Laïcité : revenir à la loi de 1905 pour intégrer l’islam, certes, mais en connaissance de cause

 Loi1905

La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État n’a jamais été aussi invoquée que depuis les dramatiques attentats du 7 janvier dernier et les tentatives d’attentat avortées qui ont suivi.

Dans le feu de l’indignation contre un acte qui prétendait punir un « blasphème », beaucoup à gauche, mais aussi à droite, proclament la nécessité de revenir aux valeurs fondamentales de la laïcité : inscrire la loi de séparation dans la constitution ( c’était  au programme de Hollande), l’afficher dans toutes les écoles, faire des cours spéciaux d’éducation, voire de rééducation à la laïcité. Certains vont même jusqu’à suggérer de supprimer les fêtes chrétiennes du calendrier ou les saints de la toponymie.

Le danger de cette escalade est qu’elle provoque une réaction de rejet chez les populations que l’on vise d’abord, tels les jeunes musulmans rétifs à crier « Je suis Charlie ».

Il est aussi certain que cette surenchère laïciste affaiblisse encore le christianisme, élargissant ainsi la friche où pourra être semé l’islamisme le plus radical.

Une loi de compromis

Surtout elle méconnaît ce qu’est la réalité de la loi de 1905 et de ses suites. Loin d’être marquée  du sceau de la radicalité, elle était, sinon dans son principe, du moins dans son application, une loi de compromis. Elle n’a réussi qu’à ce prix à rétablir la paix religieuse à la veille de la première guerre mondiale et à fonder un mode d’insertion durable du fait religieux dans la République.

Un compromis qui fut trouvé par tâtonnements et qui était nécessaire car la logique laïciste excluant sans réserve le fait religieux de l’espace public aurait tourné à la guerre antireligieuse telle qu’elle fut menée en Union soviétique ou au Mexique.

Le compromis se trouve à tous les niveaux : les églises deviennent propriété publique (et donc leur entretien est une charge publique) mais les cultes, principalement le culte catholique,  continue de s’y pratiquer. Ce culte est régi non par les lois de la République mais par les  « règles d’organisation générale propres à chaque culte » (article 4), donc le droit canon ; les processions ou autres manifestations publiques sont permises mais à titre exceptionnel pourvu qu’elles ne troublent pas l’ordre public. Il n’y a plus de religion d’Etat, mais des aumôneries subsistent dans les casernes, les hôpitaux, les lycées, les prisons. Dans l’armée, elles sont rémunérées par l’Etat. L’enseignement public est entièrement laïc mais il était interrompu un jour par semaine pour permettre le catéchisme. La loi concernait au départ tout le territoire national mais les anciennes dispositions concordataires furent préservées, non sans débat, en Alsace-Moselle et en Guyane.

Certaines dispositions dérogatoires sont une contrainte pour les églises : ainsi l’interdiction de célébrer un mariage religieux avant le mariage civil, acte cultuel que la loi devrait en théorie ignorer. De même, en interdisant l’enseignement primaire et secondaire –  pas supérieur – aux ministres du culte, la République reconnaît le sacrement de l’ordre.

Les textes protocolaires font leur place aux représentants des cultes.

Depuis la dernière guerre, d’autres inflexions ont été apportées au régime de séparation stricte, la principale étant la loi Debré qui permet à l’Etat d’aider les établissements religieux sous contrat.

Il ne faut surtout pas chercher dans tout cela une logique stricte. Le compromis évoqué est forcement boiteux car fondé sur l’intersection entre deux logiques antinomiques tenant compte de manière pragmatique des réalités. Ce compromis a cependant le poids que lui donnent des années d’habitude.

Un compromis du même genre à trouver avec l’islam

Entre la logique totalitaire de l’islam et la logique de la République, il ne faut pas rechercher autre chose qu’un compromis du même genre.

Le culte musulman bénéficie déjà de certains avantages du régime actuel : ainsi les avantages de la loi Debré ont été offerts à certains établissements musulmans ; d’aumôniers musulmans sont rémunérés au sein des armées etc. On peut même penser que l’ingérence de l’Etat au travers  du  caractère quasi-officiel conféré Conseil français du culte musulman va beaucoup plus loin que  ce qu’une interprétation même atténuée de la loi de 1905 pourrait autoriser, pour ne pas parler de certains financements occultes de mosquées par les communes.

