Entreprise libérée : dérive symbolique et confusion des genres

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Les publications sur les entreprises libérées pullulent dans un contexte de réorganisation managériale des entreprises. Le point sur les dérives et confusions.

 

Il aura suffi d’un article de François Geuze « Entreprise libérée, entre imposture et communication » et surtout de la part de son auteur beaucoup de bon sens et le souci des Hommes pour faire passer l’entreprise libérée du statut de vague balayant nos organisations obsolètes, à un concept de « philosophie architecturale » dans un article écrit (en réponse ?) quelque temps après par Isaac Getz « L’entreprise libérée une question de philosophie ».

J’ai toujours considéré l’essai de Getz sur l’entreprise libérée comme une formidable attaque contre le taylorisme avec la particularité de parler d’Hommes et surtout de mettre en avant des PME apportant cette « performance de niveau mondial ». La symbolique est remarquable.

C’est là le grand paradoxe. Même si l’auteur additionne des réussites exemplaires de petites structures, voire de petites structures initiales devenues parfois des géants, son message s’adresse avant tout aux grands groupes. Les PME ne sont pas concernées par les descriptions d’Isaac Getz sur ces entreprises sclérosées par le tout contrôle, les empilements hiérarchiques les additions de procédures jusqu’aux réunions stériles.

Son dernier article paru en juin 2015 sur « Le Monde.fr » participe encore à cette confusion des genres. Il ne s’agit pas ici de l’analogie avec les architectes que les professionnels apprécieront, mais de ce dirigeant bureaucrate responsable de tous les maux de nos entreprises, auquel Getz oppose le dirigeant « libérateur ».

L’image peut paraître belle sauf que le dirigeant bureaucrate n’existe pas, en tout cas pas dans les PME, cible marketing privilégiée des promoteurs de l’entreprise libérée en France. Un entrepreneur bureaucrate disparaîtrait aussi vite que son entreprise serait créée. La seule bureaucratie dans les PME est celle imposée par l’Administration dont tout le monde est d’accord sur l’urgence de s’en libérer.

Par grand groupe, il ne faut pas comprendre une organisation supérieure à 250 personnes, taille à partir de laquelle, toujours suivant Isaac Getz, ne pouvant plus se rappeler du prénom de chacun, nous ne pourrions échanger oralement dans le respect et la confiance. Les contraintes du tout contrôle sont liées avant tout à la culture de ces géants et à leur mode d’organisation.
Les petites filiales des grands groupes ont les mêmes contraintes que leurs maisons mères. Ce n’est donc pas une question de taille, mais de culture. Plus que les paroles du dirigeant, ce sont ses actes vécus au quotidien qui déterminent la réalité de ce qu’est la culture de l’entreprise et de son impact sur les salariés. Peu importe la taille.

Isaac Getz n’est pas le seul à faire une confusion entre la gestion des grands groupes et celle des PME. L’immense majorité de ce que nous pouvons lire en provenance de consultants, experts et professeurs concernant le management fait référence aux modes d’organisations des Géants (si possible Anglo-saxons).

Nous sommes encore confrontés à un beau paradoxe, les salariés dans les PME en France y étant 4 fois plus nombreux, 7 fois si on ajoute les TPE. Serait-ce lié à l’adage :« qui peut le plus peut le moins ? » Encore faudrait-il que la tâche dans une PME y soit plus aisée ce qui est loin d’être prouvé. De toute façon, le débat ne se situe pas à ce niveau-là.

Hommes vs management

Les grands groupes ont abandonné les Hommes au nom du taylorisme ou plus proche de nous dans le temps du management par les process à travers les ERP (enterprise ressource planning) et les modes managériales plus ou moins bien mises en œuvre (cost killing, reegineering, lean…), tout ceci ayant conduit à l’exploit déplorable de mettre l’Homme au service d’un outil.

Ce mode de management et d’organisation, développé dans les années 1990, vendu par les consultants et les intégrateurs offrait l’avantage, quand bien géré, de générer un résultat prévisible en appliquant des standards efficaces, la prévisibilité du résultat d’une entreprise cotée en bourse étant plus importante que sa valeur absolue grâce au niveau de confiance apporté au marché.

