Divisions, pièges à cons

« Croire que la folie d’une poignée est la croyance de tous. Ne tombons pas dans le piège qui nous est tendu », affirment ensemble personnalités et mouvements interreligieux, interculturels, anti-islamophobie, qui lancent cet appel à l’unité, à la solidarité et à la liberté.

 

MinuteSilenceLycéeAverroès

 

Minute de silence au lycée musulman Avérroès le 8 janvier 2015

 

La France est fracturée. Elle saigne : bleu, blanc, rouge. Il y a eu 12 morts. Le mal est fait, la République est à terre, bafouée et elle voit rouge. Le lien social est menacé, le vivre ensemble dynamité. Le loup est dans la bergerie, oui le loup est vraiment dans la bergerie. S’attaquer à la rédaction d’un journal et s’en prendre à la liberté fondamentale d’expression est une chose ; créer la division, semer le doute, briser la cohésion d’une République et de ses valeurs en est une autre.

Aujourd’hui, les discours sont au recueillement et à l’union nationale, demain certains seront à la haine et à l’exclusion. Ils le sont déjà. A ne pas s’y tromper, le véritable piège devant lequel nous nous trouvons est bien celui de la division. Celui du repli sur soi et de la dénonciation de l’autre. La véritable victoire du terrorisme est de… terroriser. Leur but est de nous faire désigner un ennemi en France, un coupable dans notre communauté, un danger dans la nation.

Alors que faire ? Fuir ? Trouver un nouveau pays, accueillant, où il fait bon vivre ensemble ? Ou plutôt baisser la tête en attendant que ça passe et attendre des jours meilleurs ? Ils viendront sans aucun doute. Nan je sais, et si on passait au karcher la racaille musulmane qui infeste nos cités ? Qu’on permette à chacun de s’armer et ils verront de quel bois on se chauffe ! Si l’intégrisme est indéniablement responsable du massacre, le carnage qui nous guette est bien celui de l’amalgame. Croire que la folie d’une poignée est la croyance de tous. Ne tombons pas dans le piège qui nous est tendu.

« Engagez-vous qu’ils disaient, engagez-vous »

Alors que faire ? « Vous qui vivez en toute quiétude, bien au chaud dans vos maisons », cette réponse vous appartient. L’indignation et l’émotion sont légitimes mais ne suffisent pas. Oui, chacun doit prendre sa part de douleur dans la conscience collective. Mais abandonner, pire, trahir ce qu’est la France, serait la victoire des terroristes et des désespérants. Agir pour la construire, l’esquisser, la dessiner est notre responsabilité collective et durable. Plus question de se cacher, de s’exclure du collectif meurtri. Ce combat est le vôtre, le nôtre et il est décisif. C’est maintenant.

Ce combat n’appartient pas au gouvernement, il n’appartient pas à l’opposition. Il n’appartient pas aux associations ou aux instances religieuses. Il n’appartient pas aux chrétiens, aux musulmans, aux juifs, aux athées ou aux agnostiques. Ce combat est celui du citoyen. C’est un combat rapproché, de proximité, qui ne promet que du « sang, de la sueur et des larmes », une lutte à mort contre un ennemi invisible. Ce combat est celui de la coexistence active : refuser la peur et l’extrémisme, respecter les différences de l’autre et les utiliser comme autant de forces et de richesses pour  promouvoir les principes et les valeurs qui forment notre unité républicaine.

Sortons de nos maisons, sur nos paliers, levons les yeux quelques secondes de nos écrans. Ce combat se gagne par un sourire, une attention, une écoute, une connaissance de l’autre et une action avec lui. Il se gagne par le respect mutuel de la différence, par la fraternité, par la sensibilisation des plus jeunes dès l’école – le cœur de notre République – aux différences religieuses et culturelles. Dès aujourd’hui, élevons nous contre les attaques physiques ou verbales contre toute une collectivité, la communauté musulmane de France, désignée à tort comme responsable.

Les terroristes ont voulu mettre la France à genoux. Adressons-leur, à notre tour, un message. Nous sommes là debouts, solidaires et unis. Prêts à agir pour l’unité et la liberté en France.

