L’urgence d’un islam de France structuré, apaisé, crédible

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Prière à la Grande mosquée de Strasbourg en 2013. REUTERS/Vincent Kessler

 

Sans renier l’héritage laïque, une voie de cogestion de l’islam peut être imaginée en France, garantissant l’égalité de traitement des musulmans avec les autres religions, excluant l’assimilation autant que l’insertion communautaire à l’anglaise.

Depuis près d’un demi-siècle, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, échouent dans la gestion d’un islam divisé, soumis aux influences étrangères, rétif à toute hiérarchie cléricale ou laïque. Il est devenu urgent de relancer la question obsédante de la place de l’islam dans la République laïque, de sa capacité à s’organiser, à s’unifier, à désigner des représentants compétents et incontestés, à se mobiliser contre ses tendances radicales, à condamner et évincer ses extrémistes.

Toutes les équivoques ne sont pas levées, mais l’une des leçons des derniers événements en France est la libération de la parole, chez les musulmans, à propos de l’islam radical dans leurs rangs.

 

Sans doute a-t-on eu tort de confondre leurs silences d’hier avec de la complicité. Leur peur, leur division, leur stupeur devant la montée du terrorisme islamiste, devant l’injonction de condamnation qui pesait sur elle, venant de tous les milieux, étaient les premiers responsables de cette paralysie. Une page semble aujourd’hui se tourner. Le désaveu est plus net et certainement majoritaire.

Faut-il y voir la promesse d’avancées, enfin sérieuses, sur la question obsédante de la place de l’islam, deuxième religion de France, dans la République laïque, de sa capacité à s’organiser, à s’unifier, à désigner des représentants compétents et incontestés, à se mobiliser contre ses tendances radicales, à condamner et évincer ses intégristes?

Depuis près d’un demi-siècle, c’est-à-dire depuis la sédentarisation d’une communauté musulmane qui a quintuplé (5 millions) depuis 1960 –notamment harkis, rapatriés, migrants économiques, regroupement familial–, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont échoué à faire émerger une représentation unique, structurée, respectée de l’islam de France, à l’image de ce qui existe dans les consistoires juif, protestant ou dans les institutions de l’Eglise catholique de France.

Tous les ministres de l’Intérieur (chargés des cultes), qu’ils jouent la carte de la fermeté (Charles Pasqua) ou de la concertation (Pierre Joxe, Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Sarkozy), se sont cassés les dents. On a isolé et arrêté des réseaux extrémistes, traqué et expulsé des imams politisés, remis de l’ordre dans certaines mosquées, tari des sources suspectes de financement et de fourniture d’armements. Mais la gestion sécuritaire de l’islam de France, pour ne pas dire policière, n’a pas endigué la montée de la radicalisation.

Tableau issu de l’enquête Ined-Insee «Trajectoires et origines 2010». Il en ressort qu’il y aurait 8% de musulmans en France, soit environ 5 millions. L’enquête du Pew Research Center aboutit environ au même nombre (4,7 millions).

 

Favorisée par la droite au pouvoir, la gestion dite «consulaire» avec un partenaire privilégié –la Mosquée de Paris, «vitrine» de l’islam de France, construite en 1926 à la mémoire des soldats musulmans tués lors de la Première Guerre mondiale– n’a pas davantage abouti.

Trop dépendante de ses liens statutaires et financiers avec l’Algérie, coupée de toute base associative, de jeunes, de femmes, d’intellectuels, la Mosquée de Paris n’a jamais été capable d’assurer le leadership musulman. Les polémiques incessantes sur la fixation des dates du Ramadan, sur le marché juteux de la viande halal, sur la formation et le recrutement des imams ont largement contribué à son discrédit.

Enfin, la gestion collégiale de l’islam, qui avait la préférence de la gauche, n’a pas donné de résultats plus probants. L’instance représentative à présidence tournante (le Corif, Conseil de réflexion sur l’avenir de l’islam en France), qu’avait mise en place le ministre Pierre Joxe (PS) au début des années 1990, a vite succombé à ses divisions.

