Entreprise libérée : dérive symbolique et confusion des genres

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Les publications sur les entreprises libérées pullulent dans un contexte de réorganisation managériale des entreprises. Le point sur les dérives et confusions.

 

Il aura suffi d’un article de François Geuze « Entreprise libérée, entre imposture et communication » et surtout de la part de son auteur beaucoup de bon sens et le souci des Hommes pour faire passer l’entreprise libérée du statut de vague balayant nos organisations obsolètes, à un concept de « philosophie architecturale » dans un article écrit (en réponse ?) quelque temps après par Isaac Getz « L’entreprise libérée une question de philosophie ».

J’ai toujours considéré l’essai de Getz sur l’entreprise libérée comme une formidable attaque contre le taylorisme avec la particularité de parler d’Hommes et surtout de mettre en avant des PME apportant cette « performance de niveau mondial ». La symbolique est remarquable.

C’est là le grand paradoxe. Même si l’auteur additionne des réussites exemplaires de petites structures, voire de petites structures initiales devenues parfois des géants, son message s’adresse avant tout aux grands groupes. Les PME ne sont pas concernées par les descriptions d’Isaac Getz sur ces entreprises sclérosées par le tout contrôle, les empilements hiérarchiques les additions de procédures jusqu’aux réunions stériles.

Son dernier article paru en juin 2015 sur « Le Monde.fr » participe encore à cette confusion des genres. Il ne s’agit pas ici de l’analogie avec les architectes que les professionnels apprécieront, mais de ce dirigeant bureaucrate responsable de tous les maux de nos entreprises, auquel Getz oppose le dirigeant « libérateur ».

L’image peut paraître belle sauf que le dirigeant bureaucrate n’existe pas, en tout cas pas dans les PME, cible marketing privilégiée des promoteurs de l’entreprise libérée en France. Un entrepreneur bureaucrate disparaîtrait aussi vite que son entreprise serait créée. La seule bureaucratie dans les PME est celle imposée par l’Administration dont tout le monde est d’accord sur l’urgence de s’en libérer.

Par grand groupe, il ne faut pas comprendre une organisation supérieure à 250 personnes, taille à partir de laquelle, toujours suivant Isaac Getz, ne pouvant plus se rappeler du prénom de chacun, nous ne pourrions échanger oralement dans le respect et la confiance. Les contraintes du tout contrôle sont liées avant tout à la culture de ces géants et à leur mode d’organisation.
Les petites filiales des grands groupes ont les mêmes contraintes que leurs maisons mères. Ce n’est donc pas une question de taille, mais de culture. Plus que les paroles du dirigeant, ce sont ses actes vécus au quotidien qui déterminent la réalité de ce qu’est la culture de l’entreprise et de son impact sur les salariés. Peu importe la taille.

Isaac Getz n’est pas le seul à faire une confusion entre la gestion des grands groupes et celle des PME. L’immense majorité de ce que nous pouvons lire en provenance de consultants, experts et professeurs concernant le management fait référence aux modes d’organisations des Géants (si possible Anglo-saxons).

Nous sommes encore confrontés à un beau paradoxe, les salariés dans les PME en France y étant 4 fois plus nombreux, 7 fois si on ajoute les TPE. Serait-ce lié à l’adage :« qui peut le plus peut le moins ? » Encore faudrait-il que la tâche dans une PME y soit plus aisée ce qui est loin d’être prouvé. De toute façon, le débat ne se situe pas à ce niveau-là.

Hommes vs management

Les grands groupes ont abandonné les Hommes au nom du taylorisme ou plus proche de nous dans le temps du management par les process à travers les ERP (enterprise ressource planning) et les modes managériales plus ou moins bien mises en œuvre (cost killing, reegineering, lean…), tout ceci ayant conduit à l’exploit déplorable de mettre l’Homme au service d’un outil.

Ce mode de management et d’organisation, développé dans les années 1990, vendu par les consultants et les intégrateurs offrait l’avantage, quand bien géré, de générer un résultat prévisible en appliquant des standards efficaces, la prévisibilité du résultat d’une entreprise cotée en bourse étant plus importante que sa valeur absolue grâce au niveau de confiance apporté au marché.

