Rafaël Liogier sur la polémique des crèches : « On est dans la confusion totale »

RafaelLiogier

Raphaël Liogier est professeur de sociologie à Sciences Po Aix. Directeur du Master « Religion et société ».

Entretien avec Rafaël Liogier :

Cette polémique autour des crèches est-elle ridicule ou dans l’air du temps ?
Raphaël Liogier : « Les deux ! C’est aussi l’air du temps qui est ridicule. On est dans la confusion totale sur le contenu de la loi de 1905. D’abord, celle-ci acte la séparation de l’Église et de l’État. En aucune façon, celle du politique et du religieux, sinon le Parti démocrate chrétien serait interdit ! Avec cette loi, on signifie à l’Église qu’elle ne doit pas faire d’ingérence dans la chose publique et à l’État qu’il ne peut financer des églises, sauf en cas de problèmes sanitaires ou de sécurité. Ensuite, la loi de 1905 exprime un principe d’égalité dans l’expression de toutes les religions et non pas leur interdiction. Enfin, la neutralité s’impose aux agents publics et non pas aux lieux publics. Dire le contraire est choquant et un non-sens : l’espace public ne peut être neutre car cette loi consacre au contraire la liberté d’expression des cultes. Ce sont les représentants de l’État qui doivent rester neutres. »

En affichant ostensiblement une croix sur sa poitrine, Maryse Joissains-Masini transgresse-t-elle le principe de neutralité imposé par la loi ?
R.L. : « Sa croix peut être critiquable car elle est officier public. Elle représente la République et les forces de l’ordre sur le territoire d’Aix. Elle se doit d’être neutre. »

Ce débat ne signifie-t-il pas que la société ne souhaite plus voir de signes ostentatoires de traditions cultuelles mais aussi culturelles ?
R.L. : « Cette confusion ne se fait pas au hasard. On se rend compte, depuis les années 2000, que les sociétés européennes sont en crise d’identité : elles sont atteintes sur le plan économique et dans leur image d’elles-mêmes. Progressivement, la laïcité, au lieu d’être un principe, a glissé vers un instrument de défense de notre identité nationale. On est dans le populisme, où des gens s’expriment au nom du peuple tout entier. Le Front national de Marine Le Pen, par exemple, défend une laïcité vidée de son contenu pour attaquer la religion musulmane mais comme il est populiste, il reste attaché aux valeurs judeo-chrétiennes. Il est à la fois progressiste et traditionaliste pour tout attraper. »

Et la libre-pensée que souhaite-elle ? Agit-elle par souci d’équité ou est-elle animée par une volonté de gommer toute différence entre les cultures ?
R.L. : « C’est une fange de la gauche républicaniste et athée qui fantasme une République parfaite nettoyée de tous signes religieux. Non seulement c’est impossible à faire, mais cela n’a jamais été le but de la loi de 1905. La tradition chrétienne a été là, persistante pendant des siècles. Tout ceci est le signe d’une crise identitaire où on essaie de trouver des coupables. Tout le monde suspecte tout le monde de vouloir détruire son identité. »

Au final, la crèche est-elle un emblème religieux ou l’expression d’une tradition culturelle ?
R.L. : « Ça dépend de qui regarde. Mais c’est avant tout un lieu de rencontres et de festivités. Regardez le Père Noël ! C’est à Shanghai et Téhéran qu’il y en a le plus et pourtant ces deux villes ne sont pas réputées pour être un haut lieu du christianisme ! Par ailleurs, de plus en plus de personnages décalés apparaissent dans les crèches… Encore une fois, l’esprit de 1905 n’est pas de faire table rase mais de trouver des compromis. 1905, c’est de la négociation. »

Le santon, éternel sujet de polémique…

Cette année, il a fait le buzz, mais la polémique ne date pas d’hier. En 1563, le Concile de Trente, exigeant plus de rigueur dans l’expression de la foi des fidèles, avait interdit le boeuf et l’âne dans la Pastorale ! Deux santons aujourd’hui incontournables, à condition de ne pas être « tunisiens »…

Ces santons créés à la chaîne se sont attiré les foudres des adeptes du made in France, voire du made in Provence, renvoyant aux grincements de dents des puristes lorsque Fernandel ou autres figures contemporaines sont apparues à côté des Rois mages. À Aix, les six santonniers habilités pour la foire revendiquent « rester dans la pure tradition de la pastorale », en élargissant un peu à la Provence. On y met le maire et le curé mais pas encore de figurine à l’effigie de Maryse Joissains. À Marseille, plus rebelle, le pas a été franchi dans la mairie des 2e et 3e arr.

On y fait crécher ensemble Religion et République. Le maire de secteur, Lisette Narducci (div. gauche), arborant fièrement son écharpe tricolore, trône à l’entrée de la grotte de la Nativité. Et cette « crèche républicaine » n’a encore pas été vouée aux gémonies par la libre-pensée…

Laetitia Sariroglou

Pour en savoir plus : http://www.laprovence.com

Religion vs laïcité : la guerre des crèches n’aura pas lieu à Aix

Crèche-Mairie

Si les crèches sont bannies de certains lieux publics, certains santonniers aixois ne rechignent pas à proposer une mairie à côté de la grotte ou de l’étable. Photo Edouard Coulot

Attention, sujet explosif juste avant la trêve des confiseurs : faut-il faire une croix sur les crèches dans les lieux publics ? La libre-pensée s’est lancée dans une croisade rejaillissant sur le front politique. Gauche et droite, y compris dans le même camp, s’écharpent sur l’autel de la laïcité.