Dans la même ligne, une décennie plus tard, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, a failli réussir. Avec habileté et énergie, il avait trouvé un compromis et obtenu un accord entre les principales obédiences rivales, la Mosquée de Paris fidèle à l’Algérie, la Fédération des musulmans de France liée à la Ligue islamique et au Maroc, l’Union des organisations islamiques de France, proche des Frères musulmans.

Et en avril 2003, pour la première fois, un organisme central –le Conseil français du culte musulman (CFCM)– était élu avec un mandat clair: organiser l’islam de France, en devenir le porte-parole, gérer les affaires du culte qui suscitent tant de convoitises et aiguisent tant de querelles recuites.

Un programme qui a globalement échoué. Depuis plus de dix ans, sur fond de rivalité entre musulmans d’origines algérienne et marocaine, le CFCM s’est montré incapable de travailler de manière collégiale. Il s’est partagé les majorités et les postes, mais, manquant de moyens, de charisme et d’agenda, il est devenu inaudible, jusque dans la tempête actuelle.

La contrainte des lois laïques

Le projet fédérateur d’un islam de France représentatif, structuré, inscrit dans la réalité laïque du pays, capable de contrôler ses dérives intégristes, fait donc partie des serpents de mer de la politique française. C’est un vœu pieux qui se dérobe toujours à la réalité, se résume à une longue série d’occasions gâchées. C’est la conséquence lancinante de ces maux congénitaux que sont l’absence de hiérarchie cléricale dans l’islam sunnite, majoritaire en France, et la fragmentation d’une communauté divisée par ses origines nationales, ses sensibilités, l’ego de ses représentants, ses clivages de générations et ses filières de financement.

Il n’y a pas un islam de France, mais presque autant d’islams que de musulmans! Eclatés en une quinzaine de nationalités d’origine (Maghreb, Turquie, Afrique noire, etc) et une multitude de chapelles associatives, placés sous la coupe d’ambassades et de bailleurs de fonds étrangers, réclamant sans cesse le soutien des pouvoirs publics, mais criant à l’ingérence dès la moindre intervention de l’Etat, la responsabilité des musulmans en France dans cet échec est écrasante.

Mais cela ne doit pas disculper les responsables politiques. Au lieu de tout entreprendre pour désolidariser l’islam de ses influences étrangères, ils ont fermé les yeux, au nom d’une laïcité non interventionniste, sur les subventions des pays arabes au culte musulman français. C’est l’Arabie saoudite qui a payé la construction de la grande mosquée de Lyon et le Maroc qui a financé, en partie, celle d’Evry. C’est l’Algérie qui subventionne le fonctionnement de la Grande mosquée de Paris. Ce sont les pays du Golfe qui ont servi de bailleurs de fonds à la première «université» islamique, créée à l’initiative de l’UOIF (Union des organisations islamiques) dans la Nièvre. Ce sont l’Egypte, l’Algérie, la Turquie qui envoient encore leurs imams en France prêcher dans les mosquées, chaque année, durant le mois de ramadan.

Les questions de fond, posées par l’intégration de cette nombreuse communauté, n’ont pas été traitées, encore moins réglées. Aucune des propositions allant dans le sens d’une plus grande transparence, d’un financement public de la formation des imams et des cadres religieux, n’a été suivie d’effet.

Dès les années 1970, le grand orientaliste Jacques Berque proposait de créer des lycées mixtes franco-arabes. Plus tard, des personnalités comme Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, comme les professeurs Mohamed Arkoun et Jacques Trocmé, prenaient position en faveur de l’ouverture d’une faculté islamique financée par l’Etat à Strasbourg, en pays concordataire, comme sont financées les facultés catholique et protestante de cette ville. Ministre de l’Intérieur en 2004, Dominique de Villepin proposait aussi, sans succès, la création d’une Fondation chargée de finançer les «œuvres musulmanes». Quant à la question de l’enseignement musulman sous contrat, elle est restée taboue jusqu’à la création, au début des années 2000, du lycée musulman Averroès dans la région lilloise.

