On en parle : le fait religieux et l’entreprise, Rencontre CCI-EDC à Grenoble

12 JUIN 2015

UNE RENCONTRE DE LA COMMUNAUTÉ ECOBIZ RH & MANAGEMENT,

CYCLE « PAROLES DE LEADERS »

EN PARTENARIAT AVEC LES ENTREPRENEURS ET DIRIGEANTS CHRÉTIENS

Les médias mettent l’accent sur les religions dans l’entreprise et le phénomène connaît un certain développement. Cette rencontre propose d’écouter sur cet aspect des professionnels travaillant avec des entreprises :
■ Maître Pierre-Luc NISOL, avocat spécialiste du fait religieux en entreprise
■ Marie DAVIENNE-KANNI, consultante formatrice en diversité culturelle et religieuse

On ne saurait cependant réduire le débat à cette seule dimension. Les religions portent en effet un regard sur l’homme et veillent à ce qu’on ne le réduise pas à un rôle de « salarié » ou de « collaborateur ». Et c’est bien dans cette direction que s’orientent nombre de dirigeants en mettant en avant l’appel à l’intelligence individuelle et collective.
Animée par Jean-François Lhérété, une table-ronde réunit sur ces thèmes trois responsables grenoblois des cultes les plus représentés en France :
■ Mgr De Kérimel, Evêque du Diocèse de Grenoble-Vienne,
■ Nissim Sultan, Rabbin à Grenoble
■ Mustapha Merchich, Imam du Centre culturel musulman de l’Isère
En introduction de cette rencontre, Philippe Crouÿ a rappelé l’importance croissante de la prise en compte dans l’entreprise de la pratique religieuse, et souligné l’importance qu’accorde le Mouvement des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens à ce phénomène.
Il a remercié les représentants des trois principales religions présentes sur le sol français d’avoir accepté le débat proposé par les EDC ainsi que les deux professionnels invités et le modérateur des échanges. Il a ensuite remercié de sa présence Jacques Merceron-Vicat, Président d’honneur des EDC, dont le concours est essentiel à l’organisation des rencontres « Paroles de Leaders ».

Modérateur : Jean-François Lhérété,
auteur de plusieurs ouvrages sur l’évolution de la société française

Depuis quelques années, nous assistons au retour de manifestations du sentiment religieux et identitaire qui révèle une demande de reconnaissance. Le phénomène est présent dans tous les grands pays européens, note Jean-François Lhérété.

Comment l’aborder dans l’entreprise ?
Des concepts et principes à éclaircir
Il est nécessaire tout d’abord de rappeler quelques points. Prenons la laïcité : ce concept flou et un peu daté ne s’applique pas à l’entreprise mais uniquement au service public et à l’espace public. Notre droit impose par ailleurs un principe de non-discrimination. La liberté de conscience est inscrite dans le système juridique français, d’où l’interrogation : jusqu’où accepter les manifestations de la foi religieuse et ses demandes de reconnaissance ? Si le thème central du débat n’est pas le conflit, mais le vivre ensemble, il faudra nécessairement évoquer le conflit qui concerne toutes les religions, et pas uniquement les trois grandes religions représentées sur le sol français.

INTERVENTION DE MGR DE KERIMEL, ÉVÊQUE DE GRENOBLE-VIENNE
Ora et labora
Le titre de notre rencontre m’évoque la feuille de route des moines : « ora et labora », « prie et travaille », commente Mgr de KERIMEL. La relation à Dieu dans l’entreprise n’est ni confusion, ni opposition, mais des niveaux sont à distinguer : celui des religions, qui apportent du sens à l’entreprise, et celui des comportements et pratiques dans l’entreprise. La religion nous rappelle que l’homme n’est pas son origine et sa propre fin, qu’il ne faut pas tomber dans la tentation de la toute-puissance, que la liberté humaine n’est pas un absolu. Une vision naturaliste entraîne une vision incomplète du travail réduit à sa seule valeur marchande. Or, le travail a une dimension éthique, c’est une manifestation de « l’agir » humain.

Depuis la fin du 19e siècle, L’Eglise a développé une doctrine sociale sur la question du travail
A cette doctrine sociale se référeront toutes les encycliques suivantes. « Le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin d’Éden pour qu’il le travaille et le garde », dit la Genèse. L’homme doit travailler le jardin d’Eden, non pas pour l’exploiter, mais pour le mettre en valeur. L’homme est en quelque sorte l’intendant de Dieu. Le travail humain s’inscrit dans une double alliance : entre l’humain et Dieu, et entre l’humain et la Création. Le travail humanise (Jean-Paul II).
Dans les principes traditionnels de l’éthique sociale, le travail ne peut pas être sous-évalué et le don doit trouver sa place dans un contexte économique. La gratuité dans les relations dans l’entreprise est d’accepter de consacrer un peu de temps aux collaborateurs en s’intéressant à leur vie. (Benoît XVI).

L’être humain est un tout
Sur les questions concrètes des revendications, la mise en avant de la laïcité est une impasse. Certes, la laïcité de l’Etat est un cadre dans lequel la religion peut se développer, et le laïcisme sociétal est une tentation (on entend en effet beaucoup dire que « la religion appartient à la sphère privée », mais ce laïcisme pratique est un refus de la religion. L’être humain est un tout, il n’existe pas de frontière hermétique entre vie privée et professionnelle et il n’est pas possible de renvoyer le travail dans la sphère privée. Prenons l’exemple des monastères, qui sont aussi des entreprises. Les moines y assurent deux fonctions : le travail et la relation à Dieu. Ils font des pauses régulières pour la prière qui coupent leur journée de travail, la terce aux alentours de neuf heures du matin, la sexte vers midi, la none en milieu d’après-midi… mais si le chrétien préfèrera en général prier chez lui, le véritable croyant ne dissociera pas sa religion de sa vie professionnelle.

Il faut distinguer sans les opposer le profane et le sacré, le laïc et le religieux
De l’opposition naît l’agressivité et la défensive. Or, l’entreprise est un lieu laïc, une réalité profane. Il ne s’agit pas d’exclure mais de travailler ensemble, et c’est impossible si certains ne se sentent pas respectés dans leur conscience. C’est la qualité des relations dans l’entreprise qui doit permettre de sortir d’éventuels conflits, car ceux-ci s’estompent si l’on se connaît vraiment.

 

INTERVENTION DE M. NISSIM SULTAN, RABBIN A GRENOBLE

Religion, religare
En introduction, Nissim SULTAN souligne la gageure que représente l’organisation d’une telle rencontre, vendredi étant jour de prière pour les musulmans, le samedi étant shabbat pour les juifs, le dimanche étant le jour du Seigneur pour les chrétiens. Le mot religion vient du matin religare signifiant « relier ». Mais si la thématique qui nous réunit suscite de l’intérêt, c’est en partie en raison de nos appréhensions vis-à-vis du fait religieux : « La religion nous a surtout liés les uns contre les autres, remarque-t-il et il faut investir le réel pour contribuer à la quête humaniste que les entrepreneurs incarnent. »

Revisitons nos textes porteurs de mythes fondateurs sur la condition humaine
Nous avons deux mots pour décrire le travail : l’un qui renvoie à la notion d’esclave et l’autre, œuvre, qui renvoie au pouvoir des anges. Le rapport à la création, le travail, est donc d’entrée de jeu une notion ambigüe : le travail est-il le lieu de l’aliénation ou celui de la maîtrise de la matière ? Prenons maintenant la Tour de Babel. Les Babéliens sont barricadés derrière leur peur. Ils ont découvert qu’ils peuvent fabriquer des briques et décident de construire une tour qui peut crever le ciel. Cette entreprise bouleverse le langage. Dieu restaure la démocratie en instaurant la diversité du langage. Cela nous renvoie au vécu de la foi dans l’entreprise : il faudrait que chacun, dans son appartenance, puisse approcher l’autre dans sa propre appartenance. Régis Debray dit que l’appartenance à un ciel communautaire favorise le sentiment d’appartenance à un grand destin (le mot d’identité nationale n’est pas de lui). Si la diversité est respectée, c’est une perspective heureuse pour la société.

Entreprise et communauté scolaire
Dans la pratique du judaïsme, nous avons des règles alimentaires, des impératifs vestimentaires secondaires et des pratiques de prières qui sont gérables dans l’entreprise : partir un peu plus tôt le vendredi, poser quelques jours de congés, notamment pour le Grand Pardon qui coïncide malheureusement souvent avec la rentre scolaire. D’un autre côté, la communauté scolaire sanctuarise la laïcité et il est complexe de suivre un parcours scolaire et universitaire lorsqu’on est juif pratiquant. La question est toute différente outre Manche et outre Atlantique.

Entre le paradigme scolaire et l’entreprise, lequel va l’emporter ?
Le modèle de l’entreprise repose sur le pragmatisme et la concertation. Il permet à chacun de connaître sa différence. Si la société pouvait offrir cela, n’aurions-nous pas une forme d’espérance ?

► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Jean-François Lhérété retient la mise en parallèle de la Bible et du philosophe Régis Debray, qui a beaucoup écrit sur la fraternité, une notion proche du sujet de la rencontre. Il note également la notion de sanctuarisation et remarque que de nos jours, « on sanctuarise de plus en plus de choses ».

 

INTERVENTION DE M. Mustapha MERCHICH, Imam du Centre culturel musulman de l’Isère
L’altérité et l’autre
Aux mots-clés qui ont été évoqués, la peur, l’identité, j’aimerais ajouter l’altérité, l’autre. Tout ce qui nous amène à échanger, c’est le rapport à l’autre, cette position inconfortable. L’intérêt pour l’autre est le questionnement de notre société et de notre siècle qui débute. Dans notre histoire, sous nos cieux, le rapport à l’autre n’a jamais été fluide. La vision DES MONDES musulmans de l’entrepreneuriat repose sur deux pôles : l’éthique de l’employeur et celle de l’employé, qui tend vers la perfection. Dans le rapport du profane et du sacré, l’islam apporte un éclairage qui peut-être n’était plus connu, qui tient à l’adoration : quel que soit l’acte qui a pour volonté de plaire à Dieu, il devient un acte d’adoration.

Quel est le questionnement soulevé par l’apparition de la religion dans l’entreprise ?
Avant, la religion s’arrêtait-elle donc à la porte de l’entreprise ? Tout cela peut âtre abordé de manière très apaisée : quelle est la place de celui qui ne croit pas à ce que je crois à côté de moi ? Un musulman peut-être retraité, femme ou homme, pratiquer le football … tout cela le détermine aussi. Il faut savoir imbriquer toutes les strates de son identité pour répondre à ses revendications, bien que le terme soit mauvais. Mais sur le plan pratique, il peut être très compliqué pour un musulman pratiquant d’envisager des études, de postuler à des emplois de manière égalitaire avec des compatriotes.

De la déstabilisation naît la création
La question à se poser s’exprime en termes d’apport et de richesse. La où ça bouge, là où on est déstabilisé, cela signifie que l’on crée. On ne crée pas en étant dans le confort et le conformisme. L’exemple de la tour de Babel est intéressant à cet égard : c’est parce qu’il y a peur que l’on a inventé le fait de construire. Mais comment partir de quelque chose d’inconfortable, l’appréhension de l’autre, pour en tirer quelque chose de positif ? Cette question est plus intéressante que de répondre à ce qui nous dérange.

