Pour une grande politique de la diversité

Dans une thèse menée entre 2000 et 2005, nous avons montré que le rapport à l’islam d’enfants d’immigrés est lié à leurs trajectoires d’entrée dans la vie adulte, celles-ci s’allongeant désormais jusqu’au-delà de la trentaine. Ces jeunes estiment, non sans raison, que la couleur de leur peau, le fait d’être enfants de l’immigration postcoloniale et leur quartier d’habitation sont l’objet de jugements dépréciatifs qui contrarient leur accès aux opportunités sociales, à l’école, sur le marché du travail comme aux guichets des administrations.

Certains jeunes cherchent alors dans l’islam une inscription dans une généalogie prestigieuse. Se considérer comme descendant de Mahomet et se rapprocher de ses compagnons par l’habit et la piété est une quête de requalification. Celle-ci est façonnée par les offres religieuses salafistes dans lesquelles un islam dés-historicisé est censé gouverner la vie du croyant de la naissance à la mort. Cette identification à l’islam ne donne généralement pas lieu à une radicalisation violente, certains jeunes devenant simplement pieux. Dans d’autres situations, pourtant, la filiation s’éprouve au travers d’une inscription dans une communauté musulmane mondiale qu’il s’agit de défendre par les armes contre les attaques dont elle est l’objet.

Féminité islamique

En revanche, les identifications des jeunes femmes à l’islam relèvent d’autres logiques. Certaines d’entre elles s’attachent à un islam spirituel (plutôt que culturel) pour mettre à distance la religion parentale dominée par les obligations. Porter le foulard permet aussi, lors des premières années à l’université, de montrer sa fidélité à la famille pour accéder ensuite à une plus grande autonomie.

Ces artisanes de liberté tempérée considèrent que les discours qui articulent féminisme et dénonciation des inégalités des sexes au sein des populations immigrées sont une violence faite à leurs familles. Dans certains cas, afficher les signes d’une féminité islamique dans l’espace public est une protestation contre un type de féminisme qui stigmatise les populations. Ce fait protestataire n’est pas nouveau. Dans le contexte étatsunien, les Afro Américaines ont développé des mouvements autonomes de lutte contre le racisme et le sexisme parce que le féminisme des blanches mettait à l’écart les populations noires.

Les trajectoires de ces filles d’immigrées façonnent aussi leurs sensibilités, qui sont plutôt conservatrices, sur la famille et le couple. Ces positions ne relèvent pas d’un «défaut d’assimilation», qu’il faudrait corriger, et encore moins de radicalisation ; elles sont un point de vue, parmi d’autres, dans une société pluriculturelle.

Reconnaissance de la pluralité culturelle

En France, le développement du salariat et de l’État social, la scolarisation de masse dans une école laïque, publique et gratuite ont stabilisé un contrat social fondé sur l’égalité des individus en droit, la laïcité et la neutralisation des différences dans l’espace public. Ce républicanisme est mis à l’épreuve pour trois raisons. Tout d’abord, dans les sociétés européennes contemporaines se rencontrent des populations dont les croyances, les pratiques et les représentations du monde sont diverses. Ensuite, la globalisation modifie les cadres de référence de l’individu. Les mobilités, dans le cyberespace comme entre les régions du monde, facilitent la multiplicité des appartenances et des loyautés. Ce contexte de dés-imbrication de l’État, de la nation et de la société fragilise les logiques de reproduction et l’adhésion du plus grand nombre à des valeurs partagées héritées d’hier. Enfin, l’accroissement des inégalités socio-économiques depuis 1975, après une longue période de reflux de celles-ci, déstabilise la logique de réciprocité sur laquelle reposait le contrat social.

Le républicanisme reste un type d’organisation socio-politique valable mais son articulation avec l’expression des différences doit être revisitée. En premier lieu, la reconnaissance de la pluralité culturelle de notre pays est indispensable. Les élus devraient davantage rappeler que le port du foulard ou du qamis dans la rue exprime une religiosité, garantie par la liberté de conscience, pilier fondateur de la laïcité. En deuxième lieu, le débat public sur les migrations et la diversité, aujourd’hui monopolisé par quelques acteurs, devrait refléter les différences qui traversent la société française. De nombreuses voix y sont complètement absentes car elles n’ont pas accès aux grands médias et s’expriment alors sur le net, espace de liberté sans garde-fous. Enfin, une grande politique nationale visant les discriminations liées à l’origine, réelle ou supposée, est plus que jamais nécessaire. Son absence a nourri, pendant des décennies, la représentation selon laquelle le racisme et les épreuves liées à l’origine et à la couleur de peau n’étaient pas pris au sérieux par la puissance publique, alimentant un ressentiment qui s’exprime à son paroxysme dans les quartiers les plus ségrégués.

