Mohammed et la naissance de l’islam

Ramadan

Le ramadan a débuté ce jeudi 18 juin. Ce mois de jeûne marque le début de la révélation du Coran au Prophète. L’occasion de rappeler qui était Mohammed et les circonstances qui ont mené à la naissance de la religion musulmane. (Par Jacqueline Chabbi, historienne arabisante et professeur honoraire des universités.)

De Mohammed, Prophète de l’islam, n’existe pas le moindre document d’époque. Il est très peu présent sous son nom dans le texte du Coran (3, 144 ; 33, 40 ; 47, 2 ; 48, 29 ; 61, 6). Par contre, on ne peut douter de sa généalogie tribale : celle des Hachémites de la tribu des Quraysh qui occupaient la cité de La Mecque au début du VIIe siècle. La pertinence historique de cette piste généalogique s’appuie sur les querelles de pouvoir qui ont déchiré l’islam pendant plus d’un siècle et demi. L’ascendance mecquoise des protagonistes ne fait aucun doute, puisque ces conflits se déroulent hors d’Arabie au vu et au su de tous. Parmi les rivaux qui s’affrontent figurent des descendants directs des deux petits-fils de Mohammed. Ceux de la branche collatérale des Abbasides accèdent au califat en 750 en écartant tous leurs rivaux. Tout le reste est à peu près problématique et doit être soumis à l’examen d’une critique rigoureuse des textes.

Quelle lecture ?

Pourtant à première vue, ce n’était pas ce à quoi on pouvait s’attendre étant donné l’abondance des sources musulmanes médiévales qui ont traité du Prophète de l’islam. Celles dites de la sîra, la « vie » du Prophète, sont les plus anciennes. Datant de la fin du VIIIe siècle et du début du suivant, elles délivrent une foule de faits et de détails sur la vie de Mohammed, de sa naissance à sa mort, ainsi que sur les circonstances de l’émergence de l’islam. Mais cette surabondance est trompeuse. Elle met sur le même plan les êtres surnaturels et les hommes, à commencer par Gabriel, le plus célèbre. Cette figure angélique est pourtant quasiment absente dans le Coran (2, 97-98 et 66, 4). C’est dire que la sîra relève de ce qu’on peut appeler une « histoire sacrée ». L’exégèse du texte coranique un peu plus tardive, comme celle de l’Iranien Tabarî (mort en 920), va évidemment dans le même sens. De ce que relate cette histoire bavarde et prolixe, il ne reste presque rien si on en revient au texte même du Coran, sinon le fait que Mohammed aurait été orphelin, yatîm (93, 6), et que ses jeunes années auraient été difficiles. Mais son Seigneur, Rabb, a pu « alléger son fardeau » et relever son crédit parmi les siens (94, 2- 4). C’est à peu près tout ce que l’on saura de personnel.

Le milieu d’origine

Il reste alors à trouver d’autres voies d’approche pour tenter de découvrir ce qu’a été l’émergence de l’islam en son temps. Un lieu, La Mecque en Arabie occidentale, située à mi-distance, tant du nord que du sud de la péninsule, soit plus d’un mois de marche au pas des caravanes. Notons d’emblée que la cité enserrée dans les hauts reliefs volcaniques qui bordent la mer Rouge se trouve à l’écart de la grande voie de communication qui remonte du Yémen. Au contraire, Médine se trouve sur le grand axe transarabique, l’ancienne Route de l’Encens. Cette grande oasis sera la cité d’exil de Mohammed à partir de 622 (date présumée) lorsqu’il sera banni par les siens (2, 191). Autre caratéristique à relever, La Mecque n’est pas une oasis. Elle doit trouver son approvisionnement à l’extérieur, notamment dans la montagne de Taëf à une soixantaine de kilomètres. La cité, déjà connue de Ptolémée au IIe siècle, naît de la découverte inopinée d’un point d’eau. L’actuel puits de Zemzem se trouve à la confluence surbaissée de plusieurs vallées sèches. De là vient sa sacralité, qui existait déjà dans le paganisme. La Ka’ba, contiguë au point d’eau, est porteuse en ses murs de pierres sacrées dont subsistent aujourd’hui la Pierre Noire à l’est et la Pierre Bienheureuse au sud. L’édifice faisait l’objet d’un culte bétylique qui se caractérisait par les tournées qui ont été conservées dans le pèlerinage musulman actuel.

L’inspiration mecquoise

Mohammed est donc un homme dans une tribu. Il va dire recevoir une inspiration divine pour avertir les siens d’un destin funeste s’ils ne réforment pas leur conduite – de moins en moins partageuse avec les faibles du groupe – et s’ils ne rendent pas un culte préférentiel au Seigneur divin qui protège la cité à la fois de la famine et des attaques de tribus hostiles (106, 3, 4). L’inspiré mecquois endosse alors un rôle qui pouvait être celui des devins locaux. Il se fait « l’avertisseur » de sa tribu (26, 214). C’est le statut qu’il garde tout au long de la période mecquoise portant aux siens la parole qu’il dit descendue sur lui, tanzîl, image qui reprend celle de la pluie tombant sur une terre desséchée pour la revivifier (15, 22). Récepteur de cette parole entendue, il a charge de la « transmettre fidèlement » aux siens. C’est le sens précis du mot arabe qur’ân qui s’étend ensuite à l’ensemble des paroles révélées pour donner le nom propre dont nous avons fait le Coran.
Envers et contre tous, Mohammed n’aura de cesse de remplir cette mission. Pourtant d’emblée, les Mecquois lui sont hostiles, le disant possédé par un djinn maléfique, madjnûn (52, 29). La réplique coranique va entraîner l’inspiré sur un terrain inattendu dans le monde tribal arabique qui était le sien, celui de l’appropriation d’une thématique allogène qui appartient au champ biblique.