Et même l’Église de France, face à l’ampleur de la polémique, a dû prôner l’apaisement en affirmant que la crèche touche « la population d’un point de vue affectif bien plus large que sa signification religieuse ». « Le jour où notre société n’aura plus que la crèche à craindre est loin de se lever », a ironisé son porte-parole, Mgr Bernard Podvin. Société, d’ailleurs, qui fête de plus en plus ostensiblement Halloween, y compris dans les édifices publics…

Jusqu’ici, à Aix, on ne s’était pas vraiment posé la question de savoir si « la dimension culturelle et universelle des crèches transcendait ses origines chrétiennes ». Économie, patrimoine et tradition, sur fond de religion, cohabitent sans heurt. Et les élus aixois sont au côté des hommes d’église lors de la bénédiction des calissons, ainsi que de la foire aux santons, sans que la libre-pensée y voie de mauvaises intentions…

« La France est un pays judéo-chrétien »

Mais face à la menace qui guette le santon depuis la décision du tribunal administratif de Nantes, ordonnant le retrait d’une crèche installée dans le conseil général de Vendée, les santonniers sont montés au front.

Avec en chef de file, la Maison Fouque appelant « au soutien et à la défense de la tradition provençale », dans un communiqué. « Le respect de la laïcité n’est pas l’abandon de toutes nos traditions et la coupure avec nos racines culturelles, s’insurge la Maison Fouque. L’argument culturel de la crèche est particulièrement valide pour la crèche provençale, car celle-ci ne se limite pas à une pratique religieuse mais beaucoup plus généralement à une tradition provençale. »

« La France est un pays judéo-chrétien, martèle, à son tour, le maire UMP, Maryse Joissains qui arbore, n’en déplaise, une croix autour du cou « depuis toujours ». « Donc, nous avons des traditions et une histoire. Et la crèche fait partie de l’Histoire de France. Quant à moi, je suis catholique et je l’assume. » D’ailleurs, si le Petit Jésus n’a jamais été installé en mairie, il a toujours eu droit à l’office de tourisme. Sauf cette année pour cause de déménagement. « Mais j’y veillerai pour l’an prochain », affirme-t-elle.

Christian Kert dénonce « les Ayatollahs de la laïcité » 

Sur son blog, le député UMP Christian Kert dénonce « les Ayatollahs de la laïcité » et Bruno Genzana, conseiller général UDI, rappelle obtenir « depuis vingt ans des concerts de Noël dans son canton ». Cette année, l’élu invitait même les adeptes à venir écouter « Minuit chrétien » ou « Il est né le divin enfant » en l’église Saint-Jean-de-Malte, le 7 décembre dernier…

La libre-pensée a-t-elle fermé les yeux ou est-elle mal informée ? Quand se penchera-t-elle sur le décolleté de Maryse Joissains, les calissons bénis à Aix (et les navettes à Marseille), la messe des gendarmes pour honorer « leur patronne » Geneviève, les 15 août et 25 décembre notamment imposés en jours fériés aux agents publics, la messe du dimanche diffusée sur le service public… ? Peut-être même que les libres-penseurs vont désormais imposer une nouvelle façon de compter le temps…

Prendre la naissance de Jésus-Christ comme point de départ ne va-t-il pas à l’encontre du « sacro-saint principe de laïcité » ? Qui sait si un jour le Conseil d’État ne sera pas saisi de cette question cruciale…

Pour en savoir plus : http://www.laprovence.com

« La laïcité, c’est une notion perplexe »

L’association Enquête expérimente un nouveau format : « Apprendre par la recherche » avec un public adolescent. Lola Petit, doctorante en sciences sociales des religions, anime cet atelier. Elle raconte la deuxième séance de l’atelier, un soir, dans un centre social parisien.

flickrmurdelta

Problème de planning, six filles avaient indiqué préférer le vendredi, mais c’est visiblement compliqué. Finalement, elles optent pour le mardi. L’atelier d’aujourd’hui commence un peu en retard car elles tardent à arriver. Les jeunes filles ont 13 ans, et sont toutes en 4e.

Initiation à la recherche

Pour commencer, distribution d’un petit questionnaire (QCM) qui nous permettra d’évaluer le chemin parcouru entre le début et la fin de l’année. Elles doivent répondre« Vrai » ou « Faux » ; « D’accord », « Pas d’accord » aux affirmations proposées. Cela les amuse d’y répondre.

Isma commence avec « Selon toi, la laïcité est-elle une bonne chose ? » : « Ben, la laïcité, c’est une notion perplexe, je ne sais pas si c’est bien, je vais entourer le slash entre vrai et faux ». Dianké et Imenne enchaînent en choeur sur une question abordant un stéréotype« Les musulmans, facile de les reconnaître dans la rue ? » « Ben, oui, on les reconnaît, surtout à certains moment, le vendredi pas exemple. » Pour autant, après avoir choisi la réponse « D’accord », elles prennent le temps de la réflexion et ajoutent « Mais en même temps, pas d’accord parce que il y en a, on ne sait pas juste en les regardant. Donc, on va mettre « d’accord » et « pas d’accord » ». Imenne poursuit avec une question abordant un autre stéréotype, « Les juifs sont-ils tous pareils ? » « Ben oui  ». Je rebondis : « Ah bon ? En quoi sont-ils tous pareils ? ». « Ils ont tous la même tête ».

Sid, l’animateur du centre qui assiste à l’atelier, intervient et leur demande si elles connaissent le présentateur Cyril Hanouna. Elles s’exclament « Oui, il est trop drôle ». Sid n’ajoute rien (ce que je trouve bien, il sait que la question suffit à enclencher la réflexion !) De mon côté, j’ignore s’il est juif ou non, mais l’exemple de cette personne semble leur parler). Imenne très étonnée se demande à voix haute « Il est juif  ? Mais non, il est marocain, c’est pas possible ». Je lui demande : « Tu penses qu’on ne peut pas être juif et marocain ? ». Elle réfléchit, se plonge dans ses pensées et réalise que c’est possible. Le processus est visible : elle comprend d’elle-même, comme si elle ne s’était jamais posé la question, et qu’en se la posant pour la première fois, elle trouvait la réponse d’elle-même.