Une multitude de réponses possibles
Les individus sont tous différents, mais les entreprises sont aussi différentes. Il y a donc une multitude de réponses possibles. Et s’ l’une des directions ne fonctionne pas, on peut en changer.
► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Chacun a évoqué la difficulté de pratiquer sa foi. Voyons maintenant cette question sous ses aspects concrets et juridiques. Nous avons dans notre société un principe très fort d’interdiction des discriminations, inspiré par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, proscrivant tout ce qui peut interdire la liberté de conscience. Ce principe touche tout le monde. Toutes les religions ont à faire face à ce questionnement : comment affirmer sa religion dans un environnement qui n’est pas fait pour ça ? Les exemples sont nombreux : celle du port de la croix interdit par British Airways (l’entreprise souhaitant se montrer neutre au regard de toutes les religions), la même interdiction dans un bloc opératoire pour des questions d’hygiène et de sécurité, ou bien encore l’incompatibilité entre le turban d’un Sikh et le port du casque.

 

INTERVENTION DE MARIE DAVIENNE-KANNI, CONSULTANTE FORMATRICE EN DIVERSITE CULTURELLE ET RELIGIEUSE

Marie12juin2015

Une étude sur le fait religieux en entreprise

Les chiffres cités par Madame DAVIENNE-KANNI proviennent d’une étude réalisée par l’Institut Randstad et l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise (OFRE) entre février et mars 2015 Cette étude réalisée pour la troisième année confirme non seulement l’ancrage du fait religieux dans l’entreprise, mais témoigne aussi de sa progression.

Le fait religieux dans l’entreprise, une préoccupation croissante

Depuis trois ans, les managers sont de plus en plus souvent confrontés au fait religieux. En 2013, 56% n’avaient jamais été confrontés à la question, mais ils n’étaient plus que 50% dans le même cas en 2014. 23 % des personnes interrogées déclarent rencontrer régulièrement (de façon quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle) la question du fait religieux dans l’entreprise, alors qu’elles n’étaient que 12 % en 2014.
L’étude révèle aussi que, comme en 2014, les faits les plus fréquemment rencontrés par les personnes interrogées sont des demandes d’absence pour fêtes religieuses (19 %). Le port ostentatoire d’un signe religieux gagne en importance et se place cette année en seconde position des faits les plus rencontrés (17 %, contre 10 % en 2014). En troisième position vient l’aménagement du temps de travail. Mais les entreprises sont aussi confrontées à des comportements remettant en cause son organisation, tel le refus de travailler avec une femme ou sous ses ordres.

Les cas complexes augmentent

Les situations peuvent être classées en deux catégories : celles qui ne perturbent pas le fonctionnement de l’entreprise (demandes d’absence pour une fête religieuse ou d’aménagement du temps de travail, port ostentatoire de signes, prières pendant les pauses) et celles qui le perturbent ou qui transgressent le cadre légal (refus de travailler avec une femme ou sous ses ordres, de faire équipe avec des personnes qui ne sont pas des coreligionnaires, refus de réaliser des tâches, prosélytisme, prières pendant le temps de travail, intervention de personnes extérieures, etc)… Par ailleurs, la part des répondants confrontés à des cas conflictuels et/ou bloquants augmente pour atteindre 6 % en 2015 (contre 3 % en 2014 et 2 % en 2013). Les entreprises enregistrent de plus en plus de menaces et de refus de discussion de la part des salariés.
Il est assez paradoxal de constater que ces faits concernent précisément les managers qui font le moins appel à leur hiérarchie. Face à ce type de situation, les managers ont pourtant besoin d’un cadre clair, d’une hiérarchie qui les soutienne et de négociation. En revanche, ils sont très majoritairement opposés à une loi pour encadrer cette question.

La pratique et/ou les croyances religieuses ne sont pas un sujet tabou

La grande majorité des répondants connaît les positions religieuses d’au moins certains collègues mais 92 % d’entre eux affirment ne pas en être gênés. Pour 40 % des répondants, l’impact de cette pratique religieuse sur les rapports entre collègues et sur le travail est nul, pour 22 % positif et pour 38 % négatif. La question des signes religieux est souvent celle qui est mise en avant pour parler du fait religieux au travail. 81% des salariés pensent que la discussion sur la religion est un sujet qui a sa place dans l’entreprise. Plus encore, certaines pratiques sont tout à fait admises. Ainsi, la pière pendant les pauses est considérée par 75 % des personnes comme tout à fait admissible. Elles fixent toutefois des limites à cela : ne pas perturber le travail, ne pas gêner les autres, ne pas enfreindre des règles de sécurité, choisir un endroit approprié, etc. La demande d’autorisation d’absence pour raison religieuse (par exemple, assister à une cérémonie) est légitime pour 80% des répondants. Ce qui n’est majoritairement pas admis est le refus des tâches et la composition des groupes selon les religions. On considère aussi qu’il est normal d’enlever un signe religieux s’il gêne l’image de l’entreprise.

Ne pas institutionnaliser le fait religieux

Les personnes interrogées ne souhaitent pas que les entreprises bannissent le fait religieux de l’espace de travail, mais souhaitent en revanche qu’il ne soit pas pris en compte en tant que tel dans le fonctionnement de l’entreprise. Ainsi, une grande majorité des personnes interrogées est opposée à l’idée que les processus de gestion et d’organisation du travail puissent institutionnaliser le fait religieux.

Les entreprises se dotent d’outils et des concepts émergent

Face à cette situation, les entreprises, notamment Orange, La Poste, IBM, Casino et EDF, ont mis au point des outils dans le but d’aider leurs mangers à gérer les demandes. Leur limite est souvent de ne pas assez expliciter les religions mais aussi la notion de laïcité. Citons aussi la notion d’accomodement raisonnable, un concept apparu en 2008 qui découle du droit à l’égalité et qui a fait l’objet de débats au sein de la population québécoise. Il s’agit d’un processus de recherche de moyens et de compromis, avec une obligation de moyens et non de résultat. Il s’agira, par exemple, d’accorder un jour de congé ou d’adapter un repas, mais il n’y aura pas d’accomodement en cas de contrainte excessive ou d’atteinte à la sécurité.

► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Les Français connaissent mal le fait religieux car le sujet n’est pas dans la culture française. Dans son ouvrage République et Démocratie, Régis Debray montre comment la République place l’Etat au cœur de la société, une approche très différente du monde anglo-saxon.
INTERVENTION DE ME PIERRE-LUC NISOL, avocat spécialiste du fait religieux en entreprise

Il y a quelques années, jamais je n’aurais imaginé intervenir sur cette question, remarque Me Nisol en préambule. La demande des entreprises est de plus en plus forte. Le nécessaire espace de vivre ensemble apporte-t-il des limites au fait religieux ? Les magistrats ne font pas de distinction : toute limite à l’expression serait un facteur de conflit aujourd’hui. Dans notre constitution, il s’agit d’une liberté fondamentale que l’on ne peut altérer par la loi. 79% des personnes interrogées souhaitent poser le principe de laïcité dans l’entreprise privée, mais ce serait contraire au principe constitutionnel.

Comment les juges apprécient-il les situations ?
La prise en compte de l’activité de l’entreprise et la limite proportionnée au but recherché sont les deux points qui sont appréciés par les juges. Le problème est particulièrement délicat pour les entreprises d’envergure nationale car un juge ne rendra pas le même jugement à Lille et à Bordeaux. Dans les PME, en revanche, on peut procéder au cas par cas et régler les questions de manière plus simple, mais on risque néanmoins le procès en discrimination. Aujourd’hui, beaucoup de choses passent par le règlement intérieur, par exemple l’interdiction du prosélytisme.

Quelques cas :
■ On citera bien entendu en exemple le cas de la crèche Baby Loup (une crèche associative poursuivie devant les Prud’hommes par une salariée licenciée en 2008 parce qu’elle souhaitait porter le voile), où un juge a considéré le port du voile comme incompatible avec l’activité de la crèche.
■ Il y a huit mois, la société Carrefour a rencontré un problème avec une hôtesse de caisse qui souhaitait garder son voile, alors que le règlement intérieur en interdisait le port. Cela s’est traduit par un licenciement pour insubordination. Le juge des partiteurs a considéré que l’activité de commerce de Carrefour ne justifiait pas la restriction de l’expression religieuse. Carrefour avait pourtant organisé sa défense avec une enquête d’opinion dot les résultats démontraient que 80% des clients préféraient ne pas voir de signe religieux porté par les employés de la grande surface. Le juge n’en a pas tenu compte pour considérer que la restriction était légitime.
■ Ce cas est à rapprocher de celui de la société PAPREC, qui a mis en place une charte à effet juridique limitée, adoptée par référendum. Cette charte a une valeur managériale, mais la société serait démunie en cas de conflit.
L’accord collectif est une piste possible
L’une des pistes qui pourrait être porteuse de solutions est l’article 8 du préambule de la constitution de 1946, précisant que les salariés ont collectivement le droit de déterminer leurs conditions de travail. Une entreprise pourrait donc aller vers un accord collectif plutôt que vers un règlement intérieur ou une charte, et le principe constitutionnel du préambule de 46 pourrait être opposé à des revendications d’ordre religieux. Certaines entreprises sont favorables à la liberté de port de signes religieux, d’autres voudraient le limiter, mais l’état de droit fait que l’employeur n’a guère le choix, bien qu’il existe une forte jurisprudence en faveur des employeurs qui souhaitent une limitation. Beaucoup de syndicats voudraient organiser eux aussi cette question de la limitation du fait religieux.

La pratique du « cas par cas » multiplie le risque pour l’employeur
On appelle certes à la tolérance mais on constate aussi des comportements à sanctionner et dans ce cas, l’employeur est démuni. Et plus il pratique du cas par cas, en privilégiant certaines situations, plus il multiplie le risque d’être exposé à ce qu’un salarié considère comme discriminatoire le traitement qui lui est réservé. Le chef d’entreprise, quand il fait des choix, doit avoir à l’esprit que plus sa règle est générale et lisible, moins il risque un procès en discrimination, motif en forte augmentation dans les litiges auprès des tribunaux de Prud’hommes. Toutefois (c’est a conclusion du cas Casino) dire à des salariés qu’on ne souhaite pas de comportement ostentatoire n’est pas considéré comme discriminatoire. Il faut donc le discours le plus clair possible, et de préférence intégrer les représentants du personnel sur cette question.

Les magistrats sont confrontés à des cas qui ne se posaient pas il y a cinq ans
Autre exemple : un client de SSII a souhaité que le représentant de son prestataire ne porte pas le voile. Le dirigeant de la SSII l’a licenciée et la salariée a considéré que la décision était abusive. Le cas a été jugé au-delà de la Cour de Cassation, par la Cour Européenne des Droits de l’homme. La justice sur ces questions en est donc à ses balbutiements. Le sujet ne se posait pas il y a seulement cinq ans et les magistrats, eux-mêmes dépourvus, composent avec le droit constitutionnel. Cela appelle des remarques :
■ Il faut prendre en considération la loi, mais sous le contrôle constitutionnel
■ Il faut être précis sur les mots : religion ou identité culturelle ? Certaines approches ne sont en effet pas forcément d’ordre religieux. Un arbre de Noël, par exemple, est-il culturel ou religieux ?

