Olivier Roy : «La laïcité n’est pas une réponse au terrorisme»

Spécialiste de l’Islam et fin connaisseur du djihadisme, Olivier Roy revient sur la recomposition à l’œuvre au Proche-Orient. Concernant la France, il suggère de « réintroduire de la culture » à l’école et « d’assumer le débat dans les classes ».

 

OlivierRoy

Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence. – Thierry Meneau/Les Echos

A quelques jours du déplacement du chef de l’Etat en Arabie saoudite et près de quatre mois après les attentats à Paris, le politologue et spécialiste de l’Islam Olivier Roy revient sur la recomposition à l’œuvre au Proche-Orient. En France, il convient, selon lui, de distinguer djihadistes et musulmans fondamentalistes. Face aux premiers, « il faut du bon renseignement », dit-il, réservé sur le projet de loi du gouvernement. S’agissant des seconds, il se défie d’une « lacïcité autoritaire ». «Il faut réïntroduire de la culture » à l’école et « assumer le débat dans les classes », souligne-t-il.

Son parcours

Passionné par l’Orient depuis son premier voyage en Afghanistan, en auto-stop en 1969, Olivier Roy est, à près de soixante-six ans, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, où il dirige le Programme méditerranéen.
Spécialiste de l’Islam et fin connaisseur du djihadisme, cet agrégé de philosophie et docteur en sciences politiques a longtemps travaillé au CNRS.
Auteur, en 1992, de « l’Echec de l’islam politique », il a publié l’an dernier « En quête de l’Orient perdu » (Le Seuil, 2014).

 

Les attentats en France, Tunisie et Kenya indiquent-ils que les djihadistes sont devenus une menace mondiale ?

Mais c’est le cas depuis longtemps ! Depuis le 11 septembre 2001, qui marque leur irruption sur la scène médiatique. Ils peuvent frapper partout depuis les années 1990. On assiste, toutefois, à un changement qualitatif avec Daech, qui tient un territoire et ­constitue une force d’attraction considérable, par opposition à Al Qaida. Ben Laden voulait frapper dans le monde entier, mais sans chercher à tenir un pays, il n’était qu’hébergé par les talibans. Daech peut, en revanche, intégrer des milliers de volontaires de nos pays.

Daech est-il en train de réussir son projet de constitution d’un Etat islamique ?

Oui et non. Il dispose, effectivement, de certaines prérogatives étatiques, un système fiscal, judiciaire et administratif, une armée, un territoire, mais on ne sait pas très bien si cela fonctionne vraiment. Certains contacts à Raqqa affirment que Daech assure la distribution de pain, d’allocations, gère des hôpitaux, mais d’autres disent que ces derniers ne sont accessibles qu’aux combattants de Daech et leur famille, que l’électricité n’est disponible que deux heures par jour. En outre, pour Daech les frontières n’ont pas de sens : c’est un projet d’expansion illimitée ou, au minimum, de reconstitution de la communauté des croyants, la oumma, du Maroc à l’Inde, comme aux premiers siècles de l’islam. S’il ne s’étend pas continuellement, il est en échec, ce qui est le cas actuellement. En Jordanie, l’exécution d’un pilote l’a privé de toute complicité et à Damas il affronte les Palestiniens. Contrairement à ce que prétendent certains, aucun djihadiste n’est d’origine palestinienne.

Bref, l’implication de Daech dans les guerres civiles locales le gêne pour mener une guerre mondiale à l’Occident, à l’inverse de son rival nomade, Al Qaida. Daech n’a pas d’alliés et ne peut qu’échouer à terme. Ce qui ne l’empêchera pas de faire encore longtemps des dégâts.

Comment voyez-vous la recomposition en cours du Proche-Orient ?

Nous assistons au début d’une guerre de Trente Ans, par analogie à celle entre catholiques et protestants, qui a ensanglanté l’Europe au début du XVIIe siècle. L’islam est au confluent de trois crises majeures ; celle née du phénomène d’immigration massive en Occident (je ne crois pas à la thèse du « grand remplacement » mais il s’agit, quand même, d’un changement tectonique), celle née de la constitution d’Etats nations artificiels suite au démantèlement de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale et celle de la rivalité féroce entre l’Arabie saoudite, sunnite et arabe, et l’Iran, perse et chiite.

