Géopolitique des lieux saints

Un public de 800 personnes était rassemblé le 29 avril à Marseille à l’occasion d’une table ronde consacrée au rôle croissant que tiennent les lieux saints dans les conflits en Méditerranée. Elle faisait suite à l’inauguration de l’exposition « Lieux saints partagés » au MuCEM.

Conf-mucem

Jean-Paul Chagnollaud, Régis Debray, Jacques Huntzinger, Leïla Shahid, Elie Barnavi et Dionigi Albera

À quand une grande conférence mondiale sur les religions et leur rôle dans la politique internationale, à l’instar des rendez-vous sur le climat et l’avenir de notre planète ? L’irruption du religieux dans le discours politique, l’omniprésence du sacré, la question de la souveraineté sur les lieux saints, notamment au Moyen-Orient, sont un défi pour la géopolitique. En marge de l’exposition sur les lieux saints partagés présentée au MuCEM (1) de Marseille, avait lieu, le 29 avril dernier, une table ronde sur la géopolitique des lieux saints co-organisée avec la Villa Méditerranée (2). Animée par Jacques Huntzinger, ancien ambassadeur de France, elle réunissait notamment Leïla Shahid, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, et Régis Debray, philosophe et écrivain.

« Les textes sacrés sont des auberges espagnoles »

Il existe une quarantaine de lieux saints pour les trois religions monothéistes dans le monde méditerranéen. Retenons Hébron et Bethléem pour le judaïsme, Bethléem, Nazareth, Rome ou le mont Athos pour le christianisme, La Mecque, Médine, Bagdad ou Tombouctou pour l’islam. Et, bien sûr, Jérusalem pour les trois religions. La plupart restent des lieux de partage apaisés : la synagogue de la Ghriba à Djerba (Tunisie), la basilique Notre-Dame d’Afrique à Alger… D’autres sont l’objet de divisions, à l’image du caveau des Patriarches à Hébron ou du tombeau de Rachel à Bethléem, tous deux en Palestine.

« Politique et lieux saints, c’est un cercle carré, défie d’emblée le philosophe Régis Debray. La politique, c’est le compromis ; le sacré est non marchandable, non négociable. Il est criminogène. » Un avis que partage Elie Barnavi. « Les religions monothéistes détiennent chacune une vérité, consignée dans un Livre. Tout compromis est impossible, car on n’altère pas la parole de Dieu. » Prenant l’exemple du conflit israélo-palestinien, le diplomate précise : « Pour les Juifs, on ne peut céder une parcelle du territoire d’Israël, parce qu’il appartient à Israël. La preuve, c’est écrit dans la Bible. Pour le Waqf (l’autorité qui gère les lieux saints musulmans), l’ensemble de la terre de Palestine n’appartient à personne, elle appartient à Dieu. Dès lors, personne n’a de droit sur elle. Les textes sacrés ne sont pour moi que des auberges espagnoles. »

« Il n’y a plus de partage à Jérusalem »

Alors qu’il est finalement peu question de Jérusalem dans l’exposition du MuCEM – qui propose une vision plus anthropologique que politique -, la Ville Sainte et le conflit israélo-palestinien occuperont de fait la majeure partie du débat. Une situation tragiquement symbolique et qui, depuis 48 ans, souffre de l’absence de réactions franches de la communauté internationale, déplore Leïla Shahid. L’ex-déléguée de l’Autorité palestinienne en France dénonce une instrumentalisation de la dimension religieuse. « Il ne s’agit pas d’un conflit sur les lieux saints ou sur la religion, explique Leïla Shahid. Nous sommes face à un conflit militaire, hérité d’un passé colonial. Aujourd’hui, il n’y a plus de lieux saints partagés à Jérusalem. Comment parler de partage sous occupation militaire ? La loi militaire, celle de l’occupant, prime sur tout le reste. »Officiellement, la gestion des lieux saints à Jérusalem est assurée par les autorités religieuses. Mais de fait, c’est l’armée israélienne qui intervient en cas d’incidents.