« Jésus ? Mais si il a existé : j’ai vu un film sur lui ! »

Isma formule alors une réflexion très pertinente sur une question du QCM, concernant la judaïté de Jésus : « Mais tu es d’accord qu’on ne sait pas si Jésus a existé, alors moi je peux pas répondre à la question s’il était juif. » Je lui dis : « Tu viens de réfléchir en chercheuse, tu as analysé la formulation même de la question et réalisé qu’elle pouvait poser problème ! » Une sorte de déformation professionnelle de chercheur, celle qui me pousse à toujours douter de tout, je me replonge (une seconde) dans mes études d’histoire, les débats sur l’existence historique de Jésus, la multiplicité des prophètes à cette époque, etc. Mais je n’ai pas le temps de peaufiner la réponse que je peux lui apporter car Dianké intervient : « Mais si il a existé, j’ai vu un film sur lui ! ».

S’en suit une discussion sur le cinéma, la réalité, jouer la réalité et je me dis que c’est l’occasion de parler du travail des historiens et des sources qu’ils utilisent. J’explique que l’historien, pour savoir si un personnage a existé ou un événement a vraiment eu lieu, ne croit pas sur parole les témoins, ni ce qui est raconté. Il se sert de nombreux témoignages, croisés avec des traces archéologiques, matérielles… Plus il existe de témoignages convergents, plus il y a de chances que le personnage ait existé. Pour autant, un historien ne décrétera que quelqu’un ou quelque chose a vraiment existé, que s’il a assez de sources, qu’elles sont suffisamment fiables et surtout qu’il existe des traces.

Isma note alors dans le cahier – cahier pour le moment commun au groupe, je leur en donnerai un à chacune la prochaine fois – une de ses questions : « Pourquoi le voile a été interdit ? », ainsi qu’une autre, énoncée par Djeneba « Pourquoi les jours fériés sont des jours chrétiens alors que la France est laïque ? » Elles sont très malignes les filles. Qu’est-ce je réponds à des questions aussi pertinentes ?

J’indique à Isma que je ne peux pas répondre à toutes les questions, d’abord parce que je ne sais pas tout, mais aussi parce que, pour le moment, notre travail ensemble, c’est de se poser des questions, des questions bien formulées, et que nous verrons plus tard pour les réponses. Je leur signifie juste que leurs questions sont excellentes, qu’elles font de bonnes chercheuses.

Imenne note une autre question sur un post-it, collé dans le cahier : « Est-ce que Mahomet a existé ? ». Question à laquelle Djeneba ajoute : « Jésus a-t-il existé ? ».

Enquête VS prosélytisme

Ces deux questions me renvoient à mes propres interrogations. Le travail du chercheur consiste à décrypter la complexité de la question qu’il étudie, à étudier la multiplicité des facteurs et leur coexistence, mais comment simplifier pour des ados sans oublier que je suis là pour les amener, par le questionnement, à entrevoir cette complexité ? Pour ce qui est de Jésus, je suis embêtée, et me dis, après coup, que j’aurais dû leur indiquer qu’aujourd’hui nous avons des preuves de sa probable existence. J’ai préféré leur demander si, pour les sociologues en herbe qu’elles sont, la question qui les intéresse n’est pas plutôt d’observer le comportement de ceux pour qui Jésus (qu’il ait existé ou non) est important. De voir quelles implications ça a sur leurs comportements dans la vie en société. Idem pour Mahomet.
Je les vois, là devant moi, en train de s’approprier la question que je viens de leur poser, je les vois comprendre par elles-mêmes que le réel et le symbolique sont deux choses différentes et que le rôle du chercheur est d’étudier leurs recoupements.

On est en fin de séance ; elles ne veulent pourtant plus s’arrêter de poser ou plutôt d’exprimer leurs questions. Je leur rappelle qu’il faudrait qu’on décide du projet de recherche, à la fois sur le fond et sur la forme, pour canaliser notre travail. Elles ont envie de réaliser une enquête dans le quartier, de poser des questions aux gens. J’acquiesce mais j’ajoute qu’il faut définir une question, une problématique précise, pour pouvoir créer un questionnaire d’enquête.

Émilie se demande alors : « Comme ceux qui sont dans la rue là, qui veulent parler aux gens, leur donner des tracts ? ». Je lui réponds : « Non justement, pas comme eux, parce que les gens dans la rue qui parle de leur religion pour faire du prosélytisme, ce ne sont pas des chercheurs. D’ailleurs, c’est quoi du prosélytisme ? ». Silence, surprenant, alors que le niveau sonore est élevé depuis 30 minutes. Elles disent qu’elles ne savent pas. Je demande quand-même à Émilie d’essayer de définir le mot. Peu sûre d’elle, elle avance :« C’est quand on veut convaincre l’autre, le convertir ». « Bravo ! Tu vois que tu sais ce que c’est, tu as bien fait d’essayer et de le dire ». Sid en rajoute une couche : « Moi, je n’aurai pas su comment le définir, je n’aurais pas dit mieux ». Émilie est très fière.

Regarder le monde, autrement

Fin de la séance. « Jusqu’à la prochaine fois, regardez autour de vous dans votre quotidien ce qui a trait aux religions, en sociologues. Et la prochaine séance, vous me direz quelles questions vous vous êtes posées. »

Super atelier. Les participantes sont motivées, intelligentes, perspicaces et drôles. Il y a une matière géniale. Le problème est celui de cadrer ces discussions. Les questions jaillissent au cours de nos échanges mais on n’a pas encore eu le temps de poser une méthode, de noter systématiquement les questions et de les creuser. Pour Sid, c’est normal, c’est déjà super, ça va prendre un peu de temps.
La suite au prochain épisode, mardi prochain donc…

 

Pour en savoir plus : http://www.fait-religieux.com

 

« Le djihadisme est une hérésie au sein de notre religion »

Professeur d’études islamiques à l’université libanaise à Beyrouth, ancien compagnon d’études du grand imam Ahmed Al Tayyeb à l’Université Al Azhar, Ridwan Al-Sayyid est l’un des organisateurs de la Conférence contre l’extrémisme et le terrorisme qui s’est tenue au Caire, les 3 et 4 décembre.