Une des conséquences est l’expansion du salafisme, interprétation littéraliste de la révélation, très adaptée à l’acculturation suscitée par la globalisation. On ne peut pas dire que les djihadistes, en Occident ou dans le monde arabe, n’ont « rien à voir avec l’islam », ne serait-ce que parce qu’ils s’en réclament. Mais ils ne sont ni des musulmans traditionnels ni des traditionalistes : ils se réclament d’un islam bricolé, totalement acculturé, qui rompt avec quinze siècles de tolérance. La preuve, c’est que Daech détruit des églises en Syrie et Irak : c’est donc que ces églises ont été respectées depuis la prédication de Mohamed.

Les pays occidentaux devraient-ils se résoudre à s’allier à Damas ou Téhéran face à Daech ?

Bachar al Assad n’est plus une carte, puisqu’il n’est plus en capacité d’agir. Ce n’est plus le chef d’un Etat fonctionnel, mais un seigneur de guerre parmi d’autres. L’Iran, c’est autre chose : c’est, quasiment, le seul Etat nation de la région. C’est un redoutable joueur de poker menteur, qui va encore gagner du temps et faire du chantage sur le nucléaire mais il est rationnel, il a le sens du temps long et du rapport de force. On peut discuter avec lui.

L’Arabie saoudite, elle, n’a qu’un seul ennemi : le chiisme. Ce qui la pousse à être complaisante avec les djihadistes sunnites. Elle est donc plus un problème qu’une solution.

Vous annonciez dès 1992 la mort de l’Islam politique, mais 23 ans plus tard ce cadavre a l’air encore bien actif…

En 1992 je faisais allusion seulement aux Frères Musulmans, c’est-à-dire à un projet de gestion d’un Etat nation au nom de l’islam, à l’inverse du projet djihadiste. Les Frères Musulmans ont été emportés par les suites du printemps arabe : ils ont perdu le pouvoir en Tunisie et en Egypte. On assiste en revanche à l’émergence d’un néo-fondamentalisme violent qui ne recrute pas parmi des Frères Musulmans réprimés. Ce djihadisme s’implante plutôt en zones tribales en crise (Yémen, Afghanistan, Pakistan) plutôt que dans les villes.

En Occident, les djihadistes sont aux marges des populations musulmanes. Les effectifs d’apprentis terroristes sont significatifs mais faibles rapportés à la population: la preuve c’est que chaque fois que l’un d’entre eux passe à l’acte on découvre qu’il était fiché par la police.

Vous insistez sur « la quête existentielle » des terroristes français. Est-ce une manière de dire qu’il n’y a pas chez eux de projet politique ou de structuration idéologique ?

L’un n’exclut pas l’autre. Il y a une quête existentielle de jeunes en recherche d’aventure – le syndrome : je veux être un super-héros – et puis il y a un référentiel islamique. Daech combine les deux. Un exemple : sur les pages Facebook de deux Portugais de Paris qui sont partis en Syrie il y a quelques mois, il y avait, chez l’un, Ray-Ban et boîte de nuit, et chez l’autre, une sourate du Coran. Mais ils sont partis ensemble. Leur point commun est une forme de marginalisation psychologique. Ils n’ont pas nécessairement de problèmes d’argent, mais ils se situent en rupture avec la société et s’enferment : ils découvrent ou redécouvrent l’islam sur Internet ou en prison et se fabriquent leurs propres croyances et pratiques. C’est ce que permet le salafisme.

Dans leur parcours, ils croisent quand même des imams…

Ils ont des figures tutélaires, des types qui s’autoproclament imams – il n’y a pas de clergé dans l’islam sunnite – et qui forment une sorte de secte. Mais il ne faut pas se tromper : il n’y a chez eux aucun pilier de mosquée ou membre d’une organisation musulmane telle l’UOIF. Ils ne s’inscrivent pas dans une pratique collective de la religion ; ils ne sont pas fascinés par les imams qu’ils considèrent être des ploucs ou des traîtres. Les grands prêcheurs radicaux qui servaient de recruteurs, c’étaient les années 1990 et c’est fini. Certains imams disent des choses horribles sur les femmes et les homosexuels, mais ce n’est pas un appel au terrorisme. La police a fait son travail. Les djihadistes d’aujourd’hui ont une structure de croyance comparable à la radicalité des « born again » protestants ou des convertis – qui représentent 22 % de ceux qui partent en Syrie.

La laïcité telle que la France la conçoit peut-elle être une réponse ?