« Jérusalem est la rencontre dramatique d’une très vieille aspiration religieuse et de la notion contemporaine de souveraineté nationale », ajoute Elie Barnavi – qui corrige« occupation » par « annexion ». L’ancien ambassadeur d’Israël en France ne croit pas au« kidnapping » de la religion à des fins politiques. « Dans la plupart des cas, les fanatiques sont sincères et cette sincérité les rend dangereux. Ils se justifient par les textes sacrés. » « La montée des extrémismes religieux est la sanction de l’échec de la diplomatie dans la région, note Régis Debray. Quand les politiques ne font pas leur boulot, on se retourne vers les imams, les rabbins, les prêtres… »

Un rôle pour la France

Alors, une solution politique du partage des lieux saints est-elle envisageable ? Régis Debray imagine malicieusement l’installation du siège de l’Organisation des Nations Unies à Jérusalem. La construction de logements apporterait une solution au chômage en Palestine et la sécurité de la Ville Sainte serait logiquement assurée…

Plus réaliste, peut-être, le philosophe appelle de ses vœux un statut international des lieux saints, que pourrait présenter la France, nation des Lumières, fille aînée de l’Église. Mais de l’avis de tous les participants, seul le droit peut rassembler les opposés, la restauration d’un même droit pour tous, permettant à chacun de vivre sa foi en toute sécurité et dans le respect de l’autre.« L’exposition du MuCEM m’a réconciliée avec les fidèles, ceux qui pratiquent, confie Leïla Shahid. Elle montre que la religiosité est plus importante que la religion. Jérusalem n’est pas vouée à devenir la prochaine bombe. Mais l’enjeu n’est évidemment pas uniquement israélo-palestinien, il concerne toute la Méditerranée. Ce qui nous lie, ce sont les règles du vivre-ensemble. C’est la vocation du MuCEM et de la Villa Méditerranée. La seule solution est une séparation des Églises et de l’État. » « Il faut stériliser les religions, renchérit Elie Barnavi. C’est ce qu’on appelle la laïcité. »

Laurent Menu – publié le 20/05/2015

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/

(1) Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée

(2) http://www.villa-mediterranee.org/

« L’islam ne peut plus lutter contre l’invasion des images »

En 2010, Oleg Grabar, l’un des plus grands spécialistes de l’art islamique, revenait pour « Le Point » sur la question de la représentation dans la religion musulmane.

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Le roi couronné reçu par le Prophète, v. 1800, Iran. © The Art Archive / Ashmolean Museum / AFP PHOTO

 

Si le Coran reste évasif sur la question des images, pourquoi les premiers musulmans se sont-ils interdit la représentation des êtres vivants ? Réponse d’Oleg Grabar, décédé en 2011, qui fut l’un des plus grands spécialistes de l’art islamique.

Le Point : Pourquoi l’islam a-t-il interdit la reproduction des êtres vivants ? Est-ce par imitation du judaïsme ?

Oleg Grabar : L’influence du judaïsme a peut-être joué un rôle. Mais il faut surtout se replacer dans le contexte de l’époque. Il y avait, d’une part, les empires byzantin et perse qui affirmaient la gloire impériale par le biais de monnaies à l’effigie de l’empereur ou de palais somptueux édifiés en son honneur. D’autre part, le christianisme élevait de grands sanctuaires comme Sainte-Sophie à Constantinople ou le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Ces édifices allaient devenir les microcosmes d’une vision chrétienne du monde, où l’image proclame les concepts fondamentaux du dogme. Certaines chroniques racontent d’ailleurs que lors de la construction de la coupole du Rocher, à Jérusalem en 692, on répondait à ceux qui se demandaient pourquoi on s’activait à un si bel ouvrage que c’était simplement pour faire concurrence au Saint-Sépulcre. Et il y a une quarantaine d’années, le cheikh Ahmad Muhammad Isa de l’université d’al-Azhar au Caire affirmait que les musulmans avaient rejeté les images plus par refus de s’engager dans les discussions très complexes d’un monde qui leur accordait désormais une importance excessive que pour des raisons doctrinales. Mais on ne peut nier que les premiers musulmans redoutaient l’idolâtrie, et qu’ils préféraient ne pas avoir d’images plutôt que de courir le risque de voir se développer un culte à leur égard.

Mais le Coran contient-il des indications précises sur ce sujet ?