Dès lors que le bon sens et la bonne volonté sont au rendez-vous (c’est devenu difficile en notre âge idéologique !), on peut imaginer ce que pourrait être un compromis tout  aussi peu systématique entre religion musulmane et Etat laïque : l’usage du voile intégral doit être prohibé sur la place publique, celui du hidjab autorisé mais pas aux  agents publics en activité. Il peut difficilement  être toléré pour les élèves  de l’enseignement  primaire et secondaire mais, sauf à ignorer l’ambiance des Universités,  on ne voit pas comment l’interdire aux étudiantes.

Les repas des cantines municipales ou scolaires doivent prévoir une option sans porc mais on ne saurait accepter que cette option soit, par facilité ou lâcheté, imposée aux non-musulmans ou que les cantines publiques entrent dans le détail de toutes les prescriptions de la loi coranique : cuisines et vaisselle spéciales. Il faut protéger de toute forme de pressions les élèves ne suivant pas les prescriptions islamiques.

La culture européenne est fondée sur la représentation ; il ne saurait donc être question d’interdire la représentation de qui que ce soit, dès lors qu’elle est respectueuse; mais sans rétablir une loi contre le blasphème, les communautés qui se sentiraient offensées par une représentation gravement injurieuse doivent pouvoir obtenir une réparation devant les juridictions civiles : il vaut mieux en effet que les affaires de ce genre relèvent des juridictions civiles et non pénales.

L’enseignement public doit être, selon les prescriptions de Jules Ferry, respectueux de toutes les croyances y compris chrétiennes, mais ce respect ne saurait conduire à faire leur place à des théories non scientifiques comme le créationnisme – ou la  théorie du genre.

Le culte dans la rue peut être toléré s’il n’a pas pas de lieu de culte à proximité mais il ne saurait l’être s’il y en a un, surtout s’il est, par provocation, déserté.

Aucune théorie générale ne permettra de déterminer les contours exacts du compromis à établir mais, devant chaque problème, au cas par cas, il est aisé de déterminer la solution de bon sens  qui préserve la paix civile. Ce travail d’approche pragmatique qui a été fait avec la religion catholique reste à faire pour la religion musulmane. Il nous fera davantage progresser que des proclamations aussi emphatiques que péremptoires telles qu’on les a vues fleurir ces derniers temps.

Roland Hureaux

Universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.

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Laïcité, nom(s) de Dieu(x) !

 LaîcitéNomsdeDieu

Depuis la loi de 1905 qui a instauré la séparation des Eglises et de l’Etat, la France est un pays laïque. L’Etat reste neutre, garantit la liberté de croyance comme d’athéisme, et protège la liberté de culte de chacun.

Plus récemment, il est question, dans les propos des partisans de la laïcité, de cantonner la religion, ses pratiques, ses signes extérieurs, à une « sphère privée », dont on se demande quelles peuvent bien être les frontières : domicile, page Facebook, for intérieur, cercle de famille ?

Nul n’a le droit de bloquer la circulation dans une rue par sa prière. Une seule religion doit y régner : celle de la bagnole. Nul n’a le droit, dans les administrations ni à l’école de la République, de s’affubler d’un voile, d’une jupe longue ou d’une grande barbe rituelles, d’une croix voyante autour du cou ou d’une kippa sur la tête. En revanche, des publicités de 4 mètres par 3 peuvent défigurer les abords des villes en toute impunité et les élèves de l’école publique arborer des t-shirts et des baskets siglés, griffés, qui les transforment en hommes-sandwiches. Le culte farouche de la consommation est compatible avec la République. Soit.

On l’a compris : ce sont les religions traditionnelles qui sont visées. Les religions spirituelles. Les religions religieuses. Celles dont les adeptes adorent un dieu ancien. Pourtant, à trop prétendre les mettre au ban de la société, on risque le constat d’impuissance. Car, de références à l’une ou l’autre divinité, le langage le plus courant en est truffé.