On a beaucoup épilogué sur les emprunts du Coran au corpus biblique au point de ne voir parfois en lui qu’un sous-produit des corpus sacrés antérieurs. C’est oublier que tous les textes sacrés ont été emprunteurs, à commencer justement par la Bible. Les spécialistes des Antiquités du Proche et du Moyen Orient ont pu montrer tout ce qu’elle devait à la mythologie de Babylone ou à celle d’Ougarit. La thématique empruntée du Coran ne s’identifie pas d’abord en tant que telle. Elle s’introduit dans le discours pour soutenir l’argumentation contre les détracteurs qui sont menacés de la violence divine. C’est l’entrée en scène du Jugement de la tribu à la suite de l’écroulement de son monde. Des cataclysmes font voler les montagnes, qui sont le symbole même de la stabilité sur Terre, comme des flocons de laine. La courte sourate 101, l’une des premières à inaugurer cette thématique, est tout à fait caractéristique à cet égard. Les hommes dont les actions solidaires envers les faibles de la tribu ne sont pas assez nombreuses seront relégués dans un lieu de feu, séparés de leur groupe qui du coup va péricliter. Il ne s’agit pas d’un feu de flamme, comme on l’imaginera dans les exégèses postérieures, mais du feu solaire d’un désert brûlant où on souffre de la soif et où on mange comme les chameaux (88, 6 et 47, 12 – reprise médinoise).

Une coranisation des craintes

L’emprunt à l’eschatologie du châtiment est certes biblique, mais l’imagerie coranique qui se met en place est locale. On est dans un processus de coranisation qui met en scène les terreurs du sédentaire d’Arabie face à un retour forcé dans un désert terrifiant. Le Coran fait ainsi écho à la hantise locale de la dislocation des groupes de parenté. Il faut souligner en effet que la parole coranique s’adresse avant tout à des sédentaires (28, 59). Les nomades, a’râb, ne sont évoqués qu’en fin de période médinoise pour déplorer leur manque de fiabilité dans les alliances car, en grands pragmatiques, ils ne suivent que leur intérêt du moment (9, 120).

Le récit majeur de la période mecquoise est celui qui oppose la figure de Moïse à un Pharaon campé dans un rôle de tyran terrestre. Cherchant à s’égaler à Dieu, Pharaon est vaincu par la puissance insurpassable du divin (43, 51 et 40, 36). Mais rien n’y fait. La tribu mecquoise demeure sourde à tous les arguments que déploie le Coran pour la convaincre, qu’il s’agisse de donner à considérer les signes, ayât, de Dieu à travers sa Création, khalq, celle de l’homme et celle du monde créé (87, 2-5), ou encore qu’il s’agisse de donner à faire désirer les délices du paradis à travers la thématique (uniquement mecquoise) des houris (56, 22-23). Avant d’être banni de son clan par celui qui serait l’un de ses oncles – qui est maudit dans le Coran (111) – Mohammed est accusé de se faire dicter par un étranger à la tribu les récits saugrenus qu’il débite (16, 102-103).

La politique à Médine

La période médinoise va être d’une tout autre teneur. Délié de ses obligations de solidarité vis-à-vis des siens, Mohammed va pouvoir entrer dans l’action contre eux. Mais il ne faudrait pas se méprendre. Il ne s’agira pas de les anéantir, mais de les rallier. Les combats engagés – sous la forme traditionnelle des razzias tribales – ne le seront qu’à cette fin. Ils ne seront que le prélude à une négociation. À peine deux ans avant la mort en 632 de l’exilé, désormais reconnu comme prophète, elle aboutit à la prise de contrôle par Mohammed de sa ville d’origine. Sa mission première aura été remplie. La structure de pouvoir qui se met alors en place est celle d’une confédération tribale classique et non pas l’Ètat musulman primordial que l’on fantasme après coup. Il reste que l’installation de Mohammed à Médine va le confronter à une situation pour lui totalement inattendue, celle de sa rencontre avec les tribus juives locales avec leurs maîtres, ahbâr, et leurs rabbins, rabbâniyyûn (5, 63 ; 9, 34).  À La Mecque, la parole coranique ne s’était pas contentée d’emprunter une thématique d’origine biblique. Comme caution d’authenticité, elle en référait aussi aux  « Fils d’Israël ». Présentés comme les descendants du peuple de Moïse, ils étaient donnés comme confirmant, face à la tribu mecquoise dénégatrice, l’authenticité de la révélation reçue par Mohammed (26, 197 ; 10, 94).

Il va sans dire que cet israélisme mecquois se situe totalement dans l’imaginaire. La situation va évidemment être tout autre à Médine. Selon l’historiographie postérieure, cette grande oasis agricole aurait abrité cinq tribus. Trois d’entre elles auraient été juives. Installées sur place de longue date, elles étaient partie prenante dans les alliances qui géraient la coexistence entre les différents groupes tribaux. Le conflit va éclater immédiatement entre le nouveau venu et les représentants des juifs médinois. La situation était cette fois sans issue, car le problème idéologique ne pouvait se laisser résoudre par une proposition de compromis. Après des tentatives initiales de dialogue (29, 46 ; 16, 125), le Coran entre dans une polémique qui ne cesse de s’envenimer. Elle s’accompagne de malédictions et d’insultes. L’issue sera dramatique pour ces tribus. Deux d’entre elles seront bannies de la cité. Les hommes de la troisième tribu, qui aurait été la plus puissante, sont exécutés, les femmes et les enfants étant (selon l’historiographie) réduits en esclavage (33, 26). Mais cela se serait fait au nom d’une trahison tribale réelle ou présumée, donc pour un motif de pure politique tribale, et non du fait de l’opposition des juifs médinois au Coran, ce qui aurait été inconcevable à l’époque.

