La République au défi du cosmopolitisme

Dans » La possibilité du cosmopolitisme », Constantin Languille prend l’affaire de la burqa comme point de départ d’une réflexion sur les conditions du vivre ensemble et les limites du cosmopolitisme. FIGAROVOX/ GRAND ENTRETIEN

Dans La possibilité du cosmopolitisme. Burqa, droits de l’homme et vivre-ensemble (Gallimard, 2015), Constantin Languille retrace avec pédagogie les débats sur l’interdiction de la burqa votée en 2010. Il part de cette affaire pour engager une réflexion sur les limites du cosmopolitisme et la possibilité de vivre -ensemble dans des sociétés libérales. Il revient également sur les contradiction d’une république française, tiraillée entre le culte de l’universel et le cadre de la nation.

Constantin Languille est juriste et étudiant en science politique.


LE FIGAROVOX : Qu’est-ce que le cosmopolitisme, en tant que projet politique?

CONSTANTIN LANGUILLE : Avant d’être un projet politique, le cosmopolitisme est un état de fait, résultant de la mondialisation. Certains le déplorent et l’appellent «grand remplacement» d’autres le célèbrent sous le nom de «métissage». Mais c’est un fait: le monde est désormais un tout unifié, où les diverses cultures se croisent et se répondent. C’est un raccourcissement brutal de l’espace temps, voire même, avec les nouvelles technologies, une instantanéité. Lorsqu’il y a une caricature à Paris, il y a des morts au Niger.

Mais, depuis le XIXème siècle, le cosmopolitisme est aussi un projet politique, une idéologie héritée des Lumières selon laquelle le seul fondement d’une communauté politique peut être les principes universels, soit les droits de l’homme et la démocratie. Le cosmopolitisme contemporain a été théorisé par le philosophe allemand, Ulrich Beck. C’est le concept de «société inclusive», développé notamment par le rapport Tuot. Quand tout le monde verra ses droits garantis, quand tout le monde sera tolérant, quand la justice sociale sera installée, on pourra vivre heureux ensemble. Il n’y a pas besoin d’éléments culturels et religieux pour unir les hommes.

Vous prenez l’affaire de la burqa comme point de départ d’une interrogation sur les limites du cosmopolitisme. Pourquoi?

Mon livre se veut avant tout une contribution scientifique à un débat souvent saturé de postures idéologiques. La question fondamentale de la science politique est la suivante : de quoi a-t-on besoin pour vivre-ensemble ? La séquence de la burqa constitue une expérience de laboratoire pour savoir si les droits et la démocratie suffisent à assurer ce vivre-ensemble, ou si nous avons besoins de quelque chose en plus. Plus précisément, la séquence de la burqa pose trois questions: Pourquoi des femmes françaises portent-elles apparemment volontairement le voile intégral? Pourquoi la France a-t-elle décidé de l’interdire? Comment rendre la loi juridiquement constitutionnelle au regard de la liberté de conscience?

Ces débats me paraissaient révélateurs des controverses autour de la laïcité en France. Pour motiver l’interdiction, beaucoup de députés sont partis de la laïcité, et de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école. Puis on s’est rendu compte que cela ne marchait pas, car la rue n’était pas un espace de service public. On a employé ensuite l’argument de la dignité des femmes, mais personne n’arrivait vraiment à s’accorder sur une définition de la dignité. Finalement, le voile intégral a été interdit au nom du vivre-ensemble, qui impose à chacun de montrer son visage dans l’espace public. Cependant, de nombreux juristes ont estimé que la loi empiétait trop sur la liberté de conscience.

Le voile intégral est un cas limite. Il dévoile la tension fondamentale entre les droits de l’homme (et leur universalité) et ce «vivre-ensemble» (qui nécessite du «commun»).

Pourquoi cette tension?

L’universel (la démocratie, la tolérance, les droits de l’homme) est tout ce qui reste comme fondement politique à nos sociétés libérales. Nous aspirons à cet universel, mais nous sommes aussi aspirés à notre corps défendant. Car, quand nous voyons les conséquences concrètes de cet universel, à savoir plus de diversité, politique, religieuse, culturelle, nous sommes parfois gênés. Nous subissons parfois malgré nous les conséquences sociologiques de notre théorie politique. Le mouvement de l’histoire nous conduit vers une société plus cosmopolite, qui correspond à nos valeurs très anciennes. Ainsi, le droit invoqué à porter la burqa, ce n’est pas le «droit à la différence» invoqué par SOS racisme dans les années 1980, c’est fondamentalement la liberté de conscience, posée dans la déclaration de 1789 c’est à dire le libéralisme politique.