Parfaite cohérence laïcarde ?

Il en est pour mettre la laïcité au pinacle, pour chanter ses louanges avec un enthousiasme jovial ? Quelle erreur ! Le latin pinaculum désignait le faîte du Temple de Jérusalem, et l’adjectif jovial est issu de Jovis, le génitif de Jupiter, réputé pour sa bonhomie… Quant à l’enthousiasme, ce beau mot exaltant venu du grec, il signifie qu’on est animé de l’intérieur par un souffle divin.

Non, soyons clairs, pour être d’une parfaite cohérence laïcarde, il faudrait modifier notre calendrier – comme l’avait fait, du reste, la Convention nationale en instituant le calendrier républicain en 1793. Changer d’ère, car nous sommes au XXIe siècle… après Jésus-Christ. Débaptiser les jours de la semaine car si lundi n’est que le jour de la lune, mardi est celui du dieu Mars, mercredi celui du dieu Mercure, jeudi celui de Jupiter, dieu des dieux du panthéon romain, vendredi le jour de Vénus, la déesse de l’amour et samedi celui du dieu Saturne. Quant à dimanche, en latin dies dominica, c’est ni plus ni moins que le jour du Seigneur. Ceci accompli, nous devrions encore cesser de lire les partitions, d’écouter ou de jouer de la musique, et ce, chaque jour que Dieu fait, car notre façon de désigner les notes de la gamme, ut ou do, , mi, fa, sol, la, si provient en droite ligne d’un chant du VIIIe siècle, un hymne à saint Jean-Baptiste du bénédictin lombard Paul Diacre :

UT quant laxis REsonare fibris
MIra gestorum FAmuli tuorum
SOLve polluti LAbii reatum
Sancte Iohannes

(Pour que tes serviteurs fassent résonner
les prodiges de tes hauts faits
par leurs cordes vocales bien souples,
efface le péché de leurs lèvres souillées,
saint Jean.)

Le musicien italien Guido d’Arezzo, en constatant que l’hymne s’élevait à chaque vers, avait décidé d’en faire ressortir les premières syllabes et celles qui suivaient l’hémistiche pour attribuer leur nom aux sons de plus en plus haut (à noter que UT sera remplacée par DO au XVIe siècle car c’est la première syllabe de Domine, Seigneur).

Il faudrait enfin chasser de notre vocabulaire la monnaie. Son nom vient en effet par extension du surnom de la déesse Junon, Moneta (celle qui avertit, la conseillère), car la monnaie était frappée dans son temple ; abolir le bureau, ainsi baptisé à cause de la bure des moines qui recouvrait jadis les tables de travail des copistes; ne plus utiliser d’ammoniac, puisqu’il tient son nom du lieu de sa première découverte : un temple consacré au dieu Ammon, en Libye ; abandonner les éoliennes, du nom du dieu grec des vents, Eole ; interdire strictement les kyrielles de kermesses qui animent nos week-ends sur tout le territoire national, car ces deux mots viennent de la formule liturgique en grec Kyrie Eleison, gloire à Dieu ; ne plus mentionner sur les chaînes publiques d’information l’existence des kamikazes – en japonais : le vent des dieux. Et cesser d’ajouter du thym dans nos gigots, nos ratatouilles et nos bouquets garnis, car cette plante aromatique tient son nom de la racine grecque thy- qui évoque les parfums et les fumées des offrandes sacrées.

Oui, Français, encore un effort si vous voulez être laïques.

A moins qu’au contraire, nous ne le soyons tous de toute façon…

Laïc : du latin laïcus, lui-même issu du grec laos, peuple, d’où l’adjectif laikos, du peuple – opposé à klêrikos, clerc.