Le résultat est qu’au fil des années, profitant des espaces laissés libres par l’absence de dirigeants compétents et consensuels, se sont développées des pratiques de «réislamisation» de jeunes dans les banlieues, puis de radicalisation. Ces pratiques ont favorisé le «repli» identitaire religieux, accru la distance avec les élus locaux, avec les porte-parole officiels et le tissu des associations qui, sur le terrain, luttent entre autres contre la drogue et la délinquance, en faveur du soutien scolaire et familial. Echappant à toute autorité, dans les mosquées et dans les cités, des enclaves ont commencé à se former. Une auto-organisation s’est mise en place, devenue perméable à toutes les infiltrations extrémistes.

 

Repenser l’islam dans une société laïque

Tirant la leçon des échecs passés et des événements de ces derniers jours, le débat sur la structuration d’un islam pluriel, divisé, instrumentalisé, rebondit aujourd’hui. Si la France a réussi à intégrer «des musulmans» –et les exemples de réussite sont légion–, elle n’a jamais réussi à intégrer, ni même à penser l’islam en tant que tel, longtemps perçu comme un phénomène provisoire et étranger. Elle a longtemps cru que l’islam allait disparaître avec l’assimilation de la première génération.

Mais bien avant la vague salafiste et la radicalisation islamiste, le vent avait tourné. En rupture avec la génération des «pères» assimilés, avec un modèle dominant d’intégration culturelle, des jeunes filles auparavant en minijupe avaient commencé dans les années 1980 à porter le voile, à réciter leurs cinq prières quotidiennes, à faire le ramadan. C’est allé dans certains cas jusqu’au port de la burqa, réprimée par une loi de 2010.

Dans la situation nouvelle d’aujourd’hui, quels sont les scénarios disponibles et possibles?

Le premier est un interventionnisme plus direct de l’Etat dans la religion musulmane, en vue de régler des questions qui paraissent insolubles depuis des décennies, mais sont devenues cruciale et touchent à la sécurité même de la communauté et du pays. On le sent dans les coups de menton d’un Manuel Valls: la tentation est grande pour l’Etat de se substituer à un leadership musulman défaillant. Mais peut-on aller jusqu’à créer une forme de «consistoire» musulman, comme l’empereur Napoléon avait créé un consistoire juif et un consistoire protestant, toujours en fonction et qui ont prouvé leur capacité?

Déjà pressé, dans les années 1980, de faire preuve de plus d’autorité dans les affaires de l’islam, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, avait l’habitude de répondre: «Je ne suis pas Napoléon». Il était trop fin connaisseur de l’histoire de la République et des lois laïques pour savoir qu’on ne pouvait pas organiser autoritairement l’islam en France.

Voudrait-on créer aujourd’hui un consistoire musulman qu’on ne le pourrait pas. L’islam est arrivé après 1905 sur le sol français, mais la séparation des cultes et de l’Etat ne permet plus à aucun gouvernement d’administrer directement une religion pourtant devenue, par le nombre de ses fidèles, la deuxième de France et traversée par de graves tensions.

Ministre de l’Intérieur, puis président de la République, Nicolas Sarkozy avait bien tenté de contourner l’obstacle, mais il avait profondément choqué le camp laïque. Il avait proposé d’amender –légèrement– la loi de 1905 pour aider à la construction de lieux de prière décents et pour financer la formation d’enseignants religieux parlant français et intégrés. Pour lui, la France devrait transcender son «culte de la laïcité», rompre avec l’interprétation restrictive des lois de séparation, délimiter un nouvel espace pour la religion en politique. En raison des polémiques qui ont suivi ses discours de Saint-Jean de Latran à Rome en 2007 et de Ryad en 2008, il ne s’est pas obstiné.

Faut-il alors se tourner vers le système «communautariste» qui prévaut en Grande-Bretagne, où l’islam prend en charge sa propre organisation, désigne ses représentants, possède ses écoles privées mais subventionnées, ses agences de l’emploi situées au sein même des mosquées? Cette logique de développement séparé est contraire à toute la tradition française d’intégration depuis deux siècles. Elle ne protège aucunement des montées de fièvre intégriste et crée même des sortes de ghetto.