La laïcité n’est pas une réponse au terrorisme. Beaucoup de gens pensent que la radicalisation djihadiste est une conséquence de la radicalisation religieuse. Mais ce n’est pas parce que vous êtes ultraorthodoxe que vous êtes violent. Chez les catholiques, les trappistes sont des fondamentalistes tout en étant les hommes les plus pacifiques du monde. Et vous avez des salafistes tout à fait paisibles. Contre le terrorisme, il faut du bon renseignement : il vaut mieux augmenter les effectifs de la DGSI, c’est-à-dire avoir des policiers formés à interpréter les écoutes, que multiplier ces mêmes écoutes – c’est le défaut du projet de loi sur le renseignement.

Quant au fondamentalisme religieux, la République n’a pas à l’interdire.

Pourquoi ?

C’est comme si on avait dit que pour répondre aux attentats d’Action directe, il fallait interdire les écrits de Karl Marx ou d’Alain Badiou. En démocratie, on ne condamne pas quelqu’un pour ses opinions, mais pour le passage à l’acte. La République française, à partir de 1881, part de la liberté individuelle et pas du contrôle étatique. Elle n’est pas robespierriste, il ne faudrait pas qu’elle le devienne. On oublie que la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat garantit la liberté de pratique religieuse dans l’espace public. Elle impose la neutralité à l’Etat, pas à la société. Le débat a eu lieu à l’époque entre Aristide Briand et Emile Combes, entre l’anticlérical et l’antireligieux. Le premier l’a emporté mais ce débat renaît régulièrement. De nos jours, il n’y a plus de culture profane du religieux, donc le religieux fait peur et on veut le chasser dans la sphère privée. Mais la laïcité garantit la liberté, ce n’est pas une idéologie.

Donc vous êtes opposé à l’interdiction du voile à l’université…

Oui. Nous ne sommes pas dans le même cas que l’école, car les étudiantes sont adultes. Si on part du principe que la liberté religieuse est une liberté individuelle, il faut un principe aussi fort pour aller à son encontre. Cela peut-être un argument sanitaire, comme le vaccin chez les témoins de Jéhovah, ou la sécurité publique pour l’interdiction du voile intégral. Mais le fait qu’une femme porte un foulard n’empiète en rien sur la liberté, la santé ou la sécurité des autres.

Faut-il, à un moment, dire stop et selon quel principe ?

Pour moi, la liberté individuelle doit prévaloir, dans la mesure du bon fonctionnement des institutions. Le port du voile ne gêne pas le bon fonctionnement des institutions et ce n’est pas non plus du prosélytisme. En revanche, il n’y a pas à suspendre les examens pendant le ramadan car l’Etat n’a pas à s’adapter à la religion. Dans les cantines, il n’y a pas à mettre de menu halal mais on n’a pas à imposer à des enfants musulmans, juifs ou végétariens de manger du porc. Comme on ne va pas les priver de repas, pourquoi se priverait-on de menus de substitution végétariens ? Il faut être empirique et faire confiance aux acteurs.

L’association nationale des DRH souhaite, par exemple, que le port ou non du voile dans une entreprise relève du contrat de travail car chaque entreprise a sa culture et ses clients. Les hôpitaux ont aussi résolu le problème de la demande d’un médecin femme par des patientes femmes : s’il y a une femme médecin de disponible, elle vient, sinon – intérêt du service –, c’est un homme qui se présentera. Il n’y a pas besoin de loi pour tout cela.

Outre le renseignement, la réponse d’une démocratie au terrorisme doit-elle être sociale, culturelle… ?

Sur le social, je suis un peu sceptique. Le fait qu’une partie de la jeunesse – notamment les convertis – bascule dans le nihilisme pose un problème de société qui dépasse l’islam. Il faut opposer des contre-modèles. C’est le défi de l’école, mais elle me semble très mal partie pour le relever. La laïcité autoritaire ne sert à rien avec des adolescents qui, précisément, sont contestataires. Il faut faire de la morale sans faire de leçons. Il faut réintroduire de la culture. C’est pourquoi l’enseignement thématique de l’histoire est aberrant ! Traiter Moïse, Dreyfus et l’Holocauste dans le même cours, cela contribue à tout mélanger alors que ces jeunes sont déjà dans la confusion.L’école doit aussi assumer le débat dans les classes, quitte à entendre des horreurs. Gérer les conflits, c’est le boulot des enseignants à condition qu’ils soient soutenus par leur administration. Or, trop souvent, le mot d’ordre dans l’Education nationale, c’est : « pas d’emmerdes ».Il faut réintroduire de la responsabilité à tous les niveaux, plutôt que de demander des lois pour tout. Il faudrait aussi que l’on ne voit pas que les salafistes dans l’espace religieux. Il faut laisser émerger des modèles de musulmans modérés, mais pas en inventant une religion modérée.