 

Premiers signataires

Samir Akacha, président de l’Association méditerranée des cultures d’islam pour la jeunesse (AMCIJ)
Kevin Andre, chercheur à l’ESSEC et président de Kawaa
Guy Aurenche, avocat
Mohamed Bajrafil, enseignant, imam de la mosquée d’Ivry-sur-Seine
Stephen Berkowitz, rabbin, Mouvement juif libéral de France
Abdallah Deliouah, enseignant, imam de la mosquée de Valence
Christian Delorme, prêtre du diocèse de Lyon
Jean Delumeau, historien
Rokhaya Diallo, membre du bureau du réseau européen contre le racisme
Nabil Ennasri, écrivain, doctorant, président du CMF (Collectif des musulmans de France)
Véronique Fayet, présidente du Secours Catholique
Samuel Grzybowski, président de Coexister, le mouvement interreligieux des jeunes
Kamal Hachkar, cinéaste
Samia Hatroubi, professeur d’Histoire, présidente Foundation for Etnic Understanding
Monique Hebrard, journaliste
Amadou Ka, président de l’association Les Indivisibles
Rivon Krygier, rabbin, Adath Shalom
Omero Marongiu-Perria, sociologue, spécialiste de l’islam en France
Médine, rappeur
Ahmed Miktar, président des Imams de France
Elsa Ray, porte parole du CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France)
Jean-Pierre Rosa, intellectuel chrétien
Anas Saghrouni, président des Étudiants musulmans de France (EMF)
Ilan Scialom, leader juif membre de l’InterFaith Tour
François Soulage, président de Chrétiens en forum

Pour en savoir plus : http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/080115/divisions-pieges-cons

Edwy Plenel : «Islamiser la question sociale induit une guerre de tous contre tous»

A écouter certains, les musulmans seraient comptables de tout, du chômage en France aux têtes coupées par l’Etat islamique…

Depuis trente ans, on veut nous faire croire que les musulmans, pris en bloc alors qu’ils sont divers, d’origine, de culture ou de croyance, sont la cause de tous nos maux : du chômage, de la crise économique ou de l’insécurité de nos quartiers. Ce livre est un cri d’alarme pour la France, pour les minorités, pour dire que nous n’acceptons pas ça. Nos compatriotes musulmans ne sont en rien comptables de crimes perpétrés par des mouvements totalitaires se revendiquant abusivement de l’islam. De plus, les premières victimes de ce terrorisme, ce sont d’abord des musulmans, en Irak, en Syrie, qui vivent depuis des années avec le spectacle de têtes coupées et de corps éventrés. Enfin, nous en sommes là aujourd’hui, avec l’Etat islamique, à cause des guerres successives engagées par les puissances occidentales dans la région qui ont produit ce monstre totalitaire. Ceux qui demandent aux musulmans d’être comptables de ce qui se passe en Irak devraient se souvenir que, dans les années 80, l’Occident armait, jusqu’aux armes chimiques, le dictateur Saddam Hussein en brandissant l’épouvantail de la révolution iranienne. Dans un article publié dans le Figaro le 16 mai 1896, intitulé «Pour les juifs», Emile Zola écrivait : «A force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel.»Cela vaut pour les musulmans aujourd’hui.

Les médias parlent de la «barbarie» de l’Etat islamique. Cela justifie-t-il une intervention militaire ?

Je ne le crois pas. Ce mot repris dans toute la presse nous empêche de penser. Il y a des crimes monstrueux, nous sommes tous pour les combattre mais nous devons chercher à en comprendre les causes, ce qui ne veut pas dire les excuser. Chacun est le barbare de l’autre. Montaigne qui écrivait aux temps de guerres de religion disait que chacun trouve barbare ce qui n’est pas de sa coutume.

En France, la peur de l’étranger existe, accentuée par la crise. Comment répondre à cette angoisse ?

Je ne crois pas à la réalité de ce sentiment. Ce que vous décrivez là renvoie plutôt au piétinement de la question sociale et démocratique, et les médias n’ont pas à accompagner cette logique de stigmatisation en faisant parler le peuple à sa place.

Finkielkraut affirme qu’«il y a un problème de l’islam en France». Vous ne partagez donc pas ce diagnostic ?

