Une vague d’athéisme dans le monde arabe

Le “califat islamique” a délié les langues. Les critiques ne visent plus seulement les mauvaises interprétations de la religion, mais la religion elle-même.

Athees
Dessin de Ballaman paru dans La Liberté (Fribourg).

 

Dans le monde arabe, on pouvait certes critiquer les personnes chargées de la religion, mais critiquer la religion musulmane elle-même pouvait coûter la vie à celui qui s’y risquait, ou du moins le jeter en prison. Le mot d’ordre “l’islam est la solution” a été scandé durant toute l’ère moderne comme une réponse toute faite à toutes les questions en suspens et à tous les problèmes complexes du monde musulman.

Mais la création de l’Etat islamique par Daech et la nomination d’un“calife ayant autorité sur tous les musulmans” soulèvent de nombreuses questions. Elles mettent en doute le texte lui-même [les fondements de la religion] et pas seulement son interprétation, l’idée même d’une solution religieuse aux problèmes du monde musulman. Car, au-delà de l’aspect terroriste du mouvement Daech, sa proclamation du califat ne peut être considérée que comme la concrétisation des revendications de tous les partis et groupes islamistes, à commencer par [l’Egyptien fondateur des Frères musulmans], Hassan Al-Banna, au début du XXe siècle. Au cours de ces trois dernières années, il y a eu autant de violences confessionnelles en Syrie, en Irak et en Egypte qu’au cours des cent années précédentes dans tout le Moyen-Orient.

Cela provoque un désenchantement chez les jeunes Arabes, non seulement vis-à-vis des mouvements islamistes, mais aussi vis-à-vis de tout l’héritage religieux. Ainsi, en réaction au radicalisme religieux, une vague d’athéisme se propage désormais dans la région. L’affirmation selon laquelle “l’islam est la solution” commence à apparaître de plus en plus clairement comme une illusion. Cela ouvre le débat et permet de tirer les leçons des erreurs commises ces dernières années.

Peu à peu, les intellectuels du monde musulman s’affranchissent des phrases implicites, cessent de tourner autour du pot et de masquer leurs propos par la rhétorique propre à la langue arabe qu’avaient employée les critiques [musulmans] du XXe siècle, notamment en Egypte : du [romancier] Taha Hussein à [l’universitaire déclaré apostat] Nasr Hamed Abou Zayd.

Car la mise en doute du texte a une longue histoire dans le monde musulman. Elle s’est développée là où dominait un pouvoir religieux et en parallèle là où l’extrémisme s’amplifiait au sein de la société. [L’écrivain arabe des VIIIe-IXe siècles] Al-Jahiz et [l’écrivain persan considéré comme le père de la littérature arabe en prose au VIIIe siècle] Ibn Al-Muqaffa avaient déjà exprimé des critiques implicites de la religion. C’est sur leur héritage que s’appuie la désacralisation actuelle des concepts religieux et des figures historiques, relayée par les réseaux sociaux, lieu de liberté pour s’exprimer et débattre.

Le bouillonnement actuel du monde arabe est à comparer à celui de la Révolution française. Celle-ci avait commencé par le rejet du statu quo. Au départ, elle était dirigée contre Marie-Antoinette et, à la fin, elle aboutit à la chute des instances religieuses et à la proclamation de la république. Ce à quoi nous assistons dans le monde musulman est un mouvement de fond pour changer de cadre intellectuel, et pas simplement de président. Et pour cela des années de lutte seront nécessaires.

—Omar Youssef Suleiman
Publié le 3 octobre 2014 dans Aseef22 (extraits) Beyrouth

 

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St Louis, au delà du mythe

ExpositionStLouis

Le Saint-Louis de Mainneville ouvre l’exposition de la Conciergerie (vers 1305-1310, église Saint-Pierre). © Matthieu Stricot

 

Il y a 800 ans, en 1214, naissait Saint Louis, roi de France de 1226 jusqu’à sa mort en 1270. Le règne de Louis IX fut l’un des plus marquants du Moyen Âge. Un rayonnement renforcé par sa canonisation en 1297. Mais quel homme était-il ? Comment liait-il sa foi et son pouvoir ? Comment sa personnalité a-t-elle marqué l’art de l’époque ? Jusqu’au 11 janvier 2015, l’exposition « Saint Louis » à la Conciergie, à Paris, présente ce grand personnage de l’Histoire de France.