Faut-il voir l’exemple espagnol: en 1992 à Madrid, un accord passé avec l’Etat garantit aux fidèles de confession musulmane la construction de lieux de culte, la formation de leurs imams, l’enseignement religieux à l’école publique, la reconnaissance des mariages islamiques, la pratique religieuse des militaires, etc.

 

Former des cadres religieux et des aumoniers de prison

Après la tragédie du 7 janvier et le sursaut républicain du 11, traquer les réseaux islamistes, chasser les imams politiques, réprimer le port de la burqa, sanctionner les refus de mixité, à l’école ou à l’hôpital, ne peuvent plus tenir lieu de seule politique. Sans renier l’héritage laïque, une voie de cogestion de l’islam peut être imaginée en France, garantissant l’égalité de traitement des musulmans avec les autres religions, excluant l’assimilation autant que l’insertion communautaire à l’anglaise.

D’abord, faire émerger un mode plus crédible de représentation et de direction de la communauté, dans toutes ses composantes, y compris laïque. Le modèle est celui du Conseil des institutions juives de France (Crif).

Puis il est aussi urgent de faire avancer la question cruciale de la formation des cadres religieux. Celle-ci devait être la clé de voûte d’un islam apaisé, mais les instituts Avicenne de Lille, ceux de l’UOIF près de Château-Chinon (Nièvre) ou de la Mosquée de Paris (dont les étudiants reçoivent aussi des cours de religion et de laïcité à l’Institut catholique) témoignent, hélas, d’une formation qui reste précaire, peu contrôlée, dispersée. Les pouvoirs publics, autant que les associations divisées sur les contenus théologiques, semblent dépassés par les enjeux de formation musulmane.

Enfin, si Manuel Valls et l’ensemble de la classe politique conviennent que la racine du mal se trouve largement dans la concentration de musulmans radicaux en prison, il faudra impérativement renforcer les moyens budgétaires et augmenter la charge et le nombre des aumôniers de prisons. Ceux-ci ne sont qu’environ 150. Ils touchent un maigre pécule et n’ont pas de statut qui les protège socialement. Les contrôles et les enquêtes (légitimes) des préfectures et de l’administration pénitentiaire découragent aussi des vocations.

On ne pourra cependant trouver de meilleur antidote au prosélytisme radical que dans la présence et l’écoute des aumôniers en nombre, éclairés, formés, convaincus de l’importance de leur mission pour lutter contre l’endoctrinement, l’influence de «meneurs» qui prêchent un islam de guerre et de violence. C’est à ce prix que la communauté musulmane pourra guérir de ses démons. Mais, sur ce terrain de la prison comme sur les autres, l’Etat ne pourra pas non plus se dérober à ses responsabilités.

21.01.2015 – 7 h 36 – mis à jour le 21.01.2015 à 7 h 40

Pour en savoir plus : http://www.slate.fr

 

Pourquoi la gauche a un problème avec la religion

La religion est-elle « de droite » ? Depuis longtemps, l’idée selon laquelle les « gens de gauche » sont forcément athées semble être acceptée… A tort. Dans « Les religions sont-elles réactionnaires ? » (Textuel), le pasteur Stéphane Lavignotte s’attaque au drôle de « tabou » qui, à gauche, entoure le fait religieux… alors que celui-ci demeure une préoccupation pour ceux qui sont censés constituer sa base : les milieux populaires.

