Qui, aujourd’hui, peut se vanter d’être heureux sur son lieu de travail ? Certainement pas les 31% de salariés « activement désengagés » – ceux qui ont une vision négative de leur entreprise et peuvent aller jusqu’à lutter contre les intérêts de cette dernière. Inspiré de l’armée, le modèle d’organisation du travail visant à contrôler l’ensemble des salariés en leur attribuant des tâches limitées a peu changé depuis la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, employeurs comme employés doivent s’accommoder d’un système archaïque qui ne correspond plus à personne : ni efficace, ni rentable. Toutefois, au milieu de l’apathie générale causée par ce dérèglement, certains refusent la fatalité et travaillent à l’entreprise du futur.
Métro, boulot, bingo
Que peuvent avoir en commun le ministère de la Sécurité sociale belge, le géant indien HCL et Chronoflex à Nantes, leader en France du dépannage de flexibles hydrauliques ? Toutes sont des entreprises « libérées ». Leur principe : la suppression de toute hiérarchie intermédiaire doublée d’une autonomie totale des salariés à propos des décisions prises pour améliorer leur productivité. Par ailleurs, leurs leaders sont choisis par les salariés. Et cela marche : la croissance de ces sociétés est relancée de manière assez spectaculaire ; les bonus, augmentations et dividendes ne tardent pas à tomber. Martin Meissonnier filme les femmes et les hommes qui, malgré le pessimisme général, ont su sortir du cadre établi pour inventer de nouvelles formes d’organisation du travail. Une bouffée d’air frais bienvenue.
A CV équivalent, un Français d’origine extra-communautaire a entre deux et trois fois moins de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche lorsqu’il est perçu comme musulman plutôt que chrétien. Quels sont les ressorts de cette discrimination ? Comment la combattre, alors que la diversité apparaît bénéfique pour l’entreprise ? Par Marie-Anne Valfort, membre associé à PSE-Ecole d’économie de Paris et maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Spécialiste des questions sociales, Marie-Anne Valfort analyse la réalité des discriminations dans l’entreprise, dont sont victimes les musulmans, et leur impact, y compris sur la bonne marche des entreprises.
Quelle est l’origine de vos recherches sur l’intégration des immigrés musulmans dans les sociétés occidentales et notamment en France ?
En 2008, un testing sur CV mené en interne par le groupe Casino a montré que les Français d’origine extra-communautaire (asiatique, africaine, maghrébine) sont systématiquement discriminés par rapport aux Français d’origine française . Cependant, l’intensité de la discrimination qu’ils subissent semble très dépendante de la région dont ils sont issus. Ainsi, des trois origines précitées, c’est l’origine maghrébine qui est la plus discriminée. Ce statut particulier des candidats d’origine maghrébine suggère que ce n’est pas seulement l’origine extra-communautaire qui est source de discrimination de la part des recruteurs. L’appartenance probable à la religion musulmane du Français d’origine maghrébine (le Maghreb étant à forte majorité musulmane) semble constituer un handicap de plus pour lui.
C’est cette hypothèse que j’ai voulu tester avec deux collègues américains, Claire Adida (Université de San Diego) et David Laitin (Université Stanford). Nous avons ainsi lancé en 2009 un programme de recherche financé par la National Science Foundation dont l’objectif était de répondre aux deux questions suivantes: 1 les individus sont-ils plus discriminés lorsqu’ils sont perçus comme musulmans plutôt que chrétiens? 2 si oui, quels sont les ressorts de cette discrimination?
Les musulmans sont-ils discriminés simplement parce qu’ils sont musulmans ?
La réponse est « oui », malheureusement. En 2009, nous avons mené un testing sur CV qui était le premier à tester l’existence d’une discrimination en raison de la religion. Plus précisément, afin de pouvoir attribuer d’éventuelles différences de taux de réponse entre les candidats fictifs de notre testing à leurs seules différences d’affiliation religieuse, nous avons assigné à ces candidats le même pays d’origine (le Sénégal). Notre testing sur CV nous a permis de conclure que l’appartenance supposée à la religion musulmane plutôt qu’à la religion chrétienne est un facteur important de discrimination sur le marché du travail français. Ainsi, à CV équivalent, un Français d’origine extra-communautaire (sénégalaise en l’occurrence) a entre 2 et 3 fois moins de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche lorsqu’il est perçu comme musulman plutôt que chrétien.
Quels sont les ressorts de cette discrimination ?