A quoi attribuez-vous l’échec du CFCM ?

A l’impensé gallican de notre République qui ne rêve que d’une chose : régenter le religieux. Le but officiel du CFCM était de faire émerger un Islam de France. Or tous les ministres de l’Intérieur ont géré cela avec le Maroc, l’Algérie ou la Turquie. Toutes les questions sur l’Islam en France sont négociées avec trois Etats étrangers. Comment voulez-vous que le CFCM soit respecté par la nouvelle génération de musulmans qui eux sont Français ?

Elsa Freyssenet
/ Chef de service adjointe, Yves Bourdillon / Journaliste et Henri Gibier / Directeur des développement éditoriaux |
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Djihadisme : l’islam n’est ni le problème ni la solution. Il faut reparler d’humanisme

Muslim pilgrims pray around the holy Kaaba at the Grand Mosque, during the annual haj pilgrimage

 

De quoi l’islam est-il aujourd’hui le nom ? Cette question agite les médias et les intellectuels des pays occidentaux. Interprétés au gré des convictions, les versets du Coran sont devenus l’argument de toutes les causes. Alors, peut-on compter sur un « bon islam » pour sortir de cette crise sociale et politique ? Non, affirme l’écrivaine Chahla Chafiq.

A la recherche du profil type des jeunes djihadistes, les experts se heurtent à des contradictions et zigzaguent au gré de l’actualité.

 

« Les loups solitaires »

Avant que les meurtres du 7 janvier ne mettent en scène les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, le départ de jeunes français vers la Syrie avait révélé les visages surprenants de djihadistes, des Maximes devenus des Abou Abdallah al-Faransi, nés dans des familles qui ne sont ni immigrées ni musulmanes.

Ce choc aurait pu être salvateur en nous invitant à une analyse complexe des enjeux que pose l’idéologisation de toute religion dans notre monde hanté par une crise non seulement économique et sociale, mais aussi culturelle et politique. Les débats de l’époque n’incitaient pourtant qu’à remplacer d’anciens clichés stéréotypés par de nouveaux.

On a vu les regards se focaliser sur de jeunes djihadistes issus de familles « athées » qui s’ »auto-radicalisent » sur internet, le caractère virtuel du processus servant à omettre, en termes d’explication, la complexité du monde réel. Dans le même temps, l’émergence de l’image des « loups solitaires » gommait l’existence de groupes islamistes organisés, leurs stratégies et leurs moyens d’action.

L’attentat du 7 janvier nous a, hélas, replongé au cœur de cette réalité, sans pour autant amener à une prise de conscience claire quant à la dimension idéologico-politique des phénomènes auxquels nous confronte le djihadisme.

L’islam est-il coupable ou innocent ?

En se centrant sur le rôle de l’islam, les débats n’ont pas tardé à s’orienter vers les sentiers battus de la confrontation entre les défenseurs de l’islam et ses contestataires qui énumèrent, à tour de rôle et à leur guise, des versets du Coran.

En filigrane de ces controverses, se profile le duel entre ceux qui exposent l’islam comme une menace pour les valeurs démocratiques françaises et ceux qui brandissent le danger de l’ »islamophobie », de ces valeurs.

Une interrogation hante les uns et les autres : l’islam est-il coupable ou innocent ?

Cette manière d’aborder la question nous conduit fatalement à une confrontation binaire, stérile et sans issue. Ne devrait-on pas lui préférer une approche complexe, capable d’élucider le rapport entre l’islam et l’islamisme, tout en mettant fin à leur confusion ?

La question de l’islam et des femmes, largement débattue dans les médias, nous y invite. « L’islam est misogyne », disent certains, alors que d’autres inventent un « islam féministe ». Les premiers n’auront aucun mal à trouver dans le Coran des versets affirmant l’infériorisation des femmes ; et leurs opposants en trouveront d’autres pour nuancer ces affirmations.

« La polygamie est autorisée par le Coran », ajoutent les premiers ; et les seconds de leur préciser qu’elle ne peut s’appliquer qu’à une condition : l’égalité entre les épouses ; une telle égalité étant humainement impossible, d’autres ripostent déjà que cette condition, et donc le Coran, plaide pour l’abolition de la polygamie.