Barbara Lambert : 57 % des électeurs du PS et 35 % des électeurs du Front de gauche sont catholiques, dites-vous… des chiffres dont on n’a pas conscience tant on a tendance à penser que la gauche est athée…

Stéphane Lavignotte : Quand j’ai commencé à travailler et que je suis tombé sur ces chiffres, j’ai moi-même été un peu étonné.D’autant que si on regarde l’évolution dans le temps, 56 % des Français continuent à se déclarer croyants alors qu’en 1947, ils étaient 66 %. Alors qu’on pourrait penser qu’il y a eu une sécularisation massive, on s’aperçoit en fait que la baisse de la croyance n’est pas si importante que cela. Les gens qui sont croyants et qui votent et/ou militent à gauche sont bien plus nombreux qu’on ne le croie. La question – c’est un des points de départ de mon livre – est de savoir si on peut faire de la politique en ignorant complètement cette réalité-là, qui est une réalité importante pour les personnes concernées. Ce n’est pas anodin, aujourd’hui, de dire qu’on est croyant. Si les gens le disent peu, c’est à la fois parce qu’ils ont peur des réactions et parce qu’ils ont intégré cette idée reçue selon laquelle il n’y aurait pas de croyants à gauche. Il y a un effet d’autocensure très important chez les personnes concernées.

 BL : Et c’est cet effet d’autocensure qui explique que la gauche ne pense pas le religieux ?
SL : Il y a à la fois censure et autocensure. Je suis pasteur et je milite à gauche et ce qui est drôle, c’est que dès que les gens savent que je suis pasteur, très rapidement, dans les couloirs, après les réunions, un grand nombre d’entre eux vient me dire : « Tu sais, moi aussi, je suis croyant ». Ce sont des réalités qu’on occulte complètement.

BL : La gauche s’est-elle sciemment désinvestie de la question religieuse ? Pourquoi ? Par calcul ? Par incapacité à assumer ?

SL : Faisons un peu d’Histoire… De 1945 aux années 1960-70, la gauche a l’impression que les croyants sont à l’extérieur des organisations politiques. Pour gagner de l’influence politique dans le pays, elle se dit qu’elle doit aussi s’adresser aux croyants, et aux catholiques. On voit alors le PC, puis le PS, développer des choses que l’on trouverait incroyables aujourd’hui pour toucher ce public-là…

BL : Vous citez Georges Marchais, déclarant : « L’anticléricalisme est un infantilisme »… Une phrase étonnante !

SL : Oui, cette phrase date de 1976. De la même façon, en 1964, le Parti communiste organise très officiellement une soirée scientifique dans la grande salle de la Mutualité à l’occasion des 500 ans de la mort de Calvin. Un événement qui paraît impensable aujourd’hui… A ce moment-là, ces organisations sont capables de mobiliser, dans leur histoire, dans leur réflexion, de quoi penser intelligemment les religions. Mais une fois les chrétiens entrés dans le militantisme politique au sein du PS et du PC, c’est comme si ces derniers n’y trouvaient pas vraiment leur place…

BL : Vous soulignez que les chrétiens s’inscrivent au PC comme au PS, mais qu’au sein du PS, ils s’engagent à la gauche du parti parce qu’ils « ressentent un décalage social »…

SL : Quand on pense « chrétiens de gauche », on pense Rocard, Delors, pas aux courants les plus à gauche. Mais ils étaient nombreux aussi à rejoindre le PC, le PSU (né d’une alliance qui comprenait des partis politiques chrétiens) ou toute l’extrême gauche. Dans ceux qui rentrent au PS, beaucoup rejoignent le Cérés néo-marxiste de Jean-Pierre Chevènement, qui n’était pas alors si « nationaliste-républicain ». Il y a un décalage social parce qu’un grand nombre de chrétiens qui s’engagent à gauche sont des militants de terrain, impliqués dans la vie associative, le syndicalisme, etc. et qu’au PS, ils se retrouvent face à des personnes issues de milieux sociaux beaucoup plus élevés. Par ailleurs, ces chrétiens de gauche entrent dans des organisations où ils découvrent que la lutte pour le pouvoir est très forte. Là, il y a un décalage au niveau de l’engagement. Ils se sont engagés pour être « au service de » alors que la lutte politique commande de « se servir, soi », pour gravir les échelons… Il y a deux décalages : un décalage social et un décalage sur le sens et les méthodes de l’engagement. Pour beaucoup de ces Chrétiens de gauche, le fait d’être Chrétien doit se vivre dans leur vie au quotidien – dans leurs relations avec les autres, mais aussi dans leur recherche de justice au sein même de leur organisation syndicale, de leur organisation politique… Or, la lutte pour le pouvoir, c’est tout sauf tendre la joue gauche. Ce décalage est toujours actuel et cela montre la difficulté de la gauche à intégrer non seulement les croyants mais, de manière générale, les milieux populaires, les militants associatifs, syndicaux, du mouvement social…

BL : Le décalage social dont vous parlez peut-il être rattaché au fait que le PS aurait, selon certains, y compris à gauche, décroché des classes populaires ?