RÉACTIONS DES TROIS REPRÉSENTANTS DES CULTES

Mgr de KERIMEL
« Je me méfie d’une judiciarisation à outrance. L’antisémitisme se redéveloppe aujourd’hui, et les Juifs jouant le rôle de sismographe, cela signifie que la société va mal. Je ne ressens pas la volonté de la société de travailler ensemble, je constate surtout de la stigmatisation et un laïcisme qui veut renvoyer la religion à la sphère privée, ce que le considère comme une impasse ».

Mustapha MERCHICH
« Le passage par le droit nous conduit dans le mur. On va produire des lois et au bout du compte, aucune ne sera applicable car on n’aura pas tenu compte de l’évolution de la société. Nous avons un devoir de cohérence : il n’est pas possible de vouloir faire du spirituel une maladie honteuse tout en espérant un comportement social. Lorsque Casino fait des opérations commerciales pour Noël et interdit le port du voile à son employée, il n’y a pas de cohérence. Les sociétés à taille humaine posent moins de problèmes. A l’international, les approches sont différentes. Les sociétés nationales doivent donc modeler leur approche si elles veulent s’élargir à l’international. C’est un point positif de la mondialisation, qui nous oblige à nous poser des questions sur nos certitudes et sur nos cultures. »

Nissim SULTAN
« Pour reprendre l’exemple de Carrefour, je pense qu’on ne peut pas opposer le culturel et le juridique. Dans le Talmud, nous avons l’habitude des questions non résolues… jusqu’à la venue du Messie. La notion canadienne d’accomodement raisonnable est-elle importable ? Je retiens surtout la notion de coexistence. Il faut se comprendre pour faire comprendre. Peut-être l’entreprise, qui sait pratiquer l’événementiel, pourrait-elle créer un type d’événementiel nouveau dont l’objectif serait le partage et la connaissance d’autrui, à l’image de l’initiative « Croyants dans la cité » ? Le sens de la coexistence implique un gros travail de traduction de l’universel. »
QUESTIONS DE L’ASSISTANCE

■ Les médias nous montrent une image du fait religieux qui est celle de l’intégrisme. Ma crainte est que l’on crée des règlements et des chartes, comme celle de Paprec, fondées sur la peur Comment combattre l’intégrisme tout en donnant à la spiritualité ses lettres de noblesse ?
Me NISOL : Pour moi, le droit n’est pas une fin mais un moyen. Je n’imagine pas répondre à un client en lui disant que le droit va résoudre le problème. Je travaille avec des spécialistes de la théologie, de la philosophie. Il faut envisager les réponses à plusieurs niveaux et notamment au niveau managérial, qui marginalise les outils juridiques comme ceux de la dernière chance. Il faut expliciter et définir l’équation entreprise-religion et faire preuve de pédagogie, en particulier sur la question de la laïcité.

■ Le règlement intérieur et la charte ne peuvent-ils pas être pris en compte sur le plan juridique ?
Me NISOL : On ne peut pas faire jouer la loi dans l’entreprise, qui est un espace privé. La validation juridique d’une charte ou d’un règlement intérieur ne peut être fondée que sur l’activité de l’entreprise. C’est la position de la Cour de Cassation qui a jugé que le règlement intérieur de la crèche Baby Loup était légitime au regard de son activité. En revanche, l’activité commerciale de Carrefour ne légitime pas la restriction d’expression du fait religieux.

■ Pourquoi le manager ne déciderait-il pas du cadre de travail ?
Me NISOL : Nul ne peut imposer de restriction qui ne serait pas justifiée.

Internet et religion : quelques clefs pour un décryptage

InternetetReligion

Depuis une trentaine d’années seulement, on ne cesse de répéter que l’Internet a profondément transformé le paysage culturel des sociétés. Mais en quoi et jusqu’à quel point ? Sous couvert de « révolution digitale »,  les théories les plus fantaisistes ont été avancées, annonçant l’avènement d’une « nouvelle ère » pour les sociétés et pour les cultures. Mais qu’en est-il pour les religions, que Georges Balandier avait, il y a déjà trente ans, qualifié d’institutions parmi les plus résistantes à la modernité et à la mondialisation ?  Depuis le début des années 2010, les dits « réseaux sociaux »,  et de manière plus générale l’Internet ont été pointés du doigt pour leur rôle dans l’intense travail missionnaire dont les mouvances musulmanes radicales (dans l’appel au djihad) mais aussi chrétiennes (le prosélytisme des groupements évangéliques) représentent l’expression la plus visible – et la plus problématique : les événements récents sont venus tragiquement le confirmer.

Vecteur des idées fondamentalistes et de l’extrémisme religieux, l’Internet ? Le contraire aurait été étonnant, considérant que le réseau électronique est par excellence, une caisse de résonance aux pensées alternatives (celles du « complot ») et un espace de communication alternatif aux groupes minoritaires. Mais on ne saurait limiter toutefois le propos à ces aspects les plus saillants par leur caractère spectaculaire : ils restent marginaux dans un univers électronique où les manifestations du religieux sont nombreuses et complexes. Cet article entend proposer quelques éléments de décryptage  d’un tableau brossé à très grands traits et sans prétention à l’exhaustivité.

S’il est d’abord une évidence, c’est que le religieux se présente sur Internet sous des formes dispersées et d’abord sous la forme relativement neutre d’une esthétique visuelle renvoyant massivement à des traditions exotiques pour l’usager : les nombreux jeux en ligne empruntent à la magie offensive, au mana, à des entités surnaturelles venues d’inframondes, d’armées de démons, bref, de symboles « païens » ou de références explicites aux monothéismes dans les temps médiévaux et baroques, qui nourrissent un imaginaire gothique très en vogue sur la toile. Mais les dieux dans les jeux online ne sont qu’une forme métaphorisée des dieux sur le net, qui désignent cette fois l’engagement concret des groupes religieux dans le monde virtuel.

Accusées de participer d’une aliénation de l’homme par la machine, les Nouvelles Technologies ont fini par s’inscrire dans la culture et certains n’hésitent pas à comparer l’Internet à de la religion en vertu d’une identique capacité de création de virtualités qui sont pourtant plus réelles que la réalité : à l’image d’une noosphère moderne (après Teilhard de Chardin) ou d’une Gaïa technologique que n’aurait pas renié Lovelock, certains n’ont pas hésité à voir dans l’Internet bien plus qu’un réseau collectif, une entité supra-collective dotée de sa propre volonté, un deus in machinaen quelque sorte. Hypothèse hasardeuse, mais qui ne rend pas compte de la réalité : celle des appropriations de l’Internet par des groupes religieux.

D’abord et parce qu’elles ne sont neutres que d’un point de vue strictement matériel, les technologies de l’information électronique font l’objet d’une évaluation morale par les religions : sont-elles réellement adaptées aux messages religieux et symboles sacrés qui ont, durant des siècles, empruntés d’autres circuits et supports de communication ? Internet et les autres moyens d’information et de communication s’inscrivent, comme l’a montré Régis Debray dans un ouvrage très documenté mais parfois parsemé de jugements de valeurs (Dieu, un itinéraire, paru en 2001) dans une histoire longue, celle des médias qui, des peintures pariétales jusqu’à la connectivité électronique actuelle, en passant par l’écriture cursive, l’architecture ornementale, l’imprimerie, la télévision et le cinéma… dont la révolution digitale n’en figure qu’une étape finale, amenant ses propres mutations : la virtualité communicationnelle et l’ultra connectivité que les religions sont peu ou prou obligées d’adopter si elles veulent proliférer ou simplement survivre.

Ce qui amène à un premier – et pour le moins attendu – domaine de réflexion et d’investigation, en l’occurrence les manières dont les communautés religieuses s’approprient une technologie qui est en premier lieu susceptible de véhiculer des messages, symboles et images profanes, pour ne pas dire profanatrices. La pornographie emprunte en effet de mêmes réseaux électroniques que ceux des religions et outre ce danger de pollution symbolique, l’usage d’Internet est susceptible de détourner des normes morales et praxéologiques : il y a quinze ans, les moines chrétiens et bouddhistes doutaient de leur droit à « surfer » et si oui, devaient-il le faire à des fins privées ou institutionnelles ? Depuis, les cyber-temples et les sites officiels des grandes religions se sont multipliés, dont les grandes confessions du monde entendent désormais moraliser le monde grâce aux NTIC.

On se trouve ici dans le premier cas de figure de ce que le chercheur canadien Christopher Helland appelle des « religions online » : religions qui existent historiquement et ont intégré l’usage de l’Internet dans leurs stratégies de survie. Mais la religion sur Internet, c’est aussi tout un monde de créativité hors de ces cadres attendus : l’invention de cultes virtuels ou virtualisés, dont beaucoup participent de l’extension, sur la toile, de ces que les sciences sociales ont désigné comme des « cultes » ou des « sectes », c’est-à-dire des organisations parareligieuses (« spirituelles ») aux liens lâches et à la théologie fluctuante (mélangeant les références à la nébuleuse New Age, aux traditions ésotériques occidentales et aux « sagesses » orientales), alors que d’autres (moins nombreuses) sont de pures inventions, cultes parodiques qui miment les religions existantes (la Church of the Flying Spaghetti Monster apparait à ce titre comme un modèle-étalon de la religion virtuelle fictive). Il s’agit là des « online religions » dans l’acception de Helland, qui n’ont de principal régime d’existence que virtuel.

L’internet c’est enfin et surtout un foisonnement de rapports particuliers qui se tissent entre des individus (usagers) et des ressources religieuses, sans nécessairement passer par des institutions ni susciter aucune effusion ressemblant à de la croyance ou de la foi. Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, le religieux se transforme aussi en ressource  informationnelle : une approche profane et souvent laïque qui passe par la consultation des nombreuses sources scripturaires en ligne (les textes sacrés des traditions de l’histoire), et quelques sites d’information sur le religieux (qui hiérarchisent un peu plus les données à disposition), les technologies « connectent » (« relient », donc, au sens du religio classique) les individus à des objets de croyance selon les modalités techniques variées (sites web, flux RSS, communication immédiate de type twitter©, réseaux sociaux de type facebook©) et des effets qui ne le sont pas moins.

