Les français et l’assiette

Pierre Birnbaum est historien et sociologue. Professeur émérite à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne, il a publié La République et le cochon (Seuil, 2013). Dans cet ouvrage, il montre combien la question des particularismes alimentaires a suscité des débats passionnés dès avant la naissance de la République française, et analyse de quelle manière l’État, si attaché au principe de laïcité, a envisagé l’exception alimentaire, de la Révolution à nos jours. Une analyse bienvenue, à l’heure où cette question suscite des débats enflammés au niveau politique.

 

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Depuis plusieurs mois, on note dans la vie politique française une crispation sur la question du casher, et surtout du halal. Ce débat est-il spécifique à notre époque ?

Non. Dans mon livre, j’étudie le rapport entre l’universalisme des Lumières au XVIIIe siècle et la spécificité des comportements alimentaires. Ce thème surgit chez celui qui symbolise le plus l’esprit des Lumières : Voltaire. Il se montre hostile à toute forme de séparation interne à la nation – sans qu’il y ait nécessairement une dimension antisémite dans ses propos. La même question rejaillit aujourd’hui : jusqu’où peut-on tolérer l’exceptionnalisme dans notre société ? Avec une crainte sous-jacente : que cela porte atteinte au socle républicain.

Ces polémiques ont-elles affecté les autres pays européens ?

Alors que les philosophes français et les Jacobins ont développé l’idée d’un corps unifié de la nation – homogénéisé par la raison –, les Lumières à l’anglaise se sont ouvertes au pluralisme et au libéralisme. Un événement illustre à merveille cette ouverture des pays anglo-saxons. Le 4 juillet 1788 – jour de la fête de l’Indépendance des États-Unis –, une grande parade a lieu à Philadelphie. La fête s’achève par un immense banquet réunissant des milliers de citoyens. Parmi eux, des rabbins mangent de la nourriture casher, sans que personne ne s’en offusque. Ce qui compte, c’est de participer non à la nation, mais à une « Nation of nations », comme le dit George Washington. Au même moment, en France, les révolutionnaires vont détruire toute forme d’identités collectives : patois, corporations, etc., et rêver d’une table commune à tous les citoyens.

La période de la Révolution affectionne les banquets, propices à l’épanouissement d’un esprit citoyen. Pourquoi ?

Le restaurant est une invention française qui date du XVIIIe siècle. Le député Charles de Villette, proche de Voltaire, se plaît à imaginer un banquet utopique où l’on verrait « un million de personnes assises à la même table (…) ; et ce jour, la nation tiendrait son grand couvert. » C’est le rêve républicain de la réconciliation des différences. Tous ceux qui ne viennent pas manger au banquet de la nation en raison de leurs croyances – même s’ils sont patriotes – posent problème. Dans les pays anglo-saxons, au contraire, la nourriture est une affaire privée. Le repas n’a pas cette dimension collective. S’il est très difficile de savoir avec précision ce qu’on mangeait lors des banquets républicains, le cochon y était partie prenante. De même en ce qui concerne les menus publics des présidents français ou des préfets : aujourd’hui encore, il s’agit bien souvent de mets que des juifs religieux ne peuvent manger.

Des voix se sont-elles élevées contre cette volonté d’uniformisation alimentaire ?

Il faut savoir que les catholiques, bien plus que les juifs, ont souffert de cette intransigeance jacobine. Ceux qui mangeaient du poisson le vendredi risquaient la prison ! Certains catholiques ont donc pris position contre l’universalisme jacobin, en particulier le comte de Clermont-Tonnerre, qui déclara : « Y a-t-il une loi qui m’oblige à manger du lièvre et à en manger avec vous ? » Il milita en faveur de l’émancipation des Juifs, processus qui leur a permis de devenir des citoyens à part entière de la nation française, bénéficiant des mêmes droits que leurs compatriotes. Clermont-Tonnerre s’est opposé à ceux qui considéraient – et ils étaient nombreux – que les Juifs ne pouvaient être émancipés parce qu’ils « ne pourront ni boire ni manger, ni se marier avec des Français ! », comme le clamait le Jacobin Reubell en 1790. L’abbé Grégoire, lui aussi, a défendu l’idée que la fraternité n’était pas incompatible avec le maintien de nourritures distinctes.

En 2012, le Premier ministre François Fillon a qualifié les régimes halal et casher d’« anachroniques ». Or, ils semblent connaître un regain d’intérêt à l’heure actuelle.  Comment l’expliquer ?