Laïc s’est dit longtemps de quelqu’un qui n’était ni ecclésiastique (de l’église) ni religieux. L’adjectif servait à désigner le commun des mortels, par opposition aux professionnels ou aux dignitaires, en somme. Il s’emploie aujourd’hui par opposition à ecclésiastique ou théocratique, et cause souvent des abus de langage. Les tenants de la laïcité absolue en arrivent à fonder une nouvelle religion, avec leur obsession de supprimer toute référence à une foi quelconque et tout enseignement de la vaste culture religieuse. Exemple récent : les vacances de Noël, de Pâques et de la Toussaint rebaptisées – ou plutôt renommées – tant bien que mal « vacances d’hiver, de printemps et d’automne ». Hélas, il reste plus de fêtes chrétiennes que de saisons… D’ailleurs, qui proteste contre la liberté octroyée aux mécréants autant qu’aux croyants par les congés du lundi de Pentecôte, du jeudi de l’Ascension et du 15 août qui célèbre l’Assomption de la Vierge Marie ?

Tu ne prononceras pas en vain le nom de Dieu, dit la Bible. Ni celui de la laïcité, ajoute le sage.

Sur ce, je vous laisse à vos réflexions. Salut ! Adieu ! et Goodbye ! (en vieil anglais : God be with you…)

 

Sophie Cherer

PUBLIÉ LE 05/05/2015 À 15:34

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Il faut sauver la laïcité des laïcistes

La République laïque n’est donc pas aussi fermée qu’on le croit à l’expression religieuse, et la surenchère laïciste menace aujourd’hui.

 

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Des étudiants d’un diplôme «Multiculturalisme, laïcité et religion» à l’institut catholique de Paris, 13 mars 2015. REUTERS/Christian Hartmann

La République a-t-elle été mise en danger à cause d’un ourlet ? Pour le New York Times, la France «s’est ridiculisée» fin avril en polémiquant sur la longueur de la jupe d’une collégienne musulmane. «Aucune religion ne menace sérieusement la laïcité», a tranché le quotidien américain. Est-ce si sûr ?

L’islamisme est un ennemi autrement plus redoutable que le cléricalisme d’hier qui suscita les lois laïques. Tout angélisme est interdit. Les islamistes testent les résistances à leur entreprise prosélyte à l’école et celle-ci a un devoir de vigilance devant les tentatives de contournement de la loi de 2004 qui interdit les signes religieux «ostensibles». Mais l’islamisme n’est pas l’islam, et il faut distinguer l’accessoire –vestimentaire– de l’essentiel et sauver la laïcité de ses «laïcistes». Car la paranoïa anti-islamique qui, depuis le 7 janvier, frappe certains esprits menace bien les trois principaux acquis de la laïcité.

1.La liberté de conscience et de croyance religieuse est un absolu

Il faut toujours se souvenir que la «laïcité à la française» est d’abord l’héritière de la Déclaration révolutionnaire des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789) qui proclamait: «Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.» Dans la foulée, la Constitution de 1791 garantit expressément «la liberté à tout homme d’exercer le culte religieux auquel il est attaché». Une disposition qui va bénéficier essentiellement aux religions minoritaires –le protestantisme et le judaïsme–, alors persécutées par le catholicisme hégémonique.

Aujourd’hui, l’intransigeance laïque réinterprète la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 et en fait une loi de combat contre la religion. Ce qui est historiquement faux. Si le Vatican et l‘Église catholique de l’époque l’ont traitée de loi d’oppression, ses principaux auteurs et défenseurs –Jean Jaurès, Aristide Briand– ont tout fait, contre les ultras d’Emile Combes, pour persuader le pays du contraire et pour créer les conditions d’un consensus religieux alors inimaginable et d’un apaisement de tensions qui avaient traversé presque tout le XIXe siècle.

La loi de 1905 ne comporte aucune référence à la «laïcité» et ignore même le mot

La loi de 1905 ne comporte aucune référence à la «laïcité» et ignore même le mot. Au contraire, dès son article premier, elle stipule que «la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes». Elle pose ainsi comme principe absolu la liberté de religion, chacune s’organisant selon son droit propre. D’ailleurs, Aristide Briand, le rapporteur du texte, clamait à la Chambre des députés que «le nouveau régime des cultes ne saurait opprimer ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux».

Le même s’écriera qu’«il y a toujours deux moyens de faire échec à une réforme: soit voter contre; soit, par la voie des surenchères, la rendre inapplicable».