Arrêtons d’alimenter ce fantasme. C’est un discours idéologique fait par des propagandistes qui veulent nous entraîner dans une guerre de tous contre tous, de la France contre elle-même, en ethnicisant et en islamisant la question sociale. Ce que je constate, c’est un mouvement de laïcisation de toutes les religions y compris les musulmans de France. Nous sommes une Amérique de l’Europe, acceptons d’en avoir l’imaginaire au lieu de monter une communauté contre l’autre, de monter une identité contre l’autre.

Vous rappelez que la laïcité, invoquée pour restreindre le religieux, était à l’époque une «loi de libération»…

La laïcité originelle n’est pas ce laïcisme sectaire qui est à la laïcité ce que l’intégrisme est aux religions et qui est aujourd’hui le cheval de Troie de la banalisation de la xénophobie et du racisme par nos élites, permettant la notabilisation de l’extrême droite. La laïcité est aujourd’hui comprise comme le refus des religions et notamment des religions minoritaires, alors que la loi de 1905 affirme tout le contraire. A l’époque, les Républicains ont mis fin au face à face mortifère entre le catholicisme et la République pour mettre en place un pluriel, une loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Ils donnent ainsi droit de cité au protestantisme et au judaïsme tout en ouvrant un chemin de laïcisation aux catholiques qui, contre la hiérarchie catholique, permettra l’affirmation du catholicisme social. De la même façon, notre pays doit donner droit de cité aux musulmans dans la diversité de ce que le mot recouvre. Le peuple français n’est pas plus raciste qu’un autre. Aujourd’hui, nous sommes en train de mettre une partie de notre peuple en guerre contre l’autre et cela sert le jeu des puissants.

Vous refusez la notion d’assimilation, Zemmour vous accuse de nourrir chez les Français une haine des musulmans…

J’ai grandi dans les Caraïbes, puis en Algérie, je suis arrivé en France à 18 ans, je n’avais pas les codes, j’ai détesté l’atmosphère sociale à Sciences Po, j’ai dû m’intégrer. On doit tous s’intégrer à un moment ou à un autre. Mais l’assimilation est une injonction à l’effacement pour se plier à une norme majoritaire. Nous sommes pluriels, le monde à venir est un imaginaire de la relation. Edouard Glissant écrivait : «Je peux changer en échangeant avec l’autre sans me perdre pour autant ni me dénaturer.» Les racistes cherchent à nous immobiliser, à nous rendre dépendant de notre origine, de notre naissance. Or, la promesse de la République, c’est le mouvement, c’est cette égalité des droits et des possibles.

Vous craignez que la peur de l’étranger n’alimente une restriction des libertés, que pensez-vous de la loi antiterroriste de Bernard Cazeneuve ?

Au nom de la sécurité, cette loi porte atteinte aux droits fondamentaux de tous par des restrictions qui visent notamment l’espace public numérique. Elle porte atteinte à la liberté d’expression en sortant des délits d’opinion de la loi sur la presse, et en les aggravant s’ils sont commis sur Internet. Il ne faut pas confondre propagande et crime. Une démocratie doit rester froide face au terrorisme, c’est une affaire de police, de renseignement. Nous sommes une société ouverte et il y aura peut-être hélas des attentats qui nous frapperont, mais nous ne devons pas mettre en péril ce qui est le socle de la démocratie parce qu’il y a cette menace. Ce serait le meilleur service à rendre à ceux qui veulent nous terroriser.

Face au discours de la peur, vous évoquez la nécessité d’un «imaginaire concurrent», quel est-il ?

C’est un imaginaire démocratique. Il aura fallu deux guerres mondiales et un crime contre l’humanité pour que l’on inscrive la notion d’égalité dans la Constitution et dire qu’en République, il n’y a pas de distinction d’origine, de race et de croyance. Il faut travailler à ce programme soit respecté. Derrière toutes ces exacerbations identitaires et religieuses, ce que l’on veut effacer, c’est le peuple. Si on rejette le peuple, il se venge et produit des monstres, soit des monstres terroristes qui sont des enfants perdus de nos quartiers déshérités, soit des monstres politiques avec des valeurs de haine et d’exclusion qui peuvent porter atteinte à nos valeurs démocratiques.

Recueilli par Anastasia Vécrin

http://www.liberation.fr