C’est toute la question de la légitimité du religieux qui se pose ici. Toute forme de croyance peut être jugée anachronique au siècle où la technologie est reine. Le possible retour de ces pratiques alimentaires témoigne d’un besoin de réenchantement du monde qui ne remet pas nécessairement en cause les valeurs universalistes et la citoyenneté. Cela dit, un tel retour reste difficile à évaluer, car on ne sait pas grand-chose de la réalité de ces pratiques, du moins pour la cacherout, aux siècles antérieurs.

Candidat à la présidentielle, François Hollande déclarait que, lui élu, le halal ne serait jamais toléré dans les cantines. Les spécificités alimentaires sont-elles incompatibles avec une société laïque ?

Je ne le crois pas. Il y a eu une forme de translation du modèle catholique au modèle républicain. La table républicaine, c’est la Cène métamorphosée, la communion républicaine. S’il est nécessaire d’éviter toute forme de communautarisation dans l’espace public, il faudrait que chacun puisse consommer, à la table de la République, une nourriture conforme à ses valeurs. Sous la IIIe et la IVe République, l’école avait su se montrer tolérante et ouverte au pluralisme. Le temps des accomodements raisonnables semble aujourd’hui problématique.

Le cochon apparaît comme l’objet du clivage, comme le montrent les manifestations « saucisson et pinard » organisées depuis quelques années. On a l’impression qu’aux yeux de ceux qui s’élèvent contre la cacherout ou le halal, être français, c’est manger du cochon ?

Ce type de manifestation n’est pas anodin car il reflète le rêve qu’ont certains d’homogénéiser de manière identitaire l’espace public et la citoyenneté. Il y a deux ans, une quarantaine de députés ont commémoré la fête nationale autour d’un apéritif « saucisson-pinard » au sein même de l’Assemblée nationale. Les banquets révolutionnaires s’en prenaient certes aux particularismes, mais c’était au nom de l’universalisme, dans une volonté d’intégration. Ici, on se trouve face à des repas organisés pour exclure l’autre qui n’en est pas moins citoyen.

Propos recueillis par Virginie Larousse – publié le 25/03/2015

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/

 

Halal, par-delà les fantasmes de la laïcité

LotfiBelHadj

« La question de la laïcité ne veut pas dire que tout le monde doit manger la même chose, mais qu’il faut respecter les orientations des uns et des autres. » C’est ainsi que Roland Ries, maire de Strasbourg, conçoit ce qui est propre à la laïcité sur la question des pratiques alimentaires. Après les événements tragiques du 7 au 9 janvier et les polémiques surmédiatisées sur l’islam, il est essentiel de faire un point sur cette prescription religieuse devenue un vrai phénomène de société et passée, en quelques années, de simple niche marketing à la caverne d’Ali Baba: le halal.

Le principe de la laïcité, avant de devenir cet outil politique alimentant de nombreuses polémiques, est un concept et une base juridique fondamentale dans notre République, qui implique l’impartialité et la neutralité de l’État à l’égard des confessions religieuses. Je persiste à dire que le halal, comme le casher, est compatible avec la laïcité. C’est une réalité que je m’attache à défendre en tant que républicain convaincu. L’idée est simple: il est possible de pratiquer sa religion sans nier ou biaiser son identité française et -plus important, même si cela m’attriste de constater que nous avons besoin de le mentionner- sans être en infraction avec les lois de notre pays.

Le halal, avant d’être « problématisé », voire même compris dans la perspective d’un enjeu sociétal, est sur le banc des accusés. Le sujet n’est pas maîtrisé. Preuve en est lors d’auditions sur le sujet au Sénat, où les élus confondent halal et casher et posent des questions qui attestent de leur méconnaissance totale du sujet. Mais peu importe, il demeure un instrument politique parfait. Connoté, sorti de son contexte, il suffit de l’agiter pour faire remonter les plus bas instincts et ainsi en jouer et faire valoir des intérêts qui dépassent ceux du simple citoyen.