 

Une famille patriarcale classique

Face aux versets cautionnant la suprématie des hommes, les défenseurs d’une interprétation féministe du Coran soulignent ainsi les versets qui plaident pour la prise en compte des besoins des femmes et de leurs droits. La discussion tourne vite en rond, car, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces deux positions sont bel et bien présentes dans le Coran et, loin d’être contradictoires, constituent une vision cohérente de l’équité – et non de l’égalité – dans laquelle les droits différenciés des hommes et des femmes correspondent à des devoirs différenciés.

Aux femmes, le devoir de se soumettre aux hommes ; aux hommes, le devoir d’assurer les besoins des femmes et de toute la famille.

Pour les islamistes, ce schéma est d’ailleurs le comble de l’honneur et de l’amour à l’égard des femmes. La Loi islamique, la charia, donne corps à cette équité en dessinant une famille patriarcale dont les valeurs ne diffèrent guère des lois juives et chrétiennes. En effet, toute religion, dès lors qu’elle est institutionnalisée comme source de loi, au prétexte de l’intérêt supérieur de la famille, cautionne la hiérarchisation des sexes et la suprématie de l’homme (du père, du mari, du frère, du fils), au nom de l’ordre sacré.

Ce dernier se combine parfaitement à l’ordre politique autoritaire (du roi, du chef, du sage…) et s’y épanouit au nom de l’intérêt de la communauté. Or, cet intérêt est intrinsèquement en contradiction avec le projet démocratique basé sur l’égalité et la liberté des individus-citoyens.

C’est pourquoi l’imposition de la charia entre en contradiction avec toute volonté émancipatrice.

 

Une idéologie qui prône un ordre totalitaire

Les débats passionnés sur l’islam et les droits des femmes, sans cesse relancés depuis fin du 19e siècle, témoignent des tensions sociopolitiques et culturelles qui traversent le monde dit musulman où les avancées en termes de modernisation se produisent en l’absence de démocratie. Ainsi, l’accès des femmes à la scolarisation, au travail rémunéré et à l’espace public n’y va pas de pair avec la reconnaissance de leur autonomie, de leur liberté et de l’égalité des droits.

Ces droits sont refusés à la société tout entière pour préserver l’identité dite islamique de ces pays. Au nom de l’unité de l’oumma, on cautionne l’ordre autoritaire, on le renforce. Si les dictatures utilisent la religion pour se maintenir, l’islamisme va plus loin dans l’instrumentalisation de la religion : il en fait une idéologie qui prône un ordre totalitaire.

Dans l’instauration de l’ordre sacré, une voie dont il promet qu’elle sera faite de justice et d’équité, l’islamisme rejette en effet l’autonomie démocratique assimilée à une source de perversion et de corruption.

 

Instrumentalisation de l’identité religieuse

Que l’on soit dans la Tunisie post-révolutionnaire au cœur d’une bataille pour la démocratie, ou en France, au moment du vote des droits égalitaires pour les homosexuels, les islamistes, de toutes tendances, instrumentalisent l’identité religieuse en mobilisant la peur et les fantasmes quant au délitement de la famille, au désordre sexuel, au chaos moral. Ils attirent ainsi, dans leur camp, des hommes et des femmes que leur offre identitaire sécurise, tout comme le font les tenants des autres mouvements néoconservateurs fondés sur l’exacerbation des identités nationales, ethniques et religieuses (notamment chrétiennes et juives).

L’essor de l’islamisme, où qu’il ait lieu, renseigne surtout et avant tout sur l’état des rapports de force sociopolitiques autour de la démocratie et des failles qui menacent ses avancées. Une des manières de fermer les yeux sur ces failles consiste à chercher dans le « bon islam » une voie de sortie du djihadisme. Or, cette perspective du « tout religieux » croise les visées des islamistes et les nourrit.

Et si, au contraire, nous arrêtions de voir la religion à la fois comme l’unique source des problèmes et en même temps sa solution ? Et si nous cessions de jouer en faveur de tous les mouvements identitaires, extrémistes et anti-démocratiques ? Et si nous acceptions de nous confronter au vide politique creusé par le recul des repères humanistes et laïques ? Et si nous nous attaquions, vraiment, au développement multiforme des replis sexistes, racistes et antisémites ?

 

Par Chahla Chafiq

Écrivaine, sociologue

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