La surprise vient de ce que ces connections (forcément) individuelles ne génèrent pas nécessairement ce qu’il est convenu de regrouper sous la tutelle conjointe de l’individualisation, de la déterritorialisation ou de la « détraditionalisation » (déculturation) des religions : si ces phénomènes sont bien sûr observables dans des segments d’usagers qui se constituent des « religions à la carte » (pour paraphraser le sociologue français Jean-Louis Schlegel) au gré du surf, en fonction du stock d’informations religieuses à disposition, et des intentions des usagers (qui « piochent » et « bricolent »), d’autres catégories de connectés se retrouvent quant à eux dans une quête (avouée ou pas) de liens communautaires (médiatisés par les techniques) qui les amènent intentionnellement à s’inscrire dans des « communautés », qui ne sont plus des paroisses, confréries, ou assemblées, mais des communautés virtuelles, aux normes souvent plus souples et à la participation plus sporadique que leurs modèles de références – et pour autant, ce sont là des communautés morales et sociales, un cadre presque traditionnel du sacré, s’il n’était médiatisé par la mise en abîme du virtuel et médiatisé par un écran…

Ainsi, à partir de ces courts mais significatifs exemples de religions métaphorisées par l’esthétique du jeu en ligne, grandes religions poussées à investir le web pour s’acclimater de l’ultramodernité et de la mondialisation, religions alternatives et minoritaires qui  s’approprient  à dessein des technologies d’information moins régulées que les grands médias classiques, religions inventées que le web fait exister comme une résistance parodique au pouvoir des cultes réels, et enfin relations au sacré et à ses formes sociales qui oscillent entre dissolution moderne et recomposition hypermoderne… se dessinent quelques-unes des formes émergées dans le vaste champ des possibles de la technologisation du religieux — et la « religionisation » des technologies informationnelles — qui reste encore à explorer.

Lionel Obadia (Université de Lyon 2 et Institut d’Etudes Avancées de Strasbourg).

Samedi 28 Mars 2015
Pour en savoir plus : http://www.o-re-la.org/

La République au défi du cosmopolitisme

Dans » La possibilité du cosmopolitisme », Constantin Languille prend l’affaire de la burqa comme point de départ d’une réflexion sur les conditions du vivre ensemble et les limites du cosmopolitisme. FIGAROVOX/ GRAND ENTRETIEN

Dans La possibilité du cosmopolitisme. Burqa, droits de l’homme et vivre-ensemble (Gallimard, 2015), Constantin Languille retrace avec pédagogie les débats sur l’interdiction de la burqa votée en 2010. Il part de cette affaire pour engager une réflexion sur les limites du cosmopolitisme et la possibilité de vivre -ensemble dans des sociétés libérales. Il revient également sur les contradiction d’une république française, tiraillée entre le culte de l’universel et le cadre de la nation.

Constantin Languille est juriste et étudiant en science politique.


LE FIGAROVOX : Qu’est-ce que le cosmopolitisme, en tant que projet politique?

CONSTANTIN LANGUILLE : Avant d’être un projet politique, le cosmopolitisme est un état de fait, résultant de la mondialisation. Certains le déplorent et l’appellent «grand remplacement» d’autres le célèbrent sous le nom de «métissage». Mais c’est un fait: le monde est désormais un tout unifié, où les diverses cultures se croisent et se répondent. C’est un raccourcissement brutal de l’espace temps, voire même, avec les nouvelles technologies, une instantanéité. Lorsqu’il y a une caricature à Paris, il y a des morts au Niger.

Mais, depuis le XIXème siècle, le cosmopolitisme est aussi un projet politique, une idéologie héritée des Lumières selon laquelle le seul fondement d’une communauté politique peut être les principes universels, soit les droits de l’homme et la démocratie. Le cosmopolitisme contemporain a été théorisé par le philosophe allemand, Ulrich Beck. C’est le concept de «société inclusive», développé notamment par le rapport Tuot. Quand tout le monde verra ses droits garantis, quand tout le monde sera tolérant, quand la justice sociale sera installée, on pourra vivre heureux ensemble. Il n’y a pas besoin d’éléments culturels et religieux pour unir les hommes.

Vous prenez l’affaire de la burqa comme point de départ d’une interrogation sur les limites du cosmopolitisme. Pourquoi?

Mon livre se veut avant tout une contribution scientifique à un débat souvent saturé de postures idéologiques. La question fondamentale de la science politique est la suivante : de quoi a-t-on besoin pour vivre-ensemble ? La séquence de la burqa constitue une expérience de laboratoire pour savoir si les droits et la démocratie suffisent à assurer ce vivre-ensemble, ou si nous avons besoins de quelque chose en plus. Plus précisément, la séquence de la burqa pose trois questions: Pourquoi des femmes françaises portent-elles apparemment volontairement le voile intégral? Pourquoi la France a-t-elle décidé de l’interdire? Comment rendre la loi juridiquement constitutionnelle au regard de la liberté de conscience?

Ces débats me paraissaient révélateurs des controverses autour de la laïcité en France. Pour motiver l’interdiction, beaucoup de députés sont partis de la laïcité, et de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école. Puis on s’est rendu compte que cela ne marchait pas, car la rue n’était pas un espace de service public. On a employé ensuite l’argument de la dignité des femmes, mais personne n’arrivait vraiment à s’accorder sur une définition de la dignité. Finalement, le voile intégral a été interdit au nom du vivre-ensemble, qui impose à chacun de montrer son visage dans l’espace public. Cependant, de nombreux juristes ont estimé que la loi empiétait trop sur la liberté de conscience.

Le voile intégral est un cas limite. Il dévoile la tension fondamentale entre les droits de l’homme (et leur universalité) et ce «vivre-ensemble» (qui nécessite du «commun»).

Pourquoi cette tension?

L’universel (la démocratie, la tolérance, les droits de l’homme) est tout ce qui reste comme fondement politique à nos sociétés libérales. Nous aspirons à cet universel, mais nous sommes aussi aspirés à notre corps défendant. Car, quand nous voyons les conséquences concrètes de cet universel, à savoir plus de diversité, politique, religieuse, culturelle, nous sommes parfois gênés. Nous subissons parfois malgré nous les conséquences sociologiques de notre théorie politique. Le mouvement de l’histoire nous conduit vers une société plus cosmopolite, qui correspond à nos valeurs très anciennes. Ainsi, le droit invoqué à porter la burqa, ce n’est pas le «droit à la différence» invoqué par SOS racisme dans les années 1980, c’est fondamentalement la liberté de conscience, posée dans la déclaration de 1789 c’est à dire le libéralisme politique.

Peut-on parler, comme le fait Régis Debray, d’une «religion républicaine»?

J’écris dans mon livre que la burqa est un «blasphème» contre la religion laïque. La burqa choque à la fois pour des raisons universelles (la dissimulation du visage et le refus de l’interaction avec autrui) et qui touchent au particulier, à l’histoire française. La République, ce n’est pas seulement des droits, cela suppose une certaine mobilisation du citoyen. Le mot clé est l’émancipation. Le citoyen de la République française se doit d’être émancipé, impliqué, mobilisé, lumierisé. Tout ce qui est religieux est susceptible d’être une concurrence à cet attachement. Or la République n’a jamais pu finalement dérouler totalement son programme. Nous sommes dans une situation bancale où en fait la République, tout en «tolérant» le fait religieux, le perçoit comme une concurrence fondamentalement illégitime. Il y a une tradition républicaine qui a du mal à considérer que la manifestation extérieure de la foi relève des libertés publiques. En 1792, on a fait une loi pour interdire le port de la soutane ! C’est revenu en 1905. La laïcité est un mode d’organisation des pouvoirs qui postule la séparation de l’Etat et de la religion, pas une valeur «républicaine» dans laquelle peuvent croire les citoyens.

Quelle est la différence entre cette République et le libéralisme cosmopolite?

Ce qu’offre la modernité libérale, c’est le fait que l’Etat ne puisse pas imposer une vérité révélée. Mais cela n’interdit pas aux individus de croire en une vérité universelle. C’est l’idée libérale d’un «marché des idées»: si vous voulez que la vérité émerge, vous ne devez pas compter sur la force de l’Etat mais sur celle de vos arguments. Le libéralisme ne connait pas de civilisations, mais seulement des individus. Le républicanisme postule lui que les individus n’existent pas, qu’ils se créent (Renan: «l’homme ne s’improvise pas»), et qu’il faut les «émanciper», contre leur gré même, par l’école républicaine, etc…La République critique le libéralisme car il laisserait les individus tels qu’ils sont, prisonniers de leurs appartenances identitaires et de leurs conditions sociales, sans leur donner de perspectives d’émancipation. La République serait le lieu où l’individu aurait l’occasion de se décentrer par rapport à son héritage social, culturel ou civilisationnel, et pourra juger de lui-même que les civilisations ne se valent pas. L’Etat peut produire des individus par l’école.

Est-ce à dire que le cosmopolitisme est une chimère, impossible à réaliser?

Le cosmopolitisme intégral est impossible, il doit trouver en lui-même des limites. Cette limite, c’est la vertu de tolérance que chaque citoyen doit pratiquer, pour permettre aux autres de pratiquer leurs droits comme ils l’entendent. Or il est quasiment impossible de fabriquer des tolérants, et même pourrait on dire à l’instar de Léo Strauss, que la «tolérance est un séminaire d’intolérance». Quand tout le monde est tolérant, il n’y a plus de discussion possible sur le contenu d’une vie bonne. Ce relativisme peut conduire à la réaffirmation des identités et des subjectivités particulières. La tolérance conduit à l’exacerbation des particularismes.

De façon assez paradoxale, l’universalisme conduit au relativisme…

Tout cela pose la question de la solidité du fondement de la philosophie politique moderne. Le fondement de notre politique, c’est les droits de l’homme, c’est à dire le droit d’être ce que vous voulez, la pure indétermination. La nature humaine, c’est qu’il n’y a pas de nature humaine, chacun est libre de s’actualiser comme il le souhaite, sous des formes culturelles diverses. La seule chose qu’il faut garantir c’est que les gens puissent en changer potentiellement. D’un coté on affirme l’unité de l’humanité – quiconque dressera des barrières sera critiqué- mais ce qui unit, c’est le fait de pouvoir être différent. C’est un problème politique potentiellement insoluble.

La nation aurait-elle subi le processus de «désenchantement du monde» que décrit Marcel Gauchet ?

Oui. La nation a elle aussi été «désenchantée». Comme le souligne Pierre Manent, la République ne s’est imposée que comme nouveau régime de la nation française, et parce que les religions ont été reléguées dans l’espace privé par cette nouvelle communauté qui réunissait les citoyens français. Selon lui l’Etat républicain ne peut survivre à l’Etat nation. Or aujourd’hui, il y a une sorte d’essoufflement, de décompression de l’idée nationale, et donc, de l’idée républicaine. Les cérémonies républicaines, le drapeau, la Marseillaise, l’idée de France, sont frappés d’une perte de sens peut être irréversible. Or, si on perd la nation, on perd le cadre commun qui permet d’unir au delà des différences religieuses ou culturelles.

La disparition de la nation ouvre-t-elle la voie à la guerre de tous contre tous?

Dans la situation actuelle, deux voies sont envisageables. Option numéro un : le cosmopolitisme, qui permet à chacun de vivre comme il l’entend. Option numéro deux : il faut du particulier, une communauté qui nous rassemble et nous transcende, qui était la nation. Il est possible que les deux options soient désormais obsolètes. La nation, car elle est balayée par la mondialisation. Le cosmopolitisme, car il repose sur une contradiction fondamentale : basé sur la tolérance, peut-il tolérer l’intolérance ? La société ouverte peut-elle tolérer ses ennemis? La démocratie peut-elle inclure les ennemis de la démocratie? On voit ces contradictions à l’œuvre tous les jours dans notre société: on marche pour la liberté d’expression le dimanche, tout en condamnant Dieudonné le lundi. Un revival national aujourd’hui pourrait être dangereux, aboutir à la guerre des identités, mais la tolérance aussi y conduit.