Et pourtant, légitimer le halal, c’est en faire un allié de la laïcité. Sauf pour celles et ceux qui tentent d’emmener notre pays vers « une laïcité négative » au lieu de tendre vers « une laïcité d’intelligence » que Régis Debray appelle de ses vœux. Jean Baubérot, spécialiste de la sociologie des religions et fondateur de la sociologie de la laïcité, affirme qu’avec sa loi sur le port du voile, la France est « à la limite de ce qui est possible dans une société démocratique ». Légiférer sur le droit de manger ou non halal serait un dépassement de cette limite. « La laïcité, c’est, certes, la neutralité, mais c’est aussi la liberté », ajoute Thierry Rambaud, professeur agrégé de droit public à l’Université de Strasbourg et à Sciences Po Paris.

Accepter et légitimer le halal, aussi bien dans le discours que dans les actes, permettrait de sortir l’islam « des caves » pour qu’il se nourrisse et se pratique au grand jour, c’est-à-dire de manière transparente et sous un contrôle direct de la société civile (et non de celui du ministère de l’Intérieur, alimentant des craintes et remettant en question le pacte de confiance entre les Français de toute origine). Bâtir des lieux de culte appropriés, c’est donner un espace identifiable et identifié comme celui qui éduque les fidèles au grand jour. Contre l’islamisme radical, il faut une société qui puisse observer, juger, même s’indigner, mais dans le respect des règles démocratiques. Une mosquée financée avec les deniers du secteur d’activité lié au halal, c’est une mosquée dont le financement est tracé par l’Etat, et dont toutes les activités se pratiqueraient sans fantasmes quant à son opacité présumée.

Le halal doit devenir, au même titre que le casher, un des symboles de ce droit à l’indifférence que revendiquent nos compatriotes musulmans dans leur vie quotidienne comme dans l’exercice de leur culte. À ce titre, la normalisation du halal dans la société française témoignera d’une République apaisée, confiante en son avenir, en ses valeurs qui unissent tous nos compatriotes, et leur permettra de cultiver cet art français si singulier du vivre-ensemble. Et si, faute de halal, l’islam devait rester à la merci des discours islamophobes, comment pourrions-nous construire cette communauté de destins contre ce communautarisme qui bat son plein, de Neuilly-sur-Seine jusque dans le VIIe arrondissement? Oui, car c’est de là que part le communautarisme et non pas, comme on voudrait le faire croire, de ces « fameuses banlieues ».

Aussi, nous voyons beaucoup d’interrogations de la part de personnalités publiques comme de simples citoyens sur cette question: le halal financerait-il les djihadistes? Comme je l’écris dans mon dernier livre, La Bible du Halal (Editions du moment): « en réalité, les plus gros bénéficiaires de l’abattage rituel sont les industriels. (…) Des multinationales, de grandes sociétés ou simplement des PME, dont les profits sont traçables, généralement destinés à des actionnaires qui n’ont pas vraiment des têtes de djihadistes. Mieux, les sociétés, qui font leur beurre sur le halal, ont bien souvent pignon sur rue dans les marchés de l’agroalimentaire (Nestlé, Doux ou Labeyrie) et de la cosmétique (L’Oréal). Si l’argent du halal était destiné à la guerre sainte, les djihadistes d’aujourd’hui s’appelleraient Paul Bulcke, Liliane Bettencourt, Xavier Govare ou Charles Doux. »

Le secteur économique lié au halal est évalué au niveau mondial à 687 milliards de dollars, il connaît une croissance annuelle à deux chiffres et atteindra, selon les estimations, un montant de 2 000 milliards en 2023. La France, cinquième puissance économique mondiale, mais qui risque de se voir détrôner, empêtrée dans un chômage de masse et une croissance faible, devrait se saisir de ce secteur et y déployer toute son énergie, son ambition et ses compétences. Notre pays a une place à prendre et tout à gagner. Et le temps presse.

Le halal est une opportunité pour la France: générateur d’emplois et de clients à l’export. Un halal « made in France » implique des secteurs économiques déjà maîtrisés par les industriels de notre pays: agroalimentaire, cosmétique, tourisme et pharmaceutique pour ne citer que les principaux. Pour que notre pays puisse profiter davantage de cette opportunité, il ne faut pas l’opposer à la laïcité. On ne doit pas, comme le craignait déjà Jules Ferry, faire de cette dernière « une religion laïque ».

Publié par Lotfi Bel Hadj, essayiste, économiste de formation et entrepreneur

Pour en savoir plus : http://www.huffingtonpost.fr

Islam en France : ce que les musulmans veulent changer

Des dignitaires souhaitent faire évoluer l’organisation de l’islam en France. Ils demandent aussi un statut officiel pour les imams et un renforcement de la lutte contre les radicaux.