Afin d’identifier ces ressorts, nous avons conduit une enquête auprès de 500 ménages d’origine sénégalaise vivant en France, dotés des mêmes caractéristiques de départ à leur arrivée en France, à l’exception de leur religion (une partie de ces ménages est chrétienne, l’autre est musulmane). Nous avons également organisé des « jeux expérimentaux » durant lesquels des Français sans passé migratoire récent ont interagi avec des immigrés d’origine sénégalaise chrétiens et musulmans. La combinaison de ces données met en lumière un cercle vicieux qui peut se décrire comme suit :
Les musulmans diffèrent par rapport à leurs homologues chrétiens (et a fortiori par rapport aux Français sans passé migratoire récent) en fonction de leurs normes religieuses et de leurs normes de genre : ils attachent plus d’importance à la religion et ont une vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes ;
Ces différences culturelles constituent une source de discrimination de la part des employeurs qui craignent, en recrutant un candidat musulman, d’être confrontés à plus de revendications à caractère religieux mais aussi à plus de conflits entre salariés de sexe différent. Mais ces différences culturelles alimentent également une discrimination moins rationnelle de la part des Français sans passé migratoire récent dans leur ensemble. Ces derniers font en effet l’amalgame entre « attachement plus fort à la religion » et « rejet de la laïcité » et entre « vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes » et « oppression des femmes ». En d’autres termes, ils perçoivent la présence des musulmans comme une menace culturelle susceptible de remettre en cause au moins deux grands principes auxquels ils sont particulièrement attachés : l’indépendance du politique par rapport au religieux et l’égalité hommes-femmes. Cet amalgame amène les Français sans passé migratoire récent à se montrer moins coopératifs à l’égard des personnes qu’ils perçoivent comme musulmanes, y compris lorsqu’ils ne s’attendent à aucune hostilité particulière de la part de ces personnes au moment où ils interagissent avec elles ;
Les musulmans perçoivent plus d’hostilité de la part des Français sans passé migratoire récent que ne le perçoivent leurs homologues chrétiens. Cette perception ne les incite pas à gommer les différences culturelles qui les séparent de leur société d’accueil, et les pousse au contraire à souligner ces différence s: ces différences se creusent d’une génération d’immigrants à l’autre plus qu’elles ne s’estompent ;
Cette tendance au repli des musulmans exacerbe à son tour la discrimination qu’ils subissent en France.
Comment lutter contre les discriminations à l’égard des musulmans sur le marché du travail ?
Il est essentiel que les entreprises forment leur personnel à la non-discrimination. L’objectif de ces formations est double. Elles consistent à expliquer aux participants les biais décisionnels (goût pour l’entre-soi, recours aux stéréotypes…) qui engendrent la discrimination, et à les convaincre de la nécessité de résister à ces biais. Car la lutte contre les discriminations, notamment ethno-religieuses, est bénéfique pour la performance de l’entreprise.
D’abord parce qu’elle permet de réduire son risque juridique. La discrimination à raison de l’origine et de la religion est en effet illégale et sanctionnée, si elle est prouvée, d’amendes élevées. Pour que cette menace de la sanction soit crédible et donc amène les entreprises à limiter leurs comportements discriminatoires, il faudrait instaurer un contrôle accru de leurs pratiques de recrutement. Ainsi, on pourrait imaginer qu’une institution publique telle que le Défenseur des droits se lance dans des opérations de testing à la fois plus fréquentes et plus systématiques. Le discours de Manuel Valls du 6 mars 2015 sur « La République en actes » va d’ailleurs dans ce sens.
La lutte contre les discriminations, bénéfique pour l’entreprise
Par ailleurs, l’engagement dans la lutte contre les discriminations ethno-religieuses permet à l’entreprise de s’afficher comme socialement responsable, un « plus » pour attirer les investisseurs. Mais encore faut-il que l’entreprise puisse mesurer sa diversité ethno-religieuse afin de se fixer des objectifs visant à l’améliorer. Si des progrès ont pu être réalisés au cours des dernières années en termes d’égalité hommes-femmes ou d’intégration des personnes handicapées dans l’entreprise, c’est précisément parce que la proportion de femmes et de personnes handicapées a été mesurée et considérée par certaines entreprises comme un indicateur de performance à part entière.
Il est donc essentiel que l’entreprise puisse collecter, avec le soutien de la Cnil , des données objectives au moins sur la nationalité et le lieu de naissance des salariés et de leurs parents. Ce n’est qu’à cette condition que l’entreprise pourra communiquer sur la représentativité de la composition ethno-religieuse de ses salariés par rapport à la zone d’emploi dans laquelle elle est située (l’information sur l’origine nationale des habitants de la zone d’emploi et de leurs parents est disponible via l’enquête Emploi (INSEE) depuis 2005)… Et qu’elle sera donc incitée à s’engager de manière active dans des politiques visant à améliorer cette représentativité.