Comment trancher ce nœud gordien?

Il me semble qu’aujourd’hui, il y a une profonde nécessité de réforme de la tradition républicaine française. Il faut que la République s’ouvre davantage à la diversité sociologique française. Il y a un effet négatif des incohérences du discours républicain. Le principe de liberté appartient à notre devise, et les Français musulmans ne comprennent pas qu’au nom de cette devise républicaine, on leur interdise certaines pratiques religieuses. Il y a toute une série d’exceptions au principe liberté : Liberté, mais pas pour Dieudonné, ni pour Renaud Camus. Liberté, mais pas pour le voile.

Où fixer la limite?

Il me semble légitime de penser que la démocratie n’est pas seulement les droits de l’homme, mais aussi une capacité à se définir collectivement par un certain nombre de valeurs et de règles. Tout n’est pas permis en France, il y a une certaine civilité minimale, ou de décence commune, qu’il faut respecter. D’un autre côté, il faut que les Républicains français comprennent qu’ils n’ont pas le monopole de la liberté, qui protège aussi les minorités politiques et religieuses, aussi dérangeantes que soient leurs pratiques. La défense de la République ne justifie pas toutes les atteintes aux libertés publiques.

Par Eugénie Bastié

Publié le 03/04/2015

Pour en savoir plus : http://www.lefigaro.fr

La laïcité, notion biaisée par les politiques

On la voit dans les côtelettes de porc servies à la cantine. On va la chercher dans les cheveux des puéricultrices de crèches et des étudiantes de fac. «La laïcité est récemment devenue la quatrième valeur de la devise républicaine française», note Valentine Zuber, historienne. Problème : alors que, depuis les attentats de janvier, les dirigeants politiques, à droite bien sûr mais aussi à gauche, ont convoqué la laïcité pour sceller l’union nationale, personne ne s’entend en réalité sur ce qu’elle signifie. Ce mot devenu parapluie, mécompris, distordu, et parfois instrumentalisé, abrite désormais des versions opposées. Laïcité libérale ou extensive ? Pour les partisans de la première, l’Etat doit être neutre et se borner à organiser la coexistence des convictions de chacun. Pour les seconds, les citoyens doivent aussi accepter de devenir un peu plus neutres dans l’espace public. Les premiers mettent au-dessus la libre expression individuelle et donc des croyances ; les seconds privilégient une cohésion nationale qui nécessiterait de lisser les différences culturelles ou cultuelles.

Qu’en disent les universitaires qui travaillent, précisément, sur la laïcité ? Que nous apprennent-ils sur ce mot polyphonique ? Premier constat : dans le milieu universitaire, l’obsession du voile et des menus à la cantine, brandie par Nicolas Sarkozy pendant la campagne des départementales, et plus largement le besoin de refonder la laïcité dans un sens plus restrictif, font bondir une majorité de chercheurs. Ceux-là dénoncent un dangereux dévoiement du concept par la classe politique. «Ces discriminations légales [envers les femmes voilées, ndlr] sont en train de construire un régime juridique d’exception, qui bafoue le droit à l’éducation et le droit au travail», écrivaient ainsi Marielle Debos, Abdellali Hajjat, Stéphanie Hennette Vauchez dans Libération (édition du 11 mars).

«Demande sociale». Dans les années 70, à l’université, la laïcité n’est même pas un sujet de débat ou de recherche. Ou alors historique. «A la fac de droit, on nous enseignait bien quelques arrêts anciens, mais pour tous, les choses étaient claires, simples, tranchées», raconte Patrice Rolland, juriste. C’est un fait divers qui va rendre le mot explosif. En septembre 1989, trois gamines d’un collège de Creil (Oise) veulent garder leur voile en cours. Le proviseur s’y oppose. L’histoire de Fatima, Leïla et Samira devient affaire d’Etat. Le ministre de l’Education, Lionel Jospin, estime que la scolarité des jeunes filles doit primer, que l’école ne peut les exclure. En novembre, Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler lui répondent vertement dans le Nouvel Obs : «Monsieur le ministre, l’avenir dira si l’année du Bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine.» La recherche universitaire se saisit alors de la laïcité. Son approche en est entièrement renouvelée.

«Avec Creil, l’Etat s’est rendu compte que la religion devenait plus visible dans l’espace public. Il existait une demande sociale et il fallait l’étudier avec recul», témoigne Valentine Zuber (1). Une chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité est fondée en 1991 à l’Ecole pratique des hautes études. Puis un laboratoire, le «Groupe sociétés, religions, laïcités», cofinancé par le CNRS et l’EPHE. A leur tête, alors, Jean Baubérot, figure tutélaire de la sociologie de la laïcité. Protestant, ce dernier est, avec le catholique Emile Poulat, décédé en novembre, le père fondateur d’une lecture souple de la loi de 1905. Une pensée que résume Philippe Portier, le remplaçant de Baubérot à la tête du labo : «La laïcité est une forme de reconnaissance du religieux. Elle garantit la liberté de chacun d’exprimer sa foi tant qu’il ne bouleverse pas l’ordre public.» Aujourd’hui, une cinquantaine de sociologues, historiens, juristes ou philosophes travaillent dans le labo, qu’ils soient athées pur jus ou marqués par une culture religieuse. «Ces problématiques ont vite connu un très grand succès», raconte Valentine Zuber, elle-même chercheuse au sein du GSRL.

Sphère privée. A côté de la libérale «école Baubérot», un courant de chercheurs retraçant une analyse postcoloniale de la société s’oppose, à partir des années 2000, lui aussi radicalement à une laïcité restrictive et militante. Ceux-là dénoncent l’islamophobie sous couvert de la loi, la domination de la majorité sur certains groupes ethnoraciaux. «Depuis plus de dix ans, le voile est une question qui n’a fait qu’instrumentaliser à moindres frais les droits des femmes au profit de politiques racistes aux relents paternalistes et colonialistes», écrivaient ainsi des enseignants-chercheurs (dont Nacira Guénif-Souilamas, Marwan Mohammed et Eric Fassin) dans une autre pétition publiée dans Libération le 8 mars, signée depuis par 1 800 universitaires.

Si aujourd’hui la majorité de chercheurs est favorable à cette laïcité «ouverte», le relatif consensus ne doit pas faire oublier l’existence de voix divergentes, d’autres regards. Des philosophes, surtout, cherchent à refonder le concept de laïcité. Comme Catherine Kintzler (2) ou Henri Pena-Ruiz. «Il faut ranimer cette laïcité qui a été offerte en cadeau au Front national, estime la philosophe. La république distingue des espaces privés et publics, organise des respirations, c’est en cela qu’elle est le contraire de l’intégrisme. L’élève aussi a droit à une double vie, hors du regard de ses parents. L’école n’a pas à refléter la société.» Dans cette optique, les particularismes doivent être relégués dans la sphère privée, au nom d’un principe supérieur : le vivre ensemble. Portée par des essayistes et des intellectuels médiatiques, soutenue par «la forteresse enseignante», selon Philippe Portier, la voix de cette laïcité de combat porte davantage dans le débat public.

Catherine Kintzler est philosophe. Ancienne professeure de lycée, aussi. Lors de l’affaire du voile de Creil, c’est elle qui avait cosigné la tribune du «Münich scolaire». Le mois dernier, elle a failli s’étrangler en écoutant François Hollande qui, après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, tentait de fixer un cap à sa laïcité. «Contrairement à ce que dit le président Hollande, qui cite la loi de 1905 à l’envers, la république ne reconnaît pas tous les cultes, elle n’en reconnaît aucun !» reprend-elle. La laïcité est ici un idéal républicain. C’est aussi ce qu’affirmait l’éditorial de Charlie Hebdo des «survivants». En une, le prophète pardonnait tout. A l’intérieur, l’éditorial disait «pas la laïcité positive, pas la laïcité inclusive, pas la laïcité je ne sais quoi, la laïcité point final». «L’article prônait « une laïcité sans qualificatif », commente l’historienne Florence Rochefort (3). Je comprends le mot d’ordre. Mais les chercheurs ne peuvent pas souscrire à cette approche. Il y a sans doute une envie de laïcité dans la société civile aujourd’hui. Mais elle ne peut pas être un catéchisme. Ce que les sciences sociales révèlent, c’est que la laïcité est toujours le résultat d’un rapport de force.» «Le risque, renchérit Philippe Portier, c’est que les pratiques concrètes ne soient analysées que comme des écarts à ce modèle idéal.»

«Livre de tout le monde». Depuis les années 2000, dans les travaux de recherche, la laïcité est croisée avec d’autres thématiques, comme le féminisme, les migrants, les nouveaux courants religieux, la médecine ou la mort… Au sein du GSRL, Florence Rochefort interroge la laïcisation par le prisme du genre. Elle a notamment montré que les militants laïcs de la IIIe République ont finalement trouvé un terrain d’entente avec l’Eglise en sacrifiant les femmes et leur droit de vote. La laïcité n’a pas toujours été le combat féministe que prétendent les pourfendeurs du voile d’aujourd’hui. «Depuis 1900, le pacte laïc s’est chaque fois construit sur des exclusions : les femmes, les homosexuels… Il faudrait éviter que le pacte de réconciliation nationale qu’on voit poindre aujourd’hui se fasse contre les jeunes femmes musulmanes», prévient l’historienne.

Les sciences sociales ont désacralisé la laïcité. Les comparaisons internationales l’ont sortie de son splendide isolement français. «Il existe des laïcités multiples, qui renvoient chacune à différentes manières d’accommoder les relations entre la religion et la politique», précise Philippe Portier. A tel point que des chercheurs étudient aujourd’hui la «laïcité états-unienne». Laïc, ce pays qui fait prêter serment à ses présidents la main sur la bible ? «La République française a fondé son identité sur l’absence de dieu, explique Valentine Zuber. Le contrat politique anglo-saxon se fonde, lui, sur une transcendance : les députés américains jurent sur un livre fermé, le Livre de tout le monde. Un député américain musulman a ainsi prêté serment sur le Coran.» Pour cet Etat beaucoup plus religieux que l’Etat français, le pilier de la laïcité n’est pas la neutralité, mais la séparation entre l’Etat et les cultes – là-bas bien plus étanche qu’ici.

«Pas comprise». Le jour où nous avons interviewé Florence Rochefort, elle allait être auditionnée par les sénateurs. «Je dois dire qu’il est difficile pour nous, chercheurs, de parvenir à faire entendre les nuances que peut revêtir le voile pour une jeune fille, quand les hommes politiques et une partie des féministes ont décidé que le foulard ne pouvait avoir qu’une seule signification : l’oppression», confiait-elle. Puis nous avons échangé avec une de ses collègues, qui venait d’être entendue par les mêmes sénateurs : «J’ai dû mal m’exprimer, ils ne m’ont pas comprise.»