 

« Il est le roi des rois de la terre. » Cette citation du moine anglais Matthieu Paris (v. 1200-1259) accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition consacrée à Saint Louis à la Conciergerie, à Paris. Né il y a 800 ans, en 1214, Louis IX fut un souverain exceptionnel.« Peu de rois ou de princes ont laissé une telle empreinte dans le patrimoine français », affirme Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux.

Mais, au-delà du mythe, qui était l’homme ? « Pour y répondre, nous sommes partis du Saint Louis de l’historien Jacques Le Goff », explique Pierre-Yves Le Pogam, commissaire de l’exposition. « Il avait écrit son livre à la suite d’un article intitulé “Saint Louis a-t-il existé ?”. Il ne remettait évidemment pas en question l’existence d’un roi aussi puissant. La question était plutôt : Que savons-nous de l’homme réel derrière les filtres de l’Histoire ? »

L’exposition remonte le temps, du mythe à l’homme en passant par la canonisation. Pour commencer, la statue de Saint Louis de Mainneville, datée du XIVe siècle. « C’est une image idéale du roi, en tenue de sacre, qui met l’accent sur sa majesté », explique le commissaire. Une série de tableaux du XIXe siècle, réalisés par le peintre symboliste Alphonse Osbert, illustre comment « l’exemple de Saint Louis permettait alors de légitimer la “mission civilisatrice” de la colonisation ».

L’an 1297 est marqué par la canonisation du roi. « Elle fut déterminante dans l’intérêt des autres souverains pour Saint Louis. » Des reliques indirectes témoignent du culte voué au saint souverain : sa chemise, un cilice, le reliquaire de la Sainte-Épine…

Le visiteur découvre ensuite l’homme et sa famille. Un manuscrit de sa mère, Blanche de Castille, la petite Bible de Saint Louis, un recueil de psaumes appartenant probablement à sa fille Isabelle… Les objets rappellent les liens entre la foi et le pouvoir du roi.

Le fondateur de la Sainte Chapelle

Le caractère religieux du règne de Saint Louis est mis en valeur dans la deuxième partie de l’exposition, « du royaume terrestre à la Jérusalem céleste ». « Saint Louis s’identifie à la fois aux rois de Juda et aux rois mérovingiens ». En témoigne, pour ces derniers, la statue du roi Childebert. Si sa barbe fait référence aux premiers rois francs, le manteau et le sceptre le rapprochent d’un roi du XIIIe siècle.

La charte de fondation de la Sainte Chapelle vient rappeler l’attrait du souverain pour la Terre Sainte. Saint Louis a construit l’édifice afin d’abriter la Couronne d’épines qu’il avait acquise en 1239. « Mais son intérêt pour les reliques n’était pas égoïste. Pour lui, le roi doit être à l’image du Christ ». Il distribue des épines à ses amis. À l’abbaye d’Assise, notamment. « Sa spiritualité est guidée par la passion pour aller dans les pas du Christ. Elle est la raison de sa croisade », ainsi que l’illustre un manuscrit célébrant la conquête de Damiette, en Égypte, en 1249.

Un roi passionné par les arts

L’un des premiers exemples de Bible en français manifeste la floraison des arts sous le règne de Louis IX. « Les images y sont influencées par Byzance et le monde musulman », fait remarquer Pierre-Yves Le Pogam. Ce changement de style, des nouveautés iconographiques apparaissent aussi dans le Troisième évangéliaire de la Sainte Chapelle : « les quatre évangélistes y sont représentés sous leur forme humaine, sans leur symbole ». Les Franciscains eux-mêmes entendent être fidèles à la nature. Ainsi cette sculpture où Ève se distingue d’Adam par une poitrine apparente. « Pour la première fois, ils essaient de regarder le réel en s’intéressant à l’individualité. » De la même façon, la tête de saint Jean l’Évangéliste rappelle le pathos hellénistique. Elle fait judicieusement face à une statue de Vierge à l’enfant où se mêlent grâce et majesté. Le mouvement de la Vierge est perceptible.

