité, sacrifiée sur l’autel de visées politiciennes et électorales, menace. Ce laïcisme est une trahison de la laïcité telle qu’elle a été établie en 1905, c’est-à-dire sans haine, ni indifférence, envers les religions.

Pour en savoir plus : http://www.slate.fr/

L’entreprise
 face au fait religieux

Au-delà d’affaires ultra-médiatisées comme celle de la crèche Baby-Loup, une multitude
de démêlés liés à la religion place de plus en plus les managers dans des positions intenables.

ReligionAuTravail

Le sujet est souvent encore tabou, mais la question du fait religieux en entreprise se pose de plus en plus, exacerbée par un débat sur l’islam très sensible. Les entreprises sont démunies devant les demandes de leurs salariés. Nombreuses sont celles qui s’en tiennent à rédiger des chartes.

Consultante dans un cabinet d’audit des Big Five, Camille est à bout de nerfs. Cette manager doit faire face à un salarié qui refuse de travailler avec elle… pour des raisons religieuses. « Il ne me regarde pas, refuse de me serrer la main, sous prétexte que je suis peut-être impure… C’est devenu un enfer. » Pas encore la trentaine, l’ingénieur en question a aussi fait savoir qu’il « ne pouvait être staffé dans une banque, ni chez un assureur, car l’islam qu’il pratique l’empêche d’aller chez un client qui fait de l’argent ». Pour Camille, ces contraintes sont devenues un vrai casse-tête. Sa direction lui a demandé de ne pas faire de vague, de statuer au cas par cas. « Il n’empêche, poursuit-elle. Dès que nous en aurons l’opportunité, nous nous séparerons de lui. Jamais nous ne mentionnerons clairement le motif, sa pratique religieuse, mais ce sera bien l’unique cause. »

Les difficultés de Camille sont loin d’être isolées. « La religion sur le lieu de travail est un sujet qui agite les DRH, ils sont demandeurs de conseils », reconnaît Jean-Christophe Sciberras, le président de l’association nationale des DRH. Même constat du côté de Marie-José Forrissier. Elle dirige l’institut Sociovision et confirme : « Le problème est vraiment en train de prendre une nouvelle dimension dans les entreprises ; il est de plus en plus cité dans nos enquêtes. » Mais la façon de s’en préoccuper est sensible, selon elle, pour « 82 % des sondés, la religion soit rester une affaire privée ».

Aussi, la réponse la plus courante qu’apportent les directions est la rédaction d’un manuel afin de donner des indications aux managers. La CFDT et plusieurs fédérations professionnelles travaillent elles aussi sur l’élaboration de guides pour leurs adhérents. A l’instar de celui réalisé par l’Alliance du Commerce, réunion de la fédération des enseignes de la chaussure, de l’habillement et l’union du grand commerce de centre-ville. Sur près de 25 pages, ce texte fournit des solutions à des questions du type : peut-on refuser à un salarié de se vêtir comme il le souhaite pour des convictions religieuses ? un salarié peut-il effectuer sa prière sur son lieu de travail ? etc.

Lorsque le sujet se fait plus conflictuel, les directions ont encore très souvent tendance à le mettre sous le tapis. Et ceux qui acceptent d’en parler le font anonymement, même lorsqu’ils sont salariés protégés. « Nous avons fait remonter des difficultés dans les services de maintenance, raconte cette syndicaliste Air France. Dans les équipes au sol, les relations hommes-femmes se sont beaucoup dégradées. Par exemple, les gars qui préparent l’avion ne veulent pas serrer la main d’une femme pilote. Ils lui envoient un bonjour du bout des lèvres pour éviter de se faire virer, mais se débrouillent pour ne pas communiquer avec elle, ce qui est dangereux, car ces transmissions orales sont essentielles pour la bonne sécurité d’un vol. » Alertée, la direction n’a pas réagi. En attendant, assure cette représentante du personnel, « dans ces services, les femmes ne veulent plus aller travailler. On sait que ces équipes se radicalisent, mais personne ne bouge ».

Sans faire de publicité, des entreprises ont décidé de céder à certaines demandes, plus par pragmatisme que par idéologie. Chez les constructeurs automobiles, alors qu’il n’y a aucune obligation légale à installer des lieux de culte dans l’entreprise, des salles de prières sont apparues dès les années 1990 à proximité des lignes de montages. « Nous avions une forte population d’origine maghrébine, c’était ça ou on ne fabriquait pas de voitures le vendredi », se souvient un membre de la direction de Renault. Responsable administrative d’une PME de la banlieue lyonnaise travaillant dans la construction, Marie-Laure constate, elle aussi, une augmentation des demandes de télétravail ou des arrêts maladies au moment du ramadan ou de shabbat. Elle a pour habitude de fermer les yeux, et d’accepter ces congés. « Pour éviter les histoires », lâche-t-elle. « Pour l’heure, c’est plutôt bien admis par les autres salariés. Mais je m’attends à ce qu’un employé athée à qui je refuse un jour un congé me tombe dessus et se sente discriminé », confie la quinquagénaire.

A la tête de O2, spécialisée dans les services à la personne, Guillaume Richard note que « le jeûne est beaucoup plus suivi qu’il y a cinq ans ». Et le chef d’entreprise de regretter que le droit du travail ne soit pas plus souple en la matière, pour lui permettre notamment de mieux moduler l’organisation du travail. « Je serai favorable à ce que l’on revoit les jours fériés par exemple. Non pas pour qu’il y en ait moins, mais pour qu’ils ne soient plus adossés à des fêtes uniquement catholiques. Je trouverais bien que l’on ait des jours pour fait religieux, que chacun placerait dans l’année en fonction de sa confession. »

Certaines conventions collectives ne mériteraient-elles pas d’être revues afin de mieux prendre en compte la pluralité religieuse ? Exemple : la convention collective de la bijouterie offre aux salariés des jours pour la communion de leurs enfants. Quid de ceux qui font leur Bar Mitzvah ? Ils ont vite fait de se sentir lésés…

Chez Paprec Group, en février, la direction a pris le problème par un autre prisme, et adopté une charte de la laïcité. Histoire de mettre tout le monde au même niveau et de sortir la religion de l’entreprise, par « devoir de neutralité ». Adopté par un vote à l’unanimité des 4 000 salariés, ce texte a reçu le grand prix national de la laïcité à la Mairie de Paris en octobre. Seul hic, ce parti pris est très contestable juridiquement. Jean-Luc Petithuguenin, le PDG, en a bien conscience. « En l’absence de toute jurisprudence, le juge peut décider que l’entreprise a été un peu excessive », assurait-il au moment de son adoption. Une position risquée au regard des textes européens qui font de la liberté religieuse et de la possibilité de l’exercer un droit quasi sacré.

Par Fanny Guinochet, Journaliste

Pour en savoir plus : www.lopinion.fr