Peut-on parler, comme le fait Régis Debray, d’une «religion républicaine»?

J’écris dans mon livre que la burqa est un «blasphème» contre la religion laïque. La burqa choque à la fois pour des raisons universelles (la dissimulation du visage et le refus de l’interaction avec autrui) et qui touchent au particulier, à l’histoire française. La République, ce n’est pas seulement des droits, cela suppose une certaine mobilisation du citoyen. Le mot clé est l’émancipation. Le citoyen de la République française se doit d’être émancipé, impliqué, mobilisé, lumierisé. Tout ce qui est religieux est susceptible d’être une concurrence à cet attachement. Or la République n’a jamais pu finalement dérouler totalement son programme. Nous sommes dans une situation bancale où en fait la République, tout en «tolérant» le fait religieux, le perçoit comme une concurrence fondamentalement illégitime. Il y a une tradition républicaine qui a du mal à considérer que la manifestation extérieure de la foi relève des libertés publiques. En 1792, on a fait une loi pour interdire le port de la soutane ! C’est revenu en 1905. La laïcité est un mode d’organisation des pouvoirs qui postule la séparation de l’Etat et de la religion, pas une valeur «républicaine» dans laquelle peuvent croire les citoyens.

Quelle est la différence entre cette République et le libéralisme cosmopolite?

Ce qu’offre la modernité libérale, c’est le fait que l’Etat ne puisse pas imposer une vérité révélée. Mais cela n’interdit pas aux individus de croire en une vérité universelle. C’est l’idée libérale d’un «marché des idées»: si vous voulez que la vérité émerge, vous ne devez pas compter sur la force de l’Etat mais sur celle de vos arguments. Le libéralisme ne connait pas de civilisations, mais seulement des individus. Le républicanisme postule lui que les individus n’existent pas, qu’ils se créent (Renan: «l’homme ne s’improvise pas»), et qu’il faut les «émanciper», contre leur gré même, par l’école républicaine, etc…La République critique le libéralisme car il laisserait les individus tels qu’ils sont, prisonniers de leurs appartenances identitaires et de leurs conditions sociales, sans leur donner de perspectives d’émancipation. La République serait le lieu où l’individu aurait l’occasion de se décentrer par rapport à son héritage social, culturel ou civilisationnel, et pourra juger de lui-même que les civilisations ne se valent pas. L’Etat peut produire des individus par l’école.

Est-ce à dire que le cosmopolitisme est une chimère, impossible à réaliser?

Le cosmopolitisme intégral est impossible, il doit trouver en lui-même des limites. Cette limite, c’est la vertu de tolérance que chaque citoyen doit pratiquer, pour permettre aux autres de pratiquer leurs droits comme ils l’entendent. Or il est quasiment impossible de fabriquer des tolérants, et même pourrait on dire à l’instar de Léo Strauss, que la «tolérance est un séminaire d’intolérance». Quand tout le monde est tolérant, il n’y a plus de discussion possible sur le contenu d’une vie bonne. Ce relativisme peut conduire à la réaffirmation des identités et des subjectivités particulières. La tolérance conduit à l’exacerbation des particularismes.

De façon assez paradoxale, l’universalisme conduit au relativisme…

Tout cela pose la question de la solidité du fondement de la philosophie politique moderne. Le fondement de notre politique, c’est les droits de l’homme, c’est à dire le droit d’être ce que vous voulez, la pure indétermination. La nature humaine, c’est qu’il n’y a pas de nature humaine, chacun est libre de s’actualiser comme il le souhaite, sous des formes culturelles diverses. La seule chose qu’il faut garantir c’est que les gens puissent en changer potentiellement. D’un coté on affirme l’unité de l’humanité – quiconque dressera des barrières sera critiqué- mais ce qui unit, c’est le fait de pouvoir être différent. C’est un problème politique potentiellement insoluble.