Le-djihadisme-est-une-heresie-au-sein-de-notre-religion

Conférence inter-religieuse organisée par Al-Azhar, Le Caire, 3 décembre 2014. Le Cheikh nigerian Ibrahim Saleh al-Hussaini (D), Mohammed Yssef (2e D), Marocain, secrétaire général du Conseil supérieur des Ulemas, le grand imam d’Al-Azhar Ahmed al-Tayeb (2e G) et le patriarche copte orthodoxe Tawadros (G). KHALED DESOUKI/AFP

 

Pourquoi avoir invité des chrétiens à cette Conférence d’Al Azhar contre l’extrémisme et le terrorisme ? Les interventions n’ont-elles pas montré que le problème était plutôt interne à l’islam ?

Ridwan al-Sayid : Beaucoup d’événements graves sont survenus en 2013 et 2014. Depuis six mois, avec également Mohamed Sammak, le secrétaire général du Comité national pour le dialogue islamo-chrétien au Liban, nous sommes un petit groupe à nous réunir autour du grand imam, Ahmed Al Tayyeb. Nous lui avons suggéré cette conférence pour mettre sur la table trois sujets : le terrorisme et le fondamentalisme, nos mauvaises relations avec les chrétiens et le conflit entre sunnites et chiites. Il a accepté et il y a un mois, nous nous sommes attelés à sa préparation.

Avez-vous le sentiment que des solutions ont été trouvées dans chacun de ces trois domaines ?

R.A-S. : Les problèmes, bien évidemment, ne sont pas encore résolus. Mais pendant deux jours, nous avons parlé et vous avez entendu tout ce qui s’est dit, y compris entre les sunnites qui sont eux-mêmes divisés. Sur la question du califat par exemple, quelle est notre position ? À mon avis, rétablir cette institution nous plongerait dans de graves difficultés…

Mais nous avons en commun notre volonté de nous battre contre le djihadisme, qui est une hérésie au sein de notre religion. Le problème est aussi que ce terrorisme donne à l’islam une mauvaise image : une hérésie interne est souvent plus dangereuse que des ennemis extérieurs…

Comment contrer le discours extrémisme ?

R.A-S. : À mon avis, la voix sécuritaire ne suffit pas : elle permet seulement aux États de se défendre. Mais nous, comme musulmans et représentants des institutions religieuses, que pouvons-nous faire pour éradiquer cette hérésie ? Comme le suggère la déclaration finale, il faut une réforme religieuse et une renaissance intellectuelle et celles-ci doivent être menées par les institutions religieuses, pas par les gouvernements. L’État ne peut pas être un État religieux, théocratique : il n’est là que pour gérer les affaires civiles. C’est à nous d’éduquer nos jeunes de telle sorte qu’ils ne se tournent pas vers le fondamentalisme !

> À lire : Déclaration finale de la Conférence d’Al Azhar contre l’extrémisme et le terrorisme

Or nos institutions n’ont pas fait leur travail : ces derniers temps, elles se bornaient à répondre aux injonctions des gouvernements, c’est pour cela qu’elles ont perdu tout leur crédit auprès des jeunes. Nous devons être solidaires de la jeunesse pour qu’elle nous écoute à nouveau ! Il y a beaucoup, beaucoup de travail, pour réformer les programmes éducatifs, coopérer avec les médias… Les pays arabes ont échoué à contrôler les jeunes : nous ne pouvons plus attendre qu’ils agissent.

Un participant disait dans cette enceinte que l’objectif de cette Conférence devrait être d’obtenir une augmentation du budget de l’éducation… Qu’en pensez-vous ?

R.A-S. : Ce n’est pas un problème d’argent. L’Égypte et les pays du Golfe ont compris le problème et veulent mettre de l’argent pour réformer et renforcer les institutions religieuses. Al Azhar, la principale institution sunnite au monde, dispose de 500 000 étudiants et 80 000 professeurs en Égypte et dans le monde. Elle a aussi 25 antennes hors de l’Égypte. Son influence est énorme : si elle bâtit un programme, une stratégie, cela peut changer les choses.

Vous parlez des pays du Golfe, mais l’islam wahhabite propagé par l’Arabie saoudite, n’a-t-il pas fait le lit de l’État islamique ?

R.A-S. : L’Arabie saoudite est wahhabite depuis sa fondation. La nouveauté, c’est plutôt les mouvements salafistes révolutionnaires – un salafisme différent donc de celui de l’Arabie saoudite – qui, dans les années 1970, se sont révoltés contre les wahhabites. Ces deux courants s’opposent entre eux.

Quelles seront les suites de cette conférence ?

R.A-S. : C’était une conférence préparatoire, destinée à mettre tous les sujets sur la table. Al Azhar a déjà commencé à réfléchir à un système pour poursuivre le travail. La déclaration finale, par exemple, sera la préface à un document plus complet sur le terrorisme, le dialogue islamo-chrétien et les divisions entre sunnites et chiites.

Recueilli par Anne-Bénédicte Hoffner (au Caire)

Une religion, des religions ?

Si vous demandez aux Japonais quelle est leur religion, la plupart d’entre eux répondront qu’ils n’en ont pas, ou diront ne pas savoir. Plus étonnant : si vous les questionnez sur les religions du Japon, ils citeront souvent le christianisme, parfois le bouddhisme, mais rarement le Shintô qui est pourtant la religion la plus pratiquée, la plus ancienne et la plus spécifiquement japonaise.

Shukyo-Japon

 

Si l’on additionne les chiffres officiels des différentes religions du Japon et qu’on y ajoute le nombre des personnes qui se disent sans religion, on obtient 277 millions de personnes, soit plus de deux fois la population japonaise!