 

> Le Coran et la violence :

Il ne faut jamais oublier que le Coran a d’abord été un texte de paroles qui comportait des échanges violents, insultes et moqueries de part et d’autre. Certaines touchent Mohammed lui-même comme 108, 2, en période mecquoise et 63, 8, en pleine période médinoise. La thématique de la moquerie et de la raillerie est présente tout au long du Coran, qui répond sur le même ton. Mais à la parole ne répond que la parole. C’est Dieu lui-même qui se charge des adversaires de son prophète dans l’eschatologie du Jugement des actes. Ce ne sont en aucun cas des hommes qui s’y autorisent. Le verset 33 de la sourate 5 (« La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager, et qui s’efforcent de semer la corruption sur la terre, c’est qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe opposées, ou qu’ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l’ignominie ici-bas ; et dans l’au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment »), récemment allégué tant par les djihadistes meurtriers que par le grand imam d’Al-Azhar, fait certes s’interroger par sa violence d’apparence d’autant plus qu’il succède au passage qui prohibe le meurtre. Si on prend la peine de remettre le passage en contexte, on s’aperçoit qu’il ne fait que reprendre mot pour mot le propos de Pharaon qui menace ses magiciens qui voudraient se rallier au dieu de Moïse (20, 71 et 7, 124). On est dans la surenchère du discours, pas dans le réel. En présence d’un texte sacré, il ne faut jamais confondre le discours et l’action.

 

> Le Coran et le christianisme :

La tradition historiographique musulmane voit des acteurs chrétiens partout : Mohammed, encore adolescent, rencontre, au sud de la Syrie, le moine Bahira qui le reconnaît comme un futur prophète ; c’est ensuite un prêtre nestorien qui authentifie à La Mecque son inspiration débutante. Le Coran ne laisse rien présumer de cela. Durant la période présumée mecquoise, l’histoire de Marie fait naître un garçon sans nom (19, 19). Jésus n’est alors nommé que dans un passage de la même sourate manifestement interpolé (19, 34). La période médinoise produit quelques récits de consonance chrétienne, par exemple une allusion probable à la Cène (5, 112). Jésus, désormais reconnu comme Fils de Marie, est nommé dans des suites de figures bibliques (4, 163 ; 6, 85 ; 33, 7) ; l’Évangile (au singulier) est dit venir à la suite de la Torah (5, 46) ; Mohammed est annoncé par Jésus sous le nom d’ahmad (61, 6). Mais, selon le Coran, être nazaréen (chrétien) ou judéen (juif), c’est la même chose (2, 135). On peut donc fortement douter qu’il y ait eu un quelconque contact direct avec un christianisme réel et organisé avant la période des conquêtes et la confrontation avec le monde byzantin.

Jacqueline Chabbi – publié le 18/06/2015

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/

 

Quelles sont les différences entre les pâques juives et chrétiennes ?

paques

A l’approche des célébrations pascales, tant chez les Juifs que chez les Chrétiens, il n’est pas inutile de dire un mot de la divergence d’interprétation de cette fête chez les uns et chez les autres. Le récit vétéro-testamentaire de l’Exode est univoque mais les adeptes de l’Eglise primitive, tout juifs qu’ils étaient, l’ont interprété dans un autre sens, celui de la Résurrection tout en s’appuyant sur des versets prophétiques. Donc en restant dans le cadre juif, quoique non rabbinique.

L’Exode, d’une part, tel que le relate la Bible hébraïque, et la Résurrection de Jésus, telle qu’elle se lit dans les Evangiles, d’autre part, sont des événements majeurs de l’Histoire sainte. En termes de sociologie religieuse, on pourrait, avec tout le respect nécessaire à l’adresse des fidèles des deux religions, parler de « mythes fondateurs » qui gisent à la base même de la foi. Comme le recommandait Ernest Renan dans son Histoire des origines du christianisme, il ne sert à rien de bannir la légende puisqu’elle est la forme que revêt nécessairement la foi de l’humanité.

Alors que la fête juive de Pâque, Pessah, renvoie à un épisode biblique unique, la sortie d’Egypte, la tradition juive et la tradition chrétienne en font des lectures très différentes. Chacune voit dans cette célébration pascale un épisode crucial de son vécu religieux.

Résumons brièvement les récits bibliques tels qu’ils se lisent dans le second livre de Moïse qui a d’ailleurs donné son nom à cet Exode d’Egypte: après sa révélation à Abraham, Dieu lui promet une innombrable descendance qui sera réduite à l’esclavage en Egypte mais qui ressortira renforcée de l’épreuve. Aguerris par une épuisante traversée du désert, ces enfants d’Israël hériteront de la Terre promise où ils pourront couler des jours heureux…

Cette vision idyllique de l’histoire de l’Israël ancien est conforme à la vocation de la Bible qui n’est pas un livre d’histoire mais défend plutôt une conception théologique du devenir historique. Cela s’appelle une téléologie, du terme grec telos qui renvoie dans le contexte judéo-chrétien à un dessein divin, conçu avant même la création de l’univers. Pour quelles raisons la Providence divine a-t-elle choisi de précipiter les Hébreux dans le creuset égyptien pour les en extraire après quelques siècles de souffrances, on ne le saura jamais.

Mais si nous adoptons une approche anthropologique et sociologique, l’explication suivante s’impose à l’esprit : l’Egypte ancienne, bien que dépourvue de toute tradition esclavagiste antérieure, est considérée ici comme la quintessence de l’impureté, une sorte de laminoir impitoyable, un creuset apte à contribuer à la fondation de l’ancien l’Israël ; le moule implacablement sélectif de l’esclavage fera émerger une nation nouvelle qui s’est donné une langue, forgé une destinée et construit une vision de l’univers. Le cadre de l’histoire sainte est désormais tracé : un peuple, Israël, une foi, le monothéisme, et une patrie, la Terre promise.

La pédagogie du livre de l’Exode consiste dans l’émergence d’une conscience nationale chez un peuple d’anciens esclaves, soudés par la souffrance.

Aujourd’hui, les historiens s’accordent sur l’existence d’un exode progressif mais ne reprennent pas en tout point les récits bibliques. L’intention fondamentale des rédacteurs bibliques est transparente : faire de l’Exode l’événement national fondamental du peuple d’Israël, sa première apparition sur la scène de l’histoire universelle. En somme, un peuple ayant chèrement acquis sa liberté et qui, désormais, se pose en s’opposant. On voit ici aussi la tension polaire existant entre la mémoire du peuple qui interprète de manière spécifique les événements fondateurs de son histoire, et l’Histoire universelle proprement dite, censée garder trace de ce qui s’est vraiment passé… Nous sommes en présence de la sempiternelle opposition entre la mémoire et l’Histoire.