Bayonne-9Janvier2015

Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), le 9 janvier. Plusieurs tags ont été découverts sur le portail d’entrée de la mosquée. Les auteurs de ces inscriptions faisaient référence à l’attentat contre « Charlie Hebdo ».
(Photopqr/« Sud Ouest »/Jean-Daniel Chopin.)

Pour la grande majorité des 5 millions des musulmans de France, c’est une double peine, comme ils disent. Depuis mercredi, ils se sentent salis par des terroristes qui se réclament d’un islam qui n’est pas le leur, mais ils sont aussi devenus la cible de ceux qui les tiennent collectivement pour responsables.

Tags racistes et tête de cochon sur les lieux de culte, explosion dans un kebab… Depuis six jours, plus d’une cinquantaine d’actes islamophobes ont été recensés. Du jamais-vu. La communauté musulmane refuse d’autant plus les amalgames qu’elle souligne l’urgence de réformes en son sein.

Une représentation en phase avec les fidèles.
Depuis 2003, le Conseil français du culte musulman (CFCM), créé sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, est l’instance représentative de l’islam deFrance, notamment auprès de l’Etat. Toutefois, les fédérations qui la composent, proches du Maroc, de l’Algérie ou de la Turquie, n’ont jamais su dépasser leurs divisions. De nombreux fidèles ne se retrouvent pas dans cette institution. Faute d’autorité morale, le CFCM n’est jamais parvenu à légiférer sur des thèmes aussi divers que le halal, le calendrier lunaire ou le statut des imams. « Le CFCM est resté une structure légère. Les fédérations n’ont pas mutualisé leurs moyens et ont vu dans cette institution un simple guichet à travers lequel elles pouvaient dialoguer avec les pouvoirs publics », décrit Mohammed Moussaoui, qui en a été le président de 2008 à 2013. « Il faudrait la présence d’imams dans le bureau exécutif du CFCM, qui est très éloigné du terrain », suggère Ahmed Miktar, président des Imams de France et imam de Villeneuve-d’Asq.

Un statut officiel.Les quelque 2 400 imams en France ont des profils différents. Certains sont salariés de l’association gérant la mosquée et rémunérés très modestement, souvent à temps partiel. « La plupart du temps, ils sont déclarés en tant qu’animateur associatif », décrit l’imam Ahmed Miktar. Environ 15 % sont payés par les Etats marocain, algérien ou turc. D’autres sont entièrement bénévoles, les associations cultuelles n’ayant pas les moyen de leur verser un petit salaire. « Il faut leur donner un statut en terme social, de carrière. « La République leur demande de lutter contre le radicalisme religieux. Du moment que la mission n’est pas d’ordre cultuelle, je ne vois pas pourquoi la société ne pourrait pas financer ce type d’activités », insiste Moussaoui.

Ouvrir les mosquées.« Les musulmans doivent plus ouvrir leurs mosquées, être le plus transparent possible pour que leur message soit clair. Ils se doivent d’être des acteurs de la pédagogie, souligne Moussaoui. Il faut aussi aller vers les autres pour mieux les connaître. Les imams ne sont pas assez formés au catholicisme, et les prêtres ne sont pas formés à l’islam. » Les dignitaires catholiques et musulmans ont multiplié les rencontres ces dernières années. Cependant, le dialogue entre imams et rabbins reste rare. Il y a urgence à construire des ponts.

Lutter contre les radicaux.Les imams sont désemparés face à la montée des extrémistes. « Ils sont eux-mêmes visés nommément par les radicaux sur Internet. Ils le sont ainsi deux fois, par les racistes et les intégristes. Certains ont demandé une protection », explique Ahmed Miktar. A défaut, certains hésitent à condamner ouvertement les extrémistes, car ils craignent des représailles. Ils se sentent aussi impuissants face aux jihadistes qui transitent par les réseaux sociaux. « Il faut une loi pour lutter contre les dérives sur Internet », insiste-t-il. Il peut arriver néanmoins qu’une mosquée serve de tribune à des imams autoproclamés qui prônent la violence. « Il y a une centaine de lieux de culte entre les mains de salafistes en France qui ne sont pas tous radicaux, mais qui tiennent un discours rigoriste et de rupture avec la société », décrit Bernard Godard, ex-spécialiste de l’islam au ministère de l’Intérieur.