La nation aurait-elle subi le processus de «désenchantement du monde» que décrit Marcel Gauchet ?

Oui. La nation a elle aussi été «désenchantée». Comme le souligne Pierre Manent, la République ne s’est imposée que comme nouveau régime de la nation française, et parce que les religions ont été reléguées dans l’espace privé par cette nouvelle communauté qui réunissait les citoyens français. Selon lui l’Etat républicain ne peut survivre à l’Etat nation. Or aujourd’hui, il y a une sorte d’essoufflement, de décompression de l’idée nationale, et donc, de l’idée républicaine. Les cérémonies républicaines, le drapeau, la Marseillaise, l’idée de France, sont frappés d’une perte de sens peut être irréversible. Or, si on perd la nation, on perd le cadre commun qui permet d’unir au delà des différences religieuses ou culturelles.

La disparition de la nation ouvre-t-elle la voie à la guerre de tous contre tous?

Dans la situation actuelle, deux voies sont envisageables. Option numéro un : le cosmopolitisme, qui permet à chacun de vivre comme il l’entend. Option numéro deux : il faut du particulier, une communauté qui nous rassemble et nous transcende, qui était la nation. Il est possible que les deux options soient désormais obsolètes. La nation, car elle est balayée par la mondialisation. Le cosmopolitisme, car il repose sur une contradiction fondamentale : basé sur la tolérance, peut-il tolérer l’intolérance ? La société ouverte peut-elle tolérer ses ennemis? La démocratie peut-elle inclure les ennemis de la démocratie? On voit ces contradictions à l’œuvre tous les jours dans notre société: on marche pour la liberté d’expression le dimanche, tout en condamnant Dieudonné le lundi. Un revival national aujourd’hui pourrait être dangereux, aboutir à la guerre des identités, mais la tolérance aussi y conduit.

Comment trancher ce nœud gordien?

Il me semble qu’aujourd’hui, il y a une profonde nécessité de réforme de la tradition républicaine française. Il faut que la République s’ouvre davantage à la diversité sociologique française. Il y a un effet négatif des incohérences du discours républicain. Le principe de liberté appartient à notre devise, et les Français musulmans ne comprennent pas qu’au nom de cette devise républicaine, on leur interdise certaines pratiques religieuses. Il y a toute une série d’exceptions au principe liberté : Liberté, mais pas pour Dieudonné, ni pour Renaud Camus. Liberté, mais pas pour le voile.

Où fixer la limite?

Il me semble légitime de penser que la démocratie n’est pas seulement les droits de l’homme, mais aussi une capacité à se définir collectivement par un certain nombre de valeurs et de règles. Tout n’est pas permis en France, il y a une certaine civilité minimale, ou de décence commune, qu’il faut respecter. D’un autre côté, il faut que les Républicains français comprennent qu’ils n’ont pas le monopole de la liberté, qui protège aussi les minorités politiques et religieuses, aussi dérangeantes que soient leurs pratiques. La défense de la République ne justifie pas toutes les atteintes aux libertés publiques.

Par Eugénie Bastié

Publié le 03/04/2015

Pour en savoir plus : http://www.lefigaro.fr

La grande crispation religieuse

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Depuis la mise en cause de l’islam radical qui a suivi l’attentat contre Charlie Hebdo et la prise d’otages à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, une réflexion très critique se développe en France sur le «retour» du religieux et une montée des intégrismes qui n’épargne aucune confession ni communauté.

Qu’a dit exactement André Malraux sur le retour du religieux au XXIe siècle? Dès l’année 1955, il avait déclaré, dans une interview restée célèbre: «Le problème capital de la fin de siècle sera le problème religieux.» Plus tard, invité à préciser son propos, il a ajouté:

«On m’a fait dire que le XXIe siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain, mais je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire.»

André Malraux n’avait pas tort. En trente ans, une formidable mutation de la scène religieuse est survenue en France et dans le monde. Dans les années 1960-1970, les prophètes d’un monde sans Dieu avaient pignon sur rue. Depuis Marx, Nietzsche, Freud, les«maîtres du soupçon», Dieu était mort et enterré. Sans fleurs, ni couronnes. Ces nouveaux philosophes et politologues affirmaient que le monde était entré dans une ère post-religieuse. Ils croyaient dur comme fer au «désenchantement» de la société moderne (Marcel Gauchet), à la mort de la religion, à la laïcisation des mœurs, des idées, de la politique. Ils écrivaient que le progrès de la raison scientifique et technique conduisait inéluctablement à une «sortie» de la religion.