C’est bien la surenchère laïque qui menace aujourd’hui. Marine Le Pen qualifie l’extrémisme  de «cancer» et ajoute que, «si on continue les comportements à risque, comme le communautarisme et l’affaissement de la laïcité, alors il y a un risque de métastase». À l’heure, donc, où certains porte-parole d’une laïcité intransigeante prônent, sinon une révision de la loi de 1905, au moins un durcissement des textes qui en découlent, il faut revenir aux sources législatives et juridiques et rappeler que la vraie laïcité ne met jamais en cause le droit à la liberté d’expression religieuse, sauf atteinte à l’ordre public.

2.La laïcité a toujours fonctionné grâce à des compromis

En régime français, la «Séparation» n’est pas aussi stricte qu’on le croit souvent, surtout à l’étranger. La «laïcité à la française» est le nom donné à un système plus équilibré qu’il y paraît: l’État se met à l’abri des empiétements de la religion et la religion s’interdit de mordre sur l’espace public. Celle-ci bénéficie en retour de nombreux accommodements de la part de l’État.

Comment oublier, par exemple, que c’est toujours le ministre français de l’Intérieur qui a en charge les questions liées à la gestion des cultes. Ou que les aumôneries religieuses, créées dans les prisons, les hôpitaux, les casernes, les internats scolaires, sont financées (partiellement) par l’argent public. Que le patrimoine des bâtiments de culte, construits avant la loi de 1905, continue à être entretenu par l’État (cathédrales), par les départements, les communes pour les églises, temples ou synagogues non classés. Bien d’autres évolutions, depuis les lois laïques, témoignent de la souplesse du système français. Après avoir suscité à l’école de quasi-«guerres civiles», le financement par la collectivité publique d’établissements privés sous contrat, catholiques, juifs, musulmans, ou l’existence d’émissions religieuses sur les chaînes publiques chaque dimanche à la télévision ou les réductions d’impôts liées aux dons à des organismes religieux ne suscitent plus aujourd’hui de vraie contestation.

La République laïque n’est donc pas aussi fermée qu’on le croit à l’expression religieuse. Comment ne pas mentionner les bonnes relations régulières nouées entre les responsables confessionnels et les autorités politiques, que menacerait demain toute atteinte à l’équilibre laïque ? On a en mémoire le dîner annuel du Conseil représentatif des institution juives (Crif) auquel participent toujours des membres du gouvernement mais, depuis 2002, une concertation officielle a lieu aussi, chaque année, autour d’une table à Matignon, entre l’Église catholique et le Premier ministre.

Les compromis n’ont aussi jamais cessé pour faciliter –malgré quelles résistances!– le culte musulman. Des formules conciliatrices sont régulièrement trouvées, malgré les limitations fixées par la loi de 1905, pour permettre la construction de lieux de prières en dehors des financements de l’étranger. Ainsi, des municipalités attribuent ou louent des terrains à des conditions avantageuses, financent des locaux «culturels» (à distinguer des espaces proprement «cultuels») attenant aux mosquées. Des dispositions sont également prises pour faire respecter, dans les cantines scolaires ou les casernes, les prescriptions alimentaires des religions et proposer des «menus de substitution». Puis pour recruter des imams et des aumôniers de prison. Enfin pour réserver des carrés musulmans dans les cimetières. C’est aussi l’État –contre ses propres principes laïques– qui s’est immiscé dans la gestion interne d’un culte en créant une instance nationale de représentation de la communauté musulmane (le CFCM, depuis 2002, à l’initiative de Nicolas Sarkozy).

La laïcité française n’a jamais signifié l’ignorance du fait religieux. Ceux qui font mine de l’oublier risquent d’anéantir plus d’un siècle de compromis passés.

Autrement dit, si beaucoup reste à faire pour faciliter la tolérance, la laïcité française n’a jamais signifié l’ignorance du fait religieux. Ceux qui aujourd’hui, en instrumentalisant les peurs de l’islam, font mine de l’oublier, risquent d’anéantir plus d’un siècle de compromis passés, souvent laborieusement, avec les grandes religions.

Comme disait le grand rabbin de France, Haïm Korsia, en pleine polémique sur la suppression des menus de substitution à l’école, «la laïcité ne peut pas devenir une nouvelle religion niant le fait religieux, sinon nous allons créer deux sociétés».