Or, ce filtre de la conscience religieuse se confond avec le regard que nous portons sur les faits : il fonde une identité qui forme à son tour une opinion. Marguerite Yourcenar écrivait en substance dans les Mémoires d’Hadrien que le passé est le souvenir que les événements anciens laissent dans notre mémoire.

Comme chacun sait, le nom de la fête de Pessah, proviendrait, selon l’étymologie biblique qui est populaire et non savante, d’un verbe signifiant passer, surmonter, enjamber. Dieu a enjambé les demeures des fils d’Israël afin de leur épargner les plaies qui se sont abattues sur les Egyptiens. Au plan symbolique que je veux privilégier, ce serait donc un rituel de passage d’un état à un autre, de l’esclavage à la liberté, en l’occurrence. D’où la traduction anglaise de Pâque par pass over (Passover).

Le texte biblique parle du sacrifice pascal offert à Dieu. La tradition juive a donc mis cette fête du sacrifice en relation avec la sortie d’Egypte, afin de lui fournir un enracinement de premier ordre dans l’histoire d’Israël. On peut discerner derrière ce rite la pratique d’un peuple de pasteurs qui marquent l’avènement du printemps par un grand rassemblement autour d’un repas professionnel, sacralisé par la suite en repas communiel… Dès lors, la tradition juive ultérieure a fait de la sortie d’Egypte l’acte de naissance du peuple d’Israël en tant que tel, un peuple qui brisa les chaînes de l’esclavage, se fraya un chemin vers son Dieu à travers un lieu aussi inhospitalier que le désert et finit par recevoir le Décalogue dont il fit don à l’humanité.

Après la Passion, l’Eglise primitive, qui ne comptait alors en son sein que des juifs profondément enracinés dans la tradition ancestrale, revisita son histoire dans laquelle elle projeta son vécu religieux immédiat.

Or, ce qu’elle venait de vivre, à savoir la crucifixion, c’est-à-dire un véritable drame, ne pouvait sonner le glas de son espérance : si les sources juives anciennes avaient relié le sacrifice pascal à la sortie d’Egypte eu égard au caractère fondateur de cet événement, les judéo-chrétiens, c’est-à-dire l’Eglise encore juive, pouvait, elle aussi, décider de puiser dans son nouveau terreau un autre événement, tout aussi important aux yeux du judaïsme ancien, la Résurrection. Ces hommes ne pouvaient se résoudre à la disparition de leur rêve. Vu la proximité de la fête de Pâque et la terrible déception qui s’était abattue sur les Apôtres et les disciples, la fête prenait une autre dimension et devenait celle de la Résurrection et Jésus, l’agneau pascal, l’objet même du sacrifice.

Ce qui est frappant, ce n’est pas tant la profonde divergence des interprétations d’un même événement ou d’une même solennité par deux traditions devenues différentes, que le fait suivant : les adeptes de l’Eglise naissante ont puisé, encore et toujours, dans le terreau du judaïsme, le leur, celui qui les a toujours nourris, pour procéder à cette substitution.

Il existe dans le livre du prophète Osée un passage très expressif qui contient tous les ingrédients de la Résurrection, telle que les Evangiles la conçoivent au sujet de Jésus. Osée (6 ;2) exhorte au retour vers Dieu et s’écrie: « Il nous fera revivre après deux jours; au troisième jour il nous ressuscitera et nous revivrons devant lui… »

Comme la communauté de Jérusalem baignait dans un environnement exclusivement juif et que des hommes tels que Jacques étaient de fins lettrés, est-il concevable que ces juifs profondément religieux aient ignoré un tel verset prophétique ? Or le verset d’Osée commence par évoquer les blessures subies et que Dieu vient justement guérir…

Tout ceci montre bien que cette idée de Résurrection a germé dans un terreau juif dont Jésus est le produit ; mais nous voyons aussi ce qui sépare l’histoire de la mémoire : là où les juifs, demeurés fidèles à l’enseignement de la synagogue ne retenaient de la Pâque que la sortie d’Egypte, en somme la fête de la liberté et l’abolition de l’esclavage, d’autres juifs, désireux de renouveler leur religion par l’intermédiaire de Jésus, jugent que sa crucifixion a nécessairement un sens, qu’elle avait été voulue par Dieu afin de rédimer une humanité pécheresse… C’est un total déplacement de sens, un changement absolu de perspective.

Dans le sillage de Philo d’Alexandrie, l’exégèse patristique est allée dans la même direction en allégorisant la prescription majeure de la fête pascale : la consommation de pain azyme qu’elle interprète comme une exhortation à la modestie et à l’humilité. Alors que le pain levé, couramment consommé, évoque un cœur humain gonflé d’orgueil. Quant à l’Egypte ancienne transformée en berceau de l’esclavage, Philo d’Alexandrie nous invite à n’y voir que l’allégorie d’un espace dénué de spiritualité et d’amour du prochain.

Car, au fond, n’est-ce pas là le véritable enseignement de cette double célébration de la Pâque ? Même un pasteur luthérien comme J. G. Herder relevait que « notre humanité n’est qu’un état transitoire, le bouton d’une fleur qui doit éclore et aboutir à une sorte d’humanité divine… » Tel devrait être l’enseignement éthique de la commémoration de la Pâque, juive et chrétienne : l’abolition de toutes formes d’esclavage, le bannissement de la souffrance et la foi en un avenir meilleur, c’est-à-dire une sorte de résurrection. Herder écrivait aussi que le plus beau rêve de la vie future est que nous jouirons, un jour, dans une humanité fraternelle, du commerce de tous les sages, de tous les justes… Quand on veut préserver son être de l’oubli éternel, on recourt à la résurrection.

Et Ernest Renan lui fit écho en expliquant que la résurrection pourrait être entendue comme la poursuite de la vie dans le cœur de ceux qui vous aiment.