Et comment aurait-on pu, à l’époque, leur donner tort ? Tout convergeait : l’urbanisation et la fin de la «civilisation paroissiale» symbolisée par le clocher de village; le déclin des Eglises historiques; l’assimilation d’un judaïsme en diaspora; la domination, dans les pays musulmans, d’un nationalisme laïque, arabe ou turc; l’envahissement, dans les pays riches, de modèles de consommation matérielle; la transformation du statut de la femme ; l’émergence d’une civilisation de loisirs; l’omniprésence de médias qui façonnent les esprits! Le monde n’avait plus besoin de religion.

La revanche de Dieu

Mais les mêmes qui avaient observé cette montée massive de l’individualisme, de la sécularisation, de l’indifférence religieuse, confessaient, quelques décennies plus tard, qu’une «revanche de Dieu» était à l’œuvre. Que Dieu avait été simplement «refoulé» et ne demandait qu’à ressusciter. En 1968, le sociologue américain Harvey Cox écrivait un maître-ouvrage intitulé La Cité séculière, qui exprimait cette fatalité de la disparition de la religion. Trente ans après, le même chercheur publiait un autre livre intitulé Le retour de Dieu, analysant le succès des groupes évangéliques et pentecôtistes aux Etats-Unis, dans les mégapoles d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique.

De même, en 1992, l’islamologue Gilles Kepel, dans La revanche de Dieu, démontrait, avec brio, l’extraordinaire concomitance, à partir de la fin des années 1970, des phénomènes religieux identitaires: dans le judaïsme, avec l’ascension de courants orthodoxes et de partis religieux en Israël; dans l’islam, avec le succès de la révolution iranienne en 1979 et la percée de groupes islamistes en Egypte ou en Algérie; dans le christianisme, avec l’affirmation de courants évangéliques protestants et la «nouvelle évangélisation» militante prônée par un pape comme Jean-Paul II.

Tout ce qui s’est passé depuis, sur la scène française (pour s’en tenir à elle), confirme cette intuition. La communauté juive d’abord, qui fut longtemps à majorité ashkénaze, très assimilée, jouit d’un renouveau et d’une forte visibilité. Elle compte environ 150 synagogues, contre une trentaine dans les années soixante; près de deux cents écoles juives sous contrat contre 45 il y a quarante ans. Les radios communautaires connaissent une audience croissante et on ne compte plus les «retours» à la cacherout, au shabbat, à l’étude juive dans les cours de Talmud-Torah. Ou les «montées» en Israël (aliyah), pour des raisons de sécurité comme on l’a écrit, mais aussi pour des raisons religieuses. Cette néo-orthodoxie juive est dûe au retour et à la prépondérance des juifs séfarades d’Afrique du Nord, dont la foi est plus démonstrative, mais aussi aux menaces qui pèsent sur Israël et à la remontée des actes antisémites

En trente ans aussi, les Eglises chrétiennes ont changé. Elles se montrent plus visibles sur la scène publique, interviennent dans les débats sociaux ou éthiques (pas seulement contre le «mariage pour tous»). Minoritaires et décomplexés, les chrétiens affirment davantage leur foi. Chez les protestants, la branche évangélique, plus militante et démonstrative, est devenue majoritaire. Elle a dépassé –en chiffres et en influence– ce vieux protestantisme luthérien et réformé qui fut longtemps le noyau dur du protestantisme français, mais qui est aujourd’hui en perte de vitesse (comme en Allemagne, dans les pays scandinaves ou ceux de l’Est).

Un islam sédentarisé

Mais c’est surtout dans la population musulmane que la mutation a été la plus radicale. Dans les années 1970, on donnait le chiffre d’un million de musulmans en France. Aujourd’hui, ils seraient 5 millions, mais personne n’en sait rien. Comment définir qui est «musulman»? L’islam des premières générations d’immigrés était vécu comme un «islam d’exilés», venus travailler en France mais ne rêvant que de rentrer au pays pour y retrouver la terre et la religion de leurs «pères». Un jour, un vieux fidèle musulman m‘a dit: «Pour moi, l’islam, c’est comme le bateau qui me conduit de Marseille à Tanger»!