La crise, les changements d’habitude de consommation, l’avènement du numérique font que ce mode d’organisation basé sur un budget à tenir ne fonctionne plus. Avant même d’être fini, le budget est déjà obsolète. En imposant à chacun des « meilleures façons de faire » via des procédures, en mettant le focus sur le contrôle des tâches, tuant la créativité et l’initiative, nous avons participé à la déresponsabilisation puis au désengagement des salariés.

Les Hommes dans les PME constituent un levier de performance clé ou dit autrement, les salariés sont source de valeur ajoutée potentielle. N’étant pas tenu par le tout contrôle et le reporting, cela se traduit par une capacité d’engagement plus forte. La responsabilisation, la confiance, le respect sont des atouts essentiels pour obtenir cet engagement supérieur, créer une énergie nouvelle.

Si le management de responsabilisation n’est pas nécessairement présent dans les PME, il leur est facilement et rapidement accessible, car il dépend essentiellement de la volonté du dirigeant, étant accepté par la grande majorité des salariés, surtout quand il s’accompagne de principes tels que le respect et la confiance. C’est non seulement une différenciation essentielle avec les grands groupes, mais surtout l’atout majeur dans la recherche d’agilité des PME.

Libérer les énergies sans exclure

Les fondements de l’entreprise libérée passent par la suppression du management intermédiaire et des fonctions support qui ne « servent à rien » et qui surtout empêcheraient les salariés de s’exprimer. L’autogestion de la libération est-elle le mode d’organisation apportant la meilleure valeur ajoutée des Hommes ?

Il serait intéressant de pouvoir en débattre. La responsabilisation est un acte inclusif. Partir du principe d’exclure une catégorie de salariés génère une contradiction qui au minimum créera un frein important jusqu’au risque de rejet et donc d’échec.

Si effectivement une organisation (petite ou grande) où l’Homme est responsabilisé implique une évolution du rôle du manager, pourquoi remettre en cause son existence dans l’entreprise dans la mesure où comme chaque collaborateur il apporterait sa propre valeur ajoutée, tournée vers la réussite de l’équipe ? Plutôt que de concentrer le potentiel des salariés responsabilisés à chercher comment se passer de leur manager, ne vaut-il pas mieux orienter cette énergie vers l’extérieur, apporter rapidement cette qualité et cette performance qui feront la différence sur le marché et les clients ?

Il n’est pas prouvé que l’autogestion des salariés de l’entreprise libérée offre au marché un meilleur potentiel de valeur qu’une organisation responsable avec un encadrement intermédiaire et des fonctions supports adaptés à cette logique de management. Le nombre de PME en France pratiquant ce management responsable et apportant une performance de niveau mondial est au moins aussi important que les quelques exemples d’entreprises libérées régulièrement cités.

Ce qui est par contre acté par les promoteurs de cette mode c’est qu’il faut beaucoup de temps pour faire évoluer la culture et l’organisation de l’entreprise libérée. Effectivement, la perte d’énergie est considérable. En se focalisant sur la suppression de son encadrement intermédiaire et la recherche d’un nouveau modèle, le dirigeant y concentre l’essentiel du  potentiel d’énergie libérée par l’acte de responsabilisation.

Défaire une organisation, compenser la perte de repère lié à la mise en place de l’autogestion, pour ensuite espérer trouver la solution, on peut comprendre que cela prenne plusieurs années avec des risques d’échec significatifs. Et pour quel gain ? Le lien entre l’autogestion et l’innovation vendu par les promoteurs de la libération n’étant pas démontré (lire : « Entreprises libérées et innovation » sur « Le Cercle Les Echos »), il reste dans cette affaire beaucoup de temps et d’énergies dépensés sur une opération qui risque de se résumer en définitive à un violent cost killing.

La performance des PME : une question d’énergie

Les PME n’ont rien à gagner à copier les grands groupes dans leur réduction de structure. Leur force réside dans leur capacité à libérer rapidement cette énergie nécessaire pour faire la différence.

Responsabiliser implique bien entendu des évolutions d’organisation, des remises en causes à tous les niveaux hiérarchiques de l’entreprise et en premier lieu chez le dirigeant. L’essentiel pourtant n’est pas là. Plus que la puissance de l’énergie libérée c’est sa direction qui importe et comment elle va toucher.