3.La laïcité distingue espace privé et espace public

L’état actuel du droit délimite strictement le périmètre de la laïcité à l’espace de l’école publique. Il impose la neutralité religieuse aux agents du service public dans l’exercice de leurs fonctions. Ainsi la loi de 2004 interdit les tenues et signes «ostensibles» manifestant une appartenance religieuse à l’école publique, prohibant le voile, la grande croix et la kippa. De même, pour les agents de l’État, il est interdit d’afficher ses convictions personnelles, politiques et religieuses, particulièrement pour un professeur dans le cadre de son enseignement.

Mais de plus en plus de revendications visent aujourd’hui à étendre ce champ historique de la laïcité à l’espace semi-public ou à l’espace privé. On veut réviser la détermination de l’aire légitime et légale de l’exigence laïque, élargir son périmètre juridique. Certains proposent de légiférer une nouvelle fois sur le foulard islamique pour l’interdire à l’université (ce que ne prévoit pas la loi de 2004). Ou pour interdire à des mères musulmanes voilées d’accompagner des sorties scolaires. Et surtout pour bannir toutes les demandes de caractère religieux qui sont en augmentation au sein des entreprises privées.

Nicolas Sarkozy, président de l’UMP, fait même de cette extension du périmètre laïque une arme politique et électorale. Il s’est prononcé contre les repas de substitution dans les cantines scolaires et contre le voile à l’université. Mais Manuel Valls a répondu par la négative à toute demande de législation spécifique sur les signes religieux dans l’enseignement supérieur (que fréquentent beaucoup d’étudiantes étrangères). De même, dans l’affaire de la crèche privée Baby-Loup, après deux années de polémiques, la Cour de cassation a annulé le licenciement d’une employée voilée. Cette crèche avait imposé, dans son règlement intérieur, une «neutralité philosophique, politique et confessionnelle». Mais, pour la Cour de cassation, rien n’obligeait cette crèche à s’engager aussi loin dans la laïcité. Depuis, le Parti radical de gauche, fief des laïques les plus endurcis, a déposé une proposition de loi visant à l’interdiction du port du voile dans les métiers de la petite enfance, qui sera soumise mi-mai à l’Assemblée nationale.

L’affaire de la jupe du collège de Charleville-Mézières –exclusion d’une élève musulmane porteuse d’une jupe longue assimilée par les professeurs à un «signe religieux ostensible»– a révélé l’extrême confusion qui règne dans les esprits sur cette question du périmètre de la laïcité. Où faire passer la limite entre l’espace public, exigeant la neutralité, et l’espace privé, permettant le droit à l’expression religieuse de s’exercer ? Les rédacteurs de la loi de 2004 sur les signes religieux s’étaient bien gardés de faire une liste précise des interdictions : le foulard, oui, mais comment définir le caractère«prosélyte» d’une jupe, ou d’une barbe pour un garçon, ou d’une petite croix, d’une médaille, d’une main de Fatma, d’une étoile de David. Les experts de la commission Stasi avaient vu le danger d’un engrenage, risquant à terme d’atteindre à la liberté de conscience, et admis que certains usages devaient être tolérés.

On mesure mieux aujourd’hui les dangers d’une extension indéfinie de l’exigence laïque, à la rue, où le port de la burqa a déjà été interdit en 2011, ou dans l’entreprise privée. Comme dit Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité :

«Les choses se passent bien dans les écoles, les universités, les entreprises quand les règles de la laïcité sont connues. Pourquoi en changer ?»

Mais une association comme la Libre pensée, pour qui «les religions sont les pires obstacles à l’émancipation de la pensée», multiplie les recours pour limiter l’intrusion de la religion. En décembre 2014, elle a déposé une plainte contre la présence d’une crèche de Noël dans le hall du conseil général de Vendée. Le danger de l’instrumentalisation de la laïcité, sacrifiée sur l’autel de visées politiciennes et électorales, menace. Ce laïcisme est une trahison de la laïcité telle qu’elle a été établie en 1905, c’est-à-dire sans haine, ni indifférence, envers les religions.

Pour en savoir plus : http://www.slate.fr/