Le grand tournant, c’est la sédentarisation de la population musulmane à partir des années 1970 et des mesures de regroupement familial. On a alors pris conscience que les travailleurs temporaires, qui venaient du Maroc ou d’Algérie, non seulement resteraient en France, mais y feraient des enfants. Si la génération des pères «exilés» n’avait plus qu’un rapport lointain avec la religion, les enfants nés en France veulent retrouver la religion, devenue un facteur identitaire pour une génération culturellement déchirée. Déçus par les tentatives de récupération politique (les «marches de beurs»), ils vont même surinvestir dans la religion : voile, prières, ramadan et même pèlerinage à la Mecque. Une attitude qui s’est aussi imposée comme une compensation aux échecs de l’intégration (scolarisation, chomage, insécurité).

Aujourd’hui en France, c’en est donc fini de l’islam vécu comme un déchirement et un exil. L’islam sédentarisé se vit, s’exprime, se transmet sur tout le territoire. Des besoins religieux et communautaires se font plus pressants. Plus ou moins adroitement, les gouvernements, de droite comme de gauche, se sont vus dans l’obligation, malgré le contexte laïque, de traiter de questions délicates comme la construction de lieux de culte, le voile à l’école, la burqa, la formation des imams. Les polémiques sont fréquentes, liées en grande partie à l’incapacité de cette communauté à dégager une élite capable de prendre en charge et guider cette réaffirmation islamique.

Un religieux pathologique ?

Toutes ces formes de renouveau religieux ont en commun d’être en réaction face à la «modernité», à l’affaissement des systèmes de transmission (école), à l’urbanisation massive, à la désaffection du politique, au déficit de repères moraux. Mais certaines sont pathologiques, offensives, agressives. Elles favorisent le repli sur des communautés fermées, provoquent des dérives sectaires et violentes qui suscitent les réactions de peur et de rejet auxquelles nous assistons aujourd’hui.

Dans l’islam, c’est la montée du salafisme qui est le phénomène le plus spectaculaire. Le salafisme s’inscrit dans la lignée des théologiens rigoristes de l’islam wahhabite, dogme officiel en Arabie saoudite. Il se prétend l’islam véritable, celui des origines. Le terme salaf désigne les «pieux prédécesseurs», compagnons de Mahomet, sur lesquels les adeptes doivent calquer leur conduite. Leurs habitudes vestimentaires –les femmes en burqa et gants noirs (comme les épouses du prophète), les hommes en kamis (longue chemise qui tombe sur des pantalons courts)– renvoient l’image anachronique d’une époque idéalisée. Pour eux, la séparation des sexes est obsessionnelle et ils refusent toute mixité.

Issus de l’imigration ou convertis à l’islam, les salafistes sont des jeunes exclus et déclassés. Ce qui les attire, c’est le discours de rupture avec la société occidentale. Porter la burqa –interdite dans l’espace public depuis une loi de 2011– est une manière de rejeter une autorité familiale jugée trop intégrée ou permissive. Sans doute sont-ils très minoritaires (autour de 15.000 selon le ministère de l’Intérieur), mais les salafistes recrutent dans les quartiers populaires. Matrice des dérives djihadistes, ils fonctionnent comme une secte: rupture avec l’environnement, manipulation mentale, conception d’un monde malfaisant et corrompu.

Le protestantisme aussi est traversé par des mouvements qui frôlent l’intégrisme. Les évangéliques (à distinguer des évangélistes, qui sont les rédacteurs des Evangiles) ne doivent bien sûr pas être comparés aux salafistes, mais ils ont en commun une volonté de retour radical aux origines de leur religion et un désir de renaître –on les appelle born again,nés de nouveau, convertis– dans un monde plus pur.