Où et comment diriger cette énergie afin qu’elle permette à l’entreprise de faire la différence dans un environnement devenu structurellement changeant ? Pour quel business model ? C’est à cette question que le dirigeant devra répondre. Nous connaissons déjà une partie de la réponse. Les Hommes y feront la différence.

Par Loïc Le Morlec,

spécialiste en organisation

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Olivier Roy : «La laïcité n’est pas une réponse au terrorisme»

Spécialiste de l’Islam et fin connaisseur du djihadisme, Olivier Roy revient sur la recomposition à l’œuvre au Proche-Orient. Concernant la France, il suggère de « réintroduire de la culture » à l’école et « d’assumer le débat dans les classes ».

 

OlivierRoy

Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence. – Thierry Meneau/Les Echos

A quelques jours du déplacement du chef de l’Etat en Arabie saoudite et près de quatre mois après les attentats à Paris, le politologue et spécialiste de l’Islam Olivier Roy revient sur la recomposition à l’œuvre au Proche-Orient. En France, il convient, selon lui, de distinguer djihadistes et musulmans fondamentalistes. Face aux premiers, « il faut du bon renseignement », dit-il, réservé sur le projet de loi du gouvernement. S’agissant des seconds, il se défie d’une « lacïcité autoritaire ». «Il faut réïntroduire de la culture » à l’école et « assumer le débat dans les classes », souligne-t-il.

Son parcours

Passionné par l’Orient depuis son premier voyage en Afghanistan, en auto-stop en 1969, Olivier Roy est, à près de soixante-six ans, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, où il dirige le Programme méditerranéen.
Spécialiste de l’Islam et fin connaisseur du djihadisme, cet agrégé de philosophie et docteur en sciences politiques a longtemps travaillé au CNRS.
Auteur, en 1992, de « l’Echec de l’islam politique », il a publié l’an dernier « En quête de l’Orient perdu » (Le Seuil, 2014).

 

Les attentats en France, Tunisie et Kenya indiquent-ils que les djihadistes sont devenus une menace mondiale ?

Mais c’est le cas depuis longtemps ! Depuis le 11 septembre 2001, qui marque leur irruption sur la scène médiatique. Ils peuvent frapper partout depuis les années 1990. On assiste, toutefois, à un changement qualitatif avec Daech, qui tient un territoire et ­constitue une force d’attraction considérable, par opposition à Al Qaida. Ben Laden voulait frapper dans le monde entier, mais sans chercher à tenir un pays, il n’était qu’hébergé par les talibans. Daech peut, en revanche, intégrer des milliers de volontaires de nos pays.

Daech est-il en train de réussir son projet de constitution d’un Etat islamique ?

Oui et non. Il dispose, effectivement, de certaines prérogatives étatiques, un système fiscal, judiciaire et administratif, une armée, un territoire, mais on ne sait pas très bien si cela fonctionne vraiment. Certains contacts à Raqqa affirment que Daech assure la distribution de pain, d’allocations, gère des hôpitaux, mais d’autres disent que ces derniers ne sont accessibles qu’aux combattants de Daech et leur famille, que l’électricité n’est disponible que deux heures par jour. En outre, pour Daech les frontières n’ont pas de sens : c’est un projet d’expansion illimitée ou, au minimum, de reconstitution de la communauté des croyants, la oumma, du Maroc à l’Inde, comme aux premiers siècles de l’islam. S’il ne s’étend pas continuellement, il est en échec, ce qui est le cas actuellement. En Jordanie, l’exécution d’un pilote l’a privé de toute complicité et à Damas il affronte les Palestiniens. Contrairement à ce que prétendent certains, aucun djihadiste n’est d’origine palestinienne.

Bref, l’implication de Daech dans les guerres civiles locales le gêne pour mener une guerre mondiale à l’Occident, à l’inverse de son rival nomade, Al Qaida. Daech n’a pas d’alliés et ne peut qu’échouer à terme. Ce qui ne l’empêchera pas de faire encore longtemps des dégâts.

Comment voyez-vous la recomposition en cours du Proche-Orient ?