Un démenti, donc, aux affirmations selon lesquelles « l’art de l’époque était un art d’équilibre ». Saint Louis a-t-il vraiment agi sur l’art de son temps ? « Saint Louis affirmait, il est vrai, que la principale qualité était la prud’homie, à savoir se comporter en homme moyen. Mais c’était au contraire un homme passionné. »

Son époque reflète sa personnalité. Celle d’« un roi animé par un souci intérieur, une angoisse : le désir d’aller vers le mieux », conclut le commissaire de l’exposition.

 

> Pour aller plus loin :

« Saint Louis », jusqu’au 11 janvier 2015, à la Conciergerie.
2, boulevard du Palais, 75001 Paris
De 9 h 30 à 18 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 20 h.
Billets à partir de 9,50 euros sur ticket.monuments-nationaux.fr
Infos au 01 53 40 60 80

 

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr

 

Égyptiennes et chrétiennes, des femmes dans les révolutions

L’Égypte vit au rythme des changements de régimes depuis la révolution du 25 janvier 2011, au tout début des « printemps arabes ». Démission de Moubarak, arrivée au pouvoir des Frères musulmans, coup d’État puis élection du maréchal al-Sissi à la présidence… Depuis, l’Égypte a été le théâtre de graves violences et de tensions politiques et sociales. Comment la communauté chrétienne d’Égypte, la plus grande du monde arabe (plus de 10 millions de fidèles), a-t-elle traversé ces évènements ? Quelle est la place des femmes sous les différents régimes ? Nous avons rencontré trois chrétiennes égyptiennes.

ChrétiennesEgypte

Chaque mercredi, Martine Akad et Hélène Khoari suivent des cours de théologie à l’église Saint-Cyrille d’Héliopolis. © Matthieu Stricot

Le 25 janvier 2011, des millions de Cairotes envahissent la place Tahrir, réclamant la démission du président Hosni Moubarak.« Je n’avais jamais vu de révolution, de guerre ou de conflit en Égypte », se souvient Martine Akad, âgée de 23 ans au début de la Révolution. « C’était la première fois que je voyais des gens dans la rue pour s’opposer au pouvoir ». Après avoir étudié le droit à Paris, cette jeune catholique melkite est rentrée au Caire pour travailler comme manager de projet. Chaque mercredi, elle suit des cours de théologie à l’église Saint-Cyrille d’Héliopolis – à l’ouest de l’agglomération cairote – à l’instar d’autres femmes catholiques, toutes générations confondues. L’occasion de partager leurs opinions sur les évènements survenus depuis 2011.

Quand les premiers cocktails molotov ont explosé place Tahrir, Nadia Michelle Gaballa, 62 ans, a « fait le rapprochement avec la révolution égyptienne de 1952 ». Les manifestations antioccidentales avaient abouti au renversement de la monarchie de Farouk Ier. « La Révolution avait été kidnappée » par le coup d’État de Mouvement des officiers libres, conduit par Mohammed Naguib et Gamal Abdel Nasser. Mais l’enseignante à la retraite a vite changé son regard sur la révolution de 2011 : « Les Égyptiens victimes de la corruption ont rejoint les manifestants avec de bonnes intentions. Cependant, j’ai vite ressenti l’influence des Frères musulmans. »

Dans un premier temps, la présence de la confrérie dans les manifestations n’a pas inquiété la jeune Martine : « L’équipe de Moubarak faisait passer les Frères musulmans pour des monstres. Mais ils ont bien joué leur rôle place Tahrir. Ils n’étaient pas agressifs. Les gens ont eu pitié d’eux. » Après la démission de Moubarak, le 11 févier 2011, les Frères musulmans sont portés au pouvoir par les urnes en juin 2012. Mohamed Morsi est alors le premier président d’Égypte démocratiquement élu.