Mais je voudrais laisser le dernier mot à ce grand philosophe allemand, Franz Rosenzweig, mort en 1929 et auteur de l’Etoile de la rédemption où écrivait en conclusion ceci :

Devant Dieu, tous deux, Juif et Chrétien, sont par conséquent des ouvriers travaillant à la même œuvre. Il ne peut se priver d’aucun des deux. Entre eux, il a de tout temps posé une inimitié et néanmoins, il les a liés ensemble dans la réciprocité la plus étroite. Tel est le vrai message de Pessah et de Pâques.

Maurice-Ruben Hayoun Headshot

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Islam de France : pourquoi il faut prendre exemple sur le consistoire de Napoléon

Napoléon-Cazeneuve

Bernard Cazeneuve a annoncé ce mercredi la mise en place d’une «instance de dialogue» avec les communautés musulmanes. Louis Manaranche rappelle comment Napoléon avait réussi à organiser le judaïsme en France.

12 ans après la création solennelle et médiatisée du CFCM revient le serpent de mer de l’organisation par la République d’un islam français. Nombreux sont ceux qui, échaudés par le bilan mitigé du CFCM, sont d’avance convaincus que cette initiative est vouée à l’échec. La France possède pourtant une très ancienne tradition d’organisation des religions.

Une période phare vient spontanément à l’esprit : celle du Concordat de 1801, signé par Bonaparte et le pape Pie VII. L’importance de ce compromis entre le Saint-Siège et la France, après la violence des persécutions anticléricales et de la déchristianisation révolutionnaires, a néanmoins fait un peu oublier les organisations données aux deux autres religions dites concordataires : le protestantisme et le judaïsme. Ce dernier constitue un cas à part. Ce n’est qu’en 1806 que commence sa grande réforme. Napoléon Ier convoque alors une «Assemblée des notables» juifs, nommés par les préfets, à qui il soumet douze questions:

1) Est-il licite aux juifs d’épouser plusieurs femmes?

2) Le divorce est-il permis par la religion juive ? Le divorce est-il valable, sans qu’il soit prononcé par les tribunaux et en vertu de lois contradictoires à celles du code français ?

3) Une juive peut-elle se marier avec un chrétien et une chrétienne avec un juif ?

4) Aux yeux des juifs, les français sont-ils leurs frères ? Ou sont-ils des étrangers ?

5) Dans l’un et l’autre cas, quels sont les rapports que la loi leur prescrit avec les français qui ne sont pas de leur religion ?

6) Les juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? Ont-ils l’obligation de la défendre ? Sont-ils obligés d’obéir aux lois et de suivre toutes les dispositions du Code civil ?

7) Qui nomme les rabbins?

8) Quelle juridiction de police exercent les rabbins parmi les juifs? Quelle police judiciaire exercent-ils parmi eux?

9) Cette forme d’élection, cette juridiction de police sont-elles voulues par leurs lois, ou seulement consacrées par l’usage?

10) Est-il des professions que la loi des juifs leur défende ?

11) La loi des juifs leur défend-elle de faire l’usure à leur frère?

12) Leur défend-elle ou leur permet-elle de faire l’usure aux étrangers ?

Derrière ces douze questions, où se mêlent d’authentiques questions sur la loi de Moïse et des préjugés alors bien établis, est posée la question unique de la compatibilité entre la pratique de la religion juive et les principes du Code civil. Il ne s’agit à aucun moment de demander de préférer la citoyenneté française à l’identité juive, ni même de cantonner la pratique religieuse au strict exercice du culte, niant la dimension sociale de toute religion. Seules le respect de la loi commune et l’amour de la patrie sont exigés. On peut ainsi considérer que l’on a ici affaire à une compréhension de ce que l’on n’appelle pas encore la «laïcité» plus respectueuse de la liberté de conscience et plus efficace que bien des caricatures contemporaines.

Une fois les réponses des notables connues et appréciées positivement par l’Empereur, celui-ci convoque une deuxième assemblée, un «grand Sanhédrin», qui se réunit entre février et mars 1807. Composé de 71 membres, dont deux tiers de rabbins, ce conseil reprend l’antique appellation du tribunal suprême qui siégeait à Jérusalem et qui dut céder une part de son pouvoir judiciaire à l’empereur romain. Par cette double convocation, l’Empereur s’assure qu’une autorité religieuse perçue comme légitime ratifie les déclarations des notables.

Voilà une deuxième leçon de bonne compréhension du fait religieux. Cette légitimation est une condition sine qua non de l’organisation de toute religion. Pour en garantir l’indépendance et l’autorité, il faut que les personnalités qui exercent un magistère traditionnel -qu’il y ait ou non un clergé à proprement parler- soient consultées et honorées. Toute apparence de vassalisation ou d’instrumentalisation est ainsi écartée. Le 9 mars 1807, le Sanhédrin confirme les réponses des notables et les fonde religieusement. En conséquence, ces principes étant établis, paraissent les règlements des 17 mars et 11 décembre 1808 qui instituent un Consistoire autour d’un grand rabbin et de trois laïcs dans chaque département où sont recensés 2000 juifs, ainsi qu’un Consistoire central. Si la méthode et la prudence des autorités impériales sont à remarquer, il convient aussi de souligner les bonnes dispositions d’une figure majeure, celle du rabbin strasbourgeois et chef du Sanhédrin David Sintzheim, dont la formule reste profondément actuelle : «Les ordonnances apprendront aux nations que nos dogmes se concilient avec les lois civiles sur lesquelles nous vivons, et ne nous séparent pas de la Société des hommes.»

Louis Manaranche est agrégé d’histoire et président du laboratoire d’idées Fonder demain. Son livre «Retrouver l’histoire» vient de paraître aux éditions du Cerf.

Pour en savoir plus : http://www.lefigaro.fr

 

Et si on changeait le calendrier des jours fériés ?