Eduquer les adolescents.« Faire en sorte que nos adolescents ne soient pas attirés par les interprétations les plus radicales des piliers de l’islam est capital », répète Azzedine Gaci, recteur de la mosquée Othmane à Villeurbane (Rhône). Les mosquées reçoivent et forment les jeunes de 6 à 13 ans, puis éventuellement à l’âge étudiant. Entre les deux, rien. « A 14 ans, à l’âge où ils ont le plus besoin de nous, nous les abandonnons. C’est là qu’ils se font happer par les forces obscures. » Gaci pointe un manque de moyens humains et financiers pour contrer ce risque. Selon lui, il « faut des éducateurs correctement formés ».

Plus d’aumôniers dans les prisons.Le contact avec le radicalisme extrémiste se joue souvent en prison, où le manque d’aumôniers musulmans est criant. « Il y a dix ans, j’en avais déjà fait part au ministère », s’agace Gaci, alors aumônier à la prison de Villefranche. Seul, dans un établissement de quelque 700 détenus dont plus de 70 % d’origine musulmane : « Comment travailler correctement en n’y passant qu’un jour par semaine ? » Directeur de l’institut Al-Ghazali, qui forme imams et aumôniers à la Grande Mosquée de Paris, Djelloul Seddiki évalue la carence d’aumôniers en centres pénitentiaires à 150 environ : « L’an dernier, 20 seulement ont été recrutés. »

Pour en savoir plus : http://www.leparisien.fr/

Où est Mahomet ?

SophieGherardi

Un numéro historique de Charlie Hebdo continue de s’arracher dans tous les kiosques de France. Historique est ici à prendre au sens littéral, dans lequel  l’histoire est ce mouvement qui transforme les hommes, les ensembles, les puissances. Cette histoire est-elle «pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, et qui ne signifie rien», pour reprendre la tirade fameuse de Hamlet ? En tout cas, elle nous emmène tous quelque part où nous n’étions pas auparavant.

Ce vendredi 16 janvier, jour de prière pour les musulmans, des prêcheurs échauffés ont expliqué aux fidèles, de par le monde, que Charlie Hebdo, une fois encore, insultait le prophète sur sa Une. Les douze personnes massacrées le 7 janvier à l’hebdomadaire satirique pèsent peu, pour certains, face à une telle accusation. Et «la rue musulmane» a une fois de plus résonné de cris de colère contre l’Occident : des drapeaux français ont été brûlés, des instituts français incendiés, il y a eu au moins quatre morts au Niger, un photographe de l’AFP a été grièvement blessé au Pakistan.

Les intégristes ont une excuse : ils n’ont certainement pas regardé cette Une de peur d’y voir un sacrilège. S’ils osaient lever les yeux avant de lever le poing, que verraient-ils ? Un personnage en turban blanc, sur fond vert islam, la larme à l’œil et tenant une pancarte «Tout es pardonné». Où est Mahomet sur cette Une ? Rien ne dit que c’est lui. D’ailleurs on serait bien en peine de le reconnaître puisqu’il n’est jamais représenté, en tout cas dans la tradition musulmane sunnite –les Persans chiites, eux, l’ont longtemps fait figurer sur leurs exquises miniatures.

Nous sommes bien là devant un problème de représentations, sans mauvais jeu de mot. Les commentateurs de l’islam le plus rigoriste – par exemple le courant wahhabite – poussent l’interdit de la représentation de Dieu jusqu’à l’extrême : Dieu, inconnaissable, ne peut être représenté ; par transitivité, le Prophète Muhammad (Mahomet) non plus ; par extension la figure humaine non plus ; et jusqu’aux animaux, créatures de Dieu. Dans cette logique, la photographie et les vidéos, si prisées de ceux qui se proclament djihadistes, ne semblent pas très  halal. Mais le dessin est une technique très ancienne, qui existait déjà au VIIe siècle, époque à laquelle disent se référer certains «docteurs de la loi» (oulémas) pour faire valoir au XXIe siècle un iconoclasme inflexible (l’iconoclasme est la destruction des images assimilées aux idoles adorées par les païens).