AZRA-13-hommage

Une raison en est que ces chiffres sont ceux que communiquent les cultes eux-mêmes. Or les temples bouddhistes comptent systématiquement dans leurs registres tous les membres de toutes les familles avec qui ils ont eu affaire! De même, les sanctuaires shintô considèrent comme pratiquants tous les membres de leur paroisse. Ce n’est toutefois pas complètement mensonger: la plupart des Japonais sont à la fois shintoïstes et bouddhistes.

En effet, les deux croyances ne se contredisent pas. Au cours de leur longue histoire commune, elles ont pratiquement toujours adopté la forme d’un syncrétisme. Pendant plusieurs siècles, Shintô et bouddhisme ont même cohabité dans les mêmes temples et les prêtres pouvaient officier dans les deux obédiences.

Lorsqu’on sonde directement les Japonais sur leur religion de prédilection, les trois cinquièmes se déclarent sans religion ou ne répondent pas, ce qui est surprenant sachant que tous participent au cours de leur vie à nombre de rites religieux concernant la naissance, la santé des enfants, le mariage, les changements saisonniers, la bénédiction des affaires, les funérailles, etc.

AZRA-13-mariage-chapelle

Ceux qui se déclarent shintoïstes ne sont qu’une infime fraction. La raison en est sans doute que les Japonais ne considèrent pas vraiment le Shintô comme une religion mais comme un ensemble de rites relevant plus de la forme que de la croyance. Dans le même ordre d’idée, alors que seuls 2% des Japonais se déclarent chrétiens, plus de 50% des mariages seraient célébrés selon des rites chrétiens ou pseudo-chrétiens, sans que ces célébrations aient la moindre signification religieuse: le mariage « chrétien » étant simplement considéré comme plus occidental, et donc plus chic.

Pour en savoir plus : Jean-Luc Azra (2011) «Les Japonais sont-ils différents?» (Éditions Connaissances et Savoirs)

http://www.japoninfos.com

 

Les Arabes ne sont pas seulement musulmans

Sophie Bessis
Dans son dernier livre, la journaliste et historienne franco-tunisienne Sophie Bessis s’en prend à ceux qu’elle accuse de réduire le monde arabe à l’islam. Comme dans le reste du monde, d’innombrables courants idéologiques, politiques, sociaux traversent la région et la divisent. Ils n’ont qu’un lointain rapport avec la religion. C’est d’ailleurs paradoxalement ce qui rend l’auteure optimiste pour l’avenir. La réclusion identitaire à laquelle le monde arabe semble aujourd’hui partiellement consentir résulte à la fois d’une longue histoire interne de formation de la pensée et d’un contexte mondial où les conflits qualifiés de «  culturels  » tendent à prendre le pas sur tous les autres champs de l’éternel affrontement entre dominés et dominants : tel est le propos de ce livre. Exigeant, il propose une analyse fine des dernières révolutions arabes, que l’auteur a suivies avec passion, spécialement pour la Tunisie, sa patrie d’origine. Deux données fondamentales s’en dégagent : d’une part l’irruption d’une opinion publique libérée qui dit ce dont elle ne veut plus et exige la traduction en droit des principes de modernité politique, réclamant parole et décision. D’autre part, la déception et donc la résistance devant l’imposition par les partis islamistes dits modérés ayant capté les révolutions, d’un modèle religieux davantage inspiré par un fondamentalisme mondialisé que par une religion populaire.

CRITIQUE DES INTELLECTUELS ARABES ET OCCIDENTAUX

 

Sophie Bessis égratigne les intellectuels arabes modernistes qui, loin de vouloir valoriser leur histoire, pourtant largement inspirée des valeurs universelles, se sont efforcés à des bricolages idéologiques allant du socialisme arabe à sa conformité potentielle avec l’islam. Devant les régressions identitaires mondiales au tournant des années 1970-1980, ils cherchent à fournir les preuves de leur loyauté pour ne pas affaiblir l’unité. Il est vrai que le monde arabe fait coexister sans douleur apparente sa crispation identitaire et son adhésion au mode de vie mondialisé, faisant coïncider l’ultralibéralisme avec la réaction politique. Mais c’est ignorer le processus d’individualisation et de sécularisation qui s’amorce dans les pays de la région, appuyé sur des bouleversements sociaux comme la scolarisation et le planning familial qui entrent en conflit avec la structure familiale patriarcale, hiérarchique et autoritaire.

Elle critique plus fermement encore les Occidentaux qui ont relégué les Arabes et les musulmans dans leur identité religieuse, leur ôtant tout autre qualification. Les intellectuels de gauche, souligne-t-elle, sont même allés jusqu’à glorifier l’islam comme religion des opprimés et à le sacraliser comme facteur de la remise en cause du système économique et social dominant, alors même que les islamistes déclarent y adhérer.

Ce faisant, tant à droite où la collusion avec les forces économiques et financières et les États du Golfe n’est un mystère pour personne, qu’à gauche par trahison des valeurs universelles, on fait le jeu de l’islamisme politique que l’on prétend combattre dans ses acceptions terroristes. En voulant faire croire que toute aspiration explicite à la laïcisation vaut trahison communautaire par transgression de l’identité, les Occidentaux, tout en noyant leur prise de position dans un langage compassionnel sur les malheurs du monde n’entraînant aucune conséquence politique, font le jeu d’une mondialisation dont ils ont perdu la maîtrise et qui crée partout l’insécurité sociale et l’affolement identitaire. Non seulement les universaux de la pensée sont foulés aux pieds, mais encore, toute tentative de modernisation est combattue. Les intellectuels européens de gauche ont-ils vu dans l’islam une force libératrice  ? En réalité, ils ne sont qu’une petite minorité à partager ce point de vue. En grande majorité, ils voient dans l’islam une force d’oppression et sont aussi islamophobes que le reste de la société.