Aujourd’hui, il y a douze jours fériés en France. On compte cinq fêtes civiles : le jour de l’an, la fête du travail (1er mai), la capitulation de l’Allemagne nazie (le 8 mai), la fête nationale (le 14 juillet) et l’armistice de la Première Guerre mondiale (le 11 novembre). On dénombre aussi six fêtes religieuses : le lundi de Pâques (le 6 avril en 2015), le jeudi de l’Ascension (14 mai 2015), le lundi de Pentecôte (le 25 mai 2015 qui est désormais un jour non payé), l’Assomption (le 15 août), la Toussaint (le 1er novembre) et Noël (le 25 décembre).

Mais voilà, l’amendement 2992 de la loi Macron envisage de remettre en cause ses sacro-saintes fêtes, comme le souligne le Parisien. Il indique que, dans les départements d’outre-mer, «afin de tenir compte des spécificités culturelles, religieuses et historiques, un arrêté préfectoral peut remplacer des jours fériés – le lundi de Pâques, l’Ascension, le lundi de Pentecôte, l’Assomption, la Toussaint – par un même nombre de jours fériés locaux.» Le rapporteur de la loi a souligné que les fêtes religieuses en France donnaient «un statut légal» uniquement à des fêtes chrétiennes. Eric Ciotti qualifie ce dispositif de «scandale institutionnel» qui remet en cause «l’identité et la culture de notre pays».

En attendant, Libération a pris les devants pour savoir à quoi ressemblerait notre calendrier si on changeait les dates des jours fériés.

SI ON CHOISISSAIT D’AUTRES FÊTES RELIGIEUSES

C’est la députée PS de la Réunion, Ericka Bareigts qui est à l’origine de cet amendement. Une façon de reprendre une des propositions d’Eva Joly. Pendant la campagne de l’élection présidentielle, la candidate écologiste avait proposé de rendre fériées les fêtes de l’Aïd et de Yom Kippour, provoquant une polémique jusque dans son camp.

Yom Kippour, aussi appelé le «jour du Grand Pardon» ou «jour des Expiations», est la fête la plus importante du calendrier hébraïque. Les fidèles juifs sont invités à réparer les fautes commises envers Dieu et envers leurs prochains. C’est un jour marqué par le jeûne. Cette journée rappelle la faute du veau d’or. Après avoir quitté l’Egypte, Moïse se rend sur le mont Sinaï pour recevoir les Tables de la Loi. Pendant ce temps, le peuple hébreu se détourne de Dieu pour adorer une statue en or en forme de veau. Yom Kippour sera célébrée le 22 et 23 septembre 2015.

L’Aïd al-Fitr est la fête musulmane marquant la rupture du jeûne du mois de Ramadan. Les musulmans se rassemblent alors pour faire des prières rituelles festives. Des mets et des boissons sont servis dans les mosquées et dans les maisons. Les enfants reçoivent des sucreries, ce qui explique l’autre nom de l’Aïd : la «fête du sucre». Cette année, elle sera célébrée le 18 juillet.

La fête de la Réformation, fêtée le 31 octobre, commémore un acte traditionnellement considéré comme fondateur du protestantisme. En 1517, le moine Martin Luther affiche, sur les portes de la chapelle du château de Wittenberg en Saxe (Allemagne), ses thèses contre les indulgences.

Divali, la fête des Lumières hindoue, célèbre le retour de Rama à Ayodhya, où les habitants éclairaient les rues où le roi passait, avec une multitude de lampes. La célébration s’étend sur cinq jours, et le troisième est appelé le «grand Divali», c’est le plus important. Les autres jours sont liés à des traditions et mythes différents. Le lendemain, c’est donc le début d’une nouvelle année indienne, et ce jour est appelé Annakut. Cette année, la fête tombe entre le 11 et le 15 novembre 2015.

Vesak ou Visakha est la principale fête bouddhiste. On y célèbre la naissance, l’éveil et l’extinction de Bouddha. La communauté bouddhiste se réunit alors pour méditer sur les trois «Joyaux» : le Bouddha, le dharma (son enseignement) et le sangha (communauté des pratiquants). Elle est fêtée en France, le 2 juin 2015.

SI ON CÉLÉBRAIT SEULEMENT LA RÉPUBLIQUE

A l’inverse, on pourrait décider de supprimer tous les jours fériés en lien avec la religion. Pour avoir 12 jours chômés, il faudrait donc ajouter des dates de commémoration basées sur les valeurs de la République.

Le 21 janvier serait à retenir car c’est le jour où le roi de France Louis XVI, est guillotiné à Paris, en 1793. Une façon toutefois un peu radicale de célébrer la fin de la monarchie.

Plus consensuel, on peut célébrer un autre épisode de la Révolution, le 20 juin 1789, date du serment du Jeu de Paume où les députés de l’Assemblée nationale jurent de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France.

Révolution toujours, mais au mois d’août (ce qui permettrait de remplacer le 15 août de la Vierge), la France pourrait chômer le 4 août en souvenir de l’abolition des privilèges par la Constituante. Tous les citoyens sont désormais égaux en droits et en devoirs. Une manière de remplacer le 15 août et la fête de l’Assomption en somme.

Ou le 26 août, qui deviendrait un second jour de fête nationale pour rappeler le vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, proclamant les droits naturels de l’homme et la souveraineté de la nation, en 1789.

Plus militaire, le 20 septembre 1792, la bataille de Valmy est la première victoire décisive de l’armée française après la Révolution. Les Prussiens essayent de marcher sur Paris. Ils sont stoppés près du village de Valmy, en Champagne-Ardenne. L’issue de la bataille est considérée comme «miraculeuse».

Enfin, le 5 octobre célébrerait la proclamation de la Ve République, en 1958, après le référendum du 28 septembre de la même année.

SI LES RÉGIONS ÉTAIENT MISES À L’HONNEUR

Enfin, il ne faut pas oublier que la France est constituée de multiples régions aux identités fortes qui ont leurs propres fêtes. Celles-ci pourraient être reprises et devenir des jours chômés en référence à la diversité régionale.