Si certains passages du Coran abordent le problème de la représentation, aucun cependant ne l’interdit clairement. Une seule chose est certaine : les idoles y sont prohibées. Dans la sourate V, le verset 90 énonce clairement : « Ô vous qui croyez ! les boissons fermentées, les jeux de maysir, les pierres dressées et les flèches divinatoires sont seulement une souillure procédant de l’oeuvre du Démon. Évitez-la ! Peut-être serez-vous bienheureux. » Si, chez les chrétiens, le Christ et Dieu peuvent être représentés en un seul corps, chez les musulmans, en revanche, il est inconcevable d’essayer d’imaginer Dieu. Insaisissable par essence, il ne peut être représenté sous aucune forme que ce soit. Mais d’autres versets du Coran évoquent la représentation. Ainsi, aux versets 43-44 de la sourate III, Jésus façonne, avec de la boue, la forme d’un oiseau, à qui il donne vie par un miracle de Dieu. Et un peu plus loin, dans la sourate XXXIV, versets 11-12, il évoque la fabrication de statues : « À Salomon[nous soumîmes] le vent. Celui du matin soufflait un mois […] Parmi les djinns, il en était qui travaillaient à sa discrétion, avec la permission d’Allah. Quiconque, parmi eux, se serait écarté de Notre Ordre, nous lui aurions fait goûter aux tourments du Brasier. » Les versets 12-13 disent aussi : « Pour lui, ils faisaient ce qu’il voulait : des sanctuaires, des statues, des chaudrons [grands] comme des bassins, et des marmites stables. »

Ces versets ne semblent pas hostiles à la représentation…

Certes, mais ces deux Révélations ont pourtant été rapidement interprétées comme une condamnation des arts plastiques, de la peinture et de toute technique qui permettait la représentation de la réalité, car pour les exégètes, seul Dieu peut être Créateur et donner la vie. Un hadith célèbre, mais tardif stipulera même que tout artiste doit être châtié s’il ne peut donner vie à l’être qu’il a tenté de créer. Si les textes de la Révélation ne comportent nulle part une interdiction formelle, ces prises de position seront largement reprises au VIIIe siècle dans les hadiths, et bien plus tard, au XVIIIe siècle, par le wahhabisme.

Sans contestation ?

Il existe des Traditions du Prophète, qui sont autant d’exception à la règle générale. A’isha, par exemple, la plus jeune des épouses de Mahomet, possédait des tissus couverts d’images. De la même manière, on sait qu’il était permis de décorer les bains de pavements et d’images, que les représentations réalistes n’étaient pas prohibées, tant que les animaux étaient figurés sans têtes ou les têtes sans corps… De grands érudits comme, au Xe siècle, l’exégète Abu ‘Alî al-Fârisî ou, au XIIIe siècle, le théologien al-Qurtubî ont admis l’idée d’une prohibition des représentations, mais ils ont essayé d’introduire dans le débat une distinction entre celle de Dieu et les autres images.

Il existe pourtant des représentations de Mahomet…

En effet, mais elles sont très peu nombreuses. Les musulmans ont toujours évité de le représenter. Malgré tout, très rapidement, on le retrouve en illustré dans des textes, sans visage ou recouvert d’un voile qui dissimule ses traits. À mon sens, l’intransigeance sur ce sujet des fondamentalistes musulmans est parfaitement hypocrite. Mahomet est certes le Messager de Dieu, mais il n’en reste pas moins homme, et le croyant a besoin de se représenter les choses. Pour moi, la polémique sur la représentation du Prophète est inséparable du débat sur la représentation en général. Derrière certaines mosquées, notamment en Iran, les petites boutiques qui vendent des souvenirs religieux n’hésitent pas à proposer, par exemple, des images d’Alî. Et les familles se prennent en photo. L’islam ne peut plus lutter contre l’invasion des images par la photo, le film, la télévision ou l’Internet. Le monde change et la société s’adapte à son temps.

Vous évoquez les représentations d’Alî. Chiites et sunnites n’ont donc pas la même doctrine sur le problème de la représentation ?

Aujourd’hui, en Iran, Alî et Mahomet lui-même sont très souvent représentés, alors que dans les régions majoritairement sunnites, et particulièrement en Arabie saoudite, c’est impossible. Dans le chiisme, plus mystique et plus ésotérique, les choses et leurs représentations possèdent différents niveaux de sens, d’où une approche plus nuancée de la Tradition. Cela peut expliquer que, dès le XIe siècle, les souverains de la dynastie fatimide en Égypte n’aient pas hésité à multiplier les représentations.