Les représentations, l’Occident chrétien en a aussi. Et elles méritent tout autant d’être prises en considération, décryptées et même respectées que celles de l’Islam (avec une majuscule, pour parler de l’aire culturelle musulmane). Voilà ce qu’un œil français voir sur cette Une de Charlie Hebdo, réalisée avec un courage impressionnant par des gens épouvantés, endeuillés, parfois blessés quelques jours auparavant. Il y voit un message foncièrement fraternel. L’homme au turban blanc, un musulman standard selon les codes simplifiés du dessin de presse, loin de faire peur ou d’éloigner, rapproche par sa compassion : il pleure, et il pardonne.

Ce «Tout est pardonné» est une parole chrétienne. Il est impossible de l’ignorer, même si la miséricorde n’est pas une exclusivité chrétienne. Surgi sous le crayon de Luz dans le pire moment de souffrance, ce pardon montre que les caricaturistes, y compris les athées et les anticléricaux de Charlie Hebdo, appartiennent à cette culture chrétienne où l’injonction « pardonne à tes ennemis » est profondément inscrite dans les consciences – ou les inconscients. Là où beaucoup de musulmans, y compris en France, voient une provocation, la plupart des Français, et parmi eux des musulmans, voient un geste de réconciliation, une main tendue. Pardonner malgré notre propre colère, c’est ce qui nous est présenté comme la bonne chose à faire – tant dans l’éducation laïque que dans l’éducation religieuse.

Comme disait Catherine Nay sur Europe 1 ce samedi matin, les pays musulmans ne comprennent pas que nous ne comprenions pas ce qu’ils ressentent. De notre côté, nous ne comprenons pas qu’ils ne comprennent pas ce que nous ressentons. L’histoire est faite de ces moments. Dans notre intérêt à tous, il ne faut pas en sous-estimer le danger. En ce sens, la présence de hauts représentants musulmans ou de pays musulmans à Paris dans la marche des «Je suis Charlie», ne doit pas être ridiculisée ou minimisée. Le roi et la reine de Jordanie, les imams français ou le ministre des affaires étrangères turc, en défilant à Paris contre le terrorisme paré du nom d’Allah, ont pris, eux aussi, des risques.

Sophie Gherardi | le 17.01.2015 à 14:55
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La place croissante de l’islam en banlieue

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Voilà un constat qui va déranger. Dans les tours de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), les deux villes emblématiques de la crise des banlieues depuis les émeutes de l’automne 2005, la République, ce principe collectif censé organiser la vie sociale, est un concept lointain. Ce qui « fait société » ? L’islam d’abord. Un islam du quotidien, familial, banal le plus souvent, qui fournit repères collectifs, morale individuelle, lien social, là où la République a multiplié les promesses sans les tenir.

La croyance religieuse plus structurante que la croyance républicaine, donc. Vingt-cinq ans après avoir publié une enquête référence sur la naissance de l’islam en France – intitulée Les Banlieues de l’islam (Seuil) -, le politologue Gilles Kepel, accompagné de cinq chercheurs, est retourné dans les cités populaires de Seine-Saint-Denis pour comprendre la crise des quartiers.

Six ans après les émeutes causées par la mort de deux adolescents, en octobre 2005, son équipe a partagé le thé dans les appartements des deux villes, accompagné les mères de famille à la sortie des écoles, rencontré les chefs d’entreprise, les enseignants, les élus, pour raconter le destin de cette « Banlieue de la République » – c’est le titre de l’enquête, complexe et passionnante, publiée par l’Institut Montaigne.

Le sentiment de mise à l’écart a favorisé une « intensification » des pratiques religieuses, constate Gilles Kepel. Les indices en sont multiples. Une fréquentation des mosquées beaucoup plus régulière – les deux villes (60 000 habitants au total) comptent une dizaine de mosquées, aux profils extrêmement variés, pouvant accueillir jusqu’à 12 000 fidèles. Une pratique du ramadan presque systématique pour les hommes. Une conception extensible du halal, enfin, qui instaure une frontière morale entre ce qui est interdit et ce qui est autorisé, ligne de fracture valable pour les choix les plus intimes jusqu’à la vie sociale.