Nous assistons au début d’une guerre de Trente Ans, par analogie à celle entre catholiques et protestants, qui a ensanglanté l’Europe au début du XVIIe siècle. L’islam est au confluent de trois crises majeures ; celle née du phénomène d’immigration massive en Occident (je ne crois pas à la thèse du « grand remplacement » mais il s’agit, quand même, d’un changement tectonique), celle née de la constitution d’Etats nations artificiels suite au démantèlement de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale et celle de la rivalité féroce entre l’Arabie saoudite, sunnite et arabe, et l’Iran, perse et chiite.

Une des conséquences est l’expansion du salafisme, interprétation littéraliste de la révélation, très adaptée à l’acculturation suscitée par la globalisation. On ne peut pas dire que les djihadistes, en Occident ou dans le monde arabe, n’ont « rien à voir avec l’islam », ne serait-ce que parce qu’ils s’en réclament. Mais ils ne sont ni des musulmans traditionnels ni des traditionalistes : ils se réclament d’un islam bricolé, totalement acculturé, qui rompt avec quinze siècles de tolérance. La preuve, c’est que Daech détruit des églises en Syrie et Irak : c’est donc que ces églises ont été respectées depuis la prédication de Mohamed.

Les pays occidentaux devraient-ils se résoudre à s’allier à Damas ou Téhéran face à Daech ?

Bachar al Assad n’est plus une carte, puisqu’il n’est plus en capacité d’agir. Ce n’est plus le chef d’un Etat fonctionnel, mais un seigneur de guerre parmi d’autres. L’Iran, c’est autre chose : c’est, quasiment, le seul Etat nation de la région. C’est un redoutable joueur de poker menteur, qui va encore gagner du temps et faire du chantage sur le nucléaire mais il est rationnel, il a le sens du temps long et du rapport de force. On peut discuter avec lui.

L’Arabie saoudite, elle, n’a qu’un seul ennemi : le chiisme. Ce qui la pousse à être complaisante avec les djihadistes sunnites. Elle est donc plus un problème qu’une solution.

Vous annonciez dès 1992 la mort de l’Islam politique, mais 23 ans plus tard ce cadavre a l’air encore bien actif…

En 1992 je faisais allusion seulement aux Frères Musulmans, c’est-à-dire à un projet de gestion d’un Etat nation au nom de l’islam, à l’inverse du projet djihadiste. Les Frères Musulmans ont été emportés par les suites du printemps arabe : ils ont perdu le pouvoir en Tunisie et en Egypte. On assiste en revanche à l’émergence d’un néo-fondamentalisme violent qui ne recrute pas parmi des Frères Musulmans réprimés. Ce djihadisme s’implante plutôt en zones tribales en crise (Yémen, Afghanistan, Pakistan) plutôt que dans les villes.

En Occident, les djihadistes sont aux marges des populations musulmanes. Les effectifs d’apprentis terroristes sont significatifs mais faibles rapportés à la population: la preuve c’est que chaque fois que l’un d’entre eux passe à l’acte on découvre qu’il était fiché par la police.

Vous insistez sur « la quête existentielle » des terroristes français. Est-ce une manière de dire qu’il n’y a pas chez eux de projet politique ou de structuration idéologique ?

L’un n’exclut pas l’autre. Il y a une quête existentielle de jeunes en recherche d’aventure – le syndrome : je veux être un super-héros – et puis il y a un référentiel islamique. Daech combine les deux. Un exemple : sur les pages Facebook de deux Portugais de Paris qui sont partis en Syrie il y a quelques mois, il y avait, chez l’un, Ray-Ban et boîte de nuit, et chez l’autre, une sourate du Coran. Mais ils sont partis ensemble. Leur point commun est une forme de marginalisation psychologique. Ils n’ont pas nécessairement de problèmes d’argent, mais ils se situent en rupture avec la société et s’enferment : ils découvrent ou redécouvrent l’islam sur Internet ou en prison et se fabriquent leurs propres croyances et pratiques. C’est ce que permet le salafisme.