SL : Ce décalage s’inscrit à mon avis au croisement de deux choses. D’un côté, une désintellectualisation de la gauche : il n’y a plus d’idée, de vraie matrice de pensée. Au XIXe siècle et jusqu’à la fin des années 1970, à gauche, il y avait énormément de ressources, de débats, visant à permettre de penser la question religieuse. Aujourd’hui, la gauche n’a plus le logiciel de pensée. De l’autre, il y a sans doute, effectivement, une distance vis-à-vis des milieux populaires. C’est rare d’entendre des responsables de haut niveau du PS revendiquer leurs origines populaires comme le fit Jean-Pierre Bel dans son discours lors de son élection à la présidence du Sénat. La conséquence étant que les catholiques d’origine populaire vont à la fois cacher qu’ils sont catholiques, et qu’ils sont issus des milieux populaires. Le milieu populaire est un milieu croyant. Il est resté croyant du côté chrétien et « blanc », mais il est à nouveau croyant du côté arabe, antillais ou africain. Or la gauche est complètement déconnectée de ces milieux populaires-là. Il y a une vision assez méprisante de ces personnes et le fait qu’elles soient croyantes est perçu comme un indice du fait qu’elles ne seraient pas encore assez « intégrées » ou « éduquées ».

BL : Vous soulignez que la gauche ne parle jamais de la foi musulmane, qu’elle met en revanche toujours en avant son athéisme…

SL : Elle arrive encore moins à penser la foi musulmane. Il y a eu une espèce de blackout, en gros, du début des années 80 à maintenant, sur la question religieuse. Quand le fait religieux a repris de l’importance dans le débat social, en 1989, par exemple, au moment de la première affaire du voile à Creil, ou en 2004, la gauche a complètement paniqué. On se souvient que dans les milieux militants, les gens n’avaient aucun outil politique pour penser le retour du religieux. La gauche s’est retrouvée complètement perdue quand le phénomène est réapparu.Elle a du coup réagi plus avec un esprit « Café du commerce » qu’avec la volonté de penser le problème, y compris de manière laïque. Je ne dis pas du tout cela pour remettre en cause le principe de la laïcité mais parce qu’il faudrait être capable de penser le religieux comme un phénomène historique, politique, social – un objet sociologique comme un autre…

BL : C’est un objet qu’on pense plus volontiers « de droite », ou conservateur…

SL : Il est vrai que les institutions religieuses dominantes en France et en Europe sont plutôt conservatrices, en tout cas sur les questions de morale. Mais sur la défense des immigrés ou la régulation en économie, par exemple, les positions du Vatican sont plus proches de celles de la gauche que de celles de la droite. On a tendance à penser le fait religieux, soit comme une essence éternelle, soit de manière un peu folklorique. On dit, par exemple, que le bouddhisme est une religion d’amour. Or, on s’aperçoit qu’au Sri Lanka, le bouddhisme est très nationaliste, qu’il a joué un rôle dans la répression des Tamouls. Le fait religieux n’est pas une essence. Il s’inscrit dans une société, des rapports de classe, une histoire donnés…

BL : Vous donnez des exemples de périodes dans l’Histoire où la religion a accompagné le progrès…

SL : On cite toujours la phrase de Marx sur la religion, « opium du peuple ». Pourtant, dans le même paragraphe, il décrit aussi la religion comme une « protestation contre la détresse réelle », l’« âme d’un monde sans cœur ». Dans certaines situations du passé et encore aujourd’hui, le fait religieux est l’inspiration, le moteur, la ressource de milieux populaires, dominés, de la paysannerie, pour pouvoir faire avancer des revendications extrêmement radicales. L’un des premiers terreaux de la construction de la gauche, qui est à l’origine de la naissance des mutuelles, des coopératives, de tout ce qui fait aujourd’hui l’Etat social, réside dans un socialisme utopique qui est très majoritairement un socialisme chrétien, ou, pour reprendre l’expression de Saint-Simon ou de Fourier, un « nouveau christianisme », fondé dans un souci de progrès social.