Les chercheurs se plaignent de n’être pas entendus. «Le 11 septembre 2001, puis l’arrivée du FN au deuxième tour de la présidentielle de 2002 ont marqué un basculement : le discours des sciences sociales a été disqualifié», note le politologue Abdellali Hajjat, qui travaille sur ce qu’il nomme «la construction du problème musulman» en France. «Experts, essayistes ou politiques nous ont dit : « Vous n’avez pas réussi à repenser la société. Vous êtes des idéalistes, vous ne faites pas face à la réalité. »»Les élus locaux disent ne pas retrouver dans les travaux universitaires ce qu’ils voient aujourd’hui dans leur circonscription. «Il y a tout de même une montée de la religiosité. Mais ça, qui en parle parmi ces universitaires de gauche ?» s’agace un intellectuel, ancien membre de la commission Stasi. Réuni en 2003, ce groupe de réflexion devait plancher sur l’opportunité d’une loi interdisant le voile à l’école (qui sera votée un an plus tard). La commission s’étonnait déjà du manque d’études scientifiques quantifiant la présence réelle de voiles à l’école.

Des signes épars laissent pourtant espérer un dialogue plus fructueux entre élus et chercheurs. La revue socialiste vient de consacrer son numéro de mars à la laïcité – les partisans d’une option libérale et ouverte y sont largement représentés. L’Observatoire de la laïcité, relancé par François Hollande pour pacifier les débats sur l’expression religieuse dans l’espace publique, a donné aux chercheurs l’impression d’être enfin entendus. Leur message est simple, à l’image de celui de Florence Rochefort : «La laïcité n’a pas réponse à tout.»

Sonya FAURE

Pour en savoir plus : http://www.liberation.fr

(1) «Le Culte des droits de l’homme: une religion républicaine française», éd. Gallimard.

(2) «Penser la laïcité», de Catherine Kintzler, éd. Minerve.

(3) «Normes religieuses et genre: mutation, résistance et reconfiguration XIX-XXI», éd. Armand Collin.

A lire également «La Possibilité du cosmopolitisme», de Constantin Languille, éd. Gallimard.

Halal, par-delà les fantasmes de la laïcité

LotfiBelHadj

« La question de la laïcité ne veut pas dire que tout le monde doit manger la même chose, mais qu’il faut respecter les orientations des uns et des autres. » C’est ainsi que Roland Ries, maire de Strasbourg, conçoit ce qui est propre à la laïcité sur la question des pratiques alimentaires. Après les événements tragiques du 7 au 9 janvier et les polémiques surmédiatisées sur l’islam, il est essentiel de faire un point sur cette prescription religieuse devenue un vrai phénomène de société et passée, en quelques années, de simple niche marketing à la caverne d’Ali Baba: le halal.

Le principe de la laïcité, avant de devenir cet outil politique alimentant de nombreuses polémiques, est un concept et une base juridique fondamentale dans notre République, qui implique l’impartialité et la neutralité de l’État à l’égard des confessions religieuses. Je persiste à dire que le halal, comme le casher, est compatible avec la laïcité. C’est une réalité que je m’attache à défendre en tant que républicain convaincu. L’idée est simple: il est possible de pratiquer sa religion sans nier ou biaiser son identité française et -plus important, même si cela m’attriste de constater que nous avons besoin de le mentionner- sans être en infraction avec les lois de notre pays.

Le halal, avant d’être « problématisé », voire même compris dans la perspective d’un enjeu sociétal, est sur le banc des accusés. Le sujet n’est pas maîtrisé. Preuve en est lors d’auditions sur le sujet au Sénat, où les élus confondent halal et casher et posent des questions qui attestent de leur méconnaissance totale du sujet. Mais peu importe, il demeure un instrument politique parfait. Connoté, sorti de son contexte, il suffit de l’agiter pour faire remonter les plus bas instincts et ainsi en jouer et faire valoir des intérêts qui dépassent ceux du simple citoyen.

Et pourtant, légitimer le halal, c’est en faire un allié de la laïcité. Sauf pour celles et ceux qui tentent d’emmener notre pays vers « une laïcité négative » au lieu de tendre vers « une laïcité d’intelligence » que Régis Debray appelle de ses vœux. Jean Baubérot, spécialiste de la sociologie des religions et fondateur de la sociologie de la laïcité, affirme qu’avec sa loi sur le port du voile, la France est « à la limite de ce qui est possible dans une société démocratique ». Légiférer sur le droit de manger ou non halal serait un dépassement de cette limite. « La laïcité, c’est, certes, la neutralité, mais c’est aussi la liberté », ajoute Thierry Rambaud, professeur agrégé de droit public à l’Université de Strasbourg et à Sciences Po Paris.

Accepter et légitimer le halal, aussi bien dans le discours que dans les actes, permettrait de sortir l’islam « des caves » pour qu’il se nourrisse et se pratique au grand jour, c’est-à-dire de manière transparente et sous un contrôle direct de la société civile (et non de celui du ministère de l’Intérieur, alimentant des craintes et remettant en question le pacte de confiance entre les Français de toute origine). Bâtir des lieux de culte appropriés, c’est donner un espace identifiable et identifié comme celui qui éduque les fidèles au grand jour. Contre l’islamisme radical, il faut une société qui puisse observer, juger, même s’indigner, mais dans le respect des règles démocratiques. Une mosquée financée avec les deniers du secteur d’activité lié au halal, c’est une mosquée dont le financement est tracé par l’Etat, et dont toutes les activités se pratiqueraient sans fantasmes quant à son opacité présumée.

Le halal doit devenir, au même titre que le casher, un des symboles de ce droit à l’indifférence que revendiquent nos compatriotes musulmans dans leur vie quotidienne comme dans l’exercice de leur culte. À ce titre, la normalisation du halal dans la société française témoignera d’une République apaisée, confiante en son avenir, en ses valeurs qui unissent tous nos compatriotes, et leur permettra de cultiver cet art français si singulier du vivre-ensemble. Et si, faute de halal, l’islam devait rester à la merci des discours islamophobes, comment pourrions-nous construire cette communauté de destins contre ce communautarisme qui bat son plein, de Neuilly-sur-Seine jusque dans le VIIe arrondissement? Oui, car c’est de là que part le communautarisme et non pas, comme on voudrait le faire croire, de ces « fameuses banlieues ».

Aussi, nous voyons beaucoup d’interrogations de la part de personnalités publiques comme de simples citoyens sur cette question: le halal financerait-il les djihadistes? Comme je l’écris dans mon dernier livre, La Bible du Halal (Editions du moment): « en réalité, les plus gros bénéficiaires de l’abattage rituel sont les industriels. (…) Des multinationales, de grandes sociétés ou simplement des PME, dont les profits sont traçables, généralement destinés à des actionnaires qui n’ont pas vraiment des têtes de djihadistes. Mieux, les sociétés, qui font leur beurre sur le halal, ont bien souvent pignon sur rue dans les marchés de l’agroalimentaire (Nestlé, Doux ou Labeyrie) et de la cosmétique (L’Oréal). Si l’argent du halal était destiné à la guerre sainte, les djihadistes d’aujourd’hui s’appelleraient Paul Bulcke, Liliane Bettencourt, Xavier Govare ou Charles Doux. »

Le secteur économique lié au halal est évalué au niveau mondial à 687 milliards de dollars, il connaît une croissance annuelle à deux chiffres et atteindra, selon les estimations, un montant de 2 000 milliards en 2023. La France, cinquième puissance économique mondiale, mais qui risque de se voir détrôner, empêtrée dans un chômage de masse et une croissance faible, devrait se saisir de ce secteur et y déployer toute son énergie, son ambition et ses compétences. Notre pays a une place à prendre et tout à gagner. Et le temps presse.

Le halal est une opportunité pour la France: générateur d’emplois et de clients à l’export. Un halal « made in France » implique des secteurs économiques déjà maîtrisés par les industriels de notre pays: agroalimentaire, cosmétique, tourisme et pharmaceutique pour ne citer que les principaux. Pour que notre pays puisse profiter davantage de cette opportunité, il ne faut pas l’opposer à la laïcité. On ne doit pas, comme le craignait déjà Jules Ferry, faire de cette dernière « une religion laïque ».

Publié par Lotfi Bel Hadj, essayiste, économiste de formation et entrepreneur

Pour en savoir plus : http://www.huffingtonpost.fr

À l’école, de grandes disparités dans l’enseignement des religions

Religionàl'Ecole

Le «fait religieux» est abordé en cours d’histoire-géographie ou de français. Il sera renforcé en 2016 dans les programmes, a promis François Hollande.

À la suite des attentats de Paris, François Hollande a affirmé qu’il porterait «une attention particulière» à l’enseignement du «fait religieux» à l’école. La place de cet enseignement qui s’affiche «laïc» devra être renforcée en 2016 dans les programmes du primaire et du collège. L’Observatoire de la laïcité recommandait, à son tour, quelques jours plus tard, d’étendre «l’enseignement laïc du fait religieux dès l’école primaire».

Depuis les rapports du recteur Philippe Joutard en 1991 et celui du philosophe Régis Debray, qui plaidait en 2002 pour le développement d’un enseignement du «fait religieux», ce dernier, certes, a progressé.

Il est inclus dans les programmes d’histoire-géographie essentiellement, mais aussi de français et d’histoire des arts depuis 2005. Essentiellement au collège mais aussi à l’école primaire. Contrairement à d’autres pays, ce n’est toutefois pas une matière à part.

Dans une France où l’école publique s’est construite sur la séparation de l’Église et de l’État, le sujet reste très sensible. La sénatrice Esther Benbassa en a fait les frais, elle qui proposait au détour d’un rapport, en novembre dernier, un horaire «dédié» pour cet enseignement dès le plus jeune âge. Le Sénat s’est offusqué. La méfiance reste vive du côté de ceux qui craignent le retour de cours de «catéchisme» et une forme de prosélytisme religieux. Et les croyants sont prompts à craindre une déformation de leur religion par l’État laïc.

On peut certes considérer que passer, comme aujourd’hui, par plusieurs disciplines complémentaires pour «contextualiser» les faits religieux est riche de points de vue et de complexité. On peut aussi considérer qu’il s’agit de saupoudrage, d’une façon de noyer le poisson. Mais il est vrai que créer une nouvelle matière est difficile sur un plan administratif et pédagogique…

Surtout tourné vers le passé, l’enseignement des religions est en partie déconnecté de ce que vivent les élèves. S’il est abondamment question, essentiellement dans les programmes d’histoire du collège, de la naissance des grandes traditions religieuses ou des guerres de religions, il n’est quasiment pas fait référence au monde contemporain. «À croire que les religions sont figées dans le passé», critique Isabelle Saint-Martin, la directrice de l’Institut européen en sciences des religions. «Pallier cet éclatement serait positif. Il manque un fil directeur, une cohérence entre les contenus et une visibilité», estime-t-elle. Cette disparité est une «faiblesse si cela conduit à ne voir les faits religieux que du point de vue de l’histoire par exemple et à ne les voir que par la lunette étroite de tel programme qui fait l’impasse sur telle religion ou telle période. Le traitement des faits religieux dans les disciplines montre clairement qu’il est inégal et irrégulier», estime Philippe Gaudin, responsable de formations sur cette question.