Dans leur parcours, ils croisent quand même des imams…

Ils ont des figures tutélaires, des types qui s’autoproclament imams – il n’y a pas de clergé dans l’islam sunnite – et qui forment une sorte de secte. Mais il ne faut pas se tromper : il n’y a chez eux aucun pilier de mosquée ou membre d’une organisation musulmane telle l’UOIF. Ils ne s’inscrivent pas dans une pratique collective de la religion ; ils ne sont pas fascinés par les imams qu’ils considèrent être des ploucs ou des traîtres. Les grands prêcheurs radicaux qui servaient de recruteurs, c’étaient les années 1990 et c’est fini. Certains imams disent des choses horribles sur les femmes et les homosexuels, mais ce n’est pas un appel au terrorisme. La police a fait son travail. Les djihadistes d’aujourd’hui ont une structure de croyance comparable à la radicalité des « born again » protestants ou des convertis – qui représentent 22 % de ceux qui partent en Syrie.

La laïcité telle que la France la conçoit peut-elle être une réponse ?

La laïcité n’est pas une réponse au terrorisme. Beaucoup de gens pensent que la radicalisation djihadiste est une conséquence de la radicalisation religieuse. Mais ce n’est pas parce que vous êtes ultraorthodoxe que vous êtes violent. Chez les catholiques, les trappistes sont des fondamentalistes tout en étant les hommes les plus pacifiques du monde. Et vous avez des salafistes tout à fait paisibles. Contre le terrorisme, il faut du bon renseignement : il vaut mieux augmenter les effectifs de la DGSI, c’est-à-dire avoir des policiers formés à interpréter les écoutes, que multiplier ces mêmes écoutes – c’est le défaut du projet de loi sur le renseignement.

Quant au fondamentalisme religieux, la République n’a pas à l’interdire.

Pourquoi ?

C’est comme si on avait dit que pour répondre aux attentats d’Action directe, il fallait interdire les écrits de Karl Marx ou d’Alain Badiou. En démocratie, on ne condamne pas quelqu’un pour ses opinions, mais pour le passage à l’acte. La République française, à partir de 1881, part de la liberté individuelle et pas du contrôle étatique. Elle n’est pas robespierriste, il ne faudrait pas qu’elle le devienne. On oublie que la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat garantit la liberté de pratique religieuse dans l’espace public. Elle impose la neutralité à l’Etat, pas à la société. Le débat a eu lieu à l’époque entre Aristide Briand et Emile Combes, entre l’anticlérical et l’antireligieux. Le premier l’a emporté mais ce débat renaît régulièrement. De nos jours, il n’y a plus de culture profane du religieux, donc le religieux fait peur et on veut le chasser dans la sphère privée. Mais la laïcité garantit la liberté, ce n’est pas une idéologie.

Donc vous êtes opposé à l’interdiction du voile à l’université…

Oui. Nous ne sommes pas dans le même cas que l’école, car les étudiantes sont adultes. Si on part du principe que la liberté religieuse est une liberté individuelle, il faut un principe aussi fort pour aller à son encontre. Cela peut-être un argument sanitaire, comme le vaccin chez les témoins de Jéhovah, ou la sécurité publique pour l’interdiction du voile intégral. Mais le fait qu’une femme porte un foulard n’empiète en rien sur la liberté, la santé ou la sécurité des autres.

Faut-il, à un moment, dire stop et selon quel principe ?

Pour moi, la liberté individuelle doit prévaloir, dans la mesure du bon fonctionnement des institutions. Le port du voile ne gêne pas le bon fonctionnement des institutions et ce n’est pas non plus du prosélytisme. En revanche, il n’y a pas à suspendre les examens pendant le ramadan car l’Etat n’a pas à s’adapter à la religion. Dans les cantines, il n’y a pas à mettre de menu halal mais on n’a pas à imposer à des enfants musulmans, juifs ou végétariens de manger du porc. Comme on ne va pas les priver de repas, pourquoi se priverait-on de menus de substitution végétariens ? Il faut être empirique et faire confiance aux acteurs.

L’association nationale des DRH souhaite, par exemple, que le port ou non du voile dans une entreprise relève du contrat de travail car chaque entreprise a sa culture et ses clients. Les hôpitaux ont aussi résolu le problème de la demande d’un médecin femme par des patientes femmes : s’il y a une femme médecin de disponible, elle vient, sinon – intérêt du service –, c’est un homme qui se présentera. Il n’y a pas besoin de loi pour tout cela.