Le 18 novembre célèbre la proclamation de la constitution corse, lancée par Pascal Paoli, en 1755. Ce texte est souvent considéré comme la première constitution démocratique du monde moderne. «La Corse se donne une constitution basée sur la souveraineté du peuple et la séparation des pouvoirs. Le pouvoir législatif reste confié aux consultes. L’exécutif est assuré par un Conseil d’Etat présidé par le général et subdivisé en trois sections : politique, économique et militaire. Le pouvoir judiciaire est donné, suivant l’importance des délits, à des tribunaux situés au niveau de la paroisse, de la pieve, de la province ou de la nation.»

La fête de la Saint-Yves (Gouel Erwan en breton) ou fête de la Bretagne deviendrait un événement national. Elle serait célébrée tous les ans le 19 mai en l’honneur du patron des avocats et des Bretons. C’est l’occasion de processions mais aussi de pardons dans les églises.

On pourrait aussi fêter la Saint-Étienne. C’est une fête chrétienne célébrée le 26 décembre qui commémore le premier martyr de la chrétienté. Etienne fut accusé, en l’an 36, de blasphème contre le sanhédrin (assemblée législative juive de Jérusalem) et fut condamné à la lapidation. C’est surtout une excuse supplémentaire pour digérer la dinde de Noël. La Saint-Étienne est déjà un jour férié en Moselle et en Alsace (qui ont également droit à un deuxième jour chômé supplémentaire : le vendredi saint).

Déborah COEFFIER

Pour en savoir plus : http://www.liberation.fr

La montée de l’Etat islamique, ou la nouvelle fin de la fin de l’Histoire

Comme face à al-Qaida il y a treize ans, les experts, aveuglés par leur rationalisme, ont été pris de court par l’apparition en Syrie et en Irak de l’organisation. Elle montre que le pouvoir des idées, même les plus archaïques, est une réalité, et le sens de l’histoire une notion à manier avec précaution.

Une fois encore, les experts occidentaux, militaires, politiques et religieux, ont été pris de court par l’apparition en Syrie et en Irak de l’organisation Etat islamique ou Daech, par son expansion rapide et par sa capacité à fasciner et tétaniser tout à la fois le monde musulman. La découverte, il y a un peu plus de treize ans, de la capacité d’al-Qaida à frapper sur le sol américain avait produit un choc semblable. Comme si nous restions aveuglés par notre rationalisme.

Les religions, les idéologies, les identités ne sont pas seulement le produit de rapports de force politiques, économiques et sociaux. «Entre la raison et les passions, les peuples choisissent toujours les secondes», expliquait déjà Raymond Aron au siècle dernier. Et l’organisation Etat islamique est la partie extrême d’une idéologie qui fait de la religion le centre de la vie publique et est dominante dans la majeure partie du monde arabo-musulman, sunnite comme chiite.

Le sens de l’histoire

Le pouvoir des idées, même les plus archaïques, est une réalité. Nous l’avions oublié. L’historien américain néoconservateur Robert Kagan rappelle dans le Wall Street Journal que «pendant un quart de siècle, on a dit aux Américains que le sens de l’histoire nous [conduisait] vers la tranquillité et la disparition des conflits militaires…». Une croyance encore plus marquée en Europe où la plupart des pays, à l’exception de la France, ont tout simplement renoncé à conserver des moyens militaires significatifs. L’ascension de Daech suffit à démontrer que le sens de l’histoire est une notion à manier avec précaution et qu’elle ne nous conduit pas forcément vers un avenir pacifique et harmonieux. Les dernières années au Moyen-Orient sont exactement à l’opposé de ce monde idéal.

Bien sûr, la grande majorité des musulmans ne partage pas l’interprétation extrême de leur religion de l’organisation Etat islamique. Pour autant, on ne peut nier que son ascension ait quelque chose à voir avec l’Islam. Peut-être une forme dévoyée de cette religion, mais une forme qui exerce un pouvoir d’attraction indéniable, y compris auprès de nombreux jeunes musulmans en Occident. Daech et son Islam, qui se veut celui des origines, fascinent au même titre que les totalitarismes européens du siècle dernier ont envoûté les foules en promettant par la violence de créer un homme nouveau ou d’instaurer le règne de la race des seigneurs.

Dans une déclaration interminable et décousue faite en septembre, le porte-parole de l’organisation, Abou Muhammad al-Adnani, a donné en partie les clés de son pouvoir d’attraction. Irrationnel d’abord, avec une forme de nihilisme et un désir absolu de «pureté», et plus rationnel aussi, avec l’ambition de redonner vie au califat, un fantasme qui agite le monde arabe depuis la disparition de ce dernier en 1924, il y a juste 90 ans, avec le démantèlement de l’empire ottoman.

L’effondrement d’une civilisation

Sur l’aspect irrationnel, Daech considère qu’il ne peut tout simplement pas être vaincu. «Etre tué est une victoire. Vous combattez un peuple qui ne peut connaître la défaite. Il remporte la victoire ou il est tué», affirme Abou Muhammad al-Adni. Les combattants de l’organisation Etat islamique ne se sacrifient pas seulement par conviction religieuse: ils ont le culte de cette mort en martyr, car ils iront directement au paradis. Et ils y croient.

Sur un plan plus rationnel cette fois, l’organisation incarne «enfin» une tentative de renaissance du califat. La résurrection d’une entité politique gouvernée par la loi et la tradition islamique est un fantasme puissant, même auprès des musulmans qui rejettent les islamistes. Le califat est le symbole d’une civilisation longtemps dominatrice qui a connu un des déclins les plus rapides de l’histoire humaine. Le souvenir de ce qu’était la puissance arabo-musulmane et le constat de ce qu’elle est aujourd’hui sont une source permanente de colère et d’humiliation.

Il faut dire que depuis 1924, le monde arabo-musulman a été incapable de se doter d’un modèle politique accepté et acceptable. Des Etats-nations souvent artificiels, dont les frontières ont été dessinées sans réflexion par les Occidentaux, se sont retrouvés entre les mains de régimes monarchiques ou dits «progressistes», mais toujours autoritaires, brutaux, inefficaces et corrompus.