La crise, les changements d’habitude de consommation, l’avènement du numérique font que ce mode d’organisation basé sur un budget à tenir ne fonctionne plus. Avant même d’être fini, le budget est déjà obsolète. En imposant à chacun des « meilleures façons de faire » via des procédures, en mettant le focus sur le contrôle des tâches, tuant la créativité et l’initiative, nous avons participé à la déresponsabilisation puis au désengagement des salariés.

Les Hommes dans les PME constituent un levier de performance clé ou dit autrement, les salariés sont source de valeur ajoutée potentielle. N’étant pas tenu par le tout contrôle et le reporting, cela se traduit par une capacité d’engagement plus forte. La responsabilisation, la confiance, le respect sont des atouts essentiels pour obtenir cet engagement supérieur, créer une énergie nouvelle.

Si le management de responsabilisation n’est pas nécessairement présent dans les PME, il leur est facilement et rapidement accessible, car il dépend essentiellement de la volonté du dirigeant, étant accepté par la grande majorité des salariés, surtout quand il s’accompagne de principes tels que le respect et la confiance. C’est non seulement une différenciation essentielle avec les grands groupes, mais surtout l’atout majeur dans la recherche d’agilité des PME.

Libérer les énergies sans exclure

Les fondements de l’entreprise libérée passent par la suppression du management intermédiaire et des fonctions support qui ne « servent à rien » et qui surtout empêcheraient les salariés de s’exprimer. L’autogestion de la libération est-elle le mode d’organisation apportant la meilleure valeur ajoutée des Hommes ?

Il serait intéressant de pouvoir en débattre. La responsabilisation est un acte inclusif. Partir du principe d’exclure une catégorie de salariés génère une contradiction qui au minimum créera un frein important jusqu’au risque de rejet et donc d’échec.

Si effectivement une organisation (petite ou grande) où l’Homme est responsabilisé implique une évolution du rôle du manager, pourquoi remettre en cause son existence dans l’entreprise dans la mesure où comme chaque collaborateur il apporterait sa propre valeur ajoutée, tournée vers la réussite de l’équipe ? Plutôt que de concentrer le potentiel des salariés responsabilisés à chercher comment se passer de leur manager, ne vaut-il pas mieux orienter cette énergie vers l’extérieur, apporter rapidement cette qualité et cette performance qui feront la différence sur le marché et les clients ?

Il n’est pas prouvé que l’autogestion des salariés de l’entreprise libérée offre au marché un meilleur potentiel de valeur qu’une organisation responsable avec un encadrement intermédiaire et des fonctions supports adaptés à cette logique de management. Le nombre de PME en France pratiquant ce management responsable et apportant une performance de niveau mondial est au moins aussi important que les quelques exemples d’entreprises libérées régulièrement cités.

Ce qui est par contre acté par les promoteurs de cette mode c’est qu’il faut beaucoup de temps pour faire évoluer la culture et l’organisation de l’entreprise libérée. Effectivement, la perte d’énergie est considérable. En se focalisant sur la suppression de son encadrement intermédiaire et la recherche d’un nouveau modèle, le dirigeant y concentre l’essentiel du  potentiel d’énergie libérée par l’acte de responsabilisation.

Défaire une organisation, compenser la perte de repère lié à la mise en place de l’autogestion, pour ensuite espérer trouver la solution, on peut comprendre que cela prenne plusieurs années avec des risques d’échec significatifs. Et pour quel gain ? Le lien entre l’autogestion et l’innovation vendu par les promoteurs de la libération n’étant pas démontré (lire : « Entreprises libérées et innovation » sur « Le Cercle Les Echos »), il reste dans cette affaire beaucoup de temps et d’énergies dépensés sur une opération qui risque de se résumer en définitive à un violent cost killing.

La performance des PME : une question d’énergie

Les PME n’ont rien à gagner à copier les grands groupes dans leur réduction de structure. Leur force réside dans leur capacité à libérer rapidement cette énergie nécessaire pour faire la différence.

Responsabiliser implique bien entendu des évolutions d’organisation, des remises en causes à tous les niveaux hiérarchiques de l’entreprise et en premier lieu chez le dirigeant. L’essentiel pourtant n’est pas là. Plus que la puissance de l’énergie libérée c’est sa direction qui importe et comment elle va toucher.

Où et comment diriger cette énergie afin qu’elle permette à l’entreprise de faire la différence dans un environnement devenu structurellement changeant ? Pour quel business model ? C’est à cette question que le dirigeant devra répondre. Nous connaissons déjà une partie de la réponse. Les Hommes y feront la différence.

Par Loïc Le Morlec,

spécialiste en organisation

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L’intelligence collective, cette étonnante capacité du vivant

Intelligence-collective

 

Quand on parle d’intelligence collective on a souvent l’impression de quelque chose d’assez flou, d’aléatoire, ce terme offre une dimension presque divine à ce qu’on pourrait aussi appeler l’organisation autogestionnaire du vivant. Car il s’agit de cela !  Le vivant crée de manière spontanée une multitude de structures d’organisations autogérées et impressionnantes d’efficiences. Comme vous l’aurez donc compris, aujourd’hui nous allons plonger dans le domaine passionnant de l’intelligence collective.

1 – L’intelligence collective dans la nature.

Commençons par le commencement, tout d’abord, qu’est ce que l’intelligence collective ?

Il s’agit de la capacité cognitive d’un groupe d’individus interagissant les uns avec les autres, formant par leurs interactions, une organisation plus ou moins complexe. La connaissance de la structure globale est ignorée par les membres du groupe qui n’ont qu’une perception partielle de la structure globale, ils n’ont pas conscience de la totalité des éléments qui influencent le groupe. D’un point de vue extérieur, la multitude d’interactions entre les différents membres du groupe formera ce qu’on appelle communément une synergie ou une stigmergie chez les espèces eusociales.

Dans le règne animal, l’intelligence collective s’observe principalement chez les insectes sociaux (fourmis, termites, abeilles), et les animaux communautaires, notamment se déplaçant en formation (oiseaux migrateurs, bancs de poissons) ou chassant en meute (loups, hyènes, lionnes). C’est au sein des sociétés d’insectes que l’on rencontre les formes d’organisation les plus complexes et également les structures les plus élaborées.

Banc de poisson

Essaim d'abeille

spotted_groupinwater

 

Si l’on prend l’exemple des fourmis, on a longtemps pensé – à tort – que les sociétés de fourmis fonctionnaient sur un mode d’organisation semblable à celui qui domine dans nos sociétés humaines, à savoir un système hiérarchique et très centralisé. Mais les études réalisées au cours des quarante dernières années ont mis en exergue des mécanismes d’auto-organisation caractérisant les phénomènes de coordination collective à l’intérieur de ces sociétés. La colonie dans son ensemble est en effet un système complexe auto-régulé, capable de s’adapter très facilement aux fluctuations environnementales sans contrôle externe et de manière totalement distribuée.

Dans une publication de 2009 (1), Guy Théraulaz – directeur de recherches au CNRS, Docteur en neurosciences et en éthologie – nous explique que le cerveau des fourmis, qui comprend environ cent milles neurones, n’est pas suffisamment performant pour permettre à une seule fourmi d’emmagasiner l’ensemble des informations sur l’état de la colonie et assurer ensuite la répartition des tâches et le bon fonctionnement de la société. En outre, les fourmis ne possèdent aucune connaissance explicite des structures qu’elles produisent ; chaque fourmi n’a généralement accès qu’à une information très limitée sur ce qui se déroule dans son environnement. Le fonctionnement de ces sociétés repose en grande partie sur des réseaux complexes d’interactions – sans chef d’orchestre – permettant aux fourmis d’échanger de l’information et de coordonner leurs activités.

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2 – L’intelligence collective humaine

L’intelligence collective est un élément fondateur des organisations sociales. Qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un gouvernement ou d’une équipe de sport, tous ont en commun de rassembler des individus pour échanger et collaborer de telle manière à trouver un avantage supérieur tant individuel que collectif à ce qui aurait été obtenu si chacun avait agit isolément. Il existe dans les sociétés humaines différentes formes d’intelligence collective. Nous allons ici les énumérer et étayer leurs caractéristiques – de façon non exhaustive – en nous appuyant sur les travaux de Jean François Noubel – chercheur et fondateur du Collective Intelligence Research Institute – et en particulier sur une publication de 2004 s’intitulant « L’intelligence collective, la révolution invisible ».

a) L’intelligence collective pyramidale

L’intelligence collective pyramidale anime aujourd’hui la grande majorité des organisations humaines, et c’est elle qui se trouve au cœur de notre système politique et économique. Elle permet de mettre en œuvre une « machinerie sociale » qui coordonne et maximise la puissance de la multitude. Cette forme d’intelligence collective coïncide avec la naissance de l’écriture et le début des grandes civilisations. Nous entrons ici dans une mutation inédite de l’histoire de l’humanité, marquée par une explosion de complexités et de changements massifs tels que l’arrivée de l’agriculture, la sédentarisation, la spécialisation du travail et l’urbanisation des territoires. L’écriture constitue la technologie centrale permettant à l’intelligence collective pyramidale de fonctionner. On peut ainsi sortir des traditions orales où il faut se trouver dans le même espace-temps pour communiquer. L’écriture a alors permis de transmettre des directives, d’administrer, de compter.

Au sein des édifices humains à intelligence collective pyramidale, le travail est divisé, c’est-à-dire que chacun doit se mouler dans un rôle prédéfini. La division du travail a pour corollaire la division de l’accès à l’information. Ainsi, la totalité de l’information converge vers un point central, tout en étant que partiellement – voire pas du tout – accessible aux autres. On nomme cette propriété panoptisme. L’autorité constitue également un principe actif de cette forme d’intelligence collective : qu’elle soit de droit divin, au mérite ou par filiation, l’autorité instaure une dynamique dite de commande et de contrôle ; c’est une position de dominance généralement institutionnalisée (général, doyen d’université, PDG, etc.). De plus, la monnaie est caractérisée par la rareté : il y a en effet un phénomène de concentration de la monnaie entre les mains de quelques-uns. Cette rareté organise les chaînes de subordination de ceux qui ont besoin envers ceux qui possèdent.

L’intelligence collective pyramidale fonctionne dans un contexte de forte stabilité, mais démontre une incapacité structurelle à s’adapter aux sols mouvants et imprévisibles.
Aujourd’hui nous subissons cruellement les limites des organisations de l’intelligence collective pyramidale. Leur déficience face à la complexité systémique se traduit par un symptôme courant : celui de s’engager dans des directions contraires aux volontés de leurs propres acteurs, soit parce que la coordination interne est virtuellement impossible, soit parce que les dirigeants se servent de l’opacité de fait – voire la cultivent et la légitiment – pour abuser de leurs pouvoirs.

hierarchie

 

b) L’intelligence collective en essaim

A l’image des sociétés d’insectes, l’intelligence en essaim est “aveugle” du fait de son absence d’holoptisme ; aucun des individus n’a une quelconque idée de ce qu’est l’entité émergente. Chez l’humain, on observe une forme d’intelligence en essaim qui se manifeste dans le domaine de l’économie. A chaque fois que nous effectuons un paiement, nous engageons un geste assez similaire, dans sa simplicité et sa dynamique, à celui d’un échange entre deux insectes sociaux. De la multitude de transactions simples d’individu à individu émerge un système collectif très élaboré. De plus, les nombreuses théories économiques fondent leurs doctrines sur des interactions entre agents indifférenciés (exemple : le consommateur).

Par conséquent l’intelligence en essaim fonctionne à cette condition qu’il y ait uniformité et désindividuation des agents. Ces derniers, anonymes parmi la multitude d’autres agents anonymes, y sont facilement sacrifiés au nom de l’équilibre global du système. C’est une idéologie dangereuse, puisque les faits nous montrent que pour l’instant le système se montre globalement destructeur de notre environnement et peu soucieux des vies humaines, autrement dit il semble condamné à court terme dans sa forme actuelle.

Système économique représentant l'intelligence collective en essaim

c) L’intelligence collective originelle

L’intelligence collective originelle concerne l’intelligence en petits groupes dont nous avons tous une expérience directe. Au travail, dans la vie associative ou au sein d’un groupe de musique, ces différents contextes mettent en scène un petit nombre de personnes en proximité sensorielle et spatiale les unes vis-à-vis des autres. L’autre particularité de cette forme d’intelligence collective est qu’il n’y a pas d’opposition entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif, les deux se nourrissent mutuellement, et l’on constate également une grande individuation des personnes constituant le groupe. Si l’on prend l’exemple d’un groupe de musique, plus le musicien devient individué et se perfectionne, plus le collectif sera nourri. Inversement, plus le collectif est soudé, plus ça va amener le musicien à exister. Enfin, l’intelligence collective originelle est caractérisée par une propriété essentielle, opposée au panoptisme : l’holoptisme.

L’holoptisme se définit comme un espace permettant à tout participant de percevoir en temps réel les manifestations des autres membres du groupe ainsi que celles émanant du groupe lui-même. Dans notre exemple, un groupe de musique fonctionne en situation d’holoptisme car chaque musicien perçoit ce que font les autres ainsi que la figure émergente du groupe. En outre, l’une des qualités majeures d’un bon musicien tient au fait qu’il soit capable de se sentir parfaitement relié au reste du groupe, autrement dit au tout, et qu’il y ait une relation de miroir entre lui et ce tout, constituant ainsi la cohésion du groupe.

Cette forme d’intelligence collective rencontre deux limites naturelles : d’une part numérique, car seul un nombre limité de personnes peut interagir efficacement, faute de quoi le niveau de complexité devient trop important ; d’autre part spatiale car les personnes doivent se trouver dans un environnement physique proche afin que leurs sens organiques puissent communiquer entre eux et que chacun puisse appréhender la globalité de ce qui se passe dans cet environnement donné (holoptisme).

Actuellement, une nouvelle forme d’intelligence est en train d’émerger : l’intelligence collective holomidale. Elle se caractérise par ses structures peu hiérarchisées, mais où les rôles émergent des individus. La technologie centrale de l’intelligence holomidale est internet. Elle possède également une structure très décentralisée et distribuée avec le développement d’une économie mutualiste et collaborative où la compétition et l’argent sont beaucoup moins présentes que dans l’organisation pyramidale.

 

3 – Les limites de l’intelligence collective humaine

Comme tout type de structures, l’intelligence collective humaine a elle aussi ses limites, voici quelques exemples de contraintes que peuvent rencontrer les groupes fonctionnant en intelligence collective.

L’intelligence collective originelle rencontre deux limites naturelles (2) :

– Numérique : seul un nombre limité de personnes peut interagir efficacement, sans quoi on atteint vite un niveau trop élevé de complexité qui génère plus de “bruit” que de résultats effectifs, ce qui limite grandement les capacités du groupe ;

– Spatiale : les personnes doivent se trouver dans un environnement physique proche afin que leurs interfaces naturelles (sens organiques) puissent échanger entre elles, afin que chacun puisse appréhender la globalité de ce qui se passe (holoptisme) et adapter son comportement en fonction.
C’est la raison pour laquelle on ne connaît aucun sport impliquant quatre-vingt joueurs. Cette limitation est également valable pour les groupes de jazz, les meetings professionnels, etc. Lorsque nombre et distance deviennent trop importants, il y a généralement fractionnement. D’autres stratégies, d’autres organisations ont été développées au cours de l’évolution, nous allons maintenant les aborder.

Limite de l’intelligence collective pyramidale (2)

L’intelligence collective pyramidale a bien entendu des limites : contrairement à l’intelligence collective originelle, elle démontre une incapacité structurelle à s’adapter aux sols mouvants, imprévisibles et disruptifs de la complexité.

– Division du travail : l’architecture sociale est “codée en dur” (organigrammes, définitions de poste, niveaux d’accès à l’information…), en aucun cas cette dernière ne peut s’automodifier au fil des circonstances comme dans le cas d’une équipe de sport. Quels que soient les efforts effectués pour améliorer et optimiser la circulation de l’information, on buttera toujours sur les limites intrinsèques de la structure hiérarchisée, ses effets cliquets, sa dynamique fondée sur les territoires et les prérogatives ;

– Autorité : les organes de direction, réduits à des minorités dirigeantes, sont par nature incapables de percevoir et traiter l’énorme flux d’informations qui traversent le grand corps de l’organisation dont elles ont la charge. Voilà qui engendre des visions réductionnistes, sources de nombreux conflits entre la “tête” et la “base” ;

– Argent rare : la rareté engendre une compétition qui minimise d’autant la collaboration, donc la capacité d’adaptation ;

– Standards et normes : le plus souvent subordonnés à une logique de compétition, ils servent une stratégie de territoire et de monopole par principe de raréfaction artificielle du savoir (brevets, propriété intellectuelle…), plutôt qu’une maximisation de la perméabilité et de l’interopérabilité avec le monde extérieur. L’exemple le plus connu dans le monde de l’informatique est celui du système d’exploitation Windows de Microsoft qui occupe l’immense majorité des microordinateurs, ce qui rend l’utilisateur final dépendant des évolutions, lui permet difficilement d’évoluer vers d’autres environnements, et impose à l’ensemble du marché des “points de péage” (licences, agréments, formations, etc).

Autres contraintes des intelligences collectives.

  • les décisions de groupe, où les membres n’osent pas dire ce qu’ils pensent ;
  • l’acceptation passive d’un état de fait dont l’individu se doute qu’il mène à une catastrophe ;
  • les discussions sur les choix et les conséquences des décisions souvent confuses et ne menant à rien ;
  • l’avis des experts sans conséquence face à l’opinion d’un groupe dont les individus se trompent ;
  • ou au contraire les participants acceptant sans réflexion l’avis d’experts ;
  • les votes démocratiques qui portent un dictateur à la tête du groupe ;
  • les représentations collectives qui norment les comportements aux détriments d’une classe ou d’une autre.

L’intelligence collective est ainsi limitée par des effets de groupe (conformisme, crainte, fermeture, absence de procédure, homogénéité idéologique), au point que l’individu seul peut parfaitement être plus intelligent que tout un groupe car, il conserve mieux sa pensée critique seul que sous l’influence du groupe.

Toutefois, les critiques ci-dessus s’appliquent plus au travail collaboratif de type humain qu’à l’intelligence collective de typefourmi (Intelligence distribuée). Toute personne peut se faire une opinion propre. Les fourmis ne semblent pas avoir d’opinion, ni même d’intérêt personnel différent de l’intérêt du groupe. (3)

4 – L’intelligence collective virtuelle (Internet)

Internet peut être considéré comme un immense réseau neuronale planétaire, interconnectant les individus du monde entier en temps réel. Ce réseau d’ordinateurs interconnectés, prolongements électroniques des cerveaux humains donna naissance à la plus vaste structure d’intelligence collective virtuelle au monde.

Modélisation d'un réseau de 5 millions de nœuds

Dans cette modélisation, l’ingénieur réseau Barrette Lyon a réalisé avec l’aide du logiciel Traceroute, une représentation visuelle d’un réseau de 5 millions de nœuds. Comme vous pouvez le constater, la représentation graphique de ce réseau peut étrangement ressembler à celui de nos neurones cérébraux ou de la structure d’un réseau de galaxies. Il s’agit simplement de la propriété géométrique de ce type de structures : le réseau.

Réseau de neurones

Réseau de galaxies

réseau capillaire. (Image prise au microscope optique. Valeur d'agrandissement non disponible

Ce réseau interconnecté peut-être considéré comme l’outil créant la plus grande intelligence collective artificielle. Nous pouvons aisément assimiler  ce réseau à une des parties essentielle du système nerveux des so­ciétés humaines, qui peut même être comparable au système nerveux des êtres vivants. Les hommes qui participent à la création de ce réseau ou qui l’utilise régulièrement, sont considérés comme les cellules des nouveaux nerfs et organes sensoriels dont se dote la planète. Ils sont les neurones de la Terre : les cellules d’un cerveau en formation aux dimensions de la planète Terre. (4)

5 – Limites et contraintes de l’intelligence collective virtuelle

Contrairement à  l’intelligence collective naturelle qui s’organise au travers d’échanges entre êtres vivants, l’intelligence collective virtuelle se construit par l’intermédiaire de machines/outils servants de “ponts” ou “nœuds” entre les individus. De ce fait, cette forme d’intelligence collective est dissociable de celle qui s’organise naturellement dans le vivant.

Ressenti d’inutilité ou illusion d’utilité

L’intelligence collective sur Internet, peut créer, de part son fonctionnement virtuel, une impression de “remplacement” de la vie “réelle”. Cette impression est caractérisée par le manque d’impact que peuvent avoir les initiatives se restreignant à l’environnement virtuel et peut laisser un ressenti d’inutilité ou au contraire une illusion d’utilité pour les personnes participants à des initiatives ou groupes se focalisant sur Internet. Cette caractéristique est principalement observée dans les groupes de discussions ou mouvements dont l’activité est cantonnée sur Internet. L’illusion d’utilité est observable sur les sites à caractères “militants”, proposant de faire signer des pétitions bienfaisantes ou défendant des causes humanitaires ou environnementales. Ce processus profite ainsi de notre capacité à nous réjouir de nos bonnes actions immédiates pour créer l’illusion de l’utilité de l’action, voir pousser à l’inaction.

 

Regroupement et surinformation

Les mécanismes de regroupements sont relativement différents sur la toile. Des groupes, peuvent en un rien de temps, regrouper des milliers, voir des millions de personnes autour d’une chose commune. Très souvent ces groupes permettent une communication entre personnes et un échange de données et d’informations. Des groupes de plusieurs milliers de personnes, peuvent très facilement véhiculer une masse impressionnante d’informations difficilement traitable par un humain normalement constitué.  De ce fait, la surinformation et les mécanismes qui en découlent (instantanéité, précipitation, manque d’intérêt pour ce qui n’est pas attractif au premier coup d’œil, etc) peuvent générer des effets néfastes pour l’intelligence individuelle…

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Anonymat et communication

Chose remarquable et remarquée de presque toutes les personnes ayant participé à des débats sur un réseau social virtuel. L’anonymat des individus crée soudainement une opportunité absolument merveilleuse pour “communiquer” contre l’autre et non plus avec l’autre. Toutes les barrières tombent et les noms d’oiseaux fusent, comme ci, Internet nous rendait soudainement incapable de pouvoir échanger poliment dans le respect de l’autre. Ceci donne des incompréhensions, des débats stériles, voir nocifs pour le groupe.

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Contraintes de l’outil d’intelligence collective virtuelle

Une des contraintes majeur de l’intelligence collective virtuelle est causée par les mécanismes de contrôles, poussant les gouvernements et les grandes entités privés à adopter des pratiques de surveillances de masses, de censure, de contrôle ou manipulation de l’information, d’accumulation de données sur les utilisateurs, etc. Ces contraintes ne sont pas seulement présentes sur cet outil, car elles sont généralement inhérentes aux structures pyramidales. L’intelligence collective virtuelle n’est pas un type de structure en soit, car sa diversité contient aussi bien des groupes fonctionnant sur des structures pyramidales, en essaims ou originelles. Seulement, les structures de contrôles fonctionnent sur des schémas pyramidaux, ces contraintes sont donc une conséquence de ce type de structure. La propriété intellectuelle peut tout aussi être assimilée à une contrainte majeure de l’outil.

L’outil est aussi privateur de données dans le processus d’échange avec l’autre. Étant des êtres doués de perceptions sensorielles, les humains ont encore (heureusement) besoin de communiquer en recevant des informations sensitives. De ce fait, l’écriture est une restriction de nos sens dans l’échange avec l’autre. Nos yeux ne peuvent voir le visage de la personne, capter la multitude de signaux non verbaux que nous pouvons nous échanger inconsciemment, ou entendre l’intonation de la voix, la vitesse d’élocution ou le ton employé. Ceci est une perte d’information qui, certes, peut être compensée via des logiciels d’échanges audio ou vidéo, mais la plupart du temps, les échanges se font de manière écrite, cela bride nécessairement toute la complexité que procure une communication physique sans intermédiaire technologique.

 

 6 – Les rôles émergents dans une intelligence collective virtuelle d’échange de données.

Enfin, voici une petite infographie qui présente les différents rôles que l’on voit émerger dans les intelligences collectives d’échange de données, les individus s’orientent naturellement vers plusieurs types de rôles bien spécifiques qui servent à faire avancer le groupe.

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Anaïs Ferrara & Stéphane Hairy

Pour en savoir plus : http://4emesinge.com/

 

Source :

(1) Guy Théraulaz, L’intelligence collective des fourmis, Le Courrier de la Nature n°250, 2009

(2) Jean-François Noubel, L’intelligence collective, la révolution invisible [PDF]

(3) Wikipédia – Limites de l’intelligence collective dans les sociétés humaines

(4) Wikipédia – Intelligence collective sur Internet