Outre le renseignement, la réponse d’une démocratie au terrorisme doit-elle être sociale, culturelle… ?

Sur le social, je suis un peu sceptique. Le fait qu’une partie de la jeunesse – notamment les convertis – bascule dans le nihilisme pose un problème de société qui dépasse l’islam. Il faut opposer des contre-modèles. C’est le défi de l’école, mais elle me semble très mal partie pour le relever. La laïcité autoritaire ne sert à rien avec des adolescents qui, précisément, sont contestataires. Il faut faire de la morale sans faire de leçons. Il faut réintroduire de la culture. C’est pourquoi l’enseignement thématique de l’histoire est aberrant ! Traiter Moïse, Dreyfus et l’Holocauste dans le même cours, cela contribue à tout mélanger alors que ces jeunes sont déjà dans la confusion.L’école doit aussi assumer le débat dans les classes, quitte à entendre des horreurs. Gérer les conflits, c’est le boulot des enseignants à condition qu’ils soient soutenus par leur administration. Or, trop souvent, le mot d’ordre dans l’Education nationale, c’est : « pas d’emmerdes ».Il faut réintroduire de la responsabilité à tous les niveaux, plutôt que de demander des lois pour tout. Il faudrait aussi que l’on ne voit pas que les salafistes dans l’espace religieux. Il faut laisser émerger des modèles de musulmans modérés, mais pas en inventant une religion modérée.

A quoi attribuez-vous l’échec du CFCM ?

A l’impensé gallican de notre République qui ne rêve que d’une chose : régenter le religieux. Le but officiel du CFCM était de faire émerger un Islam de France. Or tous les ministres de l’Intérieur ont géré cela avec le Maroc, l’Algérie ou la Turquie. Toutes les questions sur l’Islam en France sont négociées avec trois Etats étrangers. Comment voulez-vous que le CFCM soit respecté par la nouvelle génération de musulmans qui eux sont Français ?

Elsa Freyssenet
/ Chef de service adjointe, Yves Bourdillon / Journaliste et Henri Gibier / Directeur des développement éditoriaux |
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Un regard à changer sur le recrutement

Pour mieux recruter, arrêtons regarder seul CV

Le parcours professionnel et les compétences relationnelles devraient être des éléments déterminants dans le recrutement.

Je déjeunais récemment avec un ami qui travaille dans un grand groupe industriel français. Il m’a raconté l’anecdote suivante.

Alors qu’il était à une réunion, un responsable de la DRH dit : « Pour ce poste, je vois bien un polytechnicien de 40 ans ».

Il répond : « Tu viens de donner trois paramètres qui ne servent à rien : le sexe, le diplôme et l’âge, alors que ce qui compte c’est seulement que la personne dispose des compétences nécessaires pour ce poste ».

Cet exemple illustre la particularité française qui conduit à évaluer les gens sur leur formation initiale, comme si l’école suivie constituait un statut que l’on avait à vie et qui épargnait toute évaluation ultérieure, comme si ce que vous aviez fait à 20 ans était ce qui comptait le plus, même à 50.

Un regard à changer sur le recrutement

Pour sortir de ce travers français, il faut faire évoluer le mode de recrutement, en finir avec le clonage, la recherche d’une expertise en silo. Aujourd’hui, il importe de promouvoir la diversité, entendue comme la représentation de la France dans toutes ses composantes, avec des hommes et des femmes, des personnes de tous âges, de toute origine. C’est l’agrégation des talents dans leur altérité qui permet à une entreprise d’appréhender la vie économique dans sa complexité. Ce n’est pas la consanguinité ou l’endogamie.

À cet égard, le clonage, s’il est recherché au détriment des compétences relationnelles ou culturelles, présente un risque élevé de stérilité. Le clonage permet de faire face aux problématiques au fil de l’eau, mais pas de penser le changement. Or aujourd’hui, le changement, qu’il soit technologique, culturel ou générationnel, caractérise la plupart des contextes des entreprises.