BL : Pourquoi la gauche doit-elle absolument penser le religieux, comme vous l’invitez à le faire ? Quel est le danger si elle ne le fait pas ?

SL : Le danger est qu’actuellement, la gauche se coupe complètement de sa base sociale qui, historiquement, est la base populaire. Elle s’en coupe pour bien d’autres raisons – on a une politique économique qui est tout sauf dans l’intérêt de sa base sociale. Mais cela se surajoute en ne prenant pas en compte les choses qui sont importantes pour sa base sociale en faisant comme si ça n’existait pas. Elle crée aussi une schizophrénie parmi ses militants. Il y a un nombre incroyable de militants « au placard » avec leur foi. Cela ne peut rien produire de positif en termes d’engagement. Pour le coup, la gauche laisse la droite utiliser cette thématique-là, ce dont elle ne se prive pas, quitte à donner dans la contradiction. La droite peut dire « L’islam menace la laïcité, donc il faut défendre la laïcité » et, dans le même temps, « Il faut défendre l’identité chrétienne de la France contre l’islam ». Cela en rajoute dans la relégation de franges de plus en plus importantes de la population, qu’il s’agisse des personnes issues de l’immigration arabe, africaine, antillaise. Et cela explique en partie aussi la montée de l’abstention, puisque les gens ne peuvent plus se reconnaître dans les partis qui sont censés défendre leurs intérêts.

BL : Quels moyens concrets la gauche a-t-elle pour « repenser le religieux » ?

SL : Il y a, je crois, tout un travail de formation à faire en interne pour que les partis politiques se réapproprient leur propre réflexion et leur propre logiciel intellectuel sur le sujet. Quand elle a voulu s’adresser aux catholiques et aux protestants dans les années 1960-70, la gauche a fait un certain nombre de gestes, elle a initié un certain nombre de dialogues. Par exemple, de 1960 à 1964, date à laquelle a eu lieu ce fameux colloque pour les 500 ans de la mort de Calvin, le PC a, par exemple, organisé de vrais échanges entre ses intellectuels et certains des intellectuels les plus importants de la communauté protestante, l’idée étant de voir jusqu’où on pouvait trouver des plages d’accord, y compris sur la morale ou la question de la transcendance !

Il faudrait des gestes significatifs et des messages clairs. Il faudrait clairement dire par exemple que défendre la laïcité, ce n’est pas faire la guerre aux croyances, qu’au contraire, une laïcité vraiment riche pour la société est une laïcité qui nourrit l’échange, le dialogue, l’enrichissement et la confrontation entre les différentes cultures religieuses pour qu’elles puissent à leur tour nourrir leur propre réflexion sur les valeurs. Il faudrait le dire et que les actes suivent, or toutes les décisions sur le voile prises depuis 10 ans disent le contraire. Il faudrait déjà, que la gauche ait moins peur de cette question-là. Après tout, elle a su « faire avec » depuis le XIXe siècle, à une époque où le catholicisme avait quand même un pouvoir dans la société très supérieur à celui qu’a l’islam aujourd’hui. Le catholicisme était ultra-majoritaire dans la société française : toutes les élites industrielle, militaire, scientifique étaient catholiques et la gauche d’alors n’a pas eu peur de prendre le sujet à bras-le-corps. Avec une population musulmane qui représente au maximum aujourd’hui 8 % de la population et qui n’a pas les mêmes leviers de pouvoir dans la société, la gauche devrait pouvoir y arriver. Elle devrait pouvoir reprendre ce travail-là.

Pour plus d’information : http://www.atlantico.fr