Nathalie Kakpo est auteure de L’islam, un recours pour les jeunes (Presses de Science Po).

Nathalie KAKPO docteure en sociologie
Pour en savoir plus : http://www.liberation.fr

 

Entreprises et religion : «Souvent, le management fait face à des salariés demandeurs de solutions»

Depuis trois ans, l’Observatoire du fait religieux en entreprise – développé en partenariat avec SciencesPo Rennes, l’Institut sur l’égalité des chances de Ranstad et le Centre de recherche de l’action politique en Europe – interroge près de 1500 personnes sur la question du fait religieux dans le monde du travail. Trois populations sont visées : les cadres des ressources humaines, les managers et des salariés sans responsabilité.

Est-ce que la question du fait religieux est très présente dans l’entreprise ?

Oui, elle fait partie du quotidien de nombreuses entreprises. Nous le voyons dans les enquêtes réalisées par l’observatoire ces deux dernières années. Près de 12% des personnes interrogées en 2014 sont confrontées de manière quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle au fait religieux au travail. Près de 32% le sont de manière régulière, et presque 56% ne le sont jamais ou moins d’une fois par an. Il n’y a pas d’augmentation globale. La différence est que nous constatons une augmentation du nombre de cas bloquants et conflictuels. En 2013, le nombre de cas aboutissant à un blocage était de 6%, en 2014, il atteint 10%. Mais, il faut être vigilant. Derrière ces données se cachent de grandes disparités : dans certaines zones, par exemple en Seine-Saint-Denis, certaines entreprises et certains managers sont confrontés de manière quotidienne à des faits religieux qu’ils ont de plus en plus de mal à gérer ; en Vendée, c’est beaucoup moins le cas.

Comment se manifestent les démonstrations religieuses en entreprise ?

Les plus courantes correspondent à des demandes personnelles et isolées du type «Comment puis-je articuler ma pratique professionnelle et ma pratique religieuse?». En général, il s’agit de demandes ponctuelles d’absence pour participer à une cérémonie, le port d’un signe, etc. Cela représentent 94 % des faits recensés ; ils sont gérés par le management de proximité sans trop de difficultés. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de conflits, mais ces cas n’appellent pas un management spécifique. Ils sont réglés par la discussion, surtout lorsque les encadrants ne se focalisent pas sur la dimension religieuse et arrivent à les traiter comme des comportements individuels. Plus rares, en revanche, sont les faits qui ont une dimension politique. Le salarié demande alors à l’entreprise d’organiser le travail en prenant explicitement en compte sa pratique. Il cherche à imposer au fonctionnement de l’organisation et/ou aux comportements de ses collègues, la contrainte religieuse. Exemple: il peut faire pression sur le management pour que le ramadan soit officiellement pris en compte, pour que la direction accepte que des salariés puissent refuser des tâches ou de travailler avec ou sous les ordres d’une femme pour des motifs religieux, que les plannings soient adaptés aux contraintes de prière. Ce peut être aussi d’imposer des menus confessionnels au restaurant d’entreprise, de demander la mise en place d’un lieu de prière ou de faire pression sur des personnes pour qu’elles adoptent un comportement religieux, par exemple en participant à une prière collective. Ces derniers faits restent très minoritaires, mais nous constatons une augmentation. Le port de signes ostentatoires ne caractérise que 10 % des situations.

Comment les entreprises répondent-elles à ces demandes ?

Dans la plupart des cas, le management fait face à des salariés qui ne sont pas revendicatifs, mais simplement demandeurs de solutions. L’acceptabilité des demandes n’est pas la même. Par exemple, il est largement admis (82% des réponses positives) et légitime aux yeux de la majorité qu’un salarié fasse une demande d’absence pour assister à une fête religieuse. En revanche, pour 89% des personnes interrogées, il est inacceptable de refuser de réaliser des tâches pour motifs religieux, et pour la très grande majorité des répondants, on ne peut pas prier pendant le temps de travail. Parfois le management est confronté à des comportements plus radicaux. Il convient de noter que ces comportements radicaux se concentrent dans quelques entreprises. Dans ces sites, la situation s’est très fortement dégradée et les managers sont souvent en grande difficulté, faute de soutien de leur direction générale, de politique claire de l’entreprise et surtout de cadre juridique clair. C’est bien là, le problème.

 

Par Fanny Guinochet, Journaliste

Pour en savoir plus : http://www.lopinion.fr