Les compétences transverses, soit la capacité à faire travailler ensemble des personnes aux aptitudes différentes, paraît source de richesse pour l’entreprise. Ce que les Américains nomment intelligence émotionnelle, à savoir l’aptitude à engager des rapports fructueux avec les autres, et qui n’est pas une matière scolaire, devient une compétence clef.

La posture idéale d’un candidat, innovante, mais encore peu répandue

Un candidat qui veut répondre à ces nouvelles exigences de recrutement modifie sa manière de se présenter. Lorsqu’il se présente, il doit d’abord privilégier son parcours professionnel sur sa formation initiale. Ce qu’il a fait dans sa vie compte infiniment plus que l’école qu’il a suivi avant de travailler. Et si l’école l’a bien préparé à la vie active, c’est surtout sur sa capacité à faire fructifier ses expériences professionnelles.

Il doit aussi, lorsqu’il candidate à un poste de management, faire prévaloir son attitude sur ses aptitudes. C’est sa capacité à fédérer les équipes en combinant des savoir-faire différents, à entraîner les salariés en étant exemplaire, à valoriser l’entreprise et son cheminement stratégique en clarifiant les enjeux qui sont les clefs de la réussite dans son poste.

Il doit enfin s’intéresser aux faits avant de promouvoir des idées. C’est l’inverse du vieux slogan : « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées », auquel il faut casser le cou. Il est certes important d’avoir des idées, mais elles ne doivent pas être a priori. Les idées doivent naître d’une analyse de l’existant et d’une approche pragmatique. L’audace, ce n’est pas tant l’idée que sa capacité à la mettre en œuvre.

S’il adopte ces principes pour présenter son offre professionnelle, le candidat ne sera pas toujours dans le ton et ne sera pas forcément choisi. Mais il apprendra qu’être embauché résulte d’un double choix : celui d’être sélectionné certes, mais aussi celui de choisir son poste, car les deux parties prenantes à un recrutement sont également demandeuses.

Jean-Baptiste PINTON / Directeur général
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La résilience, nouveau paradigme individuel et collectif de l’entreprise

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Une entreprise résiliente, c’est une entreprise capable de penser individuellement et collectivement un choc et son issue. L’entreprise résiliente produit un modèle mental qui laisse toute sa place à l’échec, au rebond et au risque.

Nous sommes déjà dans une nouvelle ère où les entreprises passent progressivement d’un instinct de protection des savoirs à un processus de création permanente. Ce processus de coproduction ravive toute l’importance des émotions, des échanges et de la confiance dans la création de valeur. Ainsi, la résilience – individuelle ou collective – s’impose comme l’un des nouveaux paradigmes de nos modèles économiques.

D’abord phénomène physique, la résilience désigne l’énergie absorbée par un corps lors d’une déformation. Le concept gagne la sphère psychologique individuelle au tournant de la Seconde Guerre mondiale. Les médecins parlent alors d’une capacité à se régénérer après un choc ou un traumatisme. La résilience, c’est la possibilité de briser les trajectoires négatives, de pallier la vulnérabilité de l’individu face à une expérience traumatique.

Par contagion, la résilience s’entend aussi aux organisations. Elle évoque alors une communauté capable de survivre et de se développer après un choc, une organisation structurée pour s’adapter au changement et conserver sa cohésion et son ouverture au monde.

L’entreprise résiliente

Dans un contexte économique marqué par l’hyperconcurrence, l’apparition et la disparition de segments de marché, l’accélération des technologies et des usages, la résilience permet aux les entreprises de trouver un nouveau souffle. Ces changements externes se doublent d’une modification substantielle des attentes du corps social des entreprises : personnalisation, accessibilité de la direction, autonomie, dématérialisation du lieu de travail…

Ce corps social, et en particulier les plus jeunes, réagit au sentiment d’usure psychologique des collaborateurs exposés à des changements permanents au cœur d’enjeux financiers de plus en plus serrés. Parce qu’elles refusent cette usure, parce que le changement est désormais l’état normal de l’entreprise, les nouvelles générations portent en elles la notion de résilience.