Du pain sur la planche

Autant de critiques qui exaspèrent Hubert Tison, secrétaire général de l’Association des professeurs d’histoire-géographie: «Le fait religieux ? Mais c’est très présent dans les programmes! Les professeurs ne cessent d’en parler. Ils notent des devoirs sur la naissance de l’Islam par exemple.» Beaucoup évoquent aussi au détour d’un chapitre historique, la façon dont les religions se pratiquent aujourd’hui. Des visites de lieux de culte sont souvent organisées…

Hubert Tison reconnaît que «dans certaines écoles», «on rencontre des réflexions d’élèves qui demandent pourquoi il faut étudier le christianisme. À l’inverse, d’autres demandent pourquoi il faut étudier l’islam. On a aussi des élèves juifs, ulcérés que l’on puisse parler de la Palestine. Très bien informés, voire déformés, certains cherchent à faire passer leurs idées.»Un professeur d’histoire doit être «très solide en ce qui concerne l’histoire des religions et afficher une attitude honnête et neutre», insiste-t-il.

Les stratégies d’évitement des enseignants sont pourtant une réalité. Pour évacuer de possibles tensions religieuses dans les classes, certains évitent tout sujet portant sur la religion. «J’essaie de me former mais je suis mal à l’aise avec l’islam surtout quand les élèves commencent à citer telle ou telle sourate, indique ainsi une professeur de lettres dans les Hauts-de-Seine, je manque de culture religieuse, y compris concernant le christianisme.»

Conscient du problème, le gouvernement a annoncé qu’un module spécifique serait intégré à la formation initiale dans les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espé). Du pain sur la planche, car la disparité d’enseignement est aujourd’hui la règle, d’une discipline et d’une région à l’autre.

Marie-Estelle Pech

Pour en savoir plus : http://www.lefigaro.fr

Former les profs à la laïcité : d’accord, mais comment ?

 Philippe Gaudin, directeur adjoint à l’Institut européen en sciences des religions, a été désigné avec d’autres pour concevoir les contenus, méthodes et priorités de la formation à la laïcité.
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(Photo d’illustration) (Jean-Pierre Clatot/AFP PHOTO)
Le 21 janvier dernier, François Hollande donnait le coup d’envoi d’une mobilisation générale de la communauté éducative autour des valeurs de la République. Au premier rang desquelles la laïcité. Le lendemain, c’était au tour de la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem d’annoncer une série de mesures, pas tout à fait neuves pour la plupart.

On retiendra toutefois la volonté de généraliser l’enseignement de la laïcité. Ce qui existe déjà mais dans une toute petite proportion. L’idée, cette fois, est de créer un effet domino de grande ampleur : former des formateurs qui formeront les professeurs qui formeront les élèves. Pas simple à mettre en oeuvre. Et pour l’heure, rien n’a été tranché sur le fond.

Tout au plus sait-on que les programmes des cours d' »Enseignement moral et civique », mis sur les rails par l’ancien ministre Vincent Peillon, qui entreront en vigueur à la rentrée 2015, vont être réécrits. Mais après ? Philippe Gaudin, responsable des formations recherche à l’Institut européen en sciences des religions (IESR) et ancien professeur de philosophie (1), a été choisi avec d’autres pour mettre en œuvre ce projet. Il définit pour « l’Obs », les contenus, méthodes et priorités de ce nouvel enseignement.

Enseigner les faits religieux

« A l’IESR, nous ne dissocions pas la nécessité d’une formation sur la laïcité d’une formation sur les faits religieux, qui ont tendance à disparaître des programmes d’Histoire ou de Français. Exemple : l’étude de la religion aux Etats-Unis au XXe siècle par exemple a disparu, alors qu’on ne peut comprendre Martin Luther King sans connaître son contexte religieux. L’effort n’a pas été soutenu depuis 1995, car c’est un enseignement transversal. Difficile d’entretenir la flamme !

Qu’on se comprenne bien. Enseigner le fait religieux, comme l’a recommandé le rapport de l’historien Philippe Joutard dès 1989, n’est pas faire entorse à la laïcité. Il s’agit plutôt d’une maturation, d’une extension de la laïcité, dans un monde qui ne ressemble plus à la France de 1905. Nous vivons dans une société à la fois très sécularisée, et dans laquelle les identités religieuses peuvent se manifester, pour le meilleur et pour le pire. Face à cela, l’école ne peut rester muette.

Je vois deux grandes justifications à l’enseignement des faits religieux :

– Intellectuelle : on ne peut pas bien comprendre le passé, ni le présent, si on n’a pas une bonne connaissance des faits religieux ; et on ne peut pas non plus comprendre le patrimoine artistique.

– Politique : pour faire société dans un monde marqué par une nouvelle pluralité religieuse, il faut une culture commune. D’où l’expression de Régis Debray, d’une « laïcité d’intelligence ».

La laïcité ainsi entendue n’est pas ouverte à tous les vents, ni une sorte de libre-service où toutes les religions s’exprimeraient n’importe comment. Elle reste fidèle à l’esprit de l’école, celui de la connaissance et du savoir.

Apprendre à penser

« Pour la rentrée 2015, il n’est pas prévu de faire un cours de laïcité spécifique. Cette notion sera intégrée à l’enseignement moral et civique, prodigué de l’école maternelle à la terminale, environ une heure par semaine, mais sous la forme d’ateliers par exemple, à l’image des TPE. Toute la communauté éducative sera concernée.

On pourrait y discuter des questions autour de la cantine, par exemple. L’idée est de proposer un enseignement laïc de la morale et non d’enseigner « la morale laïque », qui était l’expression initiale de Vincent Peillon quand il a lancé le projet. Autrement, il ne s’agit pas d’enseigner une morale toute faite – à part les règles de droit fondamental – mais d’apprendre le questionnement éthique et de le traduire dans son comportement. C’est peut-être une façon d’apprendre à agir avec sagesse avant la classe de philosophie !

Ce qui n’exclut pas pour autant que les questions de laïcité soient présentes dans tous les autres enseignements. A l’issue de la formation, il y aura une forme d’évaluation, mais certainement pas telle qu’elle est pratiquée habituellement, avec copies et notes. Elle reste à définir. »

Démultiplier les référents laïcités

« Notre institut participera à la formation des formateurs. Sur les 1.000 formateurs annoncés, nous allons d’ores et déjà nous appuyer sur les « référents laïcité » des académies créés en 2014, en général composés d’inspecteurs ou de professeurs d’Espé (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation). Eux-mêmes, devront trouver d’autres formateurs et toucher ainsi le plus grand nombre de professeurs possible. Ce processus commence à peine, la tâche sera rude.

Former les futurs professeurs d’abord

La priorité, c’est la formation initiale des jeunes générations d’enseignants, de façon à toucher tous les futurs professeurs à partir de maintenant. Il doivent recevoir une formation dans trois domaines : la laïcité, les faits religieux et une préparation à enseigner cette nouvelle discipline qui sera dans les programmes dès la rentrée 2015.

En revanche, impossible de former tous les professeurs en poste à court et moyen terme. Si les modules de formations ne peuvent s’adresser à 50 personnes à la fois et s’il y a 100.000 professeurs (sur environ 800.000) à former, cela fait un très grand nombre de modules de formation ! »

Cibler les établissements en difficulté

« Est-ce qu’il ne faudrait pas une étude sérieuse sur ce qui se passe dans les établissements de l’ensemble du territoire du point de vue de la laïcité ? Avec une équipe de chercheurs indépendants, une méthodologie scientifique, une déontologie transparente et, pourquoi pas, un conseil de surveillance scientifique et politique.

Y-a-t-il des difficultés ? Y-a-t-il des élèves qui refusent d’écouter leurs professeurs sur telle partie du programme ? Sans doute observerait-on que la situation est bonne dans de nombreux établissements. Cela contribuerait à rasséréner le climat moral, social et politique en France. Il apparaîtrait – dans quelle proportion je ne sais pas – qu’une minorité d’établissements posent problème. Il faudrait alors clairement les identifier et connaître précisément  leurs difficultés.

A partir de là, on peut avoir une vraie politique volontariste avec de gros moyens -pas seulement au sens financier mais aussi ‘moral’ justement !-pour y apporter un remède. L’école porte toutes les misères du monde et elle n’a pas le pouvoir de les supprimer. Mais on y verrait plus clair. L’école est l’âme de la République et sur le plan de notre pacte politique, la République est l’âme de la France. Si notre école va mal, c’est l’ensemble de la communauté nationale qui va mal. Ce ne serait donc pas une dépense mal placée. »

Propos recueillis par Sarah Diffalah

(1) « Vers une laïcité d’intelligence en France ? L’enseignement des faits religieux en France comme politique publique d’éducation depuis les années 1980 », Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2014.

« Double défi pour l’école laïque : enseigner la morale et les faits religieux », Riveneuve éditions, 2014.

L’Institut européen en sciences des religions est une composante de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il a été créé après le rapport de Régis Debray en 2002 qui préconisait un pont entre le monde de la recherche universitaire et tous ceux qui ont besoin de formation sur le fait religieux, notamment dans l’administration publique. Ses fonctionnaires travaillent pour l’Education nationale, et sont donc en concertation avec le ministère, ainsi qu’avec la Direction générale de l’Enseignement scolaire, mais apportent la plus-value et l’indépendance universitaire et scientifique. L’Institut a été nommé par la ministre de l’Education pour participer à la formation des formateurs à la laïcité.

Publié le 04-02-2015 à 11h03

Pour en savoir plus : http://tempsreel.nouvelobs.com/

Ecole : la guerre des laïques

Après les attentats, l’enseignement laïque du fait religieux est avancé comme une nécessité. Un débat qui déchire l’école depuis trente ans.

NajatVallaudBelkacem
Najat Vallaud-Belkacem se heurte à son tour à la mise en oeuvre d’un enseignement du fait religieux au service de la laïcité. © Etienne Laurent / AFP
Il a été question de « sursaut collectif » dans le discours de Najat Vallaud-Belkacem, de « réponses nouvelles » à des « circonstances exceptionnelles ». Après les attentats, la ministre de l’Éducation nationale s’est lancée dans un marathon consultatif destiné à forger la riposte de l’école à la menace intégriste. Les conclusions sont attendues cette semaine, mais les pistes sont connues : développer la « pédagogie de la laïcité » (via l' »instruction civique et morale » que la rentrée 2015 doit étrenner), renforcer l’enseignement laïque du fait religieux, réduire les inégalités scolaires. Des « réponses nouvelles » ? La réouverture, plutôt, de débats déjà anciens : vieux d’une trentaine d’années, au moins.

« L’éducation à la citoyenneté, abandonnée dans les années 60 et 70, est réapparue dans les années 80 face à la crise économique et à la crainte des communautarismes », explique Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études en sciences sociales. Comment éduquer à la laïcité ? Comment former des citoyens en tenant compte des différences culturelles et religieuses ? La question, constamment posée depuis lors, dépasse les clivages politiques : l’apprentissage de la Marseillaise, évoquée par Najat Vallaud-Belkacem, a été rendu obligatoire en 2005 par François Fillon. Le fait religieux a été, dans le même temps, intégré au « socle commun » des connaissances. Sans succès, faute d’un consensus sur ce que devrait être cet enseignement. En effet, à gauche comme à droite, les tenants d’une laïcité stricte s’empaillent avec les partisans d’une laïcité plus accommodante, ou « inclusive ».