« Je ne pouvais plus conduire en débardeur »

« Une fois au pouvoir, les Frères musulmans n’avaient plus les mêmes idées, plus les mêmes objectifs, se souvient Martine. Beaucoup de traditions nous empêchent de nous habiller et de nous exprimer comme on veut. Mais quand un groupe islamiste veut imposer la sharia, sans séparer religion et politique, c’est effrayant. J’ai dû changer ma manière de vivre. Je ne pouvais plus conduire en débardeur. Une femme chrétienne a été attaquée parce qu’elle avait une croix dans sa voiture ».

Hélène Khoari, pharmacienne et enseignante de 54 ans, s’inquiétait surtout pour ses enfants : « Pour aller à l’université, ma fille devait attacher ses cheveux, ne pas porter un pantalon trop serré et mettre une veste, pour ne pas attirer l’attention. J’ai demandé à mes enfants s’ils voulaient partir étudier à l’étranger. » Aujourd’hui, l’une de ses filles étudie au Portugal, une autre en France.
Nadia, pour éviter les problèmes, s’efforçait de « penser comme les islamistes pour ne pas paraître trop féminine ». Elle admet tout de même n’avoir « pas trop souffert en tant que femme à Héliopolis. Ailleurs en Égypte, la situation était pire. Des femmes ont été kidnappées dans des villages, des magasins ont été attaqués ».

Autrefois enseignante, Nadia ne comprend pas cette division entre chrétiens et musulmans : « Dans mon école franciscaine, musulmans et chrétiens récitions ensemble le Notre Père et le Je vous salue Marie tous les matins. Mes amies, de vraies musulmanes, prient cinq fois par jour, mais elles ne mettent pas de mur entre nous. »
Hélène regrette également ce clivage : « Quand j’avais 10 ans, il n’y avait pas de division entre chrétiens et musulmans. Le phénomène est apparu à la fin des années 70. »

« Je pense d’abord comme une Égyptienne »

Face à la montée des tensions, plus de 12 millions d’Égyptiens sont descendus dans la rue pour exiger le départ de Morsi, le 30 juin 2013. « Les Frères musulmans accusent les chrétiens d’être responsables des manifestations. Mais je pense comme une Égyptienne avant de penser comme une chrétienne. Les Égyptiens musulmans manifestaient avec nous. Ils étaient tout aussi inquiets », affirme Martine.
Ce soulèvement populaire ouvre la voie au coup d’État mené par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi contre Mohamed Morsi le 3 juillet 2013. Il jouit depuis d’une certaine popularité chez les Égyptiens. Le 8 juin dernier, il a remporté l’élection présidentielle avec 96 % des suffrages. Un vote orchestré dans un contexte de fraudes et de « violations répétées des droits de l’homme » contre des Frères musulmans, des violences dénoncées comme « l’un des plus importants massacres de manifestants de l’histoire récente » par l’ONG Human Rights Watch.

Cela n’empêche pas Nadia de qualifier al-Sissi de « sauveur ayant répondu à notre SOS ».Pourquoi cette dévotion ? L’armée est une institution profondément respectée de nombreux Égyptiens : « Elle est composée de pères, d’oncles, de frères, de nos familles. Ce ne sont pas des mercenaires. L’armée fait partie de nous. Elle est comme un père », affirme Nadia. Pour elle, le peuple égyptien « a besoin d’un grand leader. Avoir un militaire au pouvoir est une bonne chose pour notre pays. Al-Sissi est ferme et organisé. De plus, il a enlevé l’uniforme. Je suis certaine que l’on avance vers la démocratie, à l’opposé des Frères musulmans ».

La jeune Martine est plus réservée : « Je suis descendue dans la rue le 30 juin 2013. Mais je ne voulais pas revoir les militaires au pouvoir. C’est comme revenir en arrière. » Elle essaie tout de même de rester optimiste : « Jusqu’à présent, le gouvernement n’est pas parfait, mais il essaie de s’attaquer aux problèmes, contrairement à l’époque de Moubarak. À commencer par faire face à la vague d’attentats dans le Sinaï. »

Matthieu Stricot, envoyé spécial au Caire – publié le 13/11/2014

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