Une entreprise résiliente, c’est une entreprise capable de penser individuellement et collectivement le choc et son issue. L’entreprise résiliente produit un modèle mental qui laisse toute sa place à l’échec, au rebond et au risque. L’empathie, développée par Jérémy Rifkin, y trouve toute sa place : « les consciences changent quand se produisent, conjointement, une révolution de la production d’énergie et une révolution des communications. Quand les deux se combinent, c’est bien tout notre rapport à l’espace et au temps qui change, notre modèle de civilisation. Et notre empathie qui s’élargit ».

Cette nouvelle ère est marquée par le rôle des émotions au sein même de nos organisations. Auparavant contrôlée ou mise à distance, on sait désormais que l’émotion constitue un ressort fondamental de la résilience.

Trouver les facteurs de résilience

La résilience n’est pas une qualité, c’est un résultat adaptatif qui permet à l’entreprise d’être innovante, créative et de continuer à apprendre en permanence. L’agilité constitue l’expression aboutie d’une résilience permanente. C’est un processus à la fois individuel et collectif. La capacité de résilience des entreprises passe par celle des individus, dont les marges psychologiques conscientes demeurent limitées, c’est pourquoi l’entreprise du XXIe ne peut éluder cette question : quel environnement, quel contexte organisationnel favorise le processus individuel de résilience ?

Certains éléments de réponse rencontrent déjà les attentes et la nature des nouvelles générations. La diversité des éléments qui composent le corps social de l’entreprise permet de mieux absorber les chocs. La modularité de l’organisation c’est-à-dire la division en petites cellules autonomes permet également d’éviter que la déstabilisation d’une entité n’entraîne mécaniquement toutes les autres. Enfin, la visibilité rapide de l’impact de nos actions permet à la fois une production de l’estime de soi et la réorientation rapide des stratégies qui ont échoué.

D’autres facteurs de résilience procèdent d’un processus plus long d’évolution culturelle. Face à la nécessité d’être toujours préparé au changement, c’est la qualité du lien avec les autres et avec la réalité qui est déterminante. Au sein de l’entreprise, la qualité du lien entre les individus, l’acceptation de l’autre, le métissage des cultures individuelles sont des ferments d’implication collective et de cohésion.

Plus largement, la qualité de ce lien s’étend à tout l’écosystème de l’entreprise, dans une logique de réseau agile et d’équilibre des satisfactions de tous les partenaires. Pour les chercheurs Gitten et Coll, la capacité adaptative d’une entreprise dépend avant tout de son « capital relationnel ». D’autre part, l’entreprise résiliente établit une nouvelle éthique de sa relation à la réalité. Les évolutions permanentes contraignent les individus à renforcer leur lucidité pour une détection permanente des signaux faibles.

Enfin, le rôle du leader reste déterminant dans les représentations de ses collaborateurs : reconnaissance d’une destruction, dynamique vers la reconstruction et esquisse d’une nouvelle identité. Le leader est à la fois le garant d’une prédisposition au changement et d’une vocation à la continuité et à l’héritage.

La résilience, acte de management suprême

La résilience n’est pas seulement un ensemble de modifications structurantes pour l’entreprise, c’est un changement copernicien de vision. On passe d’une vie où l’on tente de contrôler tous les risques, notamment par l’inflation juridique, à une existence où l’on accepte de reconnaître l’erreur, le risque et l’échec. Dans la première vision, l’individu et les autorités cherchent d’abord à éviter le danger. Dans la seconde, les individus et leurs écosystèmes décident de s’y préparer, d’apprendre à construire des protections et les meilleurs moyens de surmonter les épreuves.

Notre identité n’est pas figée et la résilience réanime le dialogue entre notre identité perçue et l’image véhiculée par les autres. Elle entame un processus d’acceptation et de sublimation de l’image atrophiée de soi. Elle permet de mieux accepter les phénomènes de destruction et de remise en cause permanente. Ce phénomène de sublimation du traumatisme se doit, pour déterminer l’entreprise de demain, d’intervenir à la mesure de chaque individu et de surmonter toutes les vexations et les distorsions d’image. L’acte de résilience, dans une sphère collective, c’est l’acte de management suprême.

Matthieu Fouquet / Secrétaire Général & DRH de GROUPE ONEPOINT
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