Désarroi

La « morale laïque », ardemment défendue par Vincent Peillon à son arrivée en fonction, a payé le prix de ces tiraillements. Devenue « enseignement laïque de la morale » en avril 2013 dans un rapport préliminaire, elle s’est transformée en « enseignement civique et moral » sous la plume du Conseil supérieur des programmes (CSP), chargé d’en déterminer le contenu. Évacuée la laïcité, au moins de l’intitulé. « Sans doute s’agissait-il de détendre l’atmosphère autour de ces questions, mais je ne peux m’empêcher d’y voir aussi une manière de contourner l’importance du fait religieux », commente Philippe Gaudin, responsable des programmes de formation à l’Institut européen en sciences des religions (IERS).

Résultat : l’accent a été mis sur l’interdisciplinarité et le débat afin de développer chez les élèves « une aptitude à vivre ensemble dans une société démocratique ». Un projet louable, sans doute, mais sur lequel les équipes pédagogiques restent pour le moins circonspectes. L' »échec » dont on accuse de nouveau l’école depuis les attaques est « celui de la société française dans son ensemble », affirme dans les Échos Philippe Tournier, secrétaire général du syndicat des chefs d’établissement SNPDEN-Unsa. « Il y a des quartiers dans lesquels les valeurs de la République ne sont d’évidence pas en oeuvre et où les jeunes pensent que la société ne leur laisse aucune place. » Créer les conditions d’un débat en classe n’a rien d’aisé. Témoin, le désarroi des enseignants face à la réaction de certains élèves aux attentats.

« Secouer la tutelle d’autorités fanatisantes »

Là non plus, l’affaire n’est pas neuve. Le 11 Septembre avait même contribué à ce que soit commandé au philosophe Régis Debray un rapport sur l’enseignement du fait religieux, remis en 2002, qui continue de faire foi aujourd’hui. Le philosophe estimait alors que, sans qu’il faille faire entrer les curés dans les écoles (pas plus que les rabbins ou les imams), la relégation des cultes hors des espaces de « transmission rationnelle des savoirs » n’était pas tenable. À l’inverse, écrivait-il, « une connaissance objective et circonstanciée des textes saints comme de leurs propres traditions conduit nombre de jeunes intégristes à secouer la tutelle d’autorités fanatisantes, parfois ignares ou incompétentes ».

Régis Debray demandait, notamment, une formation continue des agents de la fonction publique en général, et des enseignants en particulier. L’IERS a été créé à cet effet, mais la suppression des IUFM et la valse des ministres Rue de Grenelle ont laissé la préconisation à l’état de voeu pieux. « On peut espérer toutefois que les choses se stabilisent aujourd’hui avec les nouvelles Espé (écoles supérieures du professorat et de l’éducation) », note Philippe Gaudin. « L’ensemble de la communauté éducative a besoin d’être formé », sur la question religieuse comme sur la laïcité elle-même, entendue parfois comme une forme d’athéisme public.

La guerre des laïcs

Près de quinze ans après, les mêmes polémiques minent toute action. L’Observatoire de la laïcité s’est ainsi déchiré sur un avis remis après les attentats. Il plaidait pour le « développement effectif de l’enseignement laïque du fait religieux » et demandait, en outre, que « toutes les cultures convictionnelles et confessionnelles présentes sur le territoire de la République » soient prises en compte dans les programmes scolaires. Des propositions jugées « angéliques », « pusillanimes » et même « anti-laïques » par trois des membres de l’institution (le député socialiste Jean Glavany, la sénatrice radicale de gauche Françoise Laborde et Patrick Kessel, ancien grand maître du Grand-Orient de France), qui ont aussitôt menacé de démissionner.

« La laïcité, la laïcité, voilà ce que droite et gauche nous ont répondu lorsque nous avons plaidé pour un enseignement du religieux ! Mais c’est dans notre pays laïque que des personnes en assassinent d’autres en prenant prétexte de leur foi ! » s’insurge de son côté Esther Benbassa, sénatrice EELV du Val-de-Marne, directrice d’études à l’École pratique des hautes études et auteur, avec l’UMP Jean-René Lecerf, d’un rapport sur la lutte contre les discriminations qui ‘a enflammé le Palais du Luxembourg en novembre dernier. « Les professeurs d’histoire, de lettres ou de philosophie continueraient comme ils le font d’aborder les religions en fonction des programmes, avance-t-elle. Mais un enseignement spécifique et laïque permettrait de développer chez les élèves un esprit critique et une connaissance de leurs différentes cultures qui, sans doute, aideraient à tempérer la force des radicalismes. On ne peut pas laisser la question religieuse à Internet. »

Sanctuaire

Le 12 janvier, le président du Conseil supérieur des programmes, Michel Lussault, soutenait dans un entretien que, sans « remettre en cause la laïcité à l’ancienne », il fallait « dire que la société et les élèves ont changé au point que le corpus des enseignants doit lui aussi évoluer ». Soit, pour le nouvel enseignement de « l’instruction civique et morale », atteindre « une forme de consensus par recoupement, forger une morale commune à partir de la diversité sociale, culturelle, religieuse des élèves », explique Philippe Portier, plutôt que chercher à renouer avec le modèle de la IIIe République en administrant d’en haut un dogme laïque. Soit l’exact opposé, par exemple, des déclarations d’un André Gerin, l’ancien maire (PCF) de Vénissieux, qui, en 2009, avait été à l’origine de la loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public : « L’école doit redevenir un sanctuaire, déclare-t-il au Point.fr. Il faut sortir de l’illusion de l’école portes ouvertes, comme on le fait depuis quarante ans. Il faut désormais que la laïcité soit totalement respectée, qu’il y ait une séparation entre l’école et la société, et un retour à l’autorité. » Retour à la case départ.

Dans la même interview, Michel Lussault parlait de la laïcité comme d’un « savoir chaud ». Sur ce point du moins, les enseignants ne le contrediront pas.

Par Marion Cocquet

Pour en savoir plus : http://www.lepoint.fr/

Le Point – Publié le – Modifié le

 

Laïcité et enseignement des faits religieux : où en est-on ?

Deux spécialistes font le point avec nous sur cette question, plus que jamais d’actualité.

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L’attentat contre Charlie Hebdo et les quelques cas de perturbations de la minute de silence par des élèves ont soulevé beaucoup de questions sur la laïcité et ravivent le débat sur l’enseignement des faits religieux à l’école. Alors que la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, « mobilise » l’école autour des valeurs républicaines et cherche à revaloriser les cours d’éducation morale et civique, un rapport des sénateurs Esther Benbassa (EELV) et Jean-René Lecerf (UMP), adopté en novembre 2014 par le Sénat, soulevait déjà la question de cet enseignement pour lutter contre les discriminations. L’une des mesures était l’enseignement du fait religieux au cours de la scolarité, en dispensant la formation nécessaire aux enseignants. « On voit ici poindre deux questions distinctes quoique complémentaires, explique Philippe Gaudin, directeur adjoint de l’Institut européen en sciences des religions (IESR) : la formation autour de la laïcité et l’enseignement des faits religieux. »

La laïcité aujourd’hui à l’école

« Jusqu’à présent, poursuit Philippe Gaudin, la formation sur la laïcité à l’école se faisait dans le cadre de l’éducation civique au collège, et de l’ECJS (éducation civique juridique et sociale) au lycée. Le grand projet de réforme en cours sur la laïcité propose, à terme, un enseignement moral et civique, de la Primaire à la Terminale. » Une pédagogie autour de la laïcité est aussi mise en place par le ministère de l’Education nationale, coordonnée par Abdenmour Bidar, chargé de mission et membre de l’Observatoire national de la laïcité . Cette pédagogie s’appuie notamment sur la Charte de la laïcité  : « C’est une bonne chose mais cette charte n’a pas de valeur juridique ou contraignante, il est donc nécessaire de former les enseignants pour mieux transmettre ses messages », souligne Charles Coutel, directeur de l’Institut d’étude des faits religieux (IEFR), rattaché à l’université d’Artois et travaillant en collaboration étroite avec l’IESR.

 

L’enseignement des faits religieux

En France, contrairement aux autres pays européens,« l’enseignement des faits religieux se fait dans le cadre des disciplines existantes : l’Histoire, les Lettres, la Philosophie… »,reprend Charles Coutel. Le rapport du philosophe Régis Debray, en 2002, sur l’enseignement du fait religieux à l’école a jeté les bases d’un redéploiement de cet enseignement. Le philosophe en précisait le but : non pas « remettre Dieu à l’école » mais « décrisper, dépassionner, et même (…) banaliser le sujet, sans lui enlever, tout au contraire, sa dignité intrinsèque ».

Une formation continue peut exister dans le plan de formation des enseignants, ainsi qu’une formation initiale sur ces questions dans les ESPE, mais « c’est encore trop peu car l’enseignement civique et moral et celui sur les faits religieux sont interdépendants,poursuit Charles Coutel. Le combat laïc n’est pas un combat contre les religions mais contre les fanatismes. Il faudrait donc, en formation initiale, deux modules de 15 heures : l’un sur la pédagogie de la laïcité, l’autre sur une initiation à l’éducation aux faits religieux. »

Philippe Gaudin explique d’ailleurs que l’IESR a été créé en 2003, à la suite du rapport Debray, pour participer à la formation initiale et continue des enseignants et des formateurs, et réfléchir au contenu des enseignements.

La laïcité n’est pas une démarche antireligieuse

Beaucoup de choses ont donc été faites jusqu’ici, mais « de façon discontinue, avec un certain manque d’homogénéité sur le territoire et peut-être aussi d’intensité dans les programmes », souligne Philippe Gaudin. Le temps de l’action est venu et on peut parler de façon laïque de la « matière » religieuse. « On vit dans une société sécularisée et laïcisée, mais où les religions s’expriment de plus en plus et avec un pluralisme religieux qui n’existait pas en 1905 (date de la séparation de l’Eglise et de l’État.) », rappelle-t-il. Ce à quoi souscrit Charles Coutel : « L’enseignement des faits religieux peut se faire par la controverse : parler des guerres de religions pour évoquer le catholicisme et le protestantisme, évoquer l’islam en expliquant la différence entre chiisme et sunnisme, ne pas parler de taoïsme sans évoquer le confucianisme… » Les événements de ces derniers jours pourraient marquer une prise de conscience sur ces questions.

Aurélien Coustillac

 

Pour en savoir plus : http://www.vousnousils.fr

  • Le défi de l’enseignement des faits religieux à l’école, réponses européennes et québécoises, Jean-Paul Willaime. Riveneuve éditions, 2014, 358 p.
  • Double défi pour l’école laïque : enseigner la morale et les faits religieux, Isabelle Saint-Martin et Philippe Gaudin, avec la participation notamment de Charles Coutel. Riveneuve éditions, 2013, 204 p.
  • L’enseignement des faits religieux France – Espagne – Irlande – Écosse.Préface et conclusion par Charles Coutel. Artois Presses Université, 2014, 157 p.
  • Vers une laïcité d’intelligence en France ? L’enseignement des faits religieux en France comme politique publique d’éducation depuis les années 1980, Philippe Gaudin, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2014.