Les chercheurs prennent l’exemple des cantines scolaires, très peu fréquentées à Clichy en particulier. Un problème de coût évidemment pour les familles les plus pauvres. Mais la raison fondamentale tient au respect du halal. Les premières générations d’immigrés y avaient inscrit leurs enfants, leur demandant simplement de ne pas manger de porc. Une partie de leurs enfants, devenus parents à leur tour, préfère éviter les cantines pour leur propre descendance parce que celles-ci ne proposent pas de halal. Un facteur d’éloignement préoccupant pour Gilles Kepel : « Apprendre à manger, ensemble, à la table de l’école est l’un des modes d’apprentissage de la convivialité future à la table de la République. »

Car le mouvement de « réislamisation culturelle » de la fin des années 1990 a été particulièrement marqué à Clichy et à Montfermeil. Sur les ruines causées par les trafics de drogue dure, dans un contexte d’effondrement du communisme municipal, face à la multiplication des incivilités et des violences, les missionnaires du Tabligh (le plus important mouvement piétiste de l’islam), en particulier, ont contribué à redonner un cadre collectif. Et participé à la lutte contre l’héroïne, dans les années 1990, là où la police avait échoué. Ce combat contre les drogues dures – remplacées en partie par les trafics de cannabis – a offert une « légitimité sociale, spirituelle et rédemptrice » à l’islam – même si la victoire contre l’héroïne est, en réalité, largement venue des politiques sanitaires.

L’islam a aussi et surtout fourni une « compensation » au sentiment d’indignité sociale, politique et économique. C’est la thèse centrale de Gilles Kepel, convaincu que cette « piété exacerbée » est un symptôme de la crise des banlieues, pas sa cause. Comme si l’islam s’était développé en l’absence de la République, plus qu’en opposition. Comme si les valeurs de l’islam avaient rempli le vide laissé par les valeurs républicaines.

Comment croire encore, en effet, en la République ? Plus qu’une recherche sur l’islam, l’étude de Gilles Kepel est une plongée dans les interstices et les failles des politiques publiques en direction des quartiers sensibles… Avec un bilan médiocre : le territoire souffre toujours d’une mise à l’écart durable, illustrée ces dernières semaines par l’épidémie de tuberculose, maladie d’un autre siècle, dans le quartier du Chêne-Pointu, à Clichy, ghetto de pauvres et d’immigrés face auquel les pouvoirs publics restent désarmés (Le Monde du 29 septembre). Illustrée depuis des années par un taux de chômage très élevé, un niveau de pauvreté sans équivalent en Ile-de-France et un échec scolaire massif.
Clichy-Montfermeil forme une société fragile, fragmentée, déstructurée. Où l’on compte des réussites individuelles parfois brillantes et des parcours de résilience exemplaires, mais où l’échec scolaire et l’orientation précoce vers l’enseignement professionnel sont la norme.

« Porteuse d’espoirs immenses,

l’école est pourtant aussi l’objet des ressentiments les plus profonds », constatent les chercheurs. Au point que « la figure la plus détestée par bon nombre de jeunes est celle de la conseillère d’orientation à la fin du collège – loin devant les policiers ».

Et pourtant, les pouvoirs publics n’ont pas ménagé leurs efforts. Des centaines de millions d’euros investis dans la rénovation urbaine pour détruire les tours les plus anciennes et reconstruire des quartiers entiers. Depuis deux ans, les grues ont poussé un peu partout et les chantiers se sont multipliés – invalidant les discours trop faciles sur l’abandon de l’Etat. Ici, une école reconstruite, là, un immeuble dégradé transformé en résidence. Un commissariat neuf, aussi, dont la construction a été plébiscitée par les habitants – parce qu’il incarnait l’espoir d’une politique de sécurité de proximité.
Le problème, montre Gilles Kepel, c’est que l’Etat bâtisseur ne suffit pas. Les tours ont été rasées pour certaines, rénovées pour d’autres, mais l’Etat social, lui, reste insuffisant. La politique de l’emploi, incohérente, ne permet pas de raccrocher les wagons de chômeurs. Les transports publics restent notoirement insuffisants et empêchent la jeunesse des deux villes de profiter de la dynamique économique du reste de la Seine-Saint-Denis. Plus délicat encore, la prise en charge des jeunes enfants n’est pas adaptée, en particulier pour les familles débarquant d’Afrique subsaharienne et élevés avec des modèles culturels très éloignés des pratiques occidentales.

Que faire alors ? Réorienter les politiques publiques vers l’éducation, la petite enfance, d’abord, pour donner à la jeunesse de quoi s’intégrer économiquement et socialement. Faire confiance, ensuite, aux élites locales de la diversité en leur permettant d’accéder aux responsabilités pour avoir, demain, des maires, des députés, des hauts fonctionnaires musulmans et républicains. Car, dans ce tableau sombre, le chercheur perçoit l’éveil d’une classe moyenne, de chefs d’entreprise, de jeunes diplômés, de militants associatifs, désireuse de peser dans la vie publique, soucieuse de concilier identité musulmane et appartenance républicaine.