Si l’image est interdite, comment évoquer les idées, les concepts ou même les sensations ?

L’art islamique a su contourner le problème. D’abord par la calligraphie. Dans l’art musulman, on remplace facilement une image par une lettre ou un mot. Et la calligraphie a pris d’autant plus d’importance qu’elle était un instrument stratégique pour le développement de l’islam. Dès le VIIIe siècle, avec l’expansion rapide de cette religion, il a fallu instaurer une unité afin que, de l’Andalousie jusqu’aux frontières de la Chine, il soit possible de lire le Coran en évitant les querelles et les hérésies. Au fil des siècles, différents styles calligraphiques ont acquis ainsi un statut canonique. Mais l’art a aussi utilisé un deuxième procédé, qui est la géométrie. La coupole du Rocher à Jérusalem, la mosquée d’Ibn Tulun au Caire, ou encore les mosaïques et les panneaux en plâtres de Khirbat al-Mafjar à Jéricho en offrent de superbes exemples. Mais l’apogée de son utilisation est atteint à mon avis au Xe et XIe siècle, avec l’apparition en Iran du « brick style », l’utilisation de briques de construction dans l’agencement de panneaux à la géométrie souvent extrêmement savante. C’est environ à la même époque d’ailleurs qu’apparaissent en Iran ainsi qu’en Irak des manuels de mathématiques qui décrivent les différentes combinaisons pour produire des formes. Peu à peu, la géométrie va ainsi devenir le moteur principal de la décoration des édifices islamiques.

Mais comment les dynasties persane et moghole vont-elles justifier l’art de la miniature et ses représentations, souvent très sensuelles ?

Elles n’ont ni souhaité ni eut véritablement besoin de se justifier. Aucune doctrine, d’ailleurs, n’a été élaborée sur l’art des miniatures. Je pense que ces princes aimaient les belles choses, c’est tout. À l’inverse de la chrétienté où l’art religieux a dominé jusqu’à la Renaissance, l’islam, en Perse ou en Inde notamment, a préféré très tôt l’art profane. Les princes moghols, qui ont régné en Asie centrale et dans le sous-continent du XVIe siècle au XIXe, étaient des Turcs d’Asie centrale qui n’avaient pas les mêmes préjugés que les peuples de la méditerranée en ce qui concerne les représentations.

L’architecture des mosquées varie beaucoup d’un pays à l’autre. Entend-elle, comme celle des églises chrétiennes, évoquer l’ordre du monde ?

Les premiers plans proviennent directement de la maison du Prophète à Médine, qui fut vers 650 sous le califat d’Uthmân, agrandie et transformée en mosquée. Une cour, des salles avec des colonnes : on ne sait finalement que très peu de choses de son architecture. Les chroniques de Tabarî et de Waqidi, notamment, racontent que c’est Al-Hajjaj, gouverneur d’Irak sous le califat d’Abd al-Malik, à la fin du VIIe siècle, qui aurait décrété qu’il fallait un espace pour que les musulmans puissent se retrouver et prier ensemble. Les plans qu’il aurait proposés et qui ont permis l’édification de la Coupole du Rocher à Jérusalem étaient cependant largement inspirés de la maison du Prophète. Mais le Coran lui-même ne précise à aucun moment la nécessité d’un lieu de culte, quel qu’il soit. Il indique seulement que le croyant fera sa prière à l’endroit où il est lorsque retentit l’appel à la prière. La mosquée évoquée dans le Coran n’est rien d’autre qu’un édifice administratif : c’est l’endroit où une fois par semaine, le vendredi à midi, le Prophète, puis plus tard le calife, réunit les hommes non seulement pour prier, mais aussi pour informer, décider des impôts et prendre des décisions collectives.

Oleg Grabar, décédé en 2011, était historien et archéologue, professeur émérite de l’Institute for Advanced Studies à Princeton. Il est l’auteur, entre autres, d’Images en terre d’Islam (RMN, 2009), La formation de l’art islamique (Flammarion, 1987), de Penser l’Art islamique. Une esthétique de l’ornement (Albin Michel, 1996) et de La peinture persane (PUF, 1999).