« Votre Bible, à vous, ce sont les programmes  ! »

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Il y a d’abord eu la partie théorique. Trente minutes de cours magistral pour remettre en perspective la laïcité, son émergence et ses dates clés, résumées avec brio par Aminata Diallo, l’inspectrice qui prend en charge, ce 18 mars, la formation d’une vingtaine de contractuels rassemblés au collège Gustave-Courbet de Romainville (Seine-Saint-Denis).

Penchés sur leur cahier, ces enseignants débutants mais pas tous inexpérimentés – quelques uns ont 40, voire 50 ans – prennent des notes scrupuleusement. Sûrs que leur réputation de « profs de seconde zone » les précède dans certaines des écoles où ils sont envoyés pour pallier les difficultés de remplacement, devenues quasi chroniques dans le département. Sûrs aussi qu’après les attentats de janvier, la laïcité figurera ce printemps au concours de l’enseignement, alors que deux sessions sont exceptionnellement organisées à Créteil pour attirer les candidats, certes, mais aussi pour accélérer la titularisation du « volant » de précaires dont ils font partie. En Seine-Saint-Denis, ils sont cette année 520 à colmater les brèches à l’école primaire, une première – on n’avait jusqu’à présent recours à eux que dans le second degré. Travaux pratiques Place, ensuite, aux travaux pratiques. Mme Diallo partage sa « classe » en deux groupes, et propose à chacun une étude de cas. « Vous identifierez les problèmes déontologiques, réglementaires et pédagogiques, explique-t-elle, en vous demandant : si vous étiez l’enseignant de la classe, que feriez-vous ? » « On se retrouve parfois face à des parents qui vous parlent d’une “contre-histoire”… Que leur répondre ? »

Premier cas : celui d’un professeur de CM2 dont des élèves, appuyés par leurs parents, s’opposent à une sortie prévue dans une église pour écouter du Vivaldi. Dans le deuxième cas, c’est un cours sur l’islam qui vaut à un enseignant la réaction courroucée d’un parent. A chaque fois, les familles ont mis en avant leur religion – musulmane dans le premier exemple, catholique dans le second –, affirmant agir au nom même de la laïcité.

« Ce sont deux histoires vraies, précise la formatrice, l’une en Seine-et-Marne, l’autre dans le Val-de-Marne. Elles sont antérieures à cette année, certes, mais elles cristallisent des crispations de la société qui déteignent sur l’école. » Pour aider les contractuels, ni Larousse, ni code de l’éducation, mais la Charte de la laïcité affichée dans tous les établissements depuis la rentrée 2013, dans le but de faciliter l’appropriation par chacun – parents, enseignants, élèves – de ce principe républicain. « Contre-histoire » Dix-huit mois ont passé et beaucoup sur le terrain confient leurs difficultés à « faire vivre » cet outil. « Quand des élèves, tout jeunes, vous parlent de Dieu, comment réagir ? », interroge une contractuelle trentenaire. « On se retrouve parfois face à des parents qui vous parlent d’une “contre-histoire”, relève un autre, invoquent des pans d’histoire occultés, la colonisation notamment… Que leur répondre ? » Un troisième s’interroge sur « la possibilité de se référer, en classe, à une autorité religieuse ». A chaque question, Aminata Diallo répond avec le même aplomb : « Restez dans le champ des savoirs, jamais des croyances. Il n’y a pas de recettes toutes faites… Votre Bible, votre livre à vous, ce sont les programmes », répète-telle. Mezza voce, des discussions s’engagent sur ces sujets qui agitent l’opinion : les repas de substitution, les mères voilées… Des anecdotes que l’on se répète entre professeurs – ici, un cours de natation problématique, là, une leçon de SVT contestée –, en se demandant si elles sont avérées ou de l’ordre de la rumeur.