Par Luc Bronner

Pour en savoir plus : http://www.fait-religieux.com

Halal : les cantines de Charente ouvrent le débat

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Pour une fois en France, ce n’est pas le Front national (FN) qui ouvre le débat mais la Ligue de l’enseignement, confédération d’associations françaises d’éducation populaire et laïque, qui a organisé un échange sur la laïcité dans les cantines scolaires, mardi 23 septembre, dans la commune de L’Isle-d’Espagnac, en Charente-Maritime.

Tous les élus et responsables de services de restauration scolaire du département, ainsi que les parents, étaient conviés à ce débat dans l’ère du temps, raconte le quotidien La Charente Libre. «Il faut que ce soit débattu sur la place publique pour que ce ne soit plus tabou, affirme Michel Le Jeune, président du Centre national de ressources des restaurants d’enfants et de jeunes. L’affaire du voile a changé beaucoup de choses. L’alimentation est aussi une manière de faire valoir sa religion. Mais on n’aime pas traiter ce sujet de cette façon-là, sinon, on ne parle que des musulmans».

Pourtant, une réalité demeure : les requêtes pour une alimentation halal existent et sont bien plus nombreuses que pour des menus casher, constate le journal. Que faire ? Michel Le Jeune reçoit, conseille, oriente des élus parfois désemparés quand surviennent les premières demandes pour ce type d’alimentation. « Les familles veulent savoir pourquoi la viande halal n’est pas disponible dans la restauration scolaire. Dans les années 1990, les collectivités pouvaient dire qu’elles n’en trouvaient pas en volume suffisant. Ce type de réponse n’est plus possible, il faut argumenter », raconte-t-il.


Une variété de situations

Ensuite, le journal brosse un état des lieux des pratiques dans les cantines scolaires de la région. A Angoulême et Soyaux, c’est un refus clair et net de prendre en considération ce genre de demandes : une «décision politique des élus», selon Martine Dupuy, la responsable du pôle enfance à la mairie de Soyaux. A Confolens, ce refus a été motivé par «l’absence massive» de demandes, explique l’adjoint au maire Frédéric Boob. De fait, en 2014 la marie a reçu pour la première fois une requête de menu halal et elle ne concernait qu’une seule personne.

Il y a aussi la solution du menu sans porc, rappelle La Charente Libre. Mais les situations décrites par le journal oscillent entre intransigeance républicaine et pragmatisme. A Chasseneuil par exemple, les choses ne sont pas formalisées. Un seul menu existe mais pour n’exclure personne, du poisson ou du poulet sont servis à ceux qui ne tolèrent pas le porc. «Pour être conciliant», explique-t-on à la mairie. A Fléac, qui accueille une dizaine d’enfants qui ne mangent pas de porc, on s’en tient en revanche à une seule offre. Charge aux parents mécontents de ne pas opter pour la cantine. Et parfois, comme à la communauté des communes Val-de-Charente, les principes ont damé le pion au pragmatisme. «Nous sommes à l’école laïque, il n’y a pas de raison qu’il y ait un menu de substitution, justifie José Dupuis, chargé des affaires scolaires. C’est un principe de respect de la laïcité mais ce n’est pas non plus une question à laquelle on est confronté au point de mettre en place une réflexion là-dessus.»

La variété des situations observées en Charente Maritime s’explique par la législation en place, conclut le journal. Aujourd’hui, la mise en œuvre de repas sans porc et halal est laissée à l’appréciation des conseils municipaux pour les écoles primaires et maternelles, des conseils généraux pour les collèges. Une circulaire d’en août 2011 d’août stipule que la cantine est un service public facultatif et que « le fait de prévoir ses menus en raison de pratiques confessionnelles ne constitue ni un droit pour les usagers ni une obligation pour les collectivités. Il appartient à chaque organe délibérant (conseils municipaux ou conseils généraux) de poser les règles en la matière».

Mais qu’en pensent les lecteurs du journal ? Leur avis est sans appel. A la question «Trouvez-vous normal que les menus des cantines tiennent compte des confessions religieuses des enfants ?», 90,2% ont répondu par la négative.

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