Dans le monde arabe, poursuit Bessis, l’inguérissable abcès israélien et les défaites, qui colonisent plus cruellement les mémoires que les victoires, aggravent ces données.

ASPIRATIONS À LA JUSTICE SOCIALE

Au départ, les révolutions de 2011, en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie et ailleurs, échappent au spécifique, à la malédiction de l’«  exception arabe  ». Ce qui conforte l’idée que ces sociétés ont été plus imprégnées par les modernisations autoritaires qu’elles ont subies qu’on ne le pensait. Dans les discours enfin libérés des peurs et des tabous, les frustrations politiques mais aussi sociales, les revendications de justice et de travail, occupent la place centrale.

L’attente est également palpable d’un retour à l’État-providence déjà amplement démantelé en Tunisie et en Égypte, que les islamistes avaient laissé espérer en palliant les carences sociales des États par une politique de charité compassionnelle aidée par les prébendes des pays du Golfe.

Portés par cette vague, les partis islamistes ont pris le pouvoir à la faveur des élections. Mais, loin de résoudre les problèmes du quotidien et de répondre aux aspirations populaires, ils ont fait prévaloir leur préférence pour la libre entreprise et le démantèlement des États et ils ont entrepris de ré-islamiser des sociétés qui, bien que profondément religieuses et conservatrices, n’en demandaient pas tant. La contestation moderniste, souligne Bessis, n’aurait pas suffi à elle seule à faire reculer les islamistes en Tunisie et à donner en Égypte l’occasion à l’armée de reprendre la main. Il y a fallu l’assentiment de populations déroutées par la violence et par la montée d’un sectarisme ne correspondant pas à leur culture traditionnelle ni à leur conception d’une religion du juste milieu. On peut discuter sa formulation sur la prise du pouvoir par l’armée égyptienne qui donne l’impression que la société égyptienne dans son ensemble salue l’armée et l’approuve, ce qui est loin d’être le cas. Elle pointe aussi du doigt la résurgence d’une fierté nationale face à la volonté hégémonique d’un islam mondialisé.

LA NOUVELLE AGORA

En se montrant plus idéologues que politiques et en faisant preuve d’une relative méconnaissance des contradictions de leurs sociétés, les partis islamistes ont pris leur religiosité pour une adhésion. Mais, de même, les modernistes auraient tort de prendre cette résistance pour ce qu’elle n’est pas. Car, avertit l’auteur, malgré le désir de liberté collective, le processus d’individualisation du sujet qui pourrait fonder la modernité est loin d’être achevé. La société veut se libérer, mais reste en même temps attachée aux normes constitutives de son être social, malgré la contrainte. Ce double mouvement explique aussi, pour elle, la brutalité de la reprise en main égyptienne et l’atrocité de la répression syrienne.

Car, naturellement, cette nouvelle agora qui se dessine dans le chaos de la rue arabe est porteuse de changements profonds qui font autant peur aux nouveaux pouvoirs qu’aux anciens, relativement disparus dans le «  dégage  » général de 2011/2012. L’autonomie des individus, détaille Sophie Bessis, et la liberté des esprits gênent autant le marché que la religion, les deux s’appuyant sur un double processus d’atomisation et d’uniformisation. Le conditionnement des individus est la base des fondamentalistes, qu’ils soient marchands ou religieux.

La conclusion de Sophie Bessis est relativement optimiste : en dépit des restaurations qu’elle voit pointer, elle délivre un sévère avertissement aux faiseurs d’opinion qui, en Occident, ont acquiescé aux nouvelles valeurs mondiales marchandes et néo-intellectuelles et se défaussent en fantasmant sur un monde arabe retourné à la barbarie.

Zakya Daoud

Pour en savoir plus : http://orientxxi.info

 

Une vague d’athéisme dans le monde arabe

Le “califat islamique” a délié les langues. Les critiques ne visent plus seulement les mauvaises interprétations de la religion, mais la religion elle-même.

Athees
Dessin de Ballaman paru dans La Liberté (Fribourg).

 

Dans le monde arabe, on pouvait certes critiquer les personnes chargées de la religion, mais critiquer la religion musulmane elle-même pouvait coûter la vie à celui qui s’y risquait, ou du moins le jeter en prison. Le mot d’ordre “l’islam est la solution” a été scandé durant toute l’ère moderne comme une réponse toute faite à toutes les questions en suspens et à tous les problèmes complexes du monde musulman.

Mais la création de l’Etat islamique par Daech et la nomination d’un“calife ayant autorité sur tous les musulmans” soulèvent de nombreuses questions. Elles mettent en doute le texte lui-même [les fondements de la religion] et pas seulement son interprétation, l’idée même d’une solution religieuse aux problèmes du monde musulman. Car, au-delà de l’aspect terroriste du mouvement Daech, sa proclamation du califat ne peut être considérée que comme la concrétisation des revendications de tous les partis et groupes islamistes, à commencer par [l’Egyptien fondateur des Frères musulmans], Hassan Al-Banna, au début du XXe siècle. Au cours de ces trois dernières années, il y a eu autant de violences confessionnelles en Syrie, en Irak et en Egypte qu’au cours des cent années précédentes dans tout le Moyen-Orient.

Cela provoque un désenchantement chez les jeunes Arabes, non seulement vis-à-vis des mouvements islamistes, mais aussi vis-à-vis de tout l’héritage religieux. Ainsi, en réaction au radicalisme religieux, une vague d’athéisme se propage désormais dans la région. L’affirmation selon laquelle “l’islam est la solution” commence à apparaître de plus en plus clairement comme une illusion. Cela ouvre le débat et permet de tirer les leçons des erreurs commises ces dernières années.

Peu à peu, les intellectuels du monde musulman s’affranchissent des phrases implicites, cessent de tourner autour du pot et de masquer leurs propos par la rhétorique propre à la langue arabe qu’avaient employée les critiques [musulmans] du XXe siècle, notamment en Egypte : du [romancier] Taha Hussein à [l’universitaire déclaré apostat] Nasr Hamed Abou Zayd.