Des autorités religieuses discréditées

Comme l’écrit le chroniqueur d’al-Arabiya Hisham Melhem dans un article pour Politico qui a eu un important retentissement, titré «The barbarians within our gates» («Les barbares dans nos murs»):

«La civilisation arabe s’est effondrée, elle ne se redressera pas de mon vivant… Le monde arabe est aujourd’hui plus violent, instable, fragmenté et mené par l’extrémisme –l’extrémisme des pouvoirs et des opposants– qu’à aucun autre moment depuis l’effondrement de l’empire ottoman il y a un siècle. Tous les espoirs d’une histoire arabe moderne ont été trahis. La promesse d’une émancipation politique, le retour de la politique, la restauration de la dignité humaine proclamée par les révolutions arabes, tout cela a débouché sur des guerres civiles, ethniques, religieuses, des divisions régionales et la réaffirmation de l’absolutisme à la fois sous ses formes militaires et répressives.»

Face à cette réalité, revenir à un califat idéalisé semble être un désir rationnel.

En écho, Dennis Ross, spécialiste du Moyen-Orient, conseiller d’Henri Kissinger et de Barack Obama, souligne que «ce que les islamistes ont tous en commun est de subordonner leurs identités nationales à leur identité islamique». C’est une des clés de leur succès. Le problème, c’est qu’il n’y a aucune définition commune de cette identité islamique et que les autorités religieuses qui auraient dû la définir sont discréditées par leur proximité et leur complicité avec les pouvoirs en place.

Les salafistes, qui prônent sur le seul plan de la doctrine religieuse le retour à l’Islam des origines, et tous les islamistes du monde sunnite, des Frères musulmans à al-Qaida en passant par Daech, sont nés du rejet des pouvoirs religieux en place. Le mouvement égyptien des Frères musulmans, né en 1918, qui est le précurseur et l’inspirateur de la plupart des mouvements dits islamistes «modérés» et indirectement (via une dissidence) de la doctrine d’al-Qaida, a été chercher ses dirigeants parmi des médecins, des ingénieurs, des juristes…

Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans, élu président en Egypte en juin 2012 et chassé par un coup d’Etat militaire en juillet 2013, est un ingénieur. Oussama ben Laden, fondateur d’Al-Qaida, abattu en 2011, était aussi un ingénieur de formation. Ayman al-Wazahiri, qui a succédé à Ben Laden à la tête d’al-Qaida, est un chirurgien.

Islam et politique sont indissociables

Le procès fait par les islamistes aux religieux est comparable sur certains points à celui fait par la Réforme protestante à l’Eglise catholique au XVe et XVIe siècles, qui a conduit à… une interminable guerre de religion. Les salafistes affirment que des siècles d’enseignement perverti de l’Islam ont masqué la pureté du message du prophète Mohammed et de ses compagnons. Pour eux, il suffit de lire le Coran et de suivre à la lettre l’exemple du prophète.

Ainsi, même si les Frères musulmans sont des islamistes très différents de ceux de l’organisation Etat islamique et n’entendent pas utiliser les mêmes moyens pour parvenir à leur fins, ils ont eux aussi une vision de la société qui met l’Islam et la loi islamique au centre de la vie publique. Une conception d’un système légal et social construit autour de la religion qui correspond, à en croire certains sondages, à la façon de penser aujourd’hui de la majorité des populations arabes. C’est le cas notamment des Egyptiens et des Jordaniens, qui pourtant ne vivent pas dans un pays où le pouvoir est aux mains des islamistes comme la Turquie, l’Arabie Saoudite ou le Qatar.

Cela n’empêche pas 88% des Egyptiens musulmans et 83% des Jordaniens musulmans de soutenir la peine de mort pour les apostats (ceux qui rejettent la religion), selon un sondage réalisé en 2011 par Pew Research. Dans la même étude d’opinion, 80% des Egyptiens étaient favorables à la lapidation des auteurs d’adultère et 70% à couper la main aux voleurs.

La tentation politique de l’Islam est permanente. La question n’est pas de savoir si c’est une bonne chose ou une mauvaise, c’est une réalité. Le prophète Mohammed était tout à la fois un théologien, un prophète, un chef d’Etat, un chef de guerre, un prêcheur et un marchand. Ce n’était pas le cas de Moïse, et encore moins de Jésus. Une «confusion» des pouvoirs en contradiction avec les exigences de la modernité et d’un monde ouvert que les régimes arabes ne parviennent pas à surmonter.

Même les pouvoirs modérés, alliés des occidentaux et anti-islamistes, sont de nature religieuse. C’est le cas des monarchies marocaine et jordanienne et même du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi qui, dans sa thèse écrite au collège de guerre américain, expliquait que «la démocratie ne peut pas se comprendre au Moyen-Orient sans comprendre le concept de l’Etat idéal du califat…».

Confusion et chaos

La tentation de se trouver un avenir dans un passé mythique est d’autant plus forte que le chaos n’a cessé de grandir dans la région au cours des dernières années. La volonté confuse de liberté exprimée pour la première fois dans la rue lors des printemps arabes de 2011 a fini de discréditer et déstabiliser les régimes en place.

La polarisation –religieuse, politique, ethnique– est devenue telle en Syrie et en Irak qu’il est difficile de voir ces deux Etats renaître un jour. En Libye, les 42 années de règne de terreur de Mouammar Kadhafi ont fait place à un pays disloqué. Le Yémen est un Etat défaillant miné par les divisions tribales. Bahreïn survit grâce au soutien militaire de son voisin saoudien.

L’intervention armée occidentale, à reculons, contre Daech ajoute à la confusion. Il suffit de voir les réticences des «alliés» sunnites de l’occident (Turquie, Arabie Saoudite, Qatar), qui ont un temps financé et armé l’Etat islamique. Tout aussi perturbante est l’alliance de fait contre l’Etat islamique des Etats-Unis avec l’axe chiite : la République islamique d’Iran, son affidé syrien Bachar el-Assad et le Hezbollah libanais.