« Quand on se sent légitime, droit dans ses bottes, on n’a pas de problème particulier avec la laïcité, assure Julie Reteuna, 26 ans mais déjà des études de droit et d’histoire en poche. Sur 26 ou 27 élèves par classe, vous en aurez toujours un ou deux pour faire les malins, mais quand ils m’interpellent, surpris qu’on aborde la christianisation ou l’islam, je leur réponds que la religion ne m’intéresse pas. Le fait religieux, l’histoire, ça, oui ! » « Le 9-3 ostracisé » Ce n’est pas Sadia Mazni, 50 ans, qui lui donnerait tort. Pour cette ex-enseignante en CFA (centre de formation des apprentis) qui s’occupe désormais de CE1-CE2, ces « entorses à la laïcité qui font le buzz, ça ne marque pas notre quotidien ». A l’écouter, « c’est plutôt une lubie de ministres » qui passe à côté des « vrais problèmes » : l’absence de mixité, la ségrégation sociale et scolaire. « Enseigner ici, c’est très dur, note-t-elle. On peut se retrouver face à des élèves qui ne savent pas écrire le français en CM2. Il est là, le nœud ! » Parmi les participants à cette demi-journée de formation – l’une des six promises dans le cadre du « plan d’action » pour la Seine-Saint-Denis –, certains n’ont débuté qu’en janvier.

Parfois la veille des attentats. C’est le cas d’Emilie Grattepanche, 27 ans, qui a commencé à enseigner le 5 janvier. « Je n’ai pas vécu de dérapages, mais l’émotion était vive, raconte cette ancienne assistante d’éducation, qui ne comprend pas qu’« on ait mis l’accent sur ces jeunes affirmant “ne pas être Charlie”, quand tant d’autres étaient solidaires ». Isabelle (elle a préféré conserver l’anonymat), 42 ans, est plus circonspecte. « Autour de moi, la petite phrase “Ils l’ont bien cherché”, en référence aux journalistes assassinés, je l’ai entendue dans la bouche d’élèves, mais aussi d’adultes », regrette-t-elle. Ces contestations, Aminata Diallo ne les occulte pas. « Elles ont existé, mais pas plus je pense dans le 9-3 qu’à Trappes ou Nanterre… même si c’est le 9-3 qui est aujourd’hui ostracisé. » Dans sa circonscription de Montreuil, « les profs n’ont rien lâché », affirme l’inspectrice. L’émotion a été d’autant plus forte que le dessinateur Tignous y était connu comme parent d’élève.

Par Mattea Battaglia

 

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Cette jeunesse musulmane qui veut quitter la France pour Dubai

Chayma-Haddou

Difficultés à trouver un emploi, stigmatisation liée à leur religion? : de plus en plus de jeunes Français, souvent bac + 5, songent à s’installer à Dubai.

Elle donne rendez-vous au pied des tours de la Défense. Dans ses yeux miroitent celles de Dubai. Chayma Haddou, 31 ans, titulaire d’un master en langues et d’un autre en business et stratégie, a achevé il y a peu un contrat de deux ans dans une grande banque. Elle est partie dans la foulée en repérage dans le Golfe, son « rêve américain ». C’était en janvier, la semaine des attentats. « Quand j’ai vu ça, je me suis dit que ça allait être dur pour nous, les musulmans… Ça m’a donné le cafard. » Dubai est, plus que jamais, une manière de se « fondre dans la masse », mais aussi « d’accélérer sa carrière ». « Ici, on n’a pas le droit d’oser, on n’est pas valorisé. En France, on est issu de l’immigration, alors que là-bas, on a la French touch! On a une double culture avec l’école de la République et pour moi le Maroc à la maison, sur les chaînes de télévision. On est né pour s’adapter. Là-bas, on a le profil idéal.