Car la mise en doute du texte a une longue histoire dans le monde musulman. Elle s’est développée là où dominait un pouvoir religieux et en parallèle là où l’extrémisme s’amplifiait au sein de la société. [L’écrivain arabe des VIIIe-IXe siècles] Al-Jahiz et [l’écrivain persan considéré comme le père de la littérature arabe en prose au VIIIe siècle] Ibn Al-Muqaffa avaient déjà exprimé des critiques implicites de la religion. C’est sur leur héritage que s’appuie la désacralisation actuelle des concepts religieux et des figures historiques, relayée par les réseaux sociaux, lieu de liberté pour s’exprimer et débattre.

Le bouillonnement actuel du monde arabe est à comparer à celui de la Révolution française. Celle-ci avait commencé par le rejet du statu quo. Au départ, elle était dirigée contre Marie-Antoinette et, à la fin, elle aboutit à la chute des instances religieuses et à la proclamation de la république. Ce à quoi nous assistons dans le monde musulman est un mouvement de fond pour changer de cadre intellectuel, et pas simplement de président. Et pour cela des années de lutte seront nécessaires.

—Omar Youssef Suleiman
Publié le 3 octobre 2014 dans Aseef22 (extraits) Beyrouth

 

Pour en savoir plus : http://www.courrierinternational.com

 

Formation « Rites en Soins Palliatifs » à Lyon

SappelAout2014bis

Intervention de Marie DAVIENNE – KANNI à l’Ecole Rockefeller à Lyon (IFSI) ce mardi 25 novembre dernier : une matinée de formation sur les rites religieux et laïques en soins palliatifs.

Les étudiants en troisième année d’études en Soins Infirmiers ont été attentifs à l’approche des rites et de leurs fonctions, à l’analyse de l’intrusion de la maladie et l’approche de la mort au sein des familles.
Une troisième partie portait sur une approche rapide des fondements des trois religions monothéistes : la religion juive, chrétienne catholique et musulmane. En rapport avec ses trois religions, les fêtes et rites, et notamment le rapport à la vie et à la mort.

Une ouverture a été faite sur les nouveaux rites mortuaires.

Un temps de questions-réponses a clôturé la formation.

SignesReligieux

Reportage sur l’Association Coexister

Coexister

 

Voici un reportage d’une très grande qualité sur l’interreligieux chez les jeunes et en particulier sur l’expérience de L’Association Coexister !

Un sujet clair, vif, concis et précis qui dit exactement ce que nous sommes et ce que nous faisons. Les commentaires des spécialistes en plateau méritent aussi toute notre attention pour comprendre notre utilité dans la société actuelle.

Merci aux équipes du CFRT qui ont produit cette matinée interreligieuse sur une chaîne publique.

 

https://www.youtube.com/watch?v=cTgHYQdLUT0

Coexister2

 

Pour en savoir plus : http://www.coexister.fr/

Vivre dans une société plurielle

EstherBenbassa

Le titre de cette table ronde interroge l’universitaire que je suis restée et la politicienne que je suis devenue. Ainsi suis-je entrée de plain pied dans un univers où les mots semblent changer de connotations en fonction de la perception qu’en ont les différentes sensibilités politiques. En France, où on a l’habitude depuis l’affaire Dreyfus de diviser l’espace politique entre droite et gauche, ces connotations varient à l’intérieur même de la gauche, qui ne donne d’ailleurs pas le même sens à ces concepts quand elle est au pouvoir ou dans l’opposition. Et il suffit bien souvent de dire « minorités » et « diversité » religieuse pour que de vagues slogans républicains soient immédiatement brandis pour occulter ce que ces mots veulent dire. Puisque la République est égalitaire, il n’y aurait pas, à ses yeux, de minorités, et la diversité religieuse n’y serait éventuellement tolérée que tant qu’elle reste confinée à l’espace privé, la « laïcité », dernière valeur rassembleuse encore en vie, étant mise en exergue pour verrouiller le débat public.

Les discriminations perdurent

Certes, la société française est une société plurielle, ne serait-ce que par sa composition, comme bien d’autres sociétés démocratiques. Est-elle pour autant pluraliste? Cette question reste au cœur du débat, surtout en cette période de grandes turbulences économiques et de chômage, qui porte les politiciens, à défaut de programme susceptible d’endiguer ces maux, à se focaliser sur « la question des minorités ». Des minorités qui, en fait, la plupart du temps, ne devraient pas être réduites à ce statut, puisque désormais constituées de personnes nées en France et parfaitement françaises, mais qui, en raison des discriminations qu’elles subissent à cause de leur prénoms, patronymes, couleur de peau, religion (islam) et/ou adresse, dans maints domaines, de l’école jusqu’à l’emploi, en passant par le logement ou le contrôle d’identité au faciès, se considèrent elles-mêmes comme « minoritaires ». Les pouvoirs publics, de leur côté, tendent à valider et à renforcer ce statut de « minoritaires ».

Le vrai problème des « minorités » est d’être perçues comme non « autochtones ». Le nationalisme exacerbé qui se développe, dans un contexte socio-économique dur, renforce le rejet. Et il encourage les politiciens à faire mine de ne pas voir que ce rejet est lourd de conséquences. On ne commence à en prendre conscience que lorsque de jeunes musulmans s’enrôlent dans le djihadisme. Mais même dans ce cas, on préfère produire des lois exclusivement répressives, sans se donner la peine de travailler en amont, pour éviter à ces jeunes de devenir étrangers à une République dont les valeurs leur parlent de moins en moins.