En France, on compte un million de protestants et on estime à 400.000 le nombre des évangéliques, pour qui la «conversion» est l’acte majeur de leur vie et la lecture de la Bible l’un de leurs gestes les plus quotidiens. Ils sont regroupés dans des Eglises reconnues, mais aussi dans des réseaux indépendants nés de courants d’immigration d’Afrique ou d’Asie. Les évangéliques chinois sont aujourd’hui plus nombreux à Paris que les protestants traditionnels! Leur succès tient à l’accueil offert à ces déracinés dans les réunions de prière, d’évangélisation, de formation biblique, au charisme du «pasteur» autoproclamé, à la fois animateur, prédicateur, exorciste, thérapeute, et à des liturgies chaleureuses, sans commune mesure avec l’austérité des célébrations catholiques ou protestantes traditionnelles.

La lecture de la Bible chez les évangéliques est fondamentaliste et leur vision de la société fondée sur des valeurs familiales et sexuelles rigoristes. Binaire, cette vision comprend, d’un côté, les purs ou les forces du Bien et, de l’autre, les corrompus ou les forces du Mal.  En matière de mœurs, les évangéliques rejoignent souvent les positions du magistère catholique sur les questions de société: rejet du mariage homosexuel, de l’avortement, de l’euthanasie, de la sexualité hors mariage, de l’homoparentalité.

Les catholiques «identitaires» aussi sont de plus en plus visibles. Ils sont descendus dans la rue pour la défense du mariage traditionnel, sont très inquiets de la «dégradation» des valeurs familiales, de l’intrusion supposée de la «théorie du genre» à l’école, de l’ouverture du droit à la PMA et à la GPA, de la prochaine loi sur la fin de vie, de la «banalisation» de l’avortement. Ils se disent en outre victimes d’une sorte de « christianophobie » sur les scènes de théâtre (l’affaire Golgotha Picnic), de profanations d’églises, de restrictions à la laïcité (le retrait des crèches de Noël).

Quant aux «intégristes» catholiques purs et durs, ils rêvent d’un retour à un ordre ancien, rompu selon eux par le concile Vatican II des années 1960 et les papes qui l’ont suivi. Ils n’ont jamais accepté les nouvelles règles de l’Eglise: la liberté religieuse, c’est-à-dire le droit pour chaque homme de croire à la religion de son choix; l’œcuménisme avec les non-catholiques (protestants, orthodoxes, anglicans, etc); le dialogue avec les juifs, les musulmans ou les bouddhistes. Nostalgiques d’un ordre social, politique et religieux révolu, ils militent encore pour la restauration de l’Eglise d’autrefois, qui régentait les mœurs et les consciences. Avant sa démission, le pape Benoît XVI avait tenté de les réintégrer, mais, malgré d’importantes concessions (levée des excommunications, nouvelles facilités pour la messe en latin), il a échoué devant leur entêtement.

Des patrimoines de valeurs

Il ne faut pas confondre toutes ces formes de radicalisme religieux. Il n’y a pas grand chose de commun – sauf parfois la violence verbale – entre les salafistes qui défendent la burqa, la charia et la guerre sainte, et les intégristes catholiques amateurs de soutane et de messes en latin. Il faut donc se garder de tout mélanger.

Mais les religions sont devenues des facteurs de réaffirmation des identités, menacées par la modernité et la mondialisation, et elles subissent aujourd’hui, en raison de dérives sectaires et violentes qu’elles ne contrôlent plus, un véritable rejet de l’opinion, qui culmine en France après les attentats contre Charlie Hebdo et le magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes.

Faut-il tomber dans ce religieux-bashing ? On ne peut oublier que ces religions, y compris l’islam, sont des réservoirs d’expérience et des patrimoines considérables de valeurs, de cultures, de racines et de traditions. Elles répondent au besoin de tout homme de s’inscrire dans des lignées. Elles sont des instances de sens et de normes et, à ce titre, elles sont légitimes pour faire des propositions sur l’éducation, la bioéthique, la famille, la fin de vie. Elles sont présentes sur les terrains de la solidarité avec les exclus, les Roms, les sans-papiers et les prisonniers. Présentes aussi dans les quartiers difficiles pour favoriser une «paix sociale» à laquelle aspirent les élus qui suscitent des groupes de dialogue religieux à Lyon ou à Marseille. Mais les religions ne pourront retrouver le respect et rejouer leur rôle qu’en évacuant leurs intégrismes, en respectant les règles de la laïcité et en favorisant toutes les formes de dialogue avec la société.