Pour boucler son projet, Chayma s’est rendue samedi dernier à une journée d’information organisée par l’association Hégire – pour « hijra » ou « exil » en arabe – destinée aux francophones musulmans installés dans le Golfe, 1.300 membres. Le restaurant de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) a fait salle comble : plus de 50 participants. « Depuis quelques mois, de plus en plus de jeunes nous contactent, confirme Khaled Boudemagh, responsable de la structure. On sent un ras-le-bol sur la discrimination, la stigmatisation. A Dubai, il y a moins de pression. On ne vit pas caché, et on pratique beaucoup plus librement notre religion. »

«Ce désir d’ailleurs diffère de l’alya des Juifs qui mettent le cap vers Israël. Il illustre surtout les doutes d’une génération balançant entre deux rives»

Fuir une conjoncture économique difficile et un climat tendu, briser le plafond de verre… Ce désir d’ailleurs diffère de l’alya des Juifs qui mettent le cap vers Israël. Il illustre surtout les doutes d’une génération balançant entre deux rives. En bons enfants de la mondialisation, ces bac +5, diplômés d’écoles de commerce ou d’ingénieurs, rêvent d’en faire un pont. Les pays anglo-saxons ne les intéressent guère ; leurs regards se tournent naturellement vers les Émirats arabes unis et notamment Dubai, qui accueille 15.000 Français, ou vers le Qatar, en plein essor économique.

« Avoir deux cultures peut être un levier »

Calepin en main, Chayma ne perd pas une miette de la discussion. Sa feuille de route est millimétrée : quitter Sevran (Seine-Saint-Denis), se faire embaucher sur place par une société idéalement française, mettre de l’argent de côté et revenir pour créer son entreprise, afin de « remercier ». « La France m’a éduquée. Je veux apporter ma pierre à l’édifice, prouver que la République a fait quelque chose de ses enfants issus de l’immigration. Les petits sont très négatifs. Il faut leur donner envie de rêver, leur montrer qu’on peut être maghrébin et réussir! »

A la table d’à côté, Mohammed, 24 ans, originaire de Roubaix (Nord), fraîchement diplômé d’une école d’ingénieurs, conte les remarques entendues pendant ses stages. « Tu jeûnes? T’es un extrémiste! », « Salut couscous »… Passé l’humiliation, son envie de réussir ne s’est pas estompée. Au contraire. « Petit, je n’ai pas toujours mangé à ma faim… Dubai, c’est mon objectif. Les salaires sont doubles ou triples! » Diplômé d’une école de commerce grenobloise, embauché dans un grand cabinet de conseil, Abdelkarim confirme : « La gueule de l’emploi, ça existe. Il y a de la méfiance vis-à-vis des communautés, la vie est lourde. Je veux partir pour changer d’air. » Prochaine étape, des vacances en immersion, puis démarcher sur des salons professionnels. « J’ai une culture française et une seconde culture maghrébine, tunisienne, confie le jeune homme de 25 ans. Je pense que ça peut être un levier. »

«Comptez au moins 700 euros par mois pour une chambre en colocation et n’acceptez pas de salaires trop bas»

Chayma, Mohammed et Abdelkarim mettront néanmoins les voiles en connaissance de cause : Khaled Boudemagh ne laisse fermenter aucune illusion sur la vie chère, l’absence de sécurité de l’emploi, la concurrence internationale, le fantasme de l’eldorado. « Comptez au moins 700 euros par mois pour une chambre en colocation et n’acceptez pas de salaires trop bas », en dessous de 2.000 euros net. En creux apparaissent aussi des interrogations sur la prière, le port du voile ou la barbe en entreprise. « Vous serez déçus si vous cherchez une pratique très rigoureuse, prévient Samy, trentenaire expatrié à Dubai. Même s’il y a des mosquées partout et qu’on ne travaille pas le jour de l’Aïd. De plus, les entreprises françaises sur place adoptent la même politique que dans l’Hexagone. » Mohammed l’a compris : Dubai n’est pas un « paradis islamique ». Qu’importe, il compte n’y faire qu’un passage. « Je suis parti en Turquie sept mois. Au bout d’un moment, j’ai eu envie de rentrer chez moi, la France. C’est important, le rapport au sol. »