Notre pays rechigne à mesurer les discriminations par crainte d' »assigner » les individus à une identité de groupe et de favoriser le « communautarisme », cet épouvantail ressorti régulièrement de sa boîte pour faire peur. Ce faisant, il s’évite de reconnaître que l’absence d’efforts consentis pour faire émerger une société réellement inclusive a déjà encouragé le repli des musulmans, notamment, sur leur groupe religieux, et ouvert la voie à l’endoctrinement de certains par des éléments qu’on n’a pas su repérer à temps. Que dire des dégâts observés dès l’école, où l’échec des enfants de minoritaires paraît programmé? Ou encore du chômage, de la précarité et de la pauvreté qui frappent tant d’entre eux, à un niveau évidemment supérieur aux Français dits « autochtones »?

Les solutions de la discrimination positive

Il est plus urgent que jamais de se résoudre à obtenir une radiographie de ces discriminations, pour tenter de mettre en œuvre les moyens d’en amortir les effets. Mesurer les obstacles, préciser leur nature permettra de déployer des mesures pour les combattre efficacement. Y compris la « discrimination positive », laquelle suscite immédiatement des débats virulents, à tort, et à laquelle on oppose trop facilement le principe républicain d’égalité. Comme si la réaffirmation incantatoire de ce principe était un remède miraculeux, alors qu’il n’est qu’un principe, justement, dont ne se prévalent, justement, que ceux qui ne subissent pas les discriminations. Si la discrimination positive n’est pas une panacée, ne peut-on au moins admettre qu’elle est en mesure de débloquer, dans un premier temps, pour certains, l’ascenseur social ? La discrimination positive, légalement décrétée pour bousculer l’inégalité dont pâtissent les femmes, n’a-t-elle pas permis d’obtenir quelques résultats appréciables ?

Statistiques ethniques, discrimination positive, on dirait que la polémique ne sert qu’à empêcher le débat. J’en ai encore récemment fait l’expérience en rédigeant, pour la Commission des Lois du Sénat, avec mon collègue UMP Jean-René Lecerf, après une quarantaine d’heures d’auditions dont celles de 14 universitaires, un rapport relatif à la lutte contre les discriminations qui, parmi une bonne dizaine d’autres, formulait une proposition pourtant bien modeste: la création, tous les cinq ans, dans le recensement, d’une case permettant d’indiquer le lieu de naissance des ascendants et la nationalité antérieure. Le but? Non seulement mesurer la diversité de la société française, mais aussi mesurer indirectement les discriminations dont pâtissent certains de nos concitoyens, tout en encadrant avec soin le recueil et l’utilisation les données.

Nous avons également appelé à la création de carrés musulmans dans les cimetières à l’instar des carrés juifs déjà existants pour éviter aux familles de défunts musulmans d’avoir à procéder à des dépenses importantes pour inhumer leurs proches dans le pays d’origine. L’opposition qu’a soulevée cette préconisation a une fois de plus montré combien notre corps politique reste réticent au pluralisme religieux, et à l’inclusion des musulmans, même morts. Seule notre proposition d’un approfondissement et d’une réorganisation de l’enseignement laïc du fait religieux a suscité une polémique comparable au Sénat. Et pourtant, l’apprentissage de la diversité, à travers l’acquisition, dans un cadre républicain, d’un vrai savoir, n’ouvre-t-il pas la voie à un réel vivre-ensemble ? Notre rapport a finalement été voté, mais après un long et houleux débat, et après, dans un premier temps, un report du vote, ce qui est tout à fait exceptionnel à la Haute Assemblée.

L’urgence du pluralisme

En cette période de radicalisation des positions exclusivistes, l’Etat doit donner l’exemple, appeler à l’inclusion, sans exiger a priori l’effacement pur et simple des différences et spécificités. Dès lors que nous vivons déjà dans une société plurielle, lancer une dynamique pluraliste volontariste, contre le rejet de l’autre que fabriquent certaines forces politiques, qui ont de surcroît le vent en poupe, aiderait sans nul doute à créer les conditions d’une plus grande solidarité et fraternité entre les Français.

Notons à ce propos qu’aujourd’hui, dans certaines strates de la société, ainsi parmi les jeunes, la question du pluralisme se pose avec beaucoup moins d’acuité que chez les aînés, simplement parce que celui-ci fait très tôt partie de leur vécu, grâce à une proximité bien plus grande dans leur quotidien avec les minorités dites « visibles ». Le pluralisme comme projet politique ne se décrète pas du jour au lendemain. Il demande de la volonté et du temps. Et une préparation du terrain à laquelle, hélas, ni notre exécutif ni les politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche, ne paraissent prêts, tant la hantise des progrès de l’extrême droite paralyse leur action.

 

Pour en savoir plus : http://www.huffingtonpost.fr

 

Bibl. : E. Benbassa, La République face à ses minorités. Les Juifs hier, les Musulmans aujourd’hui, Paris, Mille et Une Nuits / Fayard, 2004 ; E. Benbassa (dir.), Minorités visibles en politique, Paris, CNRS Editions, 2011 ; J.-C. Attias & E. Benbassa (dir.), Encyclopédie des religions, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2012.

Esther Benbassa est intervenu mardi 25 novembre dans le cadre de la conférence intitulée « Vivre dans une société plurielle : politique, minorités et diversité religieuse. »

Découvrir l’ensemble des textes du festival Mode d’emploi déjà publiés sur le Huffington Post.

Deux semaines de rencontres et de spectacles ouverts à tous, dans toute la Région Rhône-Alpes: interroger le monde d’aujourd’hui avec des penseurs, des chercheurs, des acteurs de la vie publique et des artistes.

– Prendre le temps des questions
– Accepter la confrontation
– Imaginer des solutions
– Trouver le mode d’emploi

Mode d’emploi, un festival des idées, est organisé par la Villa Gillet en coréalisation avec les Subsistances, avec le soutien du Centre national du livre, de la Région Rhône-Alpes et du Grand Lyon.

2014-10-14-<br /><br /><br /><br />
villagilletbanniere2.jpg