La diversité, un levier de performance
Enfin, il est important de rappeler aux entreprises que les rares études qui ont réussi à estimer l’impact de la diversité ethno-religieuse des équipes sur leur productivité ont pour l’instant montré que cet impact est positif. La diversité ethno-religieuse est un levier de performance pour l’entreprise car elle permet la mise en commun d’un ensemble de compétences et d’expériences plus riches. Encore faut-il que l’ensemble des salariés et managers de l’entreprise réservent un bon accueil aux nouvelles recrues issues de la « diversité ». On peut douter que le simple fait de suivre des formations à la non-discrimination suffise à atteindre cet objectif. Pour être efficaces, ces formations devraient être accompagnées de la démonstration, par le top management, de son engagement dans les politiques de promotion de la diversité ethno-religieuse. A ce titre, on ne peut qu’encourager les grandes entreprises à montrer l’exemple en se dotant de comités exécutifs et conseils d’administration plus représentatifs de la diversité ethno-religieuse de notre pays.
A la différence de ce que pensent certains, les débats qui agitent la société ou l’entreprise sont souvent similaires. Il est facile de renvoyer dos à dos ceux qui enjoignent avec prétention aux politiques de gérer un pays ou une collectivité comme une entreprise et les non moins orgueilleux pour qui la politique peut faire fi de quelques règles économiques de bon sens et façonner la création de richesse à leur idéologie.
Le débat sur le « vivre-ensemble » (pléonasme ?) dans notre société en est une nouvelle illustration. Il agite le débat public, même en dehors des périodes électorales, et il concerne tout autant les institutions où les personnes travaillent ensemble. Un des sujets majeurs de préoccupation aujourd’hui dans les entreprises est de chercher à améliorer la coopération entre leurs salariés, en un mot les faire mieux travailler ensemble. C’est dire qu’elles s’interrogent sur la nature même du travail – collectif – dans une institution.
Comme l’a récemment traité la revue des entrepreneurs et dirigeants chrétiens (1), la religion pose aujourd’hui sur les lieux de travail des problèmes qui ne tiennent plus seulement à la vie intérieure des dirigeants ou des salariés. Que dire du thème sempiternel des rapports entre les générations puisque les gourous du management sont aujourd’hui en voie d’imposer le cru de la Génération Z après la Y, imposant ainsi un vrai choc de créativité pour leurs successeurs dans cinq ans… Quant à tous les méfaits du travail, chacun s’accorde enfin à admettre que les méchantes organisations n’en sont pas la seule cause mais que l’état de notre société et le mal-vivre en dehors de l’entreprise pourraient aussi avoir un impact sur ce qui se vit à l’intérieur.
Si la question du vivre-ensemble se pose avec autant d’acuité dans les institutions de travail, c’est sans doute que l’on prend conscience des limites du discours du « à-moi-toute ! ». Il avait pris différentes formes complaisantes comme le salarié « acteur de sa carrière », responsable de son « personal branding », soumis à l’exigence de son développement personnel et du « c’est mon choix », etc.
Sans doute commence-t-on à revenir du vieux rêve selon lequel les structures, les règles et les lois devraient suffire à faire travailler ensemble efficacement, chacun se rendant compte enfin que ce n’est jamais le marteau qui enfonce le clou mais l’opérateur habile à s’en servir. Tout comme les lois nouvelles semblent à nos politiques le seul moyen d’agir et d’exister, la construction de systèmes sophistiqués sans aucune considération pour les personnes a souvent servi d’unique pratique managériale.
Dans un ouvrage récent sur la « Très Grande Entreprise », Olivier Basso (2) distingue très judicieusement les grandes et petites entreprises qui n’ont en commun que le nom. Il décrit ensuite les évolutions de ces dernières décennies qui ont obscurci le sens même de l’entreprise, sa« raison d’être » pour utiliser cette belle expression française qu’empruntent les auteurs anglo-saxons sans la traduire. En prenant de la distance vis-à-vis de tous les raisonnements économiques et financiers dominants, l’auteur s’interroge sur la nécessité de retrouver le sens même du projet collectif qui doit forcément fonder l’entreprise et ce qui s’y vit collectivement.
Il existe quelques lueurs dans cette quête du vivre-ensemble. Le mois dernier, le dirigeant d’une entreprise opérant dans le secteur du numérique ou du digital développait le bouleversement des modèles économiques, des nouveaux comportements de consommation et de travail, à savoir une véritable révolution par rapport au monde ancien. Après cette vision de la virtualité extrême, quelqu’un demanda au dirigeant comment il manageait ses équipes. Sa réponse fut immédiate : il avait institué des rencontres physiques obligatoires pour que les salariés, tout simplement, se rencontrent…