Camille Neveux

Le Journal du Dimanche

15 mars 2015  |  Mise à jour le 16 mars 2015

Pour en savoir plus : http://www.lejdd.fr/

La place croissante de l’islam en banlieue

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Voilà un constat qui va déranger. Dans les tours de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), les deux villes emblématiques de la crise des banlieues depuis les émeutes de l’automne 2005, la République, ce principe collectif censé organiser la vie sociale, est un concept lointain. Ce qui « fait société » ? L’islam d’abord. Un islam du quotidien, familial, banal le plus souvent, qui fournit repères collectifs, morale individuelle, lien social, là où la République a multiplié les promesses sans les tenir.

La croyance religieuse plus structurante que la croyance républicaine, donc. Vingt-cinq ans après avoir publié une enquête référence sur la naissance de l’islam en France – intitulée Les Banlieues de l’islam (Seuil) -, le politologue Gilles Kepel, accompagné de cinq chercheurs, est retourné dans les cités populaires de Seine-Saint-Denis pour comprendre la crise des quartiers.

Six ans après les émeutes causées par la mort de deux adolescents, en octobre 2005, son équipe a partagé le thé dans les appartements des deux villes, accompagné les mères de famille à la sortie des écoles, rencontré les chefs d’entreprise, les enseignants, les élus, pour raconter le destin de cette « Banlieue de la République » – c’est le titre de l’enquête, complexe et passionnante, publiée par l’Institut Montaigne.

Le sentiment de mise à l’écart a favorisé une « intensification » des pratiques religieuses, constate Gilles Kepel. Les indices en sont multiples. Une fréquentation des mosquées beaucoup plus régulière – les deux villes (60 000 habitants au total) comptent une dizaine de mosquées, aux profils extrêmement variés, pouvant accueillir jusqu’à 12 000 fidèles. Une pratique du ramadan presque systématique pour les hommes. Une conception extensible du halal, enfin, qui instaure une frontière morale entre ce qui est interdit et ce qui est autorisé, ligne de fracture valable pour les choix les plus intimes jusqu’à la vie sociale.

Les chercheurs prennent l’exemple des cantines scolaires, très peu fréquentées à Clichy en particulier. Un problème de coût évidemment pour les familles les plus pauvres. Mais la raison fondamentale tient au respect du halal. Les premières générations d’immigrés y avaient inscrit leurs enfants, leur demandant simplement de ne pas manger de porc. Une partie de leurs enfants, devenus parents à leur tour, préfère éviter les cantines pour leur propre descendance parce que celles-ci ne proposent pas de halal. Un facteur d’éloignement préoccupant pour Gilles Kepel : « Apprendre à manger, ensemble, à la table de l’école est l’un des modes d’apprentissage de la convivialité future à la table de la République. »

Car le mouvement de « réislamisation culturelle » de la fin des années 1990 a été particulièrement marqué à Clichy et à Montfermeil. Sur les ruines causées par les trafics de drogue dure, dans un contexte d’effondrement du communisme municipal, face à la multiplication des incivilités et des violences, les missionnaires du Tabligh (le plus important mouvement piétiste de l’islam), en particulier, ont contribué à redonner un cadre collectif. Et participé à la lutte contre l’héroïne, dans les années 1990, là où la police avait échoué. Ce combat contre les drogues dures – remplacées en partie par les trafics de cannabis – a offert une « légitimité sociale, spirituelle et rédemptrice » à l’islam – même si la victoire contre l’héroïne est, en réalité, largement venue des politiques sanitaires.

L’islam a aussi et surtout fourni une « compensation » au sentiment d’indignité sociale, politique et économique. C’est la thèse centrale de Gilles Kepel, convaincu que cette « piété exacerbée » est un symptôme de la crise des banlieues, pas sa cause. Comme si l’islam s’était développé en l’absence de la République, plus qu’en opposition. Comme si les valeurs de l’islam avaient rempli le vide laissé par les valeurs républicaines.

Comment croire encore, en effet, en la République ? Plus qu’une recherche sur l’islam, l’étude de Gilles Kepel est une plongée dans les interstices et les failles des politiques publiques en direction des quartiers sensibles… Avec un bilan médiocre : le territoire souffre toujours d’une mise à l’écart durable, illustrée ces dernières semaines par l’épidémie de tuberculose, maladie d’un autre siècle, dans le quartier du Chêne-Pointu, à Clichy, ghetto de pauvres et d’immigrés face auquel les pouvoirs publics restent désarmés (Le Monde du 29 septembre). Illustrée depuis des années par un taux de chômage très élevé, un niveau de pauvreté sans équivalent en Ile-de-France et un échec scolaire massif.
Clichy-Montfermeil forme une société fragile, fragmentée, déstructurée. Où l’on compte des réussites individuelles parfois brillantes et des parcours de résilience exemplaires, mais où l’échec scolaire et l’orientation précoce vers l’enseignement professionnel sont la norme.

« Porteuse d’espoirs immenses,

l’école est pourtant aussi l’objet des ressentiments les plus profonds », constatent les chercheurs. Au point que « la figure la plus détestée par bon nombre de jeunes est celle de la conseillère d’orientation à la fin du collège – loin devant les policiers ».

Et pourtant, les pouvoirs publics n’ont pas ménagé leurs efforts. Des centaines de millions d’euros investis dans la rénovation urbaine pour détruire les tours les plus anciennes et reconstruire des quartiers entiers. Depuis deux ans, les grues ont poussé un peu partout et les chantiers se sont multipliés – invalidant les discours trop faciles sur l’abandon de l’Etat. Ici, une école reconstruite, là, un immeuble dégradé transformé en résidence. Un commissariat neuf, aussi, dont la construction a été plébiscitée par les habitants – parce qu’il incarnait l’espoir d’une politique de sécurité de proximité.
Le problème, montre Gilles Kepel, c’est que l’Etat bâtisseur ne suffit pas. Les tours ont été rasées pour certaines, rénovées pour d’autres, mais l’Etat social, lui, reste insuffisant. La politique de l’emploi, incohérente, ne permet pas de raccrocher les wagons de chômeurs. Les transports publics restent notoirement insuffisants et empêchent la jeunesse des deux villes de profiter de la dynamique économique du reste de la Seine-Saint-Denis. Plus délicat encore, la prise en charge des jeunes enfants n’est pas adaptée, en particulier pour les familles débarquant d’Afrique subsaharienne et élevés avec des modèles culturels très éloignés des pratiques occidentales.

Que faire alors ? Réorienter les politiques publiques vers l’éducation, la petite enfance, d’abord, pour donner à la jeunesse de quoi s’intégrer économiquement et socialement. Faire confiance, ensuite, aux élites locales de la diversité en leur permettant d’accéder aux responsabilités pour avoir, demain, des maires, des députés, des hauts fonctionnaires musulmans et républicains. Car, dans ce tableau sombre, le chercheur perçoit l’éveil d’une classe moyenne, de chefs d’entreprise, de jeunes diplômés, de militants associatifs, désireuse de peser dans la vie publique, soucieuse de concilier identité musulmane et appartenance républicaine.

Par Luc Bronner

Pour en savoir plus : http://www.fait-religieux.com

Entreprises et religion : «Souvent, le management fait face à des salariés demandeurs de solutions»

Depuis trois ans, l’Observatoire du fait religieux en entreprise – développé en partenariat avec SciencesPo Rennes, l’Institut sur l’égalité des chances de Ranstad et le Centre de recherche de l’action politique en Europe – interroge près de 1500 personnes sur la question du fait religieux dans le monde du travail. Trois populations sont visées : les cadres des ressources humaines, les managers et des salariés sans responsabilité.

Est-ce que la question du fait religieux est très présente dans l’entreprise ?

Oui, elle fait partie du quotidien de nombreuses entreprises. Nous le voyons dans les enquêtes réalisées par l’observatoire ces deux dernières années. Près de 12% des personnes interrogées en 2014 sont confrontées de manière quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle au fait religieux au travail. Près de 32% le sont de manière régulière, et presque 56% ne le sont jamais ou moins d’une fois par an. Il n’y a pas d’augmentation globale. La différence est que nous constatons une augmentation du nombre de cas bloquants et conflictuels. En 2013, le nombre de cas aboutissant à un blocage était de 6%, en 2014, il atteint 10%. Mais, il faut être vigilant. Derrière ces données se cachent de grandes disparités : dans certaines zones, par exemple en Seine-Saint-Denis, certaines entreprises et certains managers sont confrontés de manière quotidienne à des faits religieux qu’ils ont de plus en plus de mal à gérer ; en Vendée, c’est beaucoup moins le cas.

Comment se manifestent les démonstrations religieuses en entreprise ?

Les plus courantes correspondent à des demandes personnelles et isolées du type «Comment puis-je articuler ma pratique professionnelle et ma pratique religieuse?». En général, il s’agit de demandes ponctuelles d’absence pour participer à une cérémonie, le port d’un signe, etc. Cela représentent 94 % des faits recensés ; ils sont gérés par le management de proximité sans trop de difficultés. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de conflits, mais ces cas n’appellent pas un management spécifique. Ils sont réglés par la discussion, surtout lorsque les encadrants ne se focalisent pas sur la dimension religieuse et arrivent à les traiter comme des comportements individuels. Plus rares, en revanche, sont les faits qui ont une dimension politique. Le salarié demande alors à l’entreprise d’organiser le travail en prenant explicitement en compte sa pratique. Il cherche à imposer au fonctionnement de l’organisation et/ou aux comportements de ses collègues, la contrainte religieuse. Exemple: il peut faire pression sur le management pour que le ramadan soit officiellement pris en compte, pour que la direction accepte que des salariés puissent refuser des tâches ou de travailler avec ou sous les ordres d’une femme pour des motifs religieux, que les plannings soient adaptés aux contraintes de prière. Ce peut être aussi d’imposer des menus confessionnels au restaurant d’entreprise, de demander la mise en place d’un lieu de prière ou de faire pression sur des personnes pour qu’elles adoptent un comportement religieux, par exemple en participant à une prière collective. Ces derniers faits restent très minoritaires, mais nous constatons une augmentation. Le port de signes ostentatoires ne caractérise que 10 % des situations.

Comment les entreprises répondent-elles à ces demandes ?

Dans la plupart des cas, le management fait face à des salariés qui ne sont pas revendicatifs, mais simplement demandeurs de solutions. L’acceptabilité des demandes n’est pas la même. Par exemple, il est largement admis (82% des réponses positives) et légitime aux yeux de la majorité qu’un salarié fasse une demande d’absence pour assister à une fête religieuse. En revanche, pour 89% des personnes interrogées, il est inacceptable de refuser de réaliser des tâches pour motifs religieux, et pour la très grande majorité des répondants, on ne peut pas prier pendant le temps de travail. Parfois le management est confronté à des comportements plus radicaux. Il convient de noter que ces comportements radicaux se concentrent dans quelques entreprises. Dans ces sites, la situation s’est très fortement dégradée et les managers sont souvent en grande difficulté, faute de soutien de leur direction générale, de politique claire de l’entreprise et surtout de cadre juridique clair. C’est bien là, le problème.

 

Par Fanny Guinochet, Journaliste

Pour en savoir plus : http://www.lopinion.fr