L’intelligence collective, cette étonnante capacité du vivant

Intelligence-collective

 

Quand on parle d’intelligence collective on a souvent l’impression de quelque chose d’assez flou, d’aléatoire, ce terme offre une dimension presque divine à ce qu’on pourrait aussi appeler l’organisation autogestionnaire du vivant. Car il s’agit de cela !  Le vivant crée de manière spontanée une multitude de structures d’organisations autogérées et impressionnantes d’efficiences. Comme vous l’aurez donc compris, aujourd’hui nous allons plonger dans le domaine passionnant de l’intelligence collective.

1 – L’intelligence collective dans la nature.

Commençons par le commencement, tout d’abord, qu’est ce que l’intelligence collective ?

Il s’agit de la capacité cognitive d’un groupe d’individus interagissant les uns avec les autres, formant par leurs interactions, une organisation plus ou moins complexe. La connaissance de la structure globale est ignorée par les membres du groupe qui n’ont qu’une perception partielle de la structure globale, ils n’ont pas conscience de la totalité des éléments qui influencent le groupe. D’un point de vue extérieur, la multitude d’interactions entre les différents membres du groupe formera ce qu’on appelle communément une synergie ou une stigmergie chez les espèces eusociales.

Dans le règne animal, l’intelligence collective s’observe principalement chez les insectes sociaux (fourmis, termites, abeilles), et les animaux communautaires, notamment se déplaçant en formation (oiseaux migrateurs, bancs de poissons) ou chassant en meute (loups, hyènes, lionnes). C’est au sein des sociétés d’insectes que l’on rencontre les formes d’organisation les plus complexes et également les structures les plus élaborées.

Banc de poisson

Essaim d'abeille

spotted_groupinwater

 

Si l’on prend l’exemple des fourmis, on a longtemps pensé – à tort – que les sociétés de fourmis fonctionnaient sur un mode d’organisation semblable à celui qui domine dans nos sociétés humaines, à savoir un système hiérarchique et très centralisé. Mais les études réalisées au cours des quarante dernières années ont mis en exergue des mécanismes d’auto-organisation caractérisant les phénomènes de coordination collective à l’intérieur de ces sociétés. La colonie dans son ensemble est en effet un système complexe auto-régulé, capable de s’adapter très facilement aux fluctuations environnementales sans contrôle externe et de manière totalement distribuée.

Dans une publication de 2009 (1), Guy Théraulaz – directeur de recherches au CNRS, Docteur en neurosciences et en éthologie – nous explique que le cerveau des fourmis, qui comprend environ cent milles neurones, n’est pas suffisamment performant pour permettre à une seule fourmi d’emmagasiner l’ensemble des informations sur l’état de la colonie et assurer ensuite la répartition des tâches et le bon fonctionnement de la société. En outre, les fourmis ne possèdent aucune connaissance explicite des structures qu’elles produisent ; chaque fourmi n’a généralement accès qu’à une information très limitée sur ce qui se déroule dans son environnement. Le fonctionnement de ces sociétés repose en grande partie sur des réseaux complexes d’interactions – sans chef d’orchestre – permettant aux fourmis d’échanger de l’information et de coordonner leurs activités.

teamwork-fourmis

2 – L’intelligence collective humaine

L’intelligence collective est un élément fondateur des organisations sociales. Qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un gouvernement ou d’une équipe de sport, tous ont en commun de rassembler des individus pour échanger et collaborer de telle manière à trouver un avantage supérieur tant individuel que collectif à ce qui aurait été obtenu si chacun avait agit isolément. Il existe dans les sociétés humaines différentes formes d’intelligence collective. Nous allons ici les énumérer et étayer leurs caractéristiques – de façon non exhaustive – en nous appuyant sur les travaux de Jean François Noubel – chercheur et fondateur du Collective Intelligence Research Institute – et en particulier sur une publication de 2004 s’intitulant « L’intelligence collective, la révolution invisible ».

a) L’intelligence collective pyramidale

L’intelligence collective pyramidale anime aujourd’hui la grande majorité des organisations humaines, et c’est elle qui se trouve au cœur de notre système politique et économique. Elle permet de mettre en œuvre une « machinerie sociale » qui coordonne et maximise la puissance de la multitude. Cette forme d’intelligence collective coïncide avec la naissance de l’écriture et le début des grandes civilisations. Nous entrons ici dans une mutation inédite de l’histoire de l’humanité, marquée par une explosion de complexités et de changements massifs tels que l’arrivée de l’agriculture, la sédentarisation, la spécialisation du travail et l’urbanisation des territoires. L’écriture constitue la technologie centrale permettant à l’intelligence collective pyramidale de fonctionner. On peut ainsi sortir des traditions orales où il faut se trouver dans le même espace-temps pour communiquer. L’écriture a alors permis de transmettre des directives, d’administrer, de compter.

Au sein des édifices humains à intelligence collective pyramidale, le travail est divisé, c’est-à-dire que chacun doit se mouler dans un rôle prédéfini. La division du travail a pour corollaire la division de l’accès à l’information. Ainsi, la totalité de l’information converge vers un point central, tout en étant que partiellement – voire pas du tout – accessible aux autres. On nomme cette propriété panoptisme. L’autorité constitue également un principe actif de cette forme d’intelligence collective : qu’elle soit de droit divin, au mérite ou par filiation, l’autorité instaure une dynamique dite de commande et de contrôle ; c’est une position de dominance généralement institutionnalisée (général, doyen d’université, PDG, etc.). De plus, la monnaie est caractérisée par la rareté : il y a en effet un phénomène de concentration de la monnaie entre les mains de quelques-uns. Cette rareté organise les chaînes de subordination de ceux qui ont besoin envers ceux qui possèdent.

L’intelligence collective pyramidale fonctionne dans un contexte de forte stabilité, mais démontre une incapacité structurelle à s’adapter aux sols mouvants et imprévisibles.
Aujourd’hui nous subissons cruellement les limites des organisations de l’intelligence collective pyramidale. Leur déficience face à la complexité systémique se traduit par un symptôme courant : celui de s’engager dans des directions contraires aux volontés de leurs propres acteurs, soit parce que la coordination interne est virtuellement impossible, soit parce que les dirigeants se servent de l’opacité de fait – voire la cultivent et la légitiment – pour abuser de leurs pouvoirs.

hierarchie

 

b) L’intelligence collective en essaim

A l’image des sociétés d’insectes, l’intelligence en essaim est “aveugle” du fait de son absence d’holoptisme ; aucun des individus n’a une quelconque idée de ce qu’est l’entité émergente. Chez l’humain, on observe une forme d’intelligence en essaim qui se manifeste dans le domaine de l’économie. A chaque fois que nous effectuons un paiement, nous engageons un geste assez similaire, dans sa simplicité et sa dynamique, à celui d’un échange entre deux insectes sociaux. De la multitude de transactions simples d’individu à individu émerge un système collectif très élaboré. De plus, les nombreuses théories économiques fondent leurs doctrines sur des interactions entre agents indifférenciés (exemple : le consommateur).

Par conséquent l’intelligence en essaim fonctionne à cette condition qu’il y ait uniformité et désindividuation des agents. Ces derniers, anonymes parmi la multitude d’autres agents anonymes, y sont facilement sacrifiés au nom de l’équilibre global du système. C’est une idéologie dangereuse, puisque les faits nous montrent que pour l’instant le système se montre globalement destructeur de notre environnement et peu soucieux des vies humaines, autrement dit il semble condamné à court terme dans sa forme actuelle.

Système économique représentant l'intelligence collective en essaim

c) L’intelligence collective originelle

L’intelligence collective originelle concerne l’intelligence en petits groupes dont nous avons tous une expérience directe. Au travail, dans la vie associative ou au sein d’un groupe de musique, ces différents contextes mettent en scène un petit nombre de personnes en proximité sensorielle et spatiale les unes vis-à-vis des autres. L’autre particularité de cette forme d’intelligence collective est qu’il n’y a pas d’opposition entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif, les deux se nourrissent mutuellement, et l’on constate également une grande individuation des personnes constituant le groupe. Si l’on prend l’exemple d’un groupe de musique, plus le musicien devient individué et se perfectionne, plus le collectif sera nourri. Inversement, plus le collectif est soudé, plus ça va amener le musicien à exister. Enfin, l’intelligence collective originelle est caractérisée par une propriété essentielle, opposée au panoptisme : l’holoptisme.

L’holoptisme se définit comme un espace permettant à tout participant de percevoir en temps réel les manifestations des autres membres du groupe ainsi que celles émanant du groupe lui-même. Dans notre exemple, un groupe de musique fonctionne en situation d’holoptisme car chaque musicien perçoit ce que font les autres ainsi que la figure émergente du groupe. En outre, l’une des qualités majeures d’un bon musicien tient au fait qu’il soit capable de se sentir parfaitement relié au reste du groupe, autrement dit au tout, et qu’il y ait une relation de miroir entre lui et ce tout, constituant ainsi la cohésion du groupe.

Cette forme d’intelligence collective rencontre deux limites naturelles : d’une part numérique, car seul un nombre limité de personnes peut interagir efficacement, faute de quoi le niveau de complexité devient trop important ; d’autre part spatiale car les personnes doivent se trouver dans un environnement physique proche afin que leurs sens organiques puissent communiquer entre eux et que chacun puisse appréhender la globalité de ce qui se passe dans cet environnement donné (holoptisme).

Actuellement, une nouvelle forme d’intelligence est en train d’émerger : l’intelligence collective holomidale. Elle se caractérise par ses structures peu hiérarchisées, mais où les rôles émergent des individus. La technologie centrale de l’intelligence holomidale est internet. Elle possède également une structure très décentralisée et distribuée avec le développement d’une économie mutualiste et collaborative où la compétition et l’argent sont beaucoup moins présentes que dans l’organisation pyramidale.

 

3 – Les limites de l’intelligence collective humaine

Comme tout type de structures, l’intelligence collective humaine a elle aussi ses limites, voici quelques exemples de contraintes que peuvent rencontrer les groupes fonctionnant en intelligence collective.

L’intelligence collective originelle rencontre deux limites naturelles (2) :

– Numérique : seul un nombre limité de personnes peut interagir efficacement, sans quoi on atteint vite un niveau trop élevé de complexité qui génère plus de “bruit” que de résultats effectifs, ce qui limite grandement les capacités du groupe ;

– Spatiale : les personnes doivent se trouver dans un environnement physique proche afin que leurs interfaces naturelles (sens organiques) puissent échanger entre elles, afin que chacun puisse appréhender la globalité de ce qui se passe (holoptisme) et adapter son comportement en fonction.
C’est la raison pour laquelle on ne connaît aucun sport impliquant quatre-vingt joueurs. Cette limitation est également valable pour les groupes de jazz, les meetings professionnels, etc. Lorsque nombre et distance deviennent trop importants, il y a généralement fractionnement. D’autres stratégies, d’autres organisations ont été développées au cours de l’évolution, nous allons maintenant les aborder.

Limite de l’intelligence collective pyramidale (2)

L’intelligence collective pyramidale a bien entendu des limites : contrairement à l’intelligence collective originelle, elle démontre une incapacité structurelle à s’adapter aux sols mouvants, imprévisibles et disruptifs de la complexité.

– Division du travail : l’architecture sociale est “codée en dur” (organigrammes, définitions de poste, niveaux d’accès à l’information…), en aucun cas cette dernière ne peut s’automodifier au fil des circonstances comme dans le cas d’une équipe de sport. Quels que soient les efforts effectués pour améliorer et optimiser la circulation de l’information, on buttera toujours sur les limites intrinsèques de la structure hiérarchisée, ses effets cliquets, sa dynamique fondée sur les territoires et les prérogatives ;

– Autorité : les organes de direction, réduits à des minorités dirigeantes, sont par nature incapables de percevoir et traiter l’énorme flux d’informations qui traversent le grand corps de l’organisation dont elles ont la charge. Voilà qui engendre des visions réductionnistes, sources de nombreux conflits entre la “tête” et la “base” ;

– Argent rare : la rareté engendre une compétition qui minimise d’autant la collaboration, donc la capacité d’adaptation ;

– Standards et normes : le plus souvent subordonnés à une logique de compétition, ils servent une stratégie de territoire et de monopole par principe de raréfaction artificielle du savoir (brevets, propriété intellectuelle…), plutôt qu’une maximisation de la perméabilité et de l’interopérabilité avec le monde extérieur. L’exemple le plus connu dans le monde de l’informatique est celui du système d’exploitation Windows de Microsoft qui occupe l’immense majorité des microordinateurs, ce qui rend l’utilisateur final dépendant des évolutions, lui permet difficilement d’évoluer vers d’autres environnements, et impose à l’ensemble du marché des “points de péage” (licences, agréments, formations, etc).

Autres contraintes des intelligences collectives.

  • les décisions de groupe, où les membres n’osent pas dire ce qu’ils pensent ;
  • l’acceptation passive d’un état de fait dont l’individu se doute qu’il mène à une catastrophe ;
  • les discussions sur les choix et les conséquences des décisions souvent confuses et ne menant à rien ;
  • l’avis des experts sans conséquence face à l’opinion d’un groupe dont les individus se trompent ;
  • ou au contraire les participants acceptant sans réflexion l’avis d’experts ;
  • les votes démocratiques qui portent un dictateur à la tête du groupe ;
  • les représentations collectives qui norment les comportements aux détriments d’une classe ou d’une autre.

L’intelligence collective est ainsi limitée par des effets de groupe (conformisme, crainte, fermeture, absence de procédure, homogénéité idéologique), au point que l’individu seul peut parfaitement être plus intelligent que tout un groupe car, il conserve mieux sa pensée critique seul que sous l’influence du groupe.

Toutefois, les critiques ci-dessus s’appliquent plus au travail collaboratif de type humain qu’à l’intelligence collective de typefourmi (Intelligence distribuée). Toute personne peut se faire une opinion propre. Les fourmis ne semblent pas avoir d’opinion, ni même d’intérêt personnel différent de l’intérêt du groupe. (3)

4 – L’intelligence collective virtuelle (Internet)

Internet peut être considéré comme un immense réseau neuronale planétaire, interconnectant les individus du monde entier en temps réel. Ce réseau d’ordinateurs interconnectés, prolongements électroniques des cerveaux humains donna naissance à la plus vaste structure d’intelligence collective virtuelle au monde.

Modélisation d'un réseau de 5 millions de nœuds

Dans cette modélisation, l’ingénieur réseau Barrette Lyon a réalisé avec l’aide du logiciel Traceroute, une représentation visuelle d’un réseau de 5 millions de nœuds. Comme vous pouvez le constater, la représentation graphique de ce réseau peut étrangement ressembler à celui de nos neurones cérébraux ou de la structure d’un réseau de galaxies. Il s’agit simplement de la propriété géométrique de ce type de structures : le réseau.

Réseau de neurones

Réseau de galaxies

réseau capillaire. (Image prise au microscope optique. Valeur d'agrandissement non disponible

Ce réseau interconnecté peut-être considéré comme l’outil créant la plus grande intelligence collective artificielle. Nous pouvons aisément assimiler  ce réseau à une des parties essentielle du système nerveux des so­ciétés humaines, qui peut même être comparable au système nerveux des êtres vivants. Les hommes qui participent à la création de ce réseau ou qui l’utilise régulièrement, sont considérés comme les cellules des nouveaux nerfs et organes sensoriels dont se dote la planète. Ils sont les neurones de la Terre : les cellules d’un cerveau en formation aux dimensions de la planète Terre. (4)

5 – Limites et contraintes de l’intelligence collective virtuelle

Contrairement à  l’intelligence collective naturelle qui s’organise au travers d’échanges entre êtres vivants, l’intelligence collective virtuelle se construit par l’intermédiaire de machines/outils servants de “ponts” ou “nœuds” entre les individus. De ce fait, cette forme d’intelligence collective est dissociable de celle qui s’organise naturellement dans le vivant.

Ressenti d’inutilité ou illusion d’utilité

L’intelligence collective sur Internet, peut créer, de part son fonctionnement virtuel, une impression de “remplacement” de la vie “réelle”. Cette impression est caractérisée par le manque d’impact que peuvent avoir les initiatives se restreignant à l’environnement virtuel et peut laisser un ressenti d’inutilité ou au contraire une illusion d’utilité pour les personnes participants à des initiatives ou groupes se focalisant sur Internet. Cette caractéristique est principalement observée dans les groupes de discussions ou mouvements dont l’activité est cantonnée sur Internet. L’illusion d’utilité est observable sur les sites à caractères “militants”, proposant de faire signer des pétitions bienfaisantes ou défendant des causes humanitaires ou environnementales. Ce processus profite ainsi de notre capacité à nous réjouir de nos bonnes actions immédiates pour créer l’illusion de l’utilité de l’action, voir pousser à l’inaction.

 

Regroupement et surinformation

Les mécanismes de regroupements sont relativement différents sur la toile. Des groupes, peuvent en un rien de temps, regrouper des milliers, voir des millions de personnes autour d’une chose commune. Très souvent ces groupes permettent une communication entre personnes et un échange de données et d’informations. Des groupes de plusieurs milliers de personnes, peuvent très facilement véhiculer une masse impressionnante d’informations difficilement traitable par un humain normalement constitué.  De ce fait, la surinformation et les mécanismes qui en découlent (instantanéité, précipitation, manque d’intérêt pour ce qui n’est pas attractif au premier coup d’œil, etc) peuvent générer des effets néfastes pour l’intelligence individuelle…

content-wall

Anonymat et communication

Chose remarquable et remarquée de presque toutes les personnes ayant participé à des débats sur un réseau social virtuel. L’anonymat des individus crée soudainement une opportunité absolument merveilleuse pour “communiquer” contre l’autre et non plus avec l’autre. Toutes les barrières tombent et les noms d’oiseaux fusent, comme ci, Internet nous rendait soudainement incapable de pouvoir échanger poliment dans le respect de l’autre. Ceci donne des incompréhensions, des débats stériles, voir nocifs pour le groupe.

ucajfl

Contraintes de l’outil d’intelligence collective virtuelle

Une des contraintes majeur de l’intelligence collective virtuelle est causée par les mécanismes de contrôles, poussant les gouvernements et les grandes entités privés à adopter des pratiques de surveillances de masses, de censure, de contrôle ou manipulation de l’information, d’accumulation de données sur les utilisateurs, etc. Ces contraintes ne sont pas seulement présentes sur cet outil, car elles sont généralement inhérentes aux structures pyramidales. L’intelligence collective virtuelle n’est pas un type de structure en soit, car sa diversité contient aussi bien des groupes fonctionnant sur des structures pyramidales, en essaims ou originelles. Seulement, les structures de contrôles fonctionnent sur des schémas pyramidaux, ces contraintes sont donc une conséquence de ce type de structure. La propriété intellectuelle peut tout aussi être assimilée à une contrainte majeure de l’outil.

L’outil est aussi privateur de données dans le processus d’échange avec l’autre. Étant des êtres doués de perceptions sensorielles, les humains ont encore (heureusement) besoin de communiquer en recevant des informations sensitives. De ce fait, l’écriture est une restriction de nos sens dans l’échange avec l’autre. Nos yeux ne peuvent voir le visage de la personne, capter la multitude de signaux non verbaux que nous pouvons nous échanger inconsciemment, ou entendre l’intonation de la voix, la vitesse d’élocution ou le ton employé. Ceci est une perte d’information qui, certes, peut être compensée via des logiciels d’échanges audio ou vidéo, mais la plupart du temps, les échanges se font de manière écrite, cela bride nécessairement toute la complexité que procure une communication physique sans intermédiaire technologique.

 

 6 – Les rôles émergents dans une intelligence collective virtuelle d’échange de données.

Enfin, voici une petite infographie qui présente les différents rôles que l’on voit émerger dans les intelligences collectives d’échange de données, les individus s’orientent naturellement vers plusieurs types de rôles bien spécifiques qui servent à faire avancer le groupe.

intelligence-collective-echnage-de-données

 

Anaïs Ferrara & Stéphane Hairy

Pour en savoir plus : http://4emesinge.com/

 

Source :

(1) Guy Théraulaz, L’intelligence collective des fourmis, Le Courrier de la Nature n°250, 2009

(2) Jean-François Noubel, L’intelligence collective, la révolution invisible [PDF]

(3) Wikipédia – Limites de l’intelligence collective dans les sociétés humaines

(4) Wikipédia – Intelligence collective sur Internet

Le symbolique Kosovo organise sa 4e Conférence interreligieuse

 Kosovo-conf

Atifete Jahjaga, présidente du Kosovo

L’un des thèmes principaux de cette rencontre était la lutte contre les discours haineux, notamment via Internet et les réseaux sociaux devenus des terrains de chasse favorables aux extrémistes. Du 28 au 30 mai dernier, Pristina a accueilli religieux, experts et journalistes pour faire un état des lieux et échanger leurs expériences.

Dans un hôtel donnant sur l’avenue Mère-Teresa, 200 participants venus du monde entier ont  pu entendre Atifete Jahjaga, présidente du Kosovo, ouvrir les débats. Les religieux locaux ont présenté un visage apaisé et uni qui a pu en surprendre plus d’un. Ainsi, l’archimandrite orthodoxe Sava Janjic a noté que « les religions n’avait pas joué de rôle dans le conflit qui avait ensanglanté le Kosovo ». Le président de la Conférence islamique locale, Ejup Ramadani, a appelé « à l’éradication de l’extrémisme, où qu’il soit caché ». Pour les catholiques, très minoritaires mais partie intégrante du peuple albanais, Don Lush Gjergji a souligné que « personne n’a réussi à briser l’unité religieuse du pays, ce qui doit en faire un produit d’exportation ».

Les religions, l’ONG la plus importante du monde

Pour conclure cette  session, l’ancien grand rabbin de Norvège, Michael Melchior, a partagé l’une des ses plus fortes expériences de dialogue interreligieux. En 2014, alors qu’il préparait la fête du Kippour en Israël, il fut informé que des extrémistes voulaient provoquer une émeute entre juifs et musulmans, profitant de la coïncidence de dates avec la fête de l’Aïd al-Adha – un jeûne contre un festin… Immédiatement, il a pris contact avec les imams locaux et, ensemble, ils ont pu éviter un bain de sang. Le rabbin Melchior d’en conclure que « les religions sont l’ONG la plus importante du monde »

Substance et efficacité des tables rondes

Particularité de cette rencontre, l’accent mis sur les solutions à apporter pour lutter contre la haine sur Internet. Ainsi, la directrice des produits de Facebook, Monika Bickert, a détaillé les stratégies du groupe dans ce sens. Des tables rondes expliquant comment devenir des activistes de la paix religieuse ont également suivi, sous l’impulsion du vice-ministre des Affaires étrangères Petrit Selimi. L’évènement est, en effet, l’un des piliers de la « diplomatie numérique » du Kosovo qui veut donner le modèle d’une société musulmane parfaitement laïque au reste du monde. De petits groupes de jeunes activistes du dialogue, comme les Français de l’association Coexister avaient aussi fait le déplacement pour partager leurs expériences de terrain auprès des jeunes avec d’autres acteurs, notamment de nombreux Américains. Parmi les questions posées, la place et la responsabilité des médias et des journalistes dans la connaissance et la présentation des religions ont été mises en avant et, il faut le dire, pas toujours à l’avantage des organes d’information. Un sujet important pour empêcher les extrémistes de trouver des arguments en faveur de leurs causes.

Par Antoine Colonna, envoyé spécial

publié le 01/07/2015

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/

Internet et religion : quelques clefs pour un décryptage

InternetetReligion

Depuis une trentaine d’années seulement, on ne cesse de répéter que l’Internet a profondément transformé le paysage culturel des sociétés. Mais en quoi et jusqu’à quel point ? Sous couvert de « révolution digitale »,  les théories les plus fantaisistes ont été avancées, annonçant l’avènement d’une « nouvelle ère » pour les sociétés et pour les cultures. Mais qu’en est-il pour les religions, que Georges Balandier avait, il y a déjà trente ans, qualifié d’institutions parmi les plus résistantes à la modernité et à la mondialisation ?  Depuis le début des années 2010, les dits « réseaux sociaux »,  et de manière plus générale l’Internet ont été pointés du doigt pour leur rôle dans l’intense travail missionnaire dont les mouvances musulmanes radicales (dans l’appel au djihad) mais aussi chrétiennes (le prosélytisme des groupements évangéliques) représentent l’expression la plus visible – et la plus problématique : les événements récents sont venus tragiquement le confirmer.

Vecteur des idées fondamentalistes et de l’extrémisme religieux, l’Internet ? Le contraire aurait été étonnant, considérant que le réseau électronique est par excellence, une caisse de résonance aux pensées alternatives (celles du « complot ») et un espace de communication alternatif aux groupes minoritaires. Mais on ne saurait limiter toutefois le propos à ces aspects les plus saillants par leur caractère spectaculaire : ils restent marginaux dans un univers électronique où les manifestations du religieux sont nombreuses et complexes. Cet article entend proposer quelques éléments de décryptage  d’un tableau brossé à très grands traits et sans prétention à l’exhaustivité.

S’il est d’abord une évidence, c’est que le religieux se présente sur Internet sous des formes dispersées et d’abord sous la forme relativement neutre d’une esthétique visuelle renvoyant massivement à des traditions exotiques pour l’usager : les nombreux jeux en ligne empruntent à la magie offensive, au mana, à des entités surnaturelles venues d’inframondes, d’armées de démons, bref, de symboles « païens » ou de références explicites aux monothéismes dans les temps médiévaux et baroques, qui nourrissent un imaginaire gothique très en vogue sur la toile. Mais les dieux dans les jeux online ne sont qu’une forme métaphorisée des dieux sur le net, qui désignent cette fois l’engagement concret des groupes religieux dans le monde virtuel.

Accusées de participer d’une aliénation de l’homme par la machine, les Nouvelles Technologies ont fini par s’inscrire dans la culture et certains n’hésitent pas à comparer l’Internet à de la religion en vertu d’une identique capacité de création de virtualités qui sont pourtant plus réelles que la réalité : à l’image d’une noosphère moderne (après Teilhard de Chardin) ou d’une Gaïa technologique que n’aurait pas renié Lovelock, certains n’ont pas hésité à voir dans l’Internet bien plus qu’un réseau collectif, une entité supra-collective dotée de sa propre volonté, un deus in machinaen quelque sorte. Hypothèse hasardeuse, mais qui ne rend pas compte de la réalité : celle des appropriations de l’Internet par des groupes religieux.

D’abord et parce qu’elles ne sont neutres que d’un point de vue strictement matériel, les technologies de l’information électronique font l’objet d’une évaluation morale par les religions : sont-elles réellement adaptées aux messages religieux et symboles sacrés qui ont, durant des siècles, empruntés d’autres circuits et supports de communication ? Internet et les autres moyens d’information et de communication s’inscrivent, comme l’a montré Régis Debray dans un ouvrage très documenté mais parfois parsemé de jugements de valeurs (Dieu, un itinéraire, paru en 2001) dans une histoire longue, celle des médias qui, des peintures pariétales jusqu’à la connectivité électronique actuelle, en passant par l’écriture cursive, l’architecture ornementale, l’imprimerie, la télévision et le cinéma… dont la révolution digitale n’en figure qu’une étape finale, amenant ses propres mutations : la virtualité communicationnelle et l’ultra connectivité que les religions sont peu ou prou obligées d’adopter si elles veulent proliférer ou simplement survivre.

Ce qui amène à un premier – et pour le moins attendu – domaine de réflexion et d’investigation, en l’occurrence les manières dont les communautés religieuses s’approprient une technologie qui est en premier lieu susceptible de véhiculer des messages, symboles et images profanes, pour ne pas dire profanatrices. La pornographie emprunte en effet de mêmes réseaux électroniques que ceux des religions et outre ce danger de pollution symbolique, l’usage d’Internet est susceptible de détourner des normes morales et praxéologiques : il y a quinze ans, les moines chrétiens et bouddhistes doutaient de leur droit à « surfer » et si oui, devaient-il le faire à des fins privées ou institutionnelles ? Depuis, les cyber-temples et les sites officiels des grandes religions se sont multipliés, dont les grandes confessions du monde entendent désormais moraliser le monde grâce aux NTIC.

On se trouve ici dans le premier cas de figure de ce que le chercheur canadien Christopher Helland appelle des « religions online » : religions qui existent historiquement et ont intégré l’usage de l’Internet dans leurs stratégies de survie. Mais la religion sur Internet, c’est aussi tout un monde de créativité hors de ces cadres attendus : l’invention de cultes virtuels ou virtualisés, dont beaucoup participent de l’extension, sur la toile, de ces que les sciences sociales ont désigné comme des « cultes » ou des « sectes », c’est-à-dire des organisations parareligieuses (« spirituelles ») aux liens lâches et à la théologie fluctuante (mélangeant les références à la nébuleuse New Age, aux traditions ésotériques occidentales et aux « sagesses » orientales), alors que d’autres (moins nombreuses) sont de pures inventions, cultes parodiques qui miment les religions existantes (la Church of the Flying Spaghetti Monster apparait à ce titre comme un modèle-étalon de la religion virtuelle fictive). Il s’agit là des « online religions » dans l’acception de Helland, qui n’ont de principal régime d’existence que virtuel.

L’internet c’est enfin et surtout un foisonnement de rapports particuliers qui se tissent entre des individus (usagers) et des ressources religieuses, sans nécessairement passer par des institutions ni susciter aucune effusion ressemblant à de la croyance ou de la foi. Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, le religieux se transforme aussi en ressource  informationnelle : une approche profane et souvent laïque qui passe par la consultation des nombreuses sources scripturaires en ligne (les textes sacrés des traditions de l’histoire), et quelques sites d’information sur le religieux (qui hiérarchisent un peu plus les données à disposition), les technologies « connectent » (« relient », donc, au sens du religio classique) les individus à des objets de croyance selon les modalités techniques variées (sites web, flux RSS, communication immédiate de type twitter©, réseaux sociaux de type facebook©) et des effets qui ne le sont pas moins.

La surprise vient de ce que ces connections (forcément) individuelles ne génèrent pas nécessairement ce qu’il est convenu de regrouper sous la tutelle conjointe de l’individualisation, de la déterritorialisation ou de la « détraditionalisation » (déculturation) des religions : si ces phénomènes sont bien sûr observables dans des segments d’usagers qui se constituent des « religions à la carte » (pour paraphraser le sociologue français Jean-Louis Schlegel) au gré du surf, en fonction du stock d’informations religieuses à disposition, et des intentions des usagers (qui « piochent » et « bricolent »), d’autres catégories de connectés se retrouvent quant à eux dans une quête (avouée ou pas) de liens communautaires (médiatisés par les techniques) qui les amènent intentionnellement à s’inscrire dans des « communautés », qui ne sont plus des paroisses, confréries, ou assemblées, mais des communautés virtuelles, aux normes souvent plus souples et à la participation plus sporadique que leurs modèles de références – et pour autant, ce sont là des communautés morales et sociales, un cadre presque traditionnel du sacré, s’il n’était médiatisé par la mise en abîme du virtuel et médiatisé par un écran…

Ainsi, à partir de ces courts mais significatifs exemples de religions métaphorisées par l’esthétique du jeu en ligne, grandes religions poussées à investir le web pour s’acclimater de l’ultramodernité et de la mondialisation, religions alternatives et minoritaires qui  s’approprient  à dessein des technologies d’information moins régulées que les grands médias classiques, religions inventées que le web fait exister comme une résistance parodique au pouvoir des cultes réels, et enfin relations au sacré et à ses formes sociales qui oscillent entre dissolution moderne et recomposition hypermoderne… se dessinent quelques-unes des formes émergées dans le vaste champ des possibles de la technologisation du religieux — et la « religionisation » des technologies informationnelles — qui reste encore à explorer.

Lionel Obadia (Université de Lyon 2 et Institut d’Etudes Avancées de Strasbourg).

Samedi 28 Mars 2015
Pour en savoir plus : http://www.o-re-la.org/

Djihadisme : l’islam n’est ni le problème ni la solution. Il faut reparler d’humanisme

Muslim pilgrims pray around the holy Kaaba at the Grand Mosque, during the annual haj pilgrimage

 

De quoi l’islam est-il aujourd’hui le nom ? Cette question agite les médias et les intellectuels des pays occidentaux. Interprétés au gré des convictions, les versets du Coran sont devenus l’argument de toutes les causes. Alors, peut-on compter sur un « bon islam » pour sortir de cette crise sociale et politique ? Non, affirme l’écrivaine Chahla Chafiq.

A la recherche du profil type des jeunes djihadistes, les experts se heurtent à des contradictions et zigzaguent au gré de l’actualité.

 

« Les loups solitaires »

Avant que les meurtres du 7 janvier ne mettent en scène les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, le départ de jeunes français vers la Syrie avait révélé les visages surprenants de djihadistes, des Maximes devenus des Abou Abdallah al-Faransi, nés dans des familles qui ne sont ni immigrées ni musulmanes.

Ce choc aurait pu être salvateur en nous invitant à une analyse complexe des enjeux que pose l’idéologisation de toute religion dans notre monde hanté par une crise non seulement économique et sociale, mais aussi culturelle et politique. Les débats de l’époque n’incitaient pourtant qu’à remplacer d’anciens clichés stéréotypés par de nouveaux.

On a vu les regards se focaliser sur de jeunes djihadistes issus de familles « athées » qui s’ »auto-radicalisent » sur internet, le caractère virtuel du processus servant à omettre, en termes d’explication, la complexité du monde réel. Dans le même temps, l’émergence de l’image des « loups solitaires » gommait l’existence de groupes islamistes organisés, leurs stratégies et leurs moyens d’action.

L’attentat du 7 janvier nous a, hélas, replongé au cœur de cette réalité, sans pour autant amener à une prise de conscience claire quant à la dimension idéologico-politique des phénomènes auxquels nous confronte le djihadisme.

L’islam est-il coupable ou innocent ?

En se centrant sur le rôle de l’islam, les débats n’ont pas tardé à s’orienter vers les sentiers battus de la confrontation entre les défenseurs de l’islam et ses contestataires qui énumèrent, à tour de rôle et à leur guise, des versets du Coran.

En filigrane de ces controverses, se profile le duel entre ceux qui exposent l’islam comme une menace pour les valeurs démocratiques françaises et ceux qui brandissent le danger de l’ »islamophobie », de ces valeurs.

Une interrogation hante les uns et les autres : l’islam est-il coupable ou innocent ?

Cette manière d’aborder la question nous conduit fatalement à une confrontation binaire, stérile et sans issue. Ne devrait-on pas lui préférer une approche complexe, capable d’élucider le rapport entre l’islam et l’islamisme, tout en mettant fin à leur confusion ?

La question de l’islam et des femmes, largement débattue dans les médias, nous y invite. « L’islam est misogyne », disent certains, alors que d’autres inventent un « islam féministe ». Les premiers n’auront aucun mal à trouver dans le Coran des versets affirmant l’infériorisation des femmes ; et leurs opposants en trouveront d’autres pour nuancer ces affirmations.

« La polygamie est autorisée par le Coran », ajoutent les premiers ; et les seconds de leur préciser qu’elle ne peut s’appliquer qu’à une condition : l’égalité entre les épouses ; une telle égalité étant humainement impossible, d’autres ripostent déjà que cette condition, et donc le Coran, plaide pour l’abolition de la polygamie.

 

Une famille patriarcale classique

Face aux versets cautionnant la suprématie des hommes, les défenseurs d’une interprétation féministe du Coran soulignent ainsi les versets qui plaident pour la prise en compte des besoins des femmes et de leurs droits. La discussion tourne vite en rond, car, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces deux positions sont bel et bien présentes dans le Coran et, loin d’être contradictoires, constituent une vision cohérente de l’équité – et non de l’égalité – dans laquelle les droits différenciés des hommes et des femmes correspondent à des devoirs différenciés.

Aux femmes, le devoir de se soumettre aux hommes ; aux hommes, le devoir d’assurer les besoins des femmes et de toute la famille.

Pour les islamistes, ce schéma est d’ailleurs le comble de l’honneur et de l’amour à l’égard des femmes. La Loi islamique, la charia, donne corps à cette équité en dessinant une famille patriarcale dont les valeurs ne diffèrent guère des lois juives et chrétiennes. En effet, toute religion, dès lors qu’elle est institutionnalisée comme source de loi, au prétexte de l’intérêt supérieur de la famille, cautionne la hiérarchisation des sexes et la suprématie de l’homme (du père, du mari, du frère, du fils), au nom de l’ordre sacré.

Ce dernier se combine parfaitement à l’ordre politique autoritaire (du roi, du chef, du sage…) et s’y épanouit au nom de l’intérêt de la communauté. Or, cet intérêt est intrinsèquement en contradiction avec le projet démocratique basé sur l’égalité et la liberté des individus-citoyens.

C’est pourquoi l’imposition de la charia entre en contradiction avec toute volonté émancipatrice.

 

Une idéologie qui prône un ordre totalitaire

Les débats passionnés sur l’islam et les droits des femmes, sans cesse relancés depuis fin du 19e siècle, témoignent des tensions sociopolitiques et culturelles qui traversent le monde dit musulman où les avancées en termes de modernisation se produisent en l’absence de démocratie. Ainsi, l’accès des femmes à la scolarisation, au travail rémunéré et à l’espace public n’y va pas de pair avec la reconnaissance de leur autonomie, de leur liberté et de l’égalité des droits.

Ces droits sont refusés à la société tout entière pour préserver l’identité dite islamique de ces pays. Au nom de l’unité de l’oumma, on cautionne l’ordre autoritaire, on le renforce. Si les dictatures utilisent la religion pour se maintenir, l’islamisme va plus loin dans l’instrumentalisation de la religion : il en fait une idéologie qui prône un ordre totalitaire.

Dans l’instauration de l’ordre sacré, une voie dont il promet qu’elle sera faite de justice et d’équité, l’islamisme rejette en effet l’autonomie démocratique assimilée à une source de perversion et de corruption.

 

Instrumentalisation de l’identité religieuse

Que l’on soit dans la Tunisie post-révolutionnaire au cœur d’une bataille pour la démocratie, ou en France, au moment du vote des droits égalitaires pour les homosexuels, les islamistes, de toutes tendances, instrumentalisent l’identité religieuse en mobilisant la peur et les fantasmes quant au délitement de la famille, au désordre sexuel, au chaos moral. Ils attirent ainsi, dans leur camp, des hommes et des femmes que leur offre identitaire sécurise, tout comme le font les tenants des autres mouvements néoconservateurs fondés sur l’exacerbation des identités nationales, ethniques et religieuses (notamment chrétiennes et juives).

L’essor de l’islamisme, où qu’il ait lieu, renseigne surtout et avant tout sur l’état des rapports de force sociopolitiques autour de la démocratie et des failles qui menacent ses avancées. Une des manières de fermer les yeux sur ces failles consiste à chercher dans le « bon islam » une voie de sortie du djihadisme. Or, cette perspective du « tout religieux » croise les visées des islamistes et les nourrit.

Et si, au contraire, nous arrêtions de voir la religion à la fois comme l’unique source des problèmes et en même temps sa solution ? Et si nous cessions de jouer en faveur de tous les mouvements identitaires, extrémistes et anti-démocratiques ? Et si nous acceptions de nous confronter au vide politique creusé par le recul des repères humanistes et laïques ? Et si nous nous attaquions, vraiment, au développement multiforme des replis sexistes, racistes et antisémites ?

 

Par Chahla Chafiq

Écrivaine, sociologue

Pour en savoir plus : http://leplus.nouvelobs.com

Islam en France : ce que les musulmans veulent changer

Des dignitaires souhaitent faire évoluer l’organisation de l’islam en France. Ils demandent aussi un statut officiel pour les imams et un renforcement de la lutte contre les radicaux.

Bayonne-9Janvier2015

Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), le 9 janvier. Plusieurs tags ont été découverts sur le portail d’entrée de la mosquée. Les auteurs de ces inscriptions faisaient référence à l’attentat contre « Charlie Hebdo ».
(Photopqr/« Sud Ouest »/Jean-Daniel Chopin.)

Pour la grande majorité des 5 millions des musulmans de France, c’est une double peine, comme ils disent. Depuis mercredi, ils se sentent salis par des terroristes qui se réclament d’un islam qui n’est pas le leur, mais ils sont aussi devenus la cible de ceux qui les tiennent collectivement pour responsables.

Tags racistes et tête de cochon sur les lieux de culte, explosion dans un kebab… Depuis six jours, plus d’une cinquantaine d’actes islamophobes ont été recensés. Du jamais-vu. La communauté musulmane refuse d’autant plus les amalgames qu’elle souligne l’urgence de réformes en son sein.

Une représentation en phase avec les fidèles.
Depuis 2003, le Conseil français du culte musulman (CFCM), créé sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, est l’instance représentative de l’islam deFrance, notamment auprès de l’Etat. Toutefois, les fédérations qui la composent, proches du Maroc, de l’Algérie ou de la Turquie, n’ont jamais su dépasser leurs divisions. De nombreux fidèles ne se retrouvent pas dans cette institution. Faute d’autorité morale, le CFCM n’est jamais parvenu à légiférer sur des thèmes aussi divers que le halal, le calendrier lunaire ou le statut des imams. « Le CFCM est resté une structure légère. Les fédérations n’ont pas mutualisé leurs moyens et ont vu dans cette institution un simple guichet à travers lequel elles pouvaient dialoguer avec les pouvoirs publics », décrit Mohammed Moussaoui, qui en a été le président de 2008 à 2013. « Il faudrait la présence d’imams dans le bureau exécutif du CFCM, qui est très éloigné du terrain », suggère Ahmed Miktar, président des Imams de France et imam de Villeneuve-d’Asq.

Un statut officiel.Les quelque 2 400 imams en France ont des profils différents. Certains sont salariés de l’association gérant la mosquée et rémunérés très modestement, souvent à temps partiel. « La plupart du temps, ils sont déclarés en tant qu’animateur associatif », décrit l’imam Ahmed Miktar. Environ 15 % sont payés par les Etats marocain, algérien ou turc. D’autres sont entièrement bénévoles, les associations cultuelles n’ayant pas les moyen de leur verser un petit salaire. « Il faut leur donner un statut en terme social, de carrière. « La République leur demande de lutter contre le radicalisme religieux. Du moment que la mission n’est pas d’ordre cultuelle, je ne vois pas pourquoi la société ne pourrait pas financer ce type d’activités », insiste Moussaoui.

Ouvrir les mosquées.« Les musulmans doivent plus ouvrir leurs mosquées, être le plus transparent possible pour que leur message soit clair. Ils se doivent d’être des acteurs de la pédagogie, souligne Moussaoui. Il faut aussi aller vers les autres pour mieux les connaître. Les imams ne sont pas assez formés au catholicisme, et les prêtres ne sont pas formés à l’islam. » Les dignitaires catholiques et musulmans ont multiplié les rencontres ces dernières années. Cependant, le dialogue entre imams et rabbins reste rare. Il y a urgence à construire des ponts.

Lutter contre les radicaux.Les imams sont désemparés face à la montée des extrémistes. « Ils sont eux-mêmes visés nommément par les radicaux sur Internet. Ils le sont ainsi deux fois, par les racistes et les intégristes. Certains ont demandé une protection », explique Ahmed Miktar. A défaut, certains hésitent à condamner ouvertement les extrémistes, car ils craignent des représailles. Ils se sentent aussi impuissants face aux jihadistes qui transitent par les réseaux sociaux. « Il faut une loi pour lutter contre les dérives sur Internet », insiste-t-il. Il peut arriver néanmoins qu’une mosquée serve de tribune à des imams autoproclamés qui prônent la violence. « Il y a une centaine de lieux de culte entre les mains de salafistes en France qui ne sont pas tous radicaux, mais qui tiennent un discours rigoriste et de rupture avec la société », décrit Bernard Godard, ex-spécialiste de l’islam au ministère de l’Intérieur.

Eduquer les adolescents.« Faire en sorte que nos adolescents ne soient pas attirés par les interprétations les plus radicales des piliers de l’islam est capital », répète Azzedine Gaci, recteur de la mosquée Othmane à Villeurbane (Rhône). Les mosquées reçoivent et forment les jeunes de 6 à 13 ans, puis éventuellement à l’âge étudiant. Entre les deux, rien. « A 14 ans, à l’âge où ils ont le plus besoin de nous, nous les abandonnons. C’est là qu’ils se font happer par les forces obscures. » Gaci pointe un manque de moyens humains et financiers pour contrer ce risque. Selon lui, il « faut des éducateurs correctement formés ».

Plus d’aumôniers dans les prisons.Le contact avec le radicalisme extrémiste se joue souvent en prison, où le manque d’aumôniers musulmans est criant. « Il y a dix ans, j’en avais déjà fait part au ministère », s’agace Gaci, alors aumônier à la prison de Villefranche. Seul, dans un établissement de quelque 700 détenus dont plus de 70 % d’origine musulmane : « Comment travailler correctement en n’y passant qu’un jour par semaine ? » Directeur de l’institut Al-Ghazali, qui forme imams et aumôniers à la Grande Mosquée de Paris, Djelloul Seddiki évalue la carence d’aumôniers en centres pénitentiaires à 150 environ : « L’an dernier, 20 seulement ont été recrutés. »

Pour en savoir plus : http://www.leparisien.fr/