Soufisme : islam du coeur, coeur de l’islam

 Soufisme
 Adeptes de la Tidjaniya en prière, le 14 mai à fès, au Maroc. © Fadel Senna/AFP

Voie de réalisation spirituelle, le courant mystique de la religion musulmane exprime la quintessence de la Révélation. Aux antipodes du littéralisme rigoriste des salafistes.

Il y a ceux qui, au nom de la foi, promettent l’enfer à leurs contradicteurs, sûrs de se réserver ainsi les meilleures places au paradis. Ces mêmes qui, le 8 octobre, en Irak, exécutaient quatre femmes, deux médecins, une militante des droits de l’homme et une députée aux activités jugées blasphématoires. Et il y a ceux pour qui l’islam est paix et amour, ceux dont le grand jihad est un combat de l’homme contre lui-même pour accéder à la conscience de Dieu, à la Vérité (haqiqa).

Aux excommunicateurs qui se veulent les héritiers des compagnons du Prophète (les salaf), les soufis, mystiques de l’islam, rappellent la parabole de Rabia al-Adawiyya, cette fille de joie devenue sainte qui vécut en Irak au VIIIe siècle. Un jour, Rabia sortit de la ville avec un fagot sous un bras et un seau d’eau dans l’autre. Un cheikh lui demanda ce qu’elle comptait faire : « Avec le seau d’eau, je vais éteindre l’enfer et avec le fagot de bois, brûler le paradis, afin que personne sur terre n’adore Dieu par peur de l’enfer ou par désir d’aller au paradis. Afin que tous adorent Dieu uniquement par amour. »

Fous d’amour divin, ivres de prière

Face aux déments qui se prévalent d’une interprétation littérale de quelques sourates coraniques pour imposer leur loi inhumaine, les soufis se veulent les vrais fous d’Allah. Fous d’amour divin, ivres de prière, ils sont « ceux qui marchent humblement sur la terre et qui répondent « paix » aux ignorants qui les interrogent » (Coran, XXV, 63).

Issu de l’orthodoxie sunnite, mais parfois considéré comme une tendance à part entière de l’islam, le soufisme est professé par des millions de croyants dans le monde musulman et ailleurs, et peut constituer, comme au Maroc, la forme de piété la plus répandue.

Mais, quand les grands médias préfèrent chercher l’audience en rapportant les exactions aussi spectaculaires que barbares commises par les soi-disant jihadistes au nom de l’islam, « comment faire entendre cet « autre islam », celui de l’abandon paisible et pacifique en Dieu, celui qui s’émerveille de la beauté de l’univers, qui cultive la conscience de la valeur sacrée de toute vie humaine et qui conjugue amour du Créateur et amour des hommes ? Comment permettre que s’affirme et que triomphe cet « islam de paix » qui devrait être le seul nom de l’islam ? » s’interroge le père catholique Christian Delorme dans sa préface à la nouvelle édition de l’ouvrage de l’Algérien Khaled Bentounès, chef de la confrérie Alawiya, Le Soufisme, coeur de l’islam.

Relier l’homme à Dieu afin qu’il devienne son serviteur

« Il y a un regain du soufisme qui ne date pas d’hier mais qui se précipite face au nihilisme dans lequel nous entraînent le prétendu État islamique [EI] et ses parents idéologiques, tempère l’islamologue Éric Geoffroy, lui-même adepte du soufisme. Il est vrai que les soufis sont moins visibles. D’ailleurs, le soufisme n’avait pas vocation à l’origine à être un mouvement de masse. » Voie de réalisation spirituelle et de dépassement, par une pratique stricte, de l’ego primaire sensible au mal vers l’ego pacifié qui retrouve son origine divine primordiale, l’initiation soufie est un chemin bien plus ardu que celui qui conduit une jeunesse égarée à embrasser l’islam littéraliste, voire à se laisser convaincre d’aller guerroyer au nom d’un Coran dont ils ne savent pas une ligne.

Tidjaniya, Qadiriya, Alawiya, Naqshbandiyya, Mevlana, etc. Les turuq (pluriel de tariqa, « voie ») vers la réalisation soufie sont aussi plurielles que l’est l’islam, mais, pour leurs adeptes, ces différentes écoles sont comme les rayons qui procèdent d’un même soleil, celui de la lumière divine. Elles ont en commun de distinguer, sous l’écorce exotérique et littérale de l’islam, un sens ésotérique, caché, qui permet « la réalisation de l’homme universel, c’est-à-dire relier l’homme à Dieu afin qu’il devienne son serviteur », écrit le cheikh Bentounès.

L’apprentissage de ce message latent exige un long travail sur soi, mais il ne peut se faire sans la conduite éclairée de maîtres eux-mêmes réalisés. Ceux-ci, élus par les disciples de la confrérie, sont les dépositaires d’un savoir hérité de cheikh en cheikh depuis le fondateur de la lignée et symbolisé par la transmission confidentielle du nom secret de Dieu. Animé des trois qualités cardinales que sont la sincérité de sa démarche, l’amour de Dieu et des hommes, et la culture d’un esprit positif, « car il est tout de suite demandé au disciple de ne pas condamner les choses et de tirer profit de chaque situation, même la plus négative », rappelle Bentounès, le soufi suit une longue progression sur le chemin de l’éveil, semé d’autant de difficultés que de félicités.

Pilier de la pratique soufie, le dhikr (répétition du nom de Dieu) permet au pratiquant de dépasser les préoccupations terrestres pour parvenir à la fusion dans l’amour divin. Un exercice individuel ou collectif qui peut provoquer des états de transe, recherchés ou non, et s’appuie dans certaines turuq sur la musique, le chant et la danse, considérés comme sacrilèges par les salafistes. La danse giratoire des Mevlevis, adeptes du grand mystique et poète Djalal al-Din Rumi, imite ainsi la ronde des planètes autour du soleil faisant de ces « derviches tourneurs » des particules élémentaires de l’universel divin.

Si le soufisme est étranger à l’islamisme contemporain, les confréries ont pu jouer un rôle politique essentiel, étant parfois les premières à lutter contre les ennemis extérieurs.

Ensemble de la zaouïa (confrérie) Siddiqiya, musique polyrythmique de la Issawiya d’Oujda ou chants des femmes Bekkaliya à Chefchaouen, les harmonies du soufisme marocain figurent en bonne place dans la programmation musicale de la saison consacrée au royaume à l’Institut du monde arabe de Paris. C’est souvent sous ces manifestations artistiques que le soufisme est le plus connu en Occident, un aspect qui occulte le sens spirituel de la pratique et fait apparaître le soufisme sous des couleurs folklorisées.

« Qu’ils se produisent en spectacle en Occident ne les empêche pas d’être authentiques et de rester ancrés dans leur démarche spirituelle », nuance Éric Geoffroy. Afin de faire entrer leur pays « dans la modernité » et de contrer l’influence sociale des confréries, nombre de régimes arabes ont précisément mis en oeuvre au XXe siècle une « stratégie de folklorisation » du soufisme, n’en promouvant que l’aspect patrimonial, tout en plaçant les zaouïas sous haute surveillance, voire en les fermant. Car si le soufisme est étranger à l’islamisme contemporain, les confréries ont pu jouer un rôle politique essentiel, étant parfois les premières à lutter contre les ennemis extérieurs.

Au XVe siècle, au Maroc, où l’État mérinide était déficient, ce sont les grandes zaouïas qui ont organisé la résistance à l’envahisseur portugais. Quatre siècles plus tard, en Algérie, l’émir Abdelkader, de la Qadiriya, s’opposait aux colons français. Et la confrérie de la Sanoussiya était en première ligne en Libye contre les Italiens. En Irak, emmenée par l’ex-numéro deux du régime de Saddam Hussein, Izzat Ibrahim al-Douri, une mystérieuse Armée des Naqshbandi, du nom d’une importante tariqa orientale, combattrait ainsi l’armée chiite de Bagdad aux côtés des jihadistes de l’EI.

Éric Geoffroy, qui avoue ignorer à quel point ces soldats se rattachent au soufisme, explique que « la Naqshbandiyya s’est répandue en Asie centrale dans des territoires très chiites et a dû faire face à des persécutions, développant une hostilité certaine à l’autre grande tendance de l’islam. Peut-être ces adeptes irakiens voient-ils en l’EI le mouvement sunnite fort qui seul peut les défendre face à l’Occident et au régime central prochiite. Il est indispensable de contextualiser tout cela ».

Promouvoir la spiritualité pacifique

Au Maghreb, les pouvoirs centraux, après s’être longtemps méfiés des confréries, font aujourd’hui marche arrière, cherchant à promouvoir cette spiritualité pacifique et adaptée aux traditions locales face au prosélytisme salafiste. « Depuis vingt ans, en Algérie, surtout après les années noires de la guerre civile, toutes les instances institutionnelles, à commencer par la présidence, poussent vers le soufisme après avoir compris que c’était notamment la fermeture des zaouïas voulue par Boumédiène qui avait fait le lit du jihadisme, commente Éric Geoffroy.

D’ailleurs, l’Association nationale des zaouïas d’Algérie a soutenu très clairement Bouteflika à la dernière élection comme aux précédentes. » Au Maroc, le ministre des Habous et des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq, est disciple de la puissante confrérie Boutchichiya. En septembre, à l’occasion de la Première rencontre mondiale Sidi Chiker des affiliés au soufisme, il faisait un vibrant éloge de la voie spirituelle de l’islam. Pour Éric Geoffroy, « le soufisme n’avait pas vocation à se montrer, mais les temps ont changé et il doit maintenant le faire pour révéler, face au nihilisme jihadiste, qu’il y a un autre islam qui respecte la vie et le bien ».

14/11/2014 à 11:44 Par Laurent de Saint Périer
Pour en savoir plus : http://www.jeuneafrique.com

Le califat imaginaire : Entretien avec l’historien Nabil Mouline

CalifatImaginaire

 

Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’organisation de l’État islamique, s’est proclamé calife le 29 juin et a réclamé l’allégeance de tous les musulmans. Au centre de la cité islamique de l’âge classique, cette forme de gouvernement ancien est souvent associée à l’idée d’un âge d’or de l’islam, le paradis perdu de l’unité et de la puissance de la communauté des croyants dont l’organisation annoncerait ainsi le retour. Un messianisme emblématique de la crise qui traverse le monde arabo-musulman pour Nabil Mouline.

Il est historien et politiste, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique à l’École des hautes études en sciences sociales (CNRS-EHESS) et à l’université de Stanford.

Spécialiste du Maroc et de l’Arabie saoudite, il propose un éclairage sur l’élaboration historique de l’institution califale, qui travaille toujours une partie de l’imaginaire arabo-musulman, ainsi que sur sa fonction, au croisement du politique et du religieux.

Cédric Baylocq. — La notion de califat se trouve-t-elle explicitée dans le Coran ou dans d’autres sources de la tradition islamique ?

Nabil Mouline. — Le texte coranique ne parle jamais d’une institution politique. Le terme khalifa au singulier n’apparaît que deux fois dans le Coran, à propos d’Adam et de David. Des prophètes donc ! Au pluriel, il apparaît cinq fois pour désigner des groupes (communautés, peuples, tribus, etc.) élus de Dieu. Et c’est dans le même sens qu’est utilisée la forme verbale istakhlafa (quatre fois). Si les passages coraniques où figurent les schèmes dérivés de la racine arabe khlf (18 occurrences seulement) sont laconiques et obscurs, ils renvoient pour la plupart à la notion de « lieutenance » de Dieu sur terre. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle les premiers successeurs du Prophète de l’islam ont choisi d’adopter le titre de calife (khalifa), c’est-à-dire lieutenant. Pour charger de sens et de puissance le terme calife et légitimer la fonction qui en découle, les souverains musulmans des premiers siècles — autant que leurs opposants — se sont efforcés de faire circuler un certain nombre de traditions attribuées au Prophète (hadiths), à ses compagnons (athars) et à des personnages bibliques (isra’iliyyat). Ces traditions, généralement contradictoires, explicitent, justifient ou viennent au contraire critiquer l’essence de la fonction califale, ses prérogatives et ses attributs. Par la suite, des juristes, des théologiens et des lettrés — officiels ou pas — ont essayé tant bien que mal de mettre en forme, de codifier et d’interpréter ces traditions pour créer un système rationnel cohérent. Ce travail, qui va dans plusieurs directions et qui s’étale sur cinq siècles environ, montre bien que l’institution califale est le résultat d’une élaboration humaine cherchant la meilleure manière de gérer les affaires spirituelles et temporelles de la communauté après la disparition, sans successeur, de son fondateur en 632.

C. B. — Pourquoi est-elle toujours relativement attractive dans l’imaginaire islamique ?

N. M.. — Au moins deux raisons principales peuvent être évoquées ici. Premièrement, une partie non négligeable des musulmans associe le califat à une période archétypale, une sorte d’âge d’or de l’islam. En effet, l’institution califale était au centre de la cité islamique classique. Cette image, qui n’est sans doute pas sans fondement, a été véhiculée, amplifiée, exagérée par des générations de théologiens et de lettrés et ce jusqu’à nos jours. Retrouver ce « paradis perdu » passerait donc nécessairement par la revivification de l’organe suprême de gouvernement de la communauté et symbole de son unité originelle : le califat. Deuxièmement, et en miroir de ce phénomène d’idéalisation, il y a dans le monde arabe une difficulté intellectuelle et politique à imaginer ou adapter des modèles alternatifs, notamment à l’époque contemporaine. Ce qui laisse le champ libre à des mouvements que l’on peut qualifier de « messianiques », qu’ils soient religieux ou sécularistes.

C. B. — Quelle est la différence entre un calife et un sultan ?

N. M.. — Le terme sultan désigne l’autorité et la souveraineté. De ce fait, il était un attribut et un titre officieux du calife durant les premiers siècles de l’islam. Avec le démembrement du califat à partir du IXe siècle, plusieurs entités politiques se partagent sa dépouille. Les chefs de ces nouvelles entités adoptent plusieurs titres. Celui de sultan finit par s’imposer. Le sultan jouit sur son territoire des mêmes prérogatives que le calife. Pour légitimer leur pouvoir, certains sultans (seldjoukides, ayyoubides, mamelouks, etc.), reconnaissent la prééminence symbolique du calife qui n’est désormais qu’une institution honoris causa. Ainsi, entre le IXe et le XVIe siècle, deux institutions supérieures de gouvernement coexistent. D’un côté, le califat sans pouvoir, à Bagdad puis au Caire, symbolise l’unité et la continuité de la communauté des croyants ; de l’autre, le sultanat qui dispose de l’essentiel du pouvoir. Après la disparition du califat au XVIe siècle, plusieurs sultans essaient de se parer du titre pour asseoir leur pouvoir et satisfaire leurs ambitions. Les deux exemples les plus éloquents sont ceux des sultans ottomans et ceux du Maroc.

C. B. —L’organisation de l’État islamique vous paraît-elle en mesure de mettre en place un tel type de califat ?

N. M.. — À l’instar de plusieurs mouvements politico-religieux comparables qui ont émergé tout au long de l’histoire arabo-musulmane, l’organisation de l’État islamique prétend restaurer l’unité originelle de la communauté des croyants, vaincre tous les ennemis de l’islam (essentiellement d’autres musulmans) avant de conquérir le monde. Réaliser cette utopie passe nécessairement pour eux par la proclamation du califat : c’est ce que l’État islamique a fait le 29 juin 2014. Mais force est de constater le décalage profond entre la volonté de cette organisation et sa capacité à réaliser son projet de califat. Malgré sa « réussite » temporaire due au chaos qui règne dans la région, elle ne parviendra pas, selon toute vraisemblance, à ses fins, à cause de son essence messianique qui ne tient pas compte de contradictions structurelles endogènes et exogènes et encore moins du contexte régional et international. Cependant, par-delà la question de l’avenir de l’organisation de l’État islamique, ce genre de phénomène nous rappelle la crise de conscience profonde qui gangrène une grande partie du monde arabo-musulman.

Cédric Baylocq est l’auteur d’une Histoire de l’Arabie saoudite, à paraître chez Flammarion, qui a été précédée de Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (XVIIIe-XXIe siècles), PUF, 2011, et, sur le Maroc, de Le califat imaginaire d’Ahmad al-Mansûr. Pouvoir et diplomatie au Maroc au XVIe siècle, PUF